Décarboner en réindustrialisant, un enjeu fondamental pour l’Union européenne

Changement climatique
Union européenne
Fiscalité
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Date de publication

10 juillet 2024

Note qui fait suite à l’intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.

Compte tenu des enjeux cruciaux au niveau mondial pour la préservation de l’humanité, il est important que les règles et la gouvernance multilatérales se développent dans de multiples domaines notamment pour faire évoluer notre société humaine vers un système de production et de consommation en économie circulaire et plus soutenable. Le monde a besoin de règles définies collectivement et de mécanismes pour assurer leur mise en œuvre. L’Union européenne pourrait ouvrir la voie avec un premier groupe de pays partenaires.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), considèrent qu’ils peuvent s’affranchir des règles internationales en tant que première puissance mondiale. Ils ne réalisent pas qu’ils sapent ainsi la mise en place d’une gouvernance impliquant tous les pays et qu’ils donnent une raison de plus à des puissances comme la Chine ou la Russie de ne pas respecter les règles internationales. C’est offrir à la Chine, qui pourrait devenir prochainement la première puissance mondiale, un blanc-seing pour définir seule les règles mondiales.

Faire des subventions notre levier principal pour la décarbonation ne serait pas optimal. La France est déjà un des pays avec le plus d’aides publiques aux entreprises[1] et en même temps les prélèvements obligatoires les plus élevés ! Or notre base industrielle et notre compétitivité se sont beaucoup dégradées[2]. En France comme dans l’Union européenne, l’enjeu fondamental est de rendre les aides publiques plus efficaces, en particulier pour développer l’offre des technologies indispensables à la transition écologique et les innovations. C’est bien sûr étroitement lié à l’environnement des affaires, en particulier aux normes et aux standards souvent trop complexes et bloquants pour nos entreprises. Il est crucial d’être beaucoup plus performant pour le développement de nos entreprises et l’industrialisation des innovations.

Augmenter encore davantage les subventions comme outil principal de la transition écologique serait extrêmement coûteux pour la puissance publique. La France, comme l’Italie, avec une importante dette publique, serait en risque de crise financière et devrait augmenter ses prélèvements obligatoires, ce qui plomberait encore davantage notre compétitivité et notre base productive.

Il faut mobiliser les aides publiques pour développer l’offre, mais surtout les rendre plus efficaces. L’Union européenne peut ici reproduire des pratiques américaines par exemple :

Nombre d’entreprises françaises aux innovations intéressantes ne trouvent pas les financements suffisants. Elles sont surtout financées par des fonds et des investisseurs étrangers, ce qui souvent les amène à s’incorporer et à se développer dans un autre pays. On perd ainsi souvent l’intérêt majeur de nos innovations pour notre croissance et notre qualité de vie.

Choisir les normes comme facteur principal de décarbonation n’est pas non plus le bon vecteur. Cela entraîne des coûts pour les entreprises et les particuliers, ce qui nécessite de mobiliser d’importantes aides publiques, donc de nouveaux prélèvements obligatoires néfastes pour la compétitivité. En outre, nos normes ne peuvent pas s’appliquer de la même manière sur l’ensemble du processus de production des importations. Dans l’agriculture notamment, cette stratégie se traduit par une forte perte de compétitivité, donc par un gros désavantage pour les producteurs locaux.

Choisir la taxation sur les énergies carbonées comme levier majeur crée également un problème de compétitivité. Car on ne peut pas taxer toute la consommation d’énergie carbonée dans les pays tiers impliqués dans l’ensemble de la chaîne de production. Les importations sont donc moins taxées que les productions locales. Par ailleurs, même en redonnant le montant de la taxe aux entreprises, on ne corrige pas totalement leur perte de compétitivité car les montants sont insuffisants pour financer les investissements de décarbonation. Même chose pour les ménages, en particulier ceux qui ont des bas revenus et une forte dépendance à leurs véhicules thermiques et à leur chauffage au fioul.

Les mesures de décarbonation actuelles européennes sont négatives pour la compétitivité et la productivité, comme le montrent les études récentes1. La base industrielle européenne se dégrade, ce qui est un scénario catastrophique à la fois pour les finances publiques, l’emploi, le bien-être, la capacité à répondre aux enjeux technologiques et nos capacités d’innovation.

Une mesure de décarbonation beaucoup plus positive pour notre base productive, nos innovations, le pouvoir d’achat et les finances publiques serait une contribution carbone sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fioul), en tenant compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production et en prévoyant une hausse préalable du revenu des ménages. Les taxes carbone déjà payées à certaines étapes de production, y compris dans les pays tiers, seraient déduites, à condition de preuves que ces taxes ont été acquittées par l’entreprise.

Cette mesure serait complémentaire de celles existantes et orienterait fondamentalement la demande vers les produits moins carbonés. Ainsi, l’impact serait positif sur la compétitivité, sur l’attractivité donc la base productive, et sur notre capacité d’innovation. Cela renforcerait la capacité de développer puis d’exporter de nouvelles technologies vertes, nous positionnant mieux à la frontière technologique.

Ce serait aussi une mesure positive pour les ménages car elle réduirait les inégalités du fait de la hausse préalable des revenus liée à la baisse des prélèvements obligatoires par exemple la TVA, ou un système bonus/malus. La hausse mensuelle du revenu serait identique pour chaque individu, ce qui réduirait les inégalités par une hausse en proportion plus forte des bas revenus. Contrairement à ce qu’on observe avec une augmentation de la taxe sur l’essence et le fioul, les ménages peu aisés et les habitants des zones rurales et périphériques ne seraient pas désavantagés : même avec peu de magasins, il y a toujours des choix entre différents produits d’alimentation, habits, produits ménagers, cosmétiques, véhicules, etc. Pour la grande majorité des ménages à part les très riches, le pouvoir d’achat augmenterait car ils seraient incités à acheter les produits moins carbonés donc moins chers. La hausse de leur revenu serait équivalente à la hausse du surcoût de leur panier de consommation s’ils avaient continué à acheter des produits plus carbonés donc plus chers. La réduction des inégalités et la hausse du pouvoir d’achat pour la grande majorité seront des atouts en termes d’acceptabilité et de bien-être.

Tous les produits de grande consommation finale, hors essence et fuel, seront concernés par la prise en compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, les produits finis importés, et les consommations intermédiaires importées, seraient traités par un système de taxe intérieure sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fuel). Or, ces produits finis couvrent environ 60% de notre empreinte carbone. La contribution carbone s’appliquerait aux achats sur le territoire national et ne pénaliserait pas les exportations.

Cela garantit une meilleure rentabilité des investissements de décarbonation et diminue par conséquent les besoins en aides publiques pour inciter et accompagner ces investissements : la demande s’orientant massivement vers les produits moins carbonés en raison de prix plus bas, ce serait une forte incitation à décarboner les productions pour faire baisser le prix de vente au consommateur et ainsi augmenter la demande à l’entreprise.

C’est également un avantage compétitif donné à la production dans les pays aux mix énergétiques moins carbonés, ce qui aidera à renforcer la base industrielle en Europe par un effet d’attractivité et améliorer la souveraineté. Cela aura un impact positif sur la croissance donc l’emploi, le niveau de vie et les finances publiques, et donnera davantage de moyens publics pour activer d’autres leviers comme les subventions pour la transition écologique.

Après quelques années, la contribution carbone serait élargie à l’ensemble des biens et services, en intégrant les autres dimensions environnementales (biodiversité et autres pollutions…). Cela inciterait fortement à l’économie circulaire et soutenable car la demande s’orienterait vers les produits à très faibles impacts environnementaux.

Une première étape très utile au niveau européen serait d’inciter à un étiquetage carbone sur les produits de grande consommation. Avec cette information, les puissances publiques pourraient acheter de manière légale des produits moins carbonés. L’entreprise européenne ou étrangère qui voudrait argumenter que ses produits sont moins carbonés que ce que donnent les bases de données actuelles aurait l’autorisation sous condition de mettre en place une comptabilité carbone et une certification par un organisme labellisé par la puissance publique européenne.

L’étiquetage carbone inciterait une partie des entreprises à développer une comptabilité carbone qui pourrait être mise en place à un coût très faible, comme le montre le collectif Carbones sur Factures avec leur méthode originale. Cela alimenterait une base robuste pour la mise en place rapide de la contribution carbone sur les produits finis de grande consommation. L’Union européenne pourrait promouvoir au niveau international l’étiquetage carbone et cette comptabilité carbone. Les pays proactifs envers la décarbonation répliqueraient cette initiative très positive. Cela constituerait un facteur majeur pour inciter l’ensemble des pays à réduire le contenu carbone de leurs productions, sous peine de perdre en compétitivité sur d’importants marchés de consommation finale.

L’orientation de la demande vers les produits moins carbonés est le levier le plus puissant d’incitation à la décarbonation de la production et de la consommation, en complément des mesures de politique industrielle ciblées sur l’offre. Cette mesure ferait baisser plus rapidement l’empreinte carbone des pays européens et donc optimiserait les dépenses publiques en faveur de la décarbonation par rapport à la trajectoire actuelle. Ce serait la meilleure incitation pour la décarbonation des pays tiers et la meilleure garantie de rentabilité pour les investissements de décarbonation des entreprises dans tous les domaines.