Repenser la Révolution française

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Antoine Parent, Université Paris 8, LED ; chercheur affilié OFCE, Sciences Po ; Cliometrics And Complexity, CAC – IXXI, Institut Rhône-Alpin des systèmes complexes

Elster a publié en 2020 un ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution française intitulé France before 1789, qui a connu un grand retentissement aux Etats-Unis. J’ai publié un article sur cet ouvrage sous le titre : « France After 1789. Essay on Elster’s France before 1789 » (Parent, 2024). Dans ce blog dont le titre renvoie à François Furet et son Penser la Révolution française (1979), je mets en garde contre les formes toujours renouvelées de mise en cause des acquis universels de la Révolution française (RF). L’ouvrage d’Elster (2020) me paraît emblématique de cette dérive. Qu’il semble loin et daté le temps du bon vieux clivage gauche/droite sur la RF : faut-il ne garder que 89, valoriser au contraire 93, ou même réunir 89, 93 et l’épisode napoléonien dans un grand « moment machiavélien » ? Tels étaient les sujets sur lesquels se déchiraient, dans les années 1970 – 1980s, le libéral Furet (1979), les marxistes, des philosophes politiques héritiers d’une tradition machiavélienne, républicaine et libertaire autour de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. Aujourd’hui le déni du rôle central des idéaux de la RF, liberté, égalité, fraternité prend avec l’analyse comportementale d’Elster (2020) un tour nouveau.

Les apories de l’approche comportementale de la RF

La tradition de l’analyse psychologique de la RF remonte à Le Bon (La Révolution française et la psychologie des révolutions, 1913), puis à la “théorie de la frustration-agression” (Huntington, 1968 ; 1971). La misère est supposée engendrer la révolte et le ressentiment contre l’ordre social existant (Davies, 1962 ; et Gurr, 1968a, 1968b, 1970). Elster (2020) cherche à “enrichir” cette approche d’emprunts à l’analyse comportementale. L’ouvrage se veut, selon son auteur, “programmatique, comme une tentative de pratiquer l’union de l’histoire et de la psychologie, qui sont [à ses yeux] les deux principaux piliers des sciences sociales”. Au terme d’un cheminement comportementaliste, l’auteur nous livre sa conclusion : “Je suggère que la révolution française est devenue inévitable lorsque la réaction des membres du tiers-état au mépris des nobles est passée de la honte à la colère” (p. 231-232). On peut trouver cette conclusion insuffisante, voire légère, mais elle revendique un cadre d’analyse où les agents sont mus par leurs pulsions, leurs désirs, leurs émotions ; les actions collectives sont supposées survenir par un effet de boule de neige. Elster (2020) reconnaît avoir retenu principalement des émotions négatives telles que “la peur, l’anxiété, l’envie, la colère, l’indignation, le ressentiment, la haine, la déception, la honte et le mépris” pour analyser chaque strate de la société d’Ancien Régime. Chaque couche stratifiée de la société d’ordres d’Ancien Régime se voit ainsi attribuer un trait de caractère supposé refléter sa position statutaire. L’ouvrage ressort ainsi comme une vaste galerie de portraits à la La Bruyère, mâtinée de considérations comportementalistes. Ce parti pris méthodologique pose une première question : la RF n’a-t- elle été qu’affaire d’instincts primaires ? 

Deuxièmement, en décrivant les acteurs sous des traits psychologiques immuables et fixes, Elster (2020) dresse un portrait statique de la société d’Ancien Régime. Comment une société aussi figée a-t-elle pu engendrer un monde nouveau, une France post-1789 ? Ma seconde critique de cette approche est qu’elle ne permet pas d’expliquer la dynamique de l’Ancien Régime et la survenue de la RF. Enfin, l’analyse comportementale, sous l’hypothèse de l’existence de biais de comportements systématiques des agents, ne peut expliquer la survenue de la RF que comme la conséquence d’erreurs de jugement provoqués par les biais comportementaux intrinsèques des agents. Elle établit un postulat de départ qui confine au jugement de valeur qu’Elster (2020) habille de références à la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957). La RF devient alors une succession d’évènements inconséquents.

La troisième critique que j’adresse à la démarche d’Elster est qu’elle est totalement oublieuse des valeurs et idéaux des acteurs. Si l’on veut mobiliser à tout prix les sentiments et les passions plutôt que la raison pour expliquer la RF, pourquoi avoir omis d’inclure les “sentiments positifs” comme l’imagination, les aspirations, la réflexion, la volonté des acteurs ? Elster ne peut définir la RF comme acte de volonté car il exclut de son analyse les idées des Lumières et les idéaux de liberté, égalité, fraternité des acteurs. Sous sa plume, la RF est vidée de sa substance, et le cadre comportemental retenu ne peut représenter son déroulement que comme une succession d’évènements non voulus et inconséquents, dont la seule ligne directrice reconstruite ex post reste la violence qu’elle a produite, fruit du ressentiment du tiers état. Nulle part il ne vient à l’idée de l’auteur que derrière cette colère il peut y avoir aussi une conscience de droits fondamentaux bafoués par un millénaire d’absolutisme royal.

Comment l’analyse économique peut-elle aider à restituer la quintessence de la RF ?

Il manque à l’analyse d’Elster l’essentiel, restituer ce qui a constitué la quintessence de la RF : l’existence d’un idéal, une foi en l’avenir, la quête de la vérité, une volonté d’émancipation politique. Seule la prise en compte de ces valeurs permet de comprendre la RF comme rupture. Ceci conduit à proposer une autre grille d’analyse que celle combinant histoire narrative et psychologie qui, on l’a vu, conduit à une impasse. Je défends l’idée dans mon article du JEL (2024) que combiner philosophie politique et économie de la complexité constitue une piste prometteuse pour qui souhaite entreprendre une analyse dynamique du cours de l’histoire et de ses ruptures, c’est à dire comprendre à la fois la RF comme transition de phase au sens de la macrodynamique, et comme porteuse de valeurs et d’idéaux universels au sens de la philosophie politique. L’héritage de la Révolution pour la postérité réside en effet dans ses idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité et dans les luttes des hommes pour ces idéaux.

La RF comme transition de phase

Elster (2020) n’est pas parvenu à transposer son explication de l’effritement de l’Ancien Régime dans une approche dynamique de l’histoire qui englobe la survenue de la RF. Une explication du passage de l’Ancien Régime à la démocratie moderne fait défaut car les ingrédients majeurs sont absents de l’analyse d’Elster : les idéaux des révolutionnaires sont absents, une conception de l’histoire qui évolue sous l’action transformatrice des hommes est absente. Les incursions dans le domaine économique, pourtant nombreuses dans l’ouvrage d’Elster (2020) restent superficielles en l’absence de modélisation dynamique. La contribution des économistes à cette question devrait être de proposer un cadre théorique dynamique pour modéliser les trajectoires dans l’histoire. Mon analyse dans l’article de JEL (2024) est que les outils des systèmes non linéaires, parce qu’ils présentent ces propriétés de bifurcation et de transition de phase, peuvent fournir un langage formel qui manque à Elster (2020). Je suggère que c’est de cette manière que les économistes devraient étudier et modéliser les révolutions dans le cours de l’histoire.

Un travail qui s’appuie sur une conception fichtéenne de l’histoire et analyse la RF comme philosophie de l’humanité

Je propose ainsi une manière renouvelée d’appréhender et de modéliser les révolutions, en combinant trois niveaux d’analyse, la philosophie politique, la dynamique macroéconomique et l’économie de la complexité. Je défends l’idée que la Révolution française est un moment démocratique par excellence et que la compréhension de son essence réside dans sa dimension philosophique, et non dans les traits psychologiques supposés de ses acteurs. Cette vision était déjà celle des philosophes français Quinet (1845), Sade (1795) et Leroux (1839, 1840), tombés depuis dans l’oubli. Comprendre la Révolution française consiste avant tout à analyser les principes fondateurs de la nouvelle république, Liberté, Égalité, Fraternité. Leroux (1840) définit notamment la RF comme une « philosophie de l’humanité ». Je propose de traduire ceci en termes économiques en faisant entrer comme arguments de la fonction d’utilité des révolutionnaires et des citoyens, les trois principes structurants de la RF, Liberté-Egalité-Fraternité, modélisés ensemble, afin de capter la RF dans son entièreté.

Ce projet de recherche en cliométrie et complexité s’inscrit enfin pleinement dans la tradition fichtéenne de la philosophie de l’histoire : dans l’analyse économique retenue, la RF est la conséquence d’une praxis (au sens de Fichte (1793)) motivée par la volonté des agents de se séparer de l’Ancien Régime au nom d’idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans le cadre méthodologique que je propose, on peut expliquer comment la RF devient un acte fondateur et une rupture avec le monde ancien, une réalité que les catégories d’Elster ne permettent ni de comprendre, ni d’analyser.

En conclusion

Je propose une nouvelle approche méthodologique de la RF qui innove en ce qu’elle propose de marier deux champs : philosophie politique et macrodynamique, ce qui permet une analyse dynamique du cours de l’histoire. Du point de vue du débat public, cette approche présente une autre utilité : celle de rappeler le rôle majeur des idéaux et des valeurs universelles dans la marche de l’histoire. Partant, elle met en garde contre deux dérives de la pensée.  

L’épisode de la Terreur sonnerait la fin de l’épisode révolutionnaire chez Elster (2020) comme chez beaucoup d’historiens, elle en serait la fin logique et sa manifestation première. Or, la RF ne se réduit pas à la violence : dans une perspective longue et j’ajouterai intertemporelle d’économiste et de cliomètre, l’héritage de la RF ne se mesure pas par l’épisode de la Terreur, mais par la pérennité des institutions démocratiques et les nobles idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle a su préserver pendant plus de deux siècles. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait toujours partie du bloc de constitutionalité en France.

Les idéaux portés par les hommes provoquent des bifurcations dans le cours de l’histoire. Les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ont fait la RF et constituent son héritage. Toute lecture qui dénigre ou amoindrit la portée universelle de ces idéaux dénature à la fois la quintessence de la RF et méconnait les ressorts qui font la soutenabilité des démocraties.

Bibliographie 

Davies,James C. 1962. “Toward a Theory of Revolution.” American Sociological Review, XXVII (February): 5-I9.

Elster, Jon. 2020. France Before 1789: The Unraveling of an Absolutist Regime. Princeton University Press.

Festinger, Leon. 1957. A theory of Cognitive Dissonance. Palo Alto, CA: Standford University Press.

Fichte, Johann G. 1793. Considérations sur la Révolution française. Trad. Jules Barni (1858). Rééd. Paris. Payot. 1974.

Furet, François. 1979. Penser la Révolution française. Gallimard.

Gurr, Ted. R. 1970. Why Men Rebel. Princeton, NJ: Princeton Univ. Press.

Gurr, Ted. R. 1968a.Psychological factors in civil violence.” World Politics. 20: 245-78.

Gurr, Ted. 1968b. “A Causal Model of Civil Strife: A Comparative Analysis Using New Indices.” American Political Science Review, 62 (December):1104-24.

Huntington, Samuel. P. 1971.“The change to change: modernization, development, and politics”. Comparative Politics 3: 283-322

Huntington, Samuel. P. 1968. Political Order in Changing Societies. New Haven, CT: Yale Univ. Press.

Le Bon, Gustave. 1913. The Psychology of Revolutions. Transl. B. Miall. NY: Putnam.

Leroux, Pierre. 1840. De l’humanité. M. Abensour et P. Vermeren (éd.). Paris. Fayard. Corpus des œuvres de philosophie en langue française. 1985.

Leroux, Pierre. 1839. Réfutation de l’éclectisme. Paris, Ch. Gosselin.

Parent, A., (2024), “France after 1789. Essay on Elster’s ‘France before 1789’”, Journal of Economic Literature, 62 (3): 1230–55. DOI: 10.1257/jel.20221651. https://www.aeaweb.org/articles/pdf/doi/10.1257/jel.20221651?etoc=1&_ga=GA1.1.1725825287.1626106641&_ga_96K6S9DJLT=GS1.1.1716629891.26.1.1716629912.0.0.0

Quinet, Edgar. 1845. Le christianisme et la Révolution française. Paris. Fayard. Coll. Corpus des Oeuvres de Philosophie en Langue Française, 1984.

Sade, Donatien Alphonse François Marquis de. 1795. Philosophie dans le boudoir. Cinquième dialogue : “Français, encore un effort si vous voulez être républicains.” Eds. Folio 2014.