L’orientation de la politique monétaire de la BCE en perspective
Autrices, auteurs
Alors que la BCE a commencé à réduire ses taux directeurs - avec une première baisse en juin 2024 -, les effets de l’orientation monétaire1 passée pourraient encore peser sur l’activité à court terme. Mais dans quelle mesure cette politique monétaire a-t-elle été restrictive ? Les variations des taux d’intérêt suffisent-elles à évaluer l’orientation de la politique monétaire ou faut-il également tenir compte du contexte économique et des mesures prises par la BCE au-delà du taux directeur ? Nous nous efforçons de répondre à ces questions dans le Dialogue monétaire publié en septembre 20242.
1 Nous traduisons la notion de « monetary policy stance » par orientation monétaire tout au long de ce texte
2 Ce document a été commandité par la commission ECON du Parlement européen pour préparer le dialogue monétaire avec la Présidente C. Lagarde de la Banque centrale européenne (BCE).
3 Il s’agit du taux de la facilité de dépôt (DFR), du taux sur les opérations principales de refinancement (MRO) et du taux sur la facilité de prêt marginal (MLFR).
4 Le taux des opérations principales de refinancement (MRO) a été le taux directeur qui a guidé l’orientation monétaire entre 1999 et 2016, tandis que le taux de la facilité de dépôt (DFR) traduit l’orientation monétaire depuis 2016.
Le retour de l’inflation en 2021, bien au-delà de l’objectif de 2 %, a entraîné un changement important dans la conduite de la politique monétaire de la BCE. Après sept années de taux d’intérêt nuls ou négatifs, la BCE a décidé en juillet 2022 d’augmenter ses « trois taux d’intérêt directeurs »3. Cette hausse contraste avec les cycles de resserrement monétaire précédents (Figure 1) puisque les taux directeurs ont augmenté plus fortement et à un rythme sans précédent (Table 1)4.
La variation des taux directeurs a longtemps été la principale mesure utilisée pour définir l’orientation de la politique monétaire de la BCE. À première vue, une hausse indique une orientation plus restrictive, tandis qu’une baisse suggère une orientation plus accommodante. La forte augmentation des taux d’intérêt, à partir de juillet 2022, était une réponse à la hausse sans précédent de l’inflation et a été utilisée pour atteindre la stabilité des prix, l’objectif prioritaire de la BCE conformément au Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). Compte tenu du niveau de l’inflation, le taux directeur réel a atteint son niveau le plus élevé depuis 2009. Étant donné que le taux d’inflation de la zone euro est revenu à un niveau proche de l’objectif, il est tentant d’attribuer ce résultat à l’orientation de la politique monétaire. Mais qu’entend-on précisément par orientation de la politique monétaire ?
Durée (mois) | Hausse totale (en points) | Hausse mensuelle moyenne (en points) | |
---|---|---|---|
Nov-1999 to Avril-2001 | 18 | 2.25 | 0.125 |
Déc-2005 to Sept-2008 | 34 | 2.25 | 0.07 |
Juillet-2022 to Mai-2024 | 23 | 4.5 | 0.2 |
Selon la BCE, l’orientation de la politique monétaire fait référence à l’approche globale et à l’ensemble des mesures adoptées par la banque centrale pour atteindre son objectif principal de maintien de la stabilité des prix à moyen terme. Dans son évaluation stratégique de la politique monétaire publiée en 2021, la BCE a clairement indiqué que « chaque décision de politique monétaire prise par le Conseil des gouverneurs est fondée sur une évaluation de l’orientation de la politique monétaire et sur le choix, la conception (et le calibrage) des instruments (…), tant individuellement qu’en combinaison ». En réalité, et depuis la crise financière mondiale, la boite à outils de la BCE s’est élargie pour prendre en compte les instruments de bilan, tels que les mesures d’assouplissement quantitatif (Quantitative easing, ou QE). Au-delà de la hausse des taux d’intérêt, la BCE a également réduit la taille de son bilan (Quantitative tightening, ou QT) depuis novembre 2022. Cette réduction des actifs détenus par la BCE est également susceptible d’influencer les conditions de financement et donc l’orientation de la politique monétaire.
La définition de l’orientation de la politique monétaire nécessite d’identifier clairement la combinaison des changements intervenus dans les différents instruments à disposition de la banque centrale. À cet égard, et depuis l’apparition d’outils monétaires dits (à l’époque) non conventionnels tels que l’assouplissement quantitatif, des tentatives ont été faites pour produire des indicateurs synthétiques de l’orientation de la politique monétaire englobant l’utilisation d’instruments conventionnels et moins conventionnels. Les taux proxy (ou taux shadow) ainsi obtenus ont été utilisés pour évaluer l’orientation de la politique monétaire lorsque l’économie a atteint la limite à zéro des taux directeurs (Zero lower bound, ou ZLB). Une fois que les mesures non conventionnelles sont retirées, le taux proxy peut également être un indicateur utile pour évaluer l’intensité du resserrement de la politique monétaire, car il peut intégrer l’effet supplémentaire de la politique monétaire sur les taux d’intérêt à long terme.
Pour les États-Unis, (Doh et Choi 2016) ont proposé une approche simple pour évaluer un taux d’intérêt qu’ils nomment le Proxy Funds rate, soit une mesure alternative au taux directeur de la Réserve fédérale, les Federal Funds rate, qui permet de tenir compte des mesures non conventionnelles de politique monétaire. La mise à jour de leur modèle permet de tenir compte de l’effet du QT et montre que le Proxy Funds rate pour les États-Unis était supérieur au taux cible annoncé par la Réserve fédérale de la fin de 2021 jusqu’en août 2024. L’intuition est simplement que l’effet des décisions de politique monétaire sur l’orientation de la politique monétaire peut être capturé par certains facteurs englobant plusieurs taux d’intérêt de marché et des écarts (ou spreads) de taux d’intérêt.
En utilisant la même approche, nous calculons deux mesures d’un taux proxy pour la BCE (Voir l’encadré 1 dans Blot & Creel 2024).5 Alors qu’aux États-Unis, le taux proxy a été supérieur à l’objectif fixé par la Réserve fédérale, le taux proxy dans la zone euro est inférieur au taux du DFR (Figure 2). La réduction de la taille du bilan ne semble pas entraîner une amplification du resserrement de la politique monétaire de la BCE. Le total des actifs de la BCE a été réduit de 2 375 milliards d’euros depuis le sommet atteint en juin 2022, soit une baisse de 27 %. Cependant, l’essentiel de la réduction provient des opérations de liquidité qui ont désormais pris fin : -2 100 milliards d’euros (-96%) depuis juin 2022, contribuant pour 24 points de pourcentage à la réduction totale de 27% de la taille du bilan. Les besoins de liquidité du système bancaire se sont affaiblis, de sorte que cette réduction a moins d’impact sur les conditions de financement et sur les variables incluses dans le calcul du taux proxy (principalement basé sur les rendements et les écarts de taux souverains, le taux et l’écart de taux sur les obligations privées, le taux et l’écart de taux sur les prêts hypothécaires et les taux d’intérêt bancaires). En comparaison, les actifs détenus à des fins de politique monétaire n’ont diminué que de 11 % (525 milliards d’euros) et n’ont contribué que pour 6 points de pourcentage à la réduction du total des actifs détenus par l’Eurosystème. Il y a eu moins de QT dans la zone euro qu’aux États-Unis, ce qui peut expliquer la différence entre le taux proxy estimé pour la Réserve fédérale et le taux proxy pour la BCE6.
5 Pour tenir compte de l’importance des banques dans la zone euro, le deuxième taux proxy comprend également les taux d’intérêt des banques de détail.
6 Les titres détenus par la Réserve fédérale ont diminué de 1 800 milliards de dollars, expliquant ainsi la réduction de la taille du bilan, qui a diminué de 21 % depuis avril 2022.
7 L’augmentation du taux de Proxy1 est cependant un peu plus faible : 3,1 points.
Si le taux proxy de la zone euro reste inférieur au taux directeur, il est à noter que son augmentation - et notamment celle du taux Proxy2 - est du même ordre de grandeur que celle du taux directeur : 4,2 points entre décembre 2020 - son creux lors de la pandémie de COVID-19 - et juillet 20247. Cela peut également signifier que l’essentiel du QT reste à venir parce que le stock de titres détenus par l’Eurosystème va continuer à baisser, si bien que le cycle d’assouplissement de la politique monétaire en cours pourrait ne pas être aussi expansionniste que ce que le seul taux directeur laisserait imaginer.
Le calcul d’un taux directeur proxy pour la BCE montre que l’orientation de la politique monétaire dans la zone euro n’a pas été plus restrictive que ce que l’augmentation du taux directeur classique laisserait supposer. Cela contraste avec l’orientation de la politique monétaire américaine, où le taux proxy a dépassé le taux des fonds fédéraux. Aussi, attribuer la baisse de l’inflation à l’orientation de la politique monétaire de la BCE supposerait une très grande efficacité de la politique monétaire. (Romer et Romer 2023) affirment qu’il faut deux ans avant qu’une contraction monétaire ait un impact réel sur le taux d’inflation américain ; elle le réduit de 1,5 point de pourcentage par rapport à un scénario de base sans politique. Deux ans se sont écoulés depuis le pic d’inflation d’octobre 2022 et le taux d’inflation de la zone euro a baissé de près de 8 points de pourcentage. Il est difficile de concevoir qu’une baisse aussi importante de l’inflation ait pu résulter de cette contraction monétaire récente.