La conditionnalité du CIR au maintien de l’emploi: quelques clarifications

Emploi
Fiscalité
France
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Date de publication

15 janvier 2025

Introduction

Les défaillances d’entreprises s’accumulent depuis 2021. Le nombre d’emplois menacés augmente en conséquence : + 40 % au premier semestre 2024 par rapport à la moyenne 2016-2020 (OFE 2024). Le précédent gouvernement avait annoncé qu’il veillerait à ce que chaque euro d’aide publique versé aux entreprises le soit dans l’objectif de maintenir l’emploi. Parmi les aides pour lesquelles des contreparties sont réclamées, il y a le Crédit d’impôt en faveur des dépenses de recherche (CIR). Après avoir rappelé les objectifs principaux du CIR et son manque d’efficience, ce billet fait le point sur la conditionnalité du CIR au maintien de l’emploi et les contrevérités que l’on a pu entendre sur ce sujet.

Rappel de l’objectif du CIR et son problème d’efficience sur l’emploi

Quand il fut introduit en 1983, le CIR avait notamment pour objectif de pallier les défaillances de marché. Des entreprises en concurrence tendent à sous-investir en R&D à cause de la nature non-exclusive des connaissances techniques (les concurrents peuvent se les approprier) et de l’incertitude des projets de recherche (verrous techniques à surmonter) pouvant dissuader les banques de prêter. Il fallait aussi répondre à la chute de l’effort de R&D des années 1970. D’autres objectifs comme l’accroissement de la compétitivité hors coût (l’innovation) et le subventionnement du travail dans la recherche sont apparus plus tard ; voir Salies (2021) pour une introduction sur certains de ces arguments.

Les études sur l’efficacité du CIR en termes de création d’emplois, à la R&D ou de tous types, posent la question du rapport coût-efficacité (ou efficience) du CIR, même si on ne sait dire quel est le rapport coût-efficacité acceptable pour les finances publiques. Nous pensons aux évaluations macroéconomiques de la réforme du CIR de 2008 par Le Mouël et Zagamé (2020) et par Le Gall, Meignan, et Roulleau (2021) de la DG Trésor. La première trouve qu’environ 456000 emplois auraient été créés dans la recherche entre 2008 et 2023, et 1,6 million emplois de tous types. La deuxième trouve 30000 emplois de tous types sur la même période.

Arrêtons-nous sur l’efficience de la réforme du CIR sur la création d’emplois de chercheur·e·s entre 2008 et 2021. Le coût du CIR sur la période est égal à 59,2 milliards d’€. Le nombre de chercheur·e·s supplémentaires, 389000. On aboutit à un rapport d’environ 12700 € par emploi mensuel.1 La création d’emploi n’est visiblement pas à la hauteur de l’aide. Des évaluations microéconomiques de la réforme de 2008 ont montré que, dans les TPE, les aides à la R&D (CIR inclus) sont efficaces sur l’emploi, mais le nombre d’emplois créés est aussi dans ce cas inférieur à l’augmentation des aides reçues. Cette réforme a aussi plus stimulé les salaires que la productivité, etc. Depuis sa réforme en 2008, le CIR n’est plus efficient sur l’emploi.2

1 Les 59,2 milliards sont nets du montant du CIR hors réforme. On a supposé que sans réforme, le CIR serait resté à sa valeur de 2006 (on prend 2006 pour contrôler les effets d’anticipation de la réforme). Les valeurs sont déflatées avec l’indice de prix de la R&D d’EUKLEMS & INTANPROD).

2 Ces évaluations du crédit d’impôt recherche sont résumées dans des travaux du CNEPI (2021) et de Salies (2021) (ce dernier porte plus particulièrement sur l’emploi).

Le CIR est-il conditionné au maintien de l’emploi ?

La conditionnalité du CIR ne concerne que les entreprises ayant au moins un·e salarié·e titulaire du doctorat. De plus, elle ne porte pas sur l’ensemble du personnel de l’entreprise, mais seulement sur l’effectif dédié à la R&D. Ce dernier ne doit pas baisser lors du recrutement en CDI de chaque personne titulaire du doctorat (les conditions précises sont décrites dans le Bulletin officiel des finances publiques, BOI-BIC-RICI-10-10-20-20).

Ce sous-dispositif du CIR, appelé Crédit d’Impôt Jeune Docteur (« Jeune » car l’entreprise n’y a droit que pendant 24 mois après le recrutement), est la contrepartie d’un régime dérogatoire très avantageux : le crédit d’impôt est significativement plus élevé (environ 1,2 fois le super brut)3 que celui pour les autres catégories de personnels affectés à la R&D. En 2019, le CIJD représentait 3 % du CIR et bénéficié à 2575 entreprises (SIES 2023).

3 Le crédit d’impôt est égal à quatre fois le super-brut (hors cotisations non-obligatoires, CRDS et CSG). Pour chaque euro de super-brut et un taux statutaire du CIR de 30\% (le taux en vigueur), on a 0.3\times 4=1.2 euro de crédit d’impôt.

En théorie, la conditionnalité dans le cadre du CIJD n’est pas un garde-fou contre les licenciements. En effet, 24 mois, c’est peu. De plus, la conditionnalité portant exclusivement sur le personnel de R&D dans l’établissement de recrutement, l’employeur peut y réduire l’effectif global, i.e. R&D + non-R&D (notons qu’avant 2014, la conditionnalité portait sur l’effectif global). Enfin, l’employeur ou l’entreprise mère peut essayer de réduire le personnel de R&D dans un site qui n’a pas de docteur·e·s.

Cette mise au point infirme une idée qui a circulé lors des débats sur le projet de loi de finance pour 2025 :4 les dépenses de R&D seraient la contrepartie au CIR. Cette idée fait passer un critère d’éligibilité (avoir des dépenses de R&D) pour une contrepartie. C’est un critère « intrinsèque » (COE 2006), une conditionnalité ex ante, différente d’une conditionnalité « extrinsèque » (Viry et al. 2021) : des contreparties (ne pas licencier, par exemple) après avoir bénéficié du CIR.5

4 Dans les comptes-rendus du 6/11 et du 12/11 de la Commission des affaires économiques, on trouvera les assertions suivantes de l’ex-ministre de l’Économie, des finances et de l’industrie Antoine Armand (le CIR est « conditionné à l’engagement de dépenses de recherche par des personnels […]. »), et du Ministre délégué Marc Ferracci (« Le CIR trouve … sa contrepartie dans les dépenses de recherche et développement […] En somme, l’existence de contreparties résulte de la nature même des dispositifs »).

5 Cette idée sous-entend aussi que la conditionnalité porte sur le niveau des dépenses de R&D, alors qu’elle porte sur une variation d’effectif, et seulement dans les entreprises possédant des titulaires du doctorat.

Ces entreprises bénéficiaires du CIR et qui licencient

Non seulement, il n’y a pas de contrepartie, mais le droit du travail n’empêche pas les fermetures de sites de R&D visant à déplacer les salarié·e·s vers des sites « plus performants ». La Table 1 ci-dessous inclut des entreprises qui ont réduit les effectifs de la R&D entre 2017 et 2024 tout en bénéficiant du CIR. La réduction est faite par le biais de licenciements, avec parfois des fermetures de sites, comme dans le cas de Dow Chemical en 2018. Les licenciements de 2024 sont des annonces parues dans la presse au dernier trimestre 2024. Mise à part Ynsect, ces entreprises sont toutes insérées dans le groupe dont le nom figure à la dernière colonne.

Table 1: Licenciements dans des entreprises bénéficiaires du CIR
Entreprise Secteur Licenciements1 CIR M €2 Groupe3
Sanofi, SARD Pharmacie 3500 2014-2023 1000.0 2014-2023 Sanofi (FR)
Strasbourg, Vitry-sur-Seine, etc.





Galderma
539 2017 70.0 2015-2017 Nestlé (CH)
Valbonne Sophia A. (06)





Ynsect Prod. alim. 38 2024 3.0 2017-2018 Ynsect (FR)
Amiens (80)





Vancorex Chimie 60 2024 0.8 2022 PTT Global Chemical (TH)
St-Fons (69)





Dow Chemical
130 2018 8.3 2015 DowDuPont (US)
Valbonne Sophia A. (06)





Renault Trucks Automobile 485 2024 90.0 2012-2018 AB Volvo (SE)
Vénissieux (69)





Michelin
1250 2024 42.0 2023 Cie Gale Ets Michelin
Cholet (49), Vannes (56)





Valeo
694 2024 9.7 2022-2023 Valeo (UE)
La Verrière (78)





Dumarey Powerglide
248 2024 0.8 2022 Dumarey Group Nv (BE)
Strasbourg (67)





Forvia
110 2024 85.6 2022-2023 Forvia (UE)
Méru (60)





Novares
122 2024 6.7 2021-2022 Equistone Partners (UE)
Ostwald (67)





Intel Semicond. 750 2018 28.5 2010-2015 Intel Corporation (US)
Valbonne Sophia A. (06)





Source : Europresse, Factiva et Pappers (documents de référence et d’enregistrement universels des entreprises).
1 En rouge les emplois déjà supprimés, en noir ceux exposés à des licenciements à partir de 2024
2 Les valeurs de la colonne CIR sont les montants cumulés sur la période. Les valeurs en gras sont au niveau du groupe, faute d’information pour le site.
3 FR = France, CH = Suisse, TH = Thaïlande, US = États-Unis, SE = Suède, BE = Belgique, UE = Société Européenne.

Le secteur automobile est sur-représenté dans la table.6 Les entreprises du secteur (en incluant celles qui ne sont pas dans la table) ont capté presque 450 millions d’€ de CIR en 2021 (DGRI 2023). Dans l’industrie pharmaceutique, c’est 760 millions d’€ la même année. Le groupe Sanofi, qui a supprimé des milliers d’emplois sur la période 2014-2023, a perçu autour de 100 millions d’€ de CIR par an durant cette période (ces chiffres reflètent l’importance de la R&D investit par le groupe en France).

6 En 2021, c’est le secteur industriel qui dépense le plus en R&D (SIES 2024) et le 3e pourvoyeur d’emplois de chercheur.e.s (SIES 2023).

Sanofi est aussi le cas emblématique des groupes pour lesquels le bénéfice du CIR sans contrepartie est remis en question. Lors des débats autour du projet de loi de finance pour 2025, les député·e·s LFI-NFP ont porté un amendement proposant, entre autres choses, la conditionnalité des aides perçues par Sanofi, et d’autres entreprises qui appartiendraient à un pôle pour la recherche de vaccins et médicaments. Cet amendement a été rejeté.

Trois cas dans la table concernent des fermetures de filiales de groupes étrangers établies dans la communauté d’agglomération de Sophia Antipolis (CASA). Notamment le site de R&D de Galderma, qui fit bénéficier le groupe Nestlé d’à peu près 23,5 millions d’€ de CIR par an, de 2015 à 2017. Une partie du personnel fut reclassée chez les concurrents. Une autre dans le groupe en Suisse. La grande majorité de l’effectif fut licenciée, ce qui ne priva pas le ministre de l’Économie et des Finances de l’époque d’affirmer qu’il n’était pas favorable à la conditionnalité de dispositifs comme le CIR, au prétexte qu’elle « ruine l’efficacité ».7

7 France Inter, « Une heure avec Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances », 25/11/2017.

Conclusion : faut-il conditionner le CIR au maintien de l’emploi ?

À notre connaissance, il n’existe pas d’évaluation de la conditionnalité du CIR au maintien de l’emploi. Quant au dispositif « jeunes docteurs » du CIR, sa conditionnalité, que nous avons caractérisée d’intrinsèque, n’a jamais été évaluée. Les évaluations de ce dispositif portent sur la durée de chômage des titulaires du doctorat.8 Étant donné l’importance des dépenses de personnel dans l’assiette du CIR (presque 80 %), le conditionnement du CIR au maintien de l’emploi nous paraît économiquement pertinent pour les entreprises bénéficiaires de cette niche fiscale. Nous voyons deux approches possibles.

8 Ces évaluations montrent que le dispositif réduit cette durée, avec cependant un effet d’aubaine pour les docteur·e·s-ingénieur·e·s ; voir Salies (2021) pour un résumé détaillé de ces résultats.

9 Nous empruntons cette idée au député Aurélien Le Coq, qui figure dans un amendement principal au projet de loi de finance pour 2025.

Pour une entreprise qui, après avoir bénéficié du CIR, ne respecterait pas des engagements en matière d’emploi, on pourrait tout simplement envisager le remboursement du CIR.9 Une autre approche serait de faire reposer le calcul du CIR sur l’accroissement des dépenses de R&D éligibles, comme dans la version originelle du dispositif introduit en 1983. À l’époque, pour bénéficier du CIR, l’entreprise devait augmenter sa R&D, donc nécessairement l’emploi dédié à la R&D. Avec cette approche, la conditionnalité intrinsèque dans le dispositif « jeunes docteurs » serait inutile et le CIR n’aurait tout simplement pas besoin de contreparties.

Références

CNEPI. 2021. « Evaluation du crédit d’impôt recherche ». France Stratégie. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-rapport-cnepi-cir-juin.pdf.
COE. 2006. Les aides publiques. France Stratégie. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/coe-aides-publiques-fevrier-2006.pdf.
DGRI. 2023. Le crédit d’impôt recherche (CIR) en 2021. MESR. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2023-11/le-cr-dit-d-imp-t-recherche-en-2021---provisoire-30075.pdf.
Le Gall, C., W. Meignan, et G. Roulleau. 2021. « Evaluation de la réforme du Crédit d’Impôt Recherche de 2008 ». 290. DG Trésor. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/7e114a21-4f00-4d51-8e58-523b99ae76aa/files/0ab81d2a-0f49-42d5-8101-85c5a37c019d.
Le Mouël, P., et P. Zagamé. 2020. « Evaluation économique du renforcement du CIR : exercice de simulation avec le modèle NEMESIS ». Seureco, Erasme. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/seureco_cir-rapport-final-v04-05-2021_avec_synth_vf.pdf.
OFE. 2024. La situation des TPE-PME, un financement assuré mais des enjeux structurels importants. Banque de France. https://www.banque-france.fr/system/files/2024-11/Rapport-OFE_2024.pdf.
Salies, E. 2021. « L’impact du CIR sur l’emploi dans la R&D du secteur privé - Une revue critique ». Revue de l’OFCE 175: 67‑104. https://shs.cairn.info/revue-de-l-ofce-2021-5-page-67?lang=fr.
SIES. 2023. L’état de l’emploi scientifique en France. MESR. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2023-03/l-tat-de-l-emploi-scientifique-en-france---rapport-2023-26924.pdf.
———. 2024. L’état de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation en France. MESR. https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/EESR-FR.pdf.
Viry, S., A. Bessot-Ballot, D. Da Silva, et L. Rossi. 2021. « la conditionnalité des aides publiques aux entreprises ». No. 4040. Assemblée nationale. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/micaidepub/l15b4040_rapport-information.