Nouvelles formes de pauvreté et redistribution
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Ce post résume les contributions parues dans le numéro 113 d’Information sociale « Nouvelles formes de pauvreté et redistribution »
La pauvreté est un phénomène complexe, qui englobe diverses dimensions sociales et économiques et transcende la simple faiblesse relative des revenus. Avec un même revenu et pour une même configuration familiale, certains ménages arrivent à subvenir à leurs besoins tandis que d’autres cumulent endettement, coût élevé du logement ou dépenses énergétiques élevées (pour leur transport ou leur logement) et subissent des privations importantes (Legleye, Pla, et Gleizes 2022). La très grande majorité des individus et les familles confrontés à la pauvreté font face à un cumul de difficultés : accès limité à l’emploi, logement inadéquat, exclusion sociale, difficulté d’accès aux services publics, isolement territorial, etc.
Ces facteurs, souvent interdépendants, entraînent parfois la formation d’un cercle vicieux de privation et d’exclusion. Dès lors, la mesure de la pauvreté ne peut se limiter à une approche unidimensionnelle s’appuyant sur la seule faiblesse relative du revenu par rapport au reste de la population. Or, c’est ce que mesure le taux de pauvreté monétaire calculé régulièrement par l’Insee, qui est le plus souvent mobilisé pour dénombrer les ménages dits « pauvres ». Cet indicateur est nécessaire, car la faiblesse relative des revenus est l’un des principaux facteurs de pauvreté. Il est cependant insuffisant et doit être complété, pour saisir l’étendue et les caractéristiques du phénomène.
Compte tenu de l’augmentation du coût du logement et de l’ensemble des dépenses contraintes, avoir un emploi n’assure plus la possibilité d’échapper à la pauvreté, en particulier s’il est à temps partiel ou à durée limitée. Grâce à la redistribution monétaire qu’elles permettent, fiscalité et protection sociale sont les piliers de la lutte contre la pauvreté, mais ceux-ci ont été ébranlés au cours des crises récentes. La pandémie de Covid-19 a exacerbé les inégalités et fragilisé les économies (Barhoumi et al. 2020), tandis que le retour de l’inflation a amputé le pouvoir d’achat des ménages, frappant de plein fouet les moins aisés d’entre eux, dont les dépenses contraintes ont été particulièrement touchées par la hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie en particulier (Jullien de Pommerol et al. 2022).
De manière flagrante, ces crises ont également mis en évidence les insuffisances du taux de pauvreté monétaire. Sa stabilité en 2020 et en 2021 apparaît en complète contradiction avec la dégradation des conditions de vie alors vécue par de nombreux Français (Tavernier 2021). Outre son champ restreint1, le taux de pauvreté monétaire ne mesure ni les conséquences de la volatilité des revenus, ni la diversité des coûts de la vie selon les régions, la taille des communes, ou encore le statut d’occupation du logement (locataire du parc social ou privé, propriétaire). Il paraît impératif de développer et de promouvoir des instruments de mesure multidimensionnels de la pauvreté, pour appréhender sa réalité dans toute sa complexité (Blasco et al. 2022). En particulier, la solidarité publique ne se limite pas à la redistribution de la protection sociale et à la fiscalité. Les services publics et certaines infrastructures – en particulier les transports en commun – jouent un rôle essentiel, en réduisant le revenu nécessaire pour vivre décemment et donc le risque de pauvreté. De façon complémentaire, les associations participent quant à elles à l’atténuation des effets de la pauvreté. En fournissant des services essentiels et un soutien inconditionnel, les services publics comme les associations contribuent à la cohésion sociale et offrent des perspectives aux ménages les plus fragiles (Grishchenko et al. 2021).
1 Le taux de pauvreté monétaire est estimé à partir d’enquêtes sur les ménages vivant dans des logements ordinaires, ce qui exclut du champ de l’analyse les personnes vivant dans des résidences offrant des services spécifiques (résidences pour personnes âgées, pour étudiants, de tourisme, à vocation sociale, pour personnes handicapées, etc.), dans des foyers d’hébergement, en caravane ou sans domicile (cf. le « Point de repère » de Muriel Pucci dans ce numéro).
Le numéro 213 de la revue Informations sociales contribue à améliorer la connaissance des évolutions récentes de la pauvreté, prise dans son acception la plus large. Il met l’accent sur ses déterminants et sur les facteurs de soutien aux ménages à bas revenus qui réduisent les risques de pauvreté ou en atténuent les effets.
La première partie de la revue est consacrée à un état des lieux de la pauvreté en France. Cette partie débute par un entretien avec Nicolas Duvoux, sociologue et président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). Après une courte analyse de l’évolution du taux de pauvreté monétaire depuis le début du siècle, Nicolas Duvoux décrit les effets des crises récentes sur les difficultés rencontrées par les ménages modestes. Il discute des limites de l’indicateur de pauvreté monétaire et propose la mobilisation d’indicateurs alternatifs ainsi que la prise en compte de la dimension temporelle de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté ». Ce dernier, plus proche du vécu et de la perception qu’ont les individus de leur situation personnelle, n’est pas strictement relié au revenu disponible. Le président du CNLE met en avant le rôle des minima sociaux tout en soulignant les difficultés d’accès à ces dispositifs, pour lesquels le non-recours reste très important. Enfin, il propose des pistes d’amélioration du modèle social français, telles que l’investissement social 2 ou la construction de logements sociaux, et souligne le rôle crucial des associations dans la lutte contre la pauvreté.
2 NDLR : l’investissement social est une démarche d’action publique, qui privilégie la prévention en mettant en avant un « investissement dans le capital humain sur l’ensemble du cycle de vie, et un accompagnement social continu pour faciliter et sécuriser les transitions dans les parcours biographiques comme professionnels » (Minonzio et Morel 2016) .
Michèle Lelièvre et Muriel Pucci complètent ce panorama par une analyse statistique des évolutions récentes non seulement du taux de pauvreté monétaire, mais aussi de deux autres indicateurs de pauvreté : le taux de privation matérielle et sociale et le taux de pauvreté ressenti (ou sentiment de pauvreté). Il ressort de leur analyse que, malgré la baisse du taux de chômage observée depuis 2015, ni le taux de pauvreté monétaire ni le taux de privation matérielle et sociale n’ont baissé. La part des personnes qui « se sentent pauvres » a même fortement augmenté depuis 2018. En étudiant l’évolution des trois indicateurs pour différentes populations, leur article montre que la population touchée par la pauvreté s’est élargie, notamment parmi les chômeurs et les actifs occupés (ouvriers et employés). L’évolution des publics concernés est également mise en évidence par le baromètre de suivi qualitatif de la pauvreté et de l’exclusion sociale du CNLE (contrepoint de Muriel Pucci). Cet outil constitue une innovation méthodologique qui offre une perspective complémentaire aux indicateurs traditionnels et enrichit la compréhension des phénomènes de pauvreté.
Pour compléter cet état des lieux et mettre en perspective la situation française, Catherine Collombet et Antoine Math étudient l’effet des crises récentes sur la pauvreté monétaire en Europe. Leur article traite plus particulièrement de la situation des familles et des enfants. En France, le taux de pauvreté monétaire a légèrement augmenté entre 2014 et 2021, alors qu’il a baissé en moyenne au sein de l’Union européenne à 27. Surtout, la pauvreté des enfants a augmenté plus vite que celle des adultes en France, alors qu’elle a également diminué en moyenne en Europe. Enfin, Pierre Blavier explore les trajectoires de pauvreté d’individus dont la situation a été scrutée pendant près d’une décennie. Relativement à l’approche en coupe, qui analyse la situation des personnes une année donnée, l’approche diachronique de la pauvreté étudie l’évolution de la situation des personnes. Elle donne ainsi non seulement la possibilité d’étudier la durée et la récurrence des épisodes de pauvreté, mais aussi d’identifier les déterminants des transitions vers la pauvreté monétaire ou permettant d’y échapper.
La deuxième partie du numéro est consacrée aux déterminants de la pauvreté monétaire, c’est-à-dire de la faiblesse relative des revenus. François-Xavier Devetter et Julie Valentin interrogent le rôle du salaire minimum interprofessionnel de croissance (smic) dans la prévention de la pauvreté des personnes en emploi et dans la garantie d’un revenu décent. Au cours d’une année, une part conséquente des salariés perçoivent une rémunération inférieure au salaire minimum à temps plein. Cela s’explique par des salaires horaires inférieurs au smic, par un temps de travail hebdomadaire réduit ou fractionné, ou encore par la précarité des emplois. Ces trois facteurs se cumulent parfois dans certains métiers comme ceux relatifs aux services à domicile ou à la vente. Pour compléter cette analyse des causes d’insuffisance des revenus du travail, Pierre Madec étudie les effets du système redistributif sur la pauvreté monétaire, en évaluant l’efficacité des mécanismes de transfert et de soutien financiers pour les ménages à bas revenus. Si les aides sociales jouent un rôle significatif, l’efficacité du système redistributif s’est érodée ces dernières années, et la part des ménages sortis de la pauvreté grâce aux prestations sociales a tendance à diminuer depuis 2016.
En lien direct avec ces questions, Pierre Gravoin rappelle que les derniers travaux estimant le non-recours aux prestations sociales montrent que ce phénomène agit comme un facteur aggravant de la pauvreté par ses effets directs et indirects. Les actions publiques visant la réduction du non-recours devraient s’appuyer davantage sur les résultats de la recherche académique documentant ses déterminants. Cette deuxième partie de la revue est conclue par un entretien au cours duquel des personnes concernées s’expriment sur les causes de la pauvreté et sur ses aspects concrets : calcul du budget à l’euro près, privations, besoin de l’aide des assistantes sociales et des associations, difficulté à se chauffer, peur de perdre son toit, etc. Il en ressort entre autres une insuffisance des aides sociales et un accès au droit largement entravé par la dématérialisation des démarches.
Enfin, la troisième partie de la revue dépasse la question de la pauvreté monétaire. Aliénor Trouvillé-Ferrari interroge l’approche par le revenu annuel retenue pour la mesure de l’indicateur de pauvreté monétaire. En s’appuyant sur l’enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie de l’Insee, elle démontre que, pour un même niveau de revenu annuel, les travailleurs enquêtés ayant changé d’emploi ou de statut d’activité au cours de l’année précédant leur interrogation ont un risque accru de rencontrer des difficultés financières ou de subir des privations par rapport à ceux qui ne sont pas dans ce cas. À partir de l’enquête Conditions de travail menée par l’Insee et la Dares, elle décrit en outre les caractéristiques des actifs qui, au moment de l’enquête, sont dans l’impossibilité de prévoir leurs revenus professionnels pour les trois mois suivants et sont donc concernés par ce risque accru de précarité.
Mathias André insiste, quant à lui, sur le rôle central des services publics, en s’appuyant sur la nouvelle approche de la redistribution dite « élargie » développée par l’Insee. L’effet de la redistribution sur l’atténuation des inégalités est deux fois plus important lorsqu’on tient compte du rôle joué par les services publics qu’avec l’approche monétaire usuelle, qui ne prend en considération que les transferts sociaux et fiscaux. La santé et l’éducation jouent ainsi un rôle majeur dans la réduction des inégalités.
Les deux dernières contributions de cette partie portent sur l’accompagnement des ménages pauvres, d’un côté par les dispositifs d’accompagnement budgétaire et, de l’autre, par les associations. Ana Perrin-Heredia présente l’ensemble des dispositifs d’accompagnement budgétaire dont peuvent bénéficier les ménages en cas de difficultés financières (comme le surendettement). Elle revient sur ce qui, dans les principes de ces dispositifs et leur contenu même, contribue à désigner les pauvres, bien plus sûrement que les autres catégories de population, comme incompétents en matière d’économie domestique. Son article met en évidence certaines compétences économiques des ménages à bas revenus qui mériteraient d’être davantage reconnues.
Un entretien avec Henriette Steinberg, secrétaire générale du Secours populaire, conclut le numéro. Elle y insiste sur le rôle central du tissu associatif dans l’accompagnement des personnes précaires. Dans un contexte de désengagement progressif des pouvoirs publics, ceux-ci délèguent aux associations un ensemble de tâches et de responsabilités qui les rendent témoins de la précarisation croissante de la population. Ce phénomène touche tous les âges, et surtout des catégories qui se pensaient auparavant épargnées : les personnes en emploi et les jeunes.