Rapport Draghi: Comment allier ambition géostratégique de l’UE et économie sociale de marché ?

Union Européenne
Politique industrielle
Autrices, auteurs
Date de publication

10 mars 2025

Une version longue de cette note a été publiée sur le site de la Fondation Jean Jaurès.

Le rapport Draghi sur la compétitivité européenne, est une pièce maîtresse de la présente mandature de l’Union européenne (UE). Le message géostratégique de Mario Draghi est clair : l’UE doit redresser sa situation en termes d’innovation, de décarbonation et de sécurité, face à une rivalité accrue avec les États-Unis et la Chine. Ce rapport, commandé par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, propose une vision globale pour l’UE, contrastant avec les demandes spécifiques des États membres. Il complète ou corrige le plan de relance NextGenerationEU sans démontrer pour chaque État membre la valeur ajoutée économique et sociale des propositions et leur contribution potentiel à une réduction des divergences entre eux. Pour autant, depuis sa publication, les premières décisions de la nouvelle administration américaine et leurs impacts géostratégique et économique accélèrent la pression sur l’UE. Avant son plan pour renforcer la défense de l’UE, la Commission a présenté plusieurs initiatives qui s’inspirent du rapport Draghi dont la Boussole pour la compétitivité et un texte dit «Omnibus»

Les premières réactions d’un certain nombre d’États membres se sont concentrées sur le refus d’un recours à la dette pour financer les besoins d’investissement qui n’est pas retenu pour financer la boussole de compétitivité européenne ou pour le renforcement de sa défense ; ils s’opposent au renouvellement du mécanisme de financement de NextGenerationEU. D’autres, souvent parmi les mêmes, soutiennent l’appel à la simplification, y compris pour aller au-delà de la réduction proposée de 25% des exigences en matière de reporting. Ici, c’est un message pleinement entendu par la Commission dans sa proposition Omnibus au risque d’une lecture très simpliste du rapport Draghi. Le risque est double : celui de ne rien faire, celui de ne faire que cela.

Le rapport Draghi se concentre sur la politique industrielle européenne dans dix secteurs1. Ce plaidoyer en faveur de l’investissement public et privé ne peut que réjouir ceux qui appelaient à une telle inflexion depuis longtemps, il rejoint aussi celui porté par d’autres rapports récents, par exemple celui de Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry. C’est une approche essentielle pour un changement de cap de l’UE, encore plus nécessaire après l’élection aux Etats-Unis. Mais ce rapport doit être lu en complément du rapport d’Enrico Letta, «Bien plus qu’un marché», qui traite du marché intérieur et du contrat social européen.

1 L’énergie, les matières premières critiques, le numérique et les technologies avancées, les industries à haute intensité énergétique, les technologies propres, l’automobile, la défense, l’espace, la pharmacie et le transport.

2 À côté des quatre libertés du marché intérieur : libre-circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux.

Pour gagner la bataille de la compétitivité, l’UE doit aussi s’appuyer sur les atouts de son modèle social et sur sa réponse originale et forte au défi de la transition vers un nouveau modèle économique plus soutenable. Elle devrait aussi utilement développer le concept proposé par Enrico Letta pour une cinquième liberté2 « qui devrait englober plusieurs domaines, dont la recherche, l’innovation, les données, les compétences, la connaissance et l’éducation pour renforcer les capacités d’innovation du marché unique dans le nouveau paysage mondial ». Cela doit permettre de renforcer l’intégration européenne dans des domaines tels que la santé, l’IA, l’informatique quantique, la biotechnologie, la biorobotique ou l’espace mais aussi d’attirer des talents en Europe au moment où la recherche est fragilisée outre-atlantique.

Vingt-cinq après la stratégie de Lisbonne qui visait à faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », la mise en œuvre du rapport Draghi dépendra pour beaucoup d’enjeux de gouvernance. Pourtant, il propose un « cadre de coordination de la compétitivité » qui n’est pas sans rappeler ce qui avait été développé dans cette précédente stratégie avec la méthode ouverte de coordination. La proposition forte, justifiée par la gravité du diagnostic, augmenterait les pouvoirs de la Commission européenne grâce à une extension de l’usage de l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)3, utilisé pendant la pandémie de Covid-19 et la crise énergétique.

3 « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité́ entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’évènements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise ».

Le chiffrage des investissements nécessaires ne tient pas compte de l’adaptation climatique ou de l’éducation et Mario Draghi souligne que ces chiffres sont des estimations minimales. Il propose une synthèse entre la mobilisation de l’investissement privé par l’effet de levier de l’investissement public (plan Juncker) et le grand emprunt (NextGenerationEU), estimant qu’au départ l’investissement devrait être réparti à 50/50 entre le public et le privé. Sur les marchés financiers, le rapport parle d’Union des marchés de capitaux (UMC) plutôt que d’une Union de l’épargne et de l’investissement et il intègre en particulier des recommandations sur la relance de la titrisation. La nouvelle Commission européenne, qui avec un certain nombre d’États membre a beaucoup contribué à une culture de sous-investissement au sein de la zone euro et de l’UE, devra s’inspirer de l’ensemble des propositions pour mobiliser l’épargne des Européens afin de financer l’investissement en Europe.

La simplification doit éviter l’écueil d’une déréglementation et maintenir des règles pertinentes en matière de durabilité. Dans ce domaine, il pourrait être utile de mettre en œuvre la proposition du rapport Letta en faveur d’un 28ème régime pour des diplômes européens ou l’émergence de vraies entreprises européennes, leur permettant de profiter pleinement du marché intérieur sans avoir à jongler entre 27 régimes juridiques, fiscaux et sociaux différents. Le rapport Draghi propose également une réforme des règles de la concurrence alors que l’enjeu est surtout de favoriser l’émergence d’entreprises véritablement européennes, notamment dans les secteurs des télécommunications, de l’énergie mais aussi de la santé dont le rapport ne parle pas.

Le rapport Draghi part de la nécessité de préserver le modèle social européen pour mobiliser autour d’un diagnostic alarmiste. Il fait de la formation professionnelle et du développement des compétences pour adapter la main-d’œuvre aux besoins de la productivité européenne l’axe majeur des politiques sociales. Le rapport Letta propose lui de traiter également des sujets de redistribution, d’inégalités, de protection des travailleurs vulnérables, d’égalité de genre et de non-discrimination. Sur la question démographique, le rapport indique que l’UE perdra deux millions de travailleurs par an à l’horizon 2040 et propose de remplacer des travailleurs par des machines, sans traiter des questions d’immigration. Mario Draghi insiste sur l’importance de trouver les compétences à l’intérieur de l’UE.

Il considère que les enjeux de marché intérieur sont traités par le rapport Letta sans qu’il soit besoin d’y revenir, ce dernier développe de son côté le concept innovant et important de «droit de rester» pour renforcer la cohésion territoriale et l’intégration européenne, proposant un plan d’action pour des services d’intérêt général de haute qualité en Europe.

La mise en œuvre du rapport Draghi doit s’articuler avec les impératifs d’une transition juste, traitant de la sobriété, de la biodiversité, du coût social de la transition écologique, des mesures d’accompagnement nécessaires et de la formation professionnelle massive requise. Mais la question du coût environnemental du développement de l’intelligence artificielle et l’évolution d’une comptabilité classique doivent également être prises en compte. La dimension extérieure et l’industrie de la défense sont également abordées, avec des propositions pour renforcer la capacité de l’UE à agir sur la scène internationale. Josep Borrell, ancien Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, plaide pour une vision stratégique en matière de politique extérieure et de défense, soulignant le risque que l’investissement interne se fasse au détriment de l’investissement européen public et privé à l’extérieur de l’Union.

En conclusion, la mise en œuvre de cette feuille de route dépend maintenant des chefs d’État et de gouvernement et d’une capacité à dépasser leurs divisions politiques alors que la pression extérieure oblige l’UE à accélérer sa capacité de réaction. Ursula von der Leyen jouit potentiellement d’une position de leadership, c’est beaucoup à elle de trouver l’équilibre nécessaire pour faire de l’UE un acteur géostratégique majeur, en comptant sur ses propres forces et en construisant des passerelles avec la Chine et les États-Unis.