Concilier les urgences de financement en Europe : Défense, Climat et Social
Autrices, auteurs
L’Europe doit financer trois priorités « en même temps ». C’est possible et nécessaire.
La défense européenne, devenue prioritaire avec la montée des tensions géopolitiques et le renversement d’alliance de la nouvelle administration US vis-à-vis de la guerre menée par la Russie en Europe.
La transition climatique et numérique, qu’on a tendance à oublier maintenant, mais essentielle parce que le réchauffement climatique continue et qu’il faut respecter les engagements de neutralité carbone. De plus il faut renforcer l’autonomie technologique européenne publique devant la nouvelle menace des nouveaux oligarques privés du numérique.
Le renforcement des infrastructures et du modèle social européen, afin de préserver l’éducation, la santé et la cohésion territoriale. L’amélioration des conditions de vie sociale par ces investissements est une condition sine qua non pour renforcer la cohésion politique autour de valeurs humanistes et de progrès en Europe. C’est d’ailleurs le chemin qu’avaient choisi les démocraties dans les années 30 et dans l’après-guerre en 1945. Le risque de ne pas le faire renforce les nationalismes étroits et la montée de l’extrême-droite.
Il faut insister sur la nécessité de répondre simultanément à ces trois priorités même si cela va à contre-sens de ce qu’on entend : il faudrait faire des choix « très difficiles » entre « canons » ou « pensions ». Répondre aux trois défis est pourtant la meilleure façon, peut-être même l’unique façon de remobiliser la citoyenneté européenne –et surtout sa jeunesse– en donnant un vrai sens et des valeurs cohérentes à l’effort qui est demandé. Un discours d’avenir soutenable, juste et de paix future éventuelle mobilisera plus que la peur des menaces existentielles (réelles, ne le nions pas) pesant sur l’Europe.
Face à ces impératifs, la capacité budgétaire isolée de chaque État européen est limitée, même si le plan «Réarmer l’Europe» permet de relaxer les règles du Pacte de Stabilité et Croissance. Une approche pragmatique consiste donc à diversifier et mutualiser les mécanismes de financement. Ceux-ci devront faire appel et discuter une palette d’instruments qu’il faudra mobiliser de manière la moins régressive possible (plus de dette, plus impôts, via une taxation progressive du revenu et du patrimoine, taxes carbones, taxe digitale, taxe sur les firmes multinationales, voire une peu plus d’inflation). Regardons la dette.
Car en des temps d’urgence et de guerre, les études historiques montrent que du financement conséquent et rapide de dépenses militaires s’obtient essentiellement par l’endettement pour ne pas répéter les erreurs de l’Angleterre des années 1930 qui s’est montrée budgétairement trop « prudente » face à l’Allemagne nazie. Et donc un financement par dette européenne mutualisée (une des options considérées par le rapport Draghi), pourrait bénéficier du cadre européen existant et, en plus, développer des initiatives intergouvernementales ciblées de partage du risque.
Il y a aussi, en dehors des pics de dépenses militaires (bien connus avant les guerres mondiales en 1914 et 1939), des arguments économiques très classiques pour le financement budgétaire par la dette : (a) la stimulation de l’économie en période de ralentissement, où en période de récession ou de croissance faible (ce qui est le cas aujourd’hui en Allemagne et en France), l’endettement public peut financer des dépenses d’investissement qui stimulent la croissance sans l’effet contractionniste du financement par l’impôt; (b) le financement d’investissements productifs pour des infrastructures, l’éducation, la recherche ou la transition écologique, où la dette peut générer une croissance future supérieure à son coût ; (c) une répartition intergénérationnelle de l’effort plus juste car certains investissements (infrastructures, transition énergétique mais aussi la défense et la sécurité) ont des bénéfices à long terme, donc logiquement les générations futures, qui bénéficieront de ces projets, devraient participer plus de leur financement via le remboursement de cette dette.
Bien entendu, le principal argument contraire à un financement par endettement est la hausse de la prime de risque de la dette au-delà d’une certaine limite, mesurant en général une capacité de remboursement et donc la probabilité de solvabilité de l’emprunteur. Le risque d’une spirale du coût croissant de remboursement (et donc de roulage de futures émissions) n’est pas anodin mais doit être comparé au risque de ne rien faire face aux défis ou de n’y répondre que partiellement. De plus, il y a aussi des facteurs de diminution de ce risque et des expériences réussies de contrôle du term premium par le Japon, d’action volontaire des banques centrales sur les taux longs, de réduction de la volatilité des marchés par des souscripteurs au comportement plus stable, appuyés par des règles prudentielles (sans tomber dans la répression financière) et/ou simplement leur propre intérêt financier bien compris en période de risques croissants.
En effet, un endettement mutualisé supplémentaire pour l’Europe se présente aussi dans un contexte nouveau, qui doit être utilisé à son profit : l’augmentation du risque relatif des instruments financiers en dollar et américains, y compris la dette US souveraine. Les actions erratiques de la nouvelle administration US ont augmenté la volatilité financière mais aussi potentiellement amené à une prise de conscience du plus grand risque des US Treasuries à terme, qui étaient considérés comme le meilleur investissement du point de vue du rendement pondéré par le risque. Cela augure à l’avenir un mouvement de recomposition des portefeuilles d’actifs des grands acteurs du marché obligataire global, qui bénéficierait à l’Euro et ses émetteurs.
C’est pour ces raisons qu’il faut à la fois ne pas nier la nécessité de garantir la soutenabilité de la dette, mais aussi éviter une dramatisation qui ignore l’histoire des épisodes d’urgence (guerriers ou non comme la Covid-19) et la capacité d’absorption de l’endettement et de son dépassement qu’une phase nouvelle de croissance peut apporter.
Finalement, les mêmes études montrent aussi (a) qu’on n’a que très rarement financé des dépenses militaires d’urgence par des coupes budgétaires ; et que (b) qu’on a toujours mis entre parenthèse des règles fiscales trop contraignantes pour sortir de crises graves1. Insister en 2025 sur une voie de consolidation fiscale immédiate (« l’austérité ») constitue dès lors une prise de risque considérable. Travestie par l’impératif de défense, une option implicite pour l’austérité produit déjà, et à juste titre, une levée de bouclier socio-politique et empêchera la dynamique vertueuse de la croissance sur la dette (effet des investissements) de jouer à plein. Elle était déjà risquée et trop timide avant l’accélération récente des tensions géopolitiques entre les US et l’Europe en négligeant le potentiel de relancer conjointement la conjoncture macroéconomique franco-allemande, pour répondre aux problèmes structurels de croissance. Une réponse d’austérité fiscale unilatérale immédiate ne prend pas en compte les travaux montrant que beaucoup d’innovations technologiques sont nées de financement militaires, et ont ensuite amené croissance et productivité aux industries civiles. Ne pas ouvrir en 2025 le débat à des alternatives expansionnistes en Europe de politique économique alors que les financements existent, que la demande sociale presse, qu’il y a des effets d’entrainements et de croissance entre ces dépenses multi-sectorielles, et qu’il y a à minima une corrélation frappante entre dégradation des conditions d’offre de biens publics (santé, éducation, sécurité) et la montée électorale de l’extrême-droite en Europe parait « plus qu’une faute, mais bien une erreur ».
1 Comme en 2008, la Covid-19 ou maintenant l’Allemagne avec le vote historique au Bundestag.
Financer le Climat et le Numérique : maximiser le NextGenerationEU
Le programme NextGenerationEU (NGEU), autorisé par la Commission Européennes prévoit des émissions jointes d’obligations garanties par l’Europe jusqu’à 750 milliards d’euros (en prêts et subventions), et vise à financer des projets liés, entre autres, à la transition écologique et numérique, même s’il a été conçu dans le contexte de l’urgence pandémique du Covid-19. Les États membres de l’UE ont émis environ 543 milliards d’euros mais utilisé jusqu’à présent seulement 95 milliards d’euros de prêts, et 171 milliards d’euros ont été déboursés jusqu’à présent par la Commission sous forme de subventions. Les obligations ont été émises avec des maturités allant de 5 à 30 ans, avec des taux moyens de 2,5% à 3,5%, selon les conditions de marché. Cela laisse un espace d’émission, de subventions et d’utilisation restant d’environ 484 milliards d’euros.
L’utilisation intégrale du programme NGEU est importante car il a coût d’emprunt attractif (les obligations NGEU bénéficient d’un AAA collectif soutenu par le budget européen) ; il y a une forte demande des investisseurs ; les détenteurs de cette dette sont aussi européens et stables (la Banque Centrale Européenne, les fonds souverains et les fonds de pension) ; et le cadre structuré du programme (même si complexe) a été négocié et approuvé, faisant que l’UE peut lever des fonds sans modifier les traités. Le solde disponible du programme devrait être priorisé pour : les infrastructures vertes et énergétiques (réseaux électriques, hydrogène, énergies renouvelables) ; la transformation digitale (cloud européen, cybersécurité, IA) ; et l’innovation industrielle (technologies propres, batteries, semi-conducteurs).
L’utilisation maximale de NGEU pour ces domaines, son extension possible et/ou sa prolongation dans le nouveau contexte de 2025, éviterait d’accroître la pression fiscale sur les États et libérerait d’autres sources de financement pour la défense.
Financer la Défense via un cadre intergouvernemental
Le NGEU ne peut être « détourné » pour financer la Défense car l’article 41(2) du TUE interdit le financement militaire via le budget européen (sauf accord à modifier ce cadre ce qui nécessiterait l’unanimité des 27 États membres, politiquement difficile). Ces dépenses restent cependant nécessaires à terme, pour la crédibilité et l’autonomie de l’Europe, même si elles peuvent demeurer simplement de la dissuasion. Mais il y a une solution : émettre des Euro-obligations intergouvernementales pour la défense, avec un groupe réduit de pays volontaires (ex. France, Allemagne, Espagne, Italie, Pologne) qui pourrait émettre des « Bonds de Défense Européens » sur un modèle ESM (Mécanisme Européen de Stabilité), en dehors du cadre budgétaire de l’UE. Il peut être d’ailleurs aussi envisageable de redestiner les fonds ESM existants aujourd’hui à ces fins. Les caractéristiques potentielles de ces financements seraient d’un montant initial de 200 à 300 milliards d’euros (qui pourraient donc doubler les montants déjà évoqués par les responsables politiques européens), avec une maturité de ces instruments pouvant aller à de 15 à 30 ans, leur coût estimé pourrait être de 3,5%-4,0% (légèrement supérieur aux NGEU bonds, car sans garantie budgétaire directe de l’UE). Cette approche, plus immédiate que de mettre en place un programme de type NGEU pour la Défense car ne nécessitant pas l’unanimité des 27 États (seuls les volontaires participent), apparaît surtout viable car il y aurait très vraisemblablement une forte demande des investisseurs2 (la montée des tensions géopolitiques rendrait ces obligations attractives pour les fonds de pension et souverains). Enfin, cette approche n’exclue pas, bien au contraire, de réfléchir sur la rationalisation des dépenses militaires en Europe, la préférence européenne donnée aux achats d’équipements, et le choix d’une stratégie militaire défensive avec les types d’armement adéquats. Il faut certainement réduire la fragmentation industrielle et le manque de standardisation de l’’industrie de la défense européenne, qui nuit à l’interopérabilité des équipements. Et il faut aussi sortir de la dépendance aux fournisseurs non européens où, entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.
2 À chaque émission, les adjudications sont sur-souscrites de 10 à 15 fois, démontrant l’appétit des marchés à chaque émission.
3 C’est évidemment un choix arbitraire, à des fins purement d’illustration d’une « coalition » restreinte d’une Europe à plusieurs vitesses.