par Céline Antonin
Alors que l’économie allemande a mieux résisté que celle des pays européens voisins en 2020, avec une baisse du PIB de « seulement » de 4,9% − contre 6,4 % en zone euro et 7,9 % en France −, elle semble repartir moins fort. Au deuxième trimestre 2021, l’Allemagne affiche toujours un PIB inférieur de 3,3 % à son niveau d’avant-crise, un chiffre quasi-identique à celui de son voisin français (-3,2 %).
Dans ce contexte économique toujours marqué du sceau de la pandémie, l’Allemagne s’apprête à écrire, le 26 septembre 2021, une nouvelle page de son histoire politique après les seize années de mandat d’Angela Merkel. La CDU, parti de centre-droit, est au cœur de la vie politique allemande depuis 1949 et totalise 50 années de participation aux gouvernements de coalition. Demeurera-t-il le premier parti au sein du Parlement ? Rien n’est plus incertain : Armin Laschet, successeur d’Angela Merkel à la tête de la CDU, a certes réussi à s’imposer en avril 2021 comme candidat de la droite allemande contre le Ministre-Président de Bavière Markus Söder, mais les divisions affichées par la droite ont fragilisé le parti, comme en témoigne le fort recul dans les intentions de vote de la CDU/CSU. Ainsi, au cours des six derniers mois, deux partis se sont disputés avec la CDU/CSU la tête des sondages : les Verts emmenés par Annalena Baerbock et, pour la première fois en 15 ans, le SPD. Ce dernier s’appuie sur la figure du ministre des finances sortant de la coalition CDU-SPD, Olaf Scholz, qui apparaît comme un centriste modéré, incarnant une forme de continuité par rapport au gouvernement actuel. Être en tête des élections revêt une importance considérable car le parti le plus important au Parlement brigue généralement la chancellerie.
Les possibilités de coalition sont nombreuses et les négociations s’annoncent complexes. Le scénario le plus probable est la poursuite de la grande coalition (CDU/CSU et SPD), expérimentée à trois reprises par Angela Merkel (2005-2009, 2013-2017 et 2018-2021). Cependant, une configuration de « coalition jamaïcaine » (CDU/CSU, Verts et FDP) est possible, de même qu’une « Ampelskoalition » (SPD, Verts et FDP), voire une coalition plus à gauche dans laquelle le SPD s’allierait avec, entre autres, le parti de gauche Die Linke.
Lorsque l’on examine les programmes des trois principales formations politiques (voir tableau), un consensus fort se dégage autour de la transition écologique, principal thème de la campagne. Sur les autres thèmes, en revanche, on retrouve le clivage droite/gauche traditionnel. La CDU/CSU se fait le chantre de la compétitivité des entreprises en plaidant pour une baisse de l’impôt sur les sociétés et le plafonnement des coûts non salariaux, tandis que le SPD et les Verts souhaitent l’augmentation du salaire minimum, instauré en 2015. Par ailleurs, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les ménages, tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et un alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus. Ce clivage se retrouve sur la question de l’intégration européenne, notamment dans ses aspects budgétaires.
Un fort consensus autour de la transition écologique
Un large consensus semble émerger au sein des principaux partis pour une politique de transition écologique ambitieuse. Si l’orientation est claire, l’ampleur et la rapidité de la mise en œuvre dépendront des partis qui formeront la prochaine coalition. Les trois principaux partis ont confirmé leur engagement en faveur de la neutralité carbone : la CDU/CSU et le SPD se fixent l’échéance de 2045, année cible indiquée dans la loi sur la protection du climat votée par la coalition actuelle ; quant aux Verts, ils se fixent l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en vingt ans. Le parti libéral (FDP) s’est quant à lui fixé une échéance plus lointaine, en 2050.
Pour atteindre cet objectif, il faut une profonde modification du mix énergétique actuel (graphique), qui repose en Allemagne à 78 % sur les énergies fossiles – contre 48 % en France. La CDU/CSU et le SPD veulent la disparition du charbon d’ici 2038 (2030 pour les Verts). Or, historiquement, l’Allemagne avait privilégié les sources de production fossiles, en particulier le charbon et le lignite qu’elle possède en abondance, ainsi que le gaz, essentiellement importé. Malgré une baisse importante au cours de la dernière décennie, le charbon représente encore 17,6 % de l’approvisionnement énergétique en 2019. Ayant annoncé en 2011 son choix de sortir du nucléaire[1], elle ne peut donc que compter sur l’essor des énergies renouvelables. C’est pourquoi les grands partis souhaitent fortement augmenter leur part – actuellement autour de 15 % − dans le mix énergétique allemand. Le SPD souhaite que l’électricité provienne entièrement d’énergies renouvelables d’ici 2040 : or seul un tiers de l’électricité est actuellement produite à partir des énergies renouvelables[2].
La stratégie retenue pour atteindre les objectifs environnementaux diffère néanmoins. Les Verts plaident pour une politique d’État très volontariste et prévoient 50 milliards d’euros d’investissement par an dédiés à la transition écologique. Les chrétiens-démocrates et le FDP privilégient le soutien à l’innovation et s’en remettent aux mécanismes de marché : ils souhaitent notamment étendre le marché des quotas d’émissions qui renchérit le prix du CO2 afin de préserver la compétitivité de l’industrie allemande.
Les éléments de divergence : compétitivité des entreprises, salaire minimum et fiscalité des ménages
Les clivages traditionnels gauche/droite se retrouvent sur la question de la fiscalité des entreprises. La CDU/CSU, ainsi que son traditionnel partenaire libéral, le FDP, prônent la baisse du taux d’imposition des sociétés à 25 % au lieu de 30 %. La CDU/CSU entend également plafonner à 40% de la masse salariale les coûts non salariaux (le coin socio-fiscal), c’est-à-dire les prélèvements obligatoires et cotisations sociales payées par les employeurs et salariés. Le parti conservateur souhaite également supprimer la surtaxe de solidarité[3] (Solidartätszuschlag) pour les entreprises, contrairement au SPD et aux Verts qui souhaitent son maintien. Enfin, la CDU/CSU souhaite que le seuil de rémunération des minijobs, seuil qui permet l’accès à une couverture sociale, soit relevé de 450 à 550 euros.
Alors que les propositions de la CDU mettent l’accent sur l’allègement de la fiscalité pour les entreprises dans une optique de compétitivité accrue, le SPD et les Verts proposent de porter le salaire minimum à 12 euros de l’heure, soit une augmentation de 15 % par rapport au niveau prévu en juillet 2022[4]. Pour rappel, en 2020, le salaire minimum représente 51 % du salaire brut médian pour les salariés à temps plein en Allemagne, contre 58 % au Royaume-Uni et 61 % en France (source : OCDE). Une augmentation du salaire toucherait un nombre conséquent de salariés : d’après Schulten et Putsch (2019), entre 9 et 11 millions de salariés − soit entre 27 % et 30 % des salariés allemands − gagnent un salaire horaire inférieur ou égal au seuil de 12 euros[5].
Sur la question de la fiscalité des ménages, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les hauts revenus, tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et souhaitent une réforme de la progressivité de l’imposition sur le revenu. Les Verts se prononcent à la fois pour un allègement pour les faibles revenus (via une augmentation de l’abattement de base), et pour un alourdissement pour les revenus du haut de la distribution. Ils plaident ainsi pour le relèvement du taux marginal de 42 à 45 % à partir d’un revenu de 100 000 euros pour les célibataires et de 200 000 euros pour les couples mariés, et le relèvement du taux marginal de la tranche supérieure de 45% à 48% à partir de 250 000 euros pour un célibataire et 500 000 euros pour un couple marié – cette dernière proposition étant partagée par le SPD.
La problématique du logement est également prégnante : les trois partis proposent la construction d’un million à un million et demi de logements. Le SPD et les Verts souhaitent introduire le plafonnement des loyers tandis que la CDU souhaite favoriser l’accession à la propriété.
La question de l’intégration européenne et de l’investissement public
La faiblesse de l’investissement public est un problème endémique en Allemagne : le discours allemand demeure en effet très marqué par l’importance de la vertu budgétaire qui bride les dépenses de l’État aux fins d’investissement. Ainsi, la part de l’investissement public dans le PIB n’a représenté que 2,3% en moyenne entre 1995 et 2020, contre 3,8% en France sur la même période ; par ailleurs la formation nette de capital fixe du secteur public a été négative pendant plusieurs années depuis 2004, c’est-à-dire que le montant de l’amortissement a été supérieur au montant des nouveaux investissements. Dans une étude conjointe de l’IMK et de l’IW[6], les besoins de financement dans les infrastructures sont estimés à 450 milliards d’euros sur les 10 prochaines années. La question de l’investissement public a refait surface à l’occasion de la crise de la Covid-19. Dès juin 2020, l’Allemagne a élaboré un plan de relance de grande envergure pour relever le pays de cette crise à la fois sanitaire et économique. Sur les 130 milliards d’euros – 4 points de PIB – alloués à ce plan, 50 milliards étaient dédiés au volet d’investissement destiné à s’attaquer aux transformations structurelles.
L’investissement public est au cœur de la campagne des législatives : les Verts prévoient 500 milliards d’euros – soit 17 % du PIB – d’investissement public au cours des dix prochaines années, le SPD évoque également un montant de 50 milliards d’euros par an, et la CDU ne donne pas de chiffrage précis. Les objectifs sont relativement similaires, avec un accent mis sur la transition écologique (hydrogène vert notamment), la numérisation, le domaine de la santé, les infrastructures. Les financements ne sont pas toujours clairement définis. En tout état de cause, cette attention portée à l’investissement public implique des déficits plus élevés dans les prochaines années. Ces déficits seront difficilement réconciliables avec le retour à la règle d’or de l’endettement – suspendue pour cause de Covid – en 2023[7], sauf si l’investissement est exclu du calcul du déficit, comme le demande le parti écologiste.
Cette question de l’investissement public, commune à plusieurs pays européens, est liée à la question de l’intégration européenne. Si l’Allemagne a, en 2020, accepté le principe d’une mutualisation de la dette publique, c’est à la condition expresse que ces sommes ne soient utilisées que pour de nouveaux investissements, et non pour rembourser des dettes préexistantes. Ainsi, la crise de la Covid-19 a entraîné un changement historique dans la position allemande vis-à-vis de l’intégration budgétaire. Le vote du cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027 et le fonds de relance européen « Next Generation EU » (NGEU) ont mis fin au tabou de la non mutualisation de la dette publique défendue par l’Allemagne. Ainsi, la Commission européenne a été chargée d’emprunter elle-même des fonds sur les marchés financiers afin d’alimenter le budget de relance – d’un volume financier total de 750 milliards d’euros maximum[8].
Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur cette volte-face et cette solidarité budgétaire. Lors de sa déclaration gouvernementale du 18 juin 2020 au Bundestag, Angela Merkel a réaffirmé sa position : « Le plan de relance de l’Europe fait explicitement référence à la pandémie, son action est ciblée et il est limité dans le temps » [9]. La chancelière a ainsi tenu à souligner le caractère exceptionnel et la portée limitée du fonds de relance.
Sur la question de l’intégration fiscale et politique de l’UE, le paysage politique allemand est toujours divisé en deux camps. D’un côté le SPD, les Verts et la gauche prônent une intégration européenne toujours plus poussée à travers la refonte des règles budgétaires européennes existantes. De l’autre, la CDU/CSU et le FDP considèrent que l’emprunt par émission d’obligations communes pour financer NGEU doit rester exceptionnel et temporaire et que l’Union européenne ne devrait pas se transformer en une union de la dette. Au contraire, le SPD souhaite une réforme du Pacte de stabilité et de croissance en faveur de l’investissement public et une véritable convergence fiscale. Les Verts souhaitent quant à eux intégrer le fonds européen de reconstruction dans le budget de l’UE et le pérenniser pour en faire un instrument d’investissement respectueux du climat à l’avenir.
Pour conclure ce tour d’horizon, l’analyse des programmes illustre la proximité entre la CDU/CSU et les libéraux du FDP, et semble également montrer une convergence entre le SPD et les Verts, au moins en matière fiscale et d’intégration budgétaire. Cela étant, l’économie n’est qu’une dimension de l’élection. Les questions migratoires et de politique étrangère seront également un axe de clivage ou de rapprochement entre partis, notamment avec la question des relations avec la Russie et la Chine. Par conséquent, il est probable que la formation d’un gouvernement de coalition prendra du temps et que le 26 septembre, l’incertitude ne fera que commencer.
[1] Neuf mois après avoir annulé la sortie de l’Allemagne du nucléaire prévue par l’ancien gouvernement de Gerhard Schröder (coalition SPD-Verts), Angela Merkel annonce en 2011 le retrait définitif du nucléaire pour 2022 au plus tard, contre l’avis de sa propre majorité.
[2] Grâce à l’énergie nucléaire, 90 % de la production électrique en France métropolitaine est « bas carbone » (reposant sur le nucléaire et les énergies renouvelables) contre 47 % en Allemagne. Source : Eurostat, série NRG_IND_PEH.
[3] Créée à l’origine pour soutenir la reconstruction économique dans les Länder de l’ex-RDA, la surtaxe de solidarité est un supplément d’impôt ayant pour assiette l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur les sociétés, qui affiche un taux additionnel de 5,5 %. Cette surtaxe a été abolie, depuis janvier 2021, pour 90 % des contribuables, mais reste en vigueur pour les entreprises.
[4] Lors de son introduction en 2015, le salaire minimum légal était de 8,50 euros bruts de l’heure. Il a régulièrement été augmenté depuis, et atteint 9,60 euros depuis le 1er juillet 2021. Au 1er janvier 2022, il passera à 9,82 euros et à 10,45 euros le 1er juillet 2022. Sur la question du salaire minimum en Allemagne, on pourra utilement consulter O. Chagny & S. Le Bayon, 2020, « La loi sur le salaire minimum en Allemagne : un bilan globalement positif, des enjeux d’application majeurs », La Revue de l’Ires, n° 100, pp. 103-143.
[5] T. Schulten & T. Pusch, 2019, « Mindestlohn von 12 Euro: Auswirkungen und Perspektiven », Wirtschaftsdienst, n° 99.
[6] H. Bardt, S. Dullien, M. Hüther & K. Rietzler, 2019, « Für eine solide Finanzpolitik: Investitionen ermöglichen! », IMK Report, IMK at the Hans Boeckler Foundation, n° 152-2019.
[7] La règle d’or selon laquelle recettes et dépenses doivent s’équilibrer est inscrite dans la loi fondamentale de la République fédérale (art. 115). Elle est renforcée en 2009, par la loi Schuldenbremse (« frein à l’endettement »), votée aussi bien par la CDU/CSU que par le SPD. Ce frein supplémentaire à l’endettement impose des contraintes plus restrictives que les contraintes européennes et interdit à l’État de s’endetter au-delà de 0,35 % de son PIB chaque année. Il est inscrit dans la Constitution et demanderait une majorité de trois cinquièmes au Parlement pour être modifié.
[8] Le plan d’investissement allemand est majoritairement financé par le creusement du déficit public allemand ; il bénéficie toutefois du soutien apporté par le plan de relance européen de nouvelle génération (NGEU) sous forme de subventions à hauteur de 23,6 milliards d’euros d’ici à 2026, soit 3 % des sommes allouées par le NGEU.
[9] Voir P. Becker, 2021, « Changement de cap de l’Allemagne en matière de politique européenne : un repositionnement avec des limites », Allemagne d’aujourd’hui, vol. 236, n° 2, pp. 68-78.
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