Le Préambule du Traité de Rome : 60 ans après, que conclure ?

par Éloi Laurent

Le Traité instituant la CEE (le plus emblématique des deux Traités de Rome) a donné vie et corps à l’idéal d’intégration européenne esquissé notamment par Victor Hugo. Soixante ans après sa signature, on propose ici une brève relecture commentée, forcément subjective, du Préambule de ce texte fondateur (les participes passés et présents qui ouvrent chaque alinéa du texte se réfèrent aux six chefs d’Etats et de gouvernement signataires du Traité le 25 mars 1957).

Déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens,

On peut faire au moins deux lectures de l’ambition visée par le premier alinéa du Traité CEE. La première voit dans « l’union » des « peuples » celle de leurs gouvernements, et de ce point de vue il paraît très difficile de contester que depuis 1957 les exécutifs européens se sont fortement rapprochés jusqu’à collaborer étroitement, à mesure que de nouveaux éléments de leur souveraineté étaient mis en commun. Mais ce serait oublier l’injonction de Jean Monnet, un des principaux architectes du Traité : « notre mission n’est pas de coaliser des Etats, mais d’unir des hommes ». Que dire donc de l’union des peuples ? Un certain nombre d’enquêtes plus ou moins anecdotiques semblent indiquer que les stéréotypes ont la vie dure en Europe  et que les Européens se connaissent encore finalement assez mal.

Plus fondamentalement, c’est la confiance placée par les Européens dans leur union qui paraît un indicateur pertinent de la solidité de celle-ci[1]. Et force est de reconnaître qu’elle connaît aujourd’hui un étiage : l’Eurobaromètre de l’automne 2016 (publié en décembre 2016) indique que la confiance dans l’UE est tombée à 36%, près de quinze points en dessous de son niveau de 2004 (selon les données Eurostat, la confiance dans les institutions européennes a quant à elle chuté de 53% en 2000 à 42% en 2014). C’est à partir de 2011 qu’une majorité de citoyens se détournent de l’Union européenne, au moment, on peut le penser, où les Etats membres de l’Union européenne se montrent résolument incapables de proposer une stratégie de sortie de crise coordonnée et efficace et où le bloc régional replonge à nouveau dans la récession. La confiance dans l’UE est plus faible dans la zone euro que dans les pays qui n’en sont pas membres et elle est particulièrement faible au sein des grands pays signataires du Traité CEE : l’Allemagne, la France et l’Italie, où elle ne dépasse pas 30%.

Décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe,

L’axe majeur de la stratégie européenne des années d’après-guerre est ici énoncé : en instituant et en consolidant « quatre libertés » de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) formant progressivement un marché intérieur européen (appelé à devenir marché unique dans les années 1990), les rédacteurs du texte entendaient favoriser la prospérité des nations et faire tomber les barrières mentales qui ont si profondément divisé les Européens. Le résultat, soixante ans plus tard, est une intégration asymétrique : forte pour les biens et surtout les capitaux, la mobilité demeure faible pour les personnes et les services. L’Article 117 du Traité qui vise « une égalisation dans le progrès » des conditions de vie, envisage que celle-ci se réalisera par le « fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». L’intégration asymétrique européenne a plutôt généré une féroce concurrence fiscale et sociale. Or les Européens sont fortement attachés à leurs modèles sociaux respectifs : selon l’Eurobaromètre, 82 % d’entre eux estiment que « l’économie de marché devrait aller de pair avec un niveau élevé de protection sociale ». Soixante après la signature du Traité de Rome, si l’identité européenne existe, elle consiste dans cet attachement.

Mais alors que la liberté de circulation des personnes, structurellement faible dans l’UE, n’a été que marginalement présente dans les débats européens pendant des décennies, elle a occupé une place centrale dans le choix du Royaume-Uni de sortir de l’UE : tandis que les Britanniques entendaient proposer un arbitrage entre liberté de circulation des biens, des capitaux et des services, qu’ils entendaient conserver, et liberté de circulation des personnes, dont ils ne veulent plus, les institutions et les Etats membres de l’UE ont réaffirmé que les quatre libertés formaient un bloc, à prendre ou à laisser.

Assignant pour but essentiel à leurs efforts l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples,

Il ne fait guère de doute que les conditions de vie des Européens se sont améliorées depuis 1957 mais « l’amélioration constante » de celles-ci affirmée comme « but essentiel » par le Traité de Rome peut être mise en question empiriquement dans la période récente. A l’aune de l’indicateur de développement humain des Nations Unies (ou IDH)[2], mesure imparfaite qui reflète en partie les conditions de vie des personnes, la situation des pays européens, qui ne peut être appréciée que depuis 1990 (date à laquelle on dispose de données homogènes pour les 28), montre un progrès presque constant en moyenne dans les pays membres jusqu’en 2000, point de basculement à partir duquel le taux de progression de l’IDH ralentit pour devenir presque nul en 2014. Les « conditions d’emploi », dont le taux de chômage est une approximation, se sont également dégradées depuis 2000, le taux de chômage retrouvant en 2016 seulement son niveau de 2000.

Mais l’essentiel est sans doute dans la perception qu’ont les Européens d’aujourd’hui du progrès possible de leurs conditions de vie. L’Eurobaromètre indique à ce sujet que ce sont désormais 56% des Européens qui pensent que leurs enfants auront une vie plus difficile que la leur. Selon les données du Pew Research Center, les Européens sont aujourd’hui les plus pessimistes au monde quant à leur devenir économique.

Reconnaissant que l’élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence,

Soucieux de renforcer l’unité de leurs économies et d’en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisés,

Ces deux alinéas entendaient conjurer deux déséquilibres européens qui se sont en fait renforcés dans la période récente : les déséquilibres de balance courante (contredisant « l’équilibre dans les échanges ») et les déséquilibres géographiques (mettant à mal le « développement harmonieux » des territoires de l’Union européenne). Sur le premier point, les déséquilibres commerciaux entre les Etats membres de l’UE, et de la zone euro plus particulièrement, sont désormais bien connus et documentés, l’Allemagne jouant ici un rôle déstabilisateur majeur. Sur le second point, il convient d’insister sur le caractère paradoxal du succès du marché unique hérité du Traité de Rome, qui a rapproché les Nations mais fait diverger les régions (et plus généralement les territoires). On peut ainsi montrer que dans l’Union européenne l’écart de développement économique entre les régions est plus fort que l’écart entre les nations[3]. Cette fracture spatiale au sein des nations européennes, que l’on retrouve dans d’autres pays en dehors de l’Europe mais que le marché unique a assurément accentué par les puissants effets d’agglomération qu’il engendre, n’est pas sans conséquence sur la polarisation politique géographique observée lors de scrutins récents, au Royaume-Uni, en Autriche ou en France.

Désireux de contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux,

Les rédacteurs du Traité de Rome ont vu juste : la CEE puis l’UE ont fortement contribué à la libéralisation des échanges à la surface de la planète et donc à la mondialisation contemporaine. Si, en 1960, les six pays signataires du Traité CEE représentaient environ un quart du commerce mondial, en 2015, les 28 pays de l’UE représentent environ 34% du commerce mondial. La mondialisation est pour un tiers une européanisation.

Entendant confirmer la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et désirant assurer le développement de leur prospérité, conformément aux principes de la Charte des Nations unies,

Résolus à affermir, par la contribution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort,

Ont décidé de créer une Communauté économique européenne

Dans ce dernier alinéa tient tout entière la promesse européenne la plus essentielle : la paix par le marché qui repose sur le droit et appelle l’élargissement. Il n’est pas contestable que les libertés civiles et les droits politiques ont progressé sur le continent pour garantir aux Etats membres leur plus longue période de non-guerre depuis le XVIe siècle. En 1957, seuls 12 des 28 Etats membres actuels étaient des démocraties, tous le sont aujourd’hui. Et les démocraties font nettement moins la guerre que les autres régimes politiques. Il n’est pas exagéré de dire que l’Europe est aujourd’hui le continent le plus démocratique au monde, avec près de 90% de ses pays considérés comme libres, comparé à seulement 70% dans les Amériques, 40% en Asie, 20% en Afrique subsaharienne et seulement 1% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (selon les données de Freedom House). Mais le danger a changé de nature : ce n’est plus principalement un conflit international qui menace l’Europe (quoique le nouvel impérialisme russe ne puisse pas être pris à la légère), mais les conflits intérieurs.

L’instabilité politique, évidente en Grèce, progresse en effet dans de nombreux pays, en Autriche, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie et bien entendu en France. L’Union européenne a contribué à nourrir le ressentiment social profond qui alimente les partis sécessionnistes qui entendent la démanteler. La réponse à ce risque de désintégration doit être à la hauteur du Traité de Rome, dont le Préambule affirme des valeurs et pointe des horizons. L’hommage que vient de lui rendre la Commission européenne est de ce point de vue un contre-sens : le Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe dévoilé le 1er mars dernier élude la question de ce que les Européens veulent faire ensemble pour se demander comment ils pourraient le faire, ensemble ou séparément. Or, pour la première fois depuis soixante ans, l’Union ne va pas s’élargir mais se rétrécir. Pour la première fois depuis soixante ans, les Européens pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Pour la première fois depuis soixante ans, la démocratie est menacée sur le continent et, circonstance aggravante, elle l’est de l’intérieur. Le plus dangereux pour la construction européenne n’est pas la crise : c’est la complaisance à l’égard de la crise.

 

[1] L’Eurobaromètre, crée au printemps 1974, qui mesure notamment la confiance dans les institutions et l’Union européennes, avait précisément pour ambition de révéler les Européens les uns aux autres à travers l’expression de leur opinion publique respective.

[2] L’IDH agrège à parité des indicateurs de santé, éducation, revenu.

[3] Si on ne tient pas compte du cas particulier du Luxembourg.




L’économie européenne 2017, ou l’UE après le Brexit

par Jérôme Creel

L’économie européenne 2017 permet de faire un large tour d’horizon des questions que pose aujourd’hui le projet d’Union européenne. Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques rigides et souples à la fois : l’UE reste une énigme. Elle donne aujourd’hui l’impression d’avoir perdu le fil de sa propre histoire et d’aller à rebours de l’Histoire. Celle, récente, de la crise financière internationale. Celle, plus ancienne, de la Grande Dépression.

Quelques mois après la faillite de la banque Lehman Brothers, les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Londres pour le sommet du G-20 en avril 2009 avaient établi une liste de recommandations pour relancer l’économie mondiale. Parmi celles-ci figuraient la mise en œuvre de politiques budgétaires et monétaires actives, le soutien aux banques assorti d’une meilleure réglementation bancaire, le refus de la tentation protectionniste, la lutte contre les inégalités et la pauvreté et le soutien au développement durable.

Ces recommandations s’opposaient aux politiques mises en œuvre peu après la Grande Dépression, dans les années 30. A l’époque, les politiques économiques avaient commencé par être restrictives, et avaient donc alimenté la crise et la montée des inégalités. A l’époque aussi, le protectionnisme n’avait pas juste été une tentation mais une réalité : des barrières tarifaires et non tarifaires avaient été levées pour tenter de protéger les entreprises locales de la concurrence internationale. On sait ce qui arriva par la suite : une montée des populismes et des extrémismes qui a plongé l’Europe, puis le monde, dans une guerre épouvantable. Les enseignements économiques tirés de la gestion catastrophique de la crise des années 30 ont donc contribué aux recommandations du sommet de Londres.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces enseignements en Europe ? Peu de choses finalement, si ce n’est une politique monétaire résolument expansionniste et la mise en place d’une union bancaire. La première a vocation à atténuer la crise actuelle tandis que la seconde a vocation à éviter que survienne une crise bancaire en Europe. Ce n’est pas rien, certes, mais cela repose sur une seule institution, la Banque centrale européenne, et ne répond pas, loin s’en faut, à toutes les difficultés qui traversent l’Europe.

Le Brexit est l’une d’entre elles : premier cas de désintégration européenne, la sortie du Royaume-Uni pose notamment la question des conditions du futur partenariat avec l’Union européenne (UE) et voit resurgir la question du protectionnisme entre Etats européens. La tentation du repli sur soi est également manifeste dans la gestion de la crise des réfugiés qui en appelle pourtant aux valeurs de solidarité qui ont longtemps caractérisé l’UE. Les divergences entre les Etats membres de l’UE en termes d’inégalités, de compétitivité et de fonctionnement des marchés du travail réclameraient des politiques différenciées et coordonnées entre les Etats membres plutôt que les politiques très homogènes et sans vision d’ensemble menées jusque-là. C’est le cas notamment des politiques visant à résorber les déséquilibres commerciaux et de celles s’attachant à réduire les dettes publiques. La gestion des finances publiques par l’application de règles budgétaires, même imparfaitement respectées, et la gestion des déséquilibres économiques et sociaux par le respect de critères quantitatifs font perdre de vue les interdépendances entre les Etats membres : l’austérité budgétaire pèse aussi sur les partenaires, tout comme la recherche d’une meilleure compétitivité-prix. Est-ce bien utile et raisonnable dans une Union européenne prochainement à 27 qui peine à retrouver la voie d’une croissance durable et qui a vu augmenter ses inégalités ?

L’économie européenne 2017 dresse un bilan de l’Union européenne dans une période de fortes tensions et de fortes incertitudes, après une année de conjoncture moyenne et avant que ne s’enclenche véritablement le processus de séparation entre l’UE et le Royaume-Uni. Au cours de cette période, plusieurs élections majeures en Europe serviront aussi de tests de résistance pour l’UE : moins, plus ou « mieux » d’Europe, il va falloir choisir.

 




Le référendum britannique du 23 juin 2016 : le saut dans l’inconnu

Par Catherine Mathieu

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé (par 52% contre 48%) de sortir de l’Union européenne. Après avoir longtemps critiqué le fonctionnement de l’UE et les contraintes qu’il faisait porter sur le Royaume-Uni, David Cameron avait obtenu, le 19 février 2016, un accord censé permettre le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, mais cela n’a pas suffi à convaincre les électeurs. Dans le Policy Brief de l’OFCE (n°1 du 13/07), nous montrons que plus que des arguments économiques, c’est le souci des Britanniques de préserver (ou de retrouver) leur souveraineté politique qui a compté.

La sortie de l’UE est, pour reprendre l’expression de David Cameron, « un saut dans l’inconnu », et l’on ne peut qu’élaborer des scénarios sur la base d’hypothèses quant à l’issue des négociations qui vont s’engager avec l’Union européenne : scénario rose où les deux parties voudront maintenir au maximum les liens existants, scénario noir où l’UE voudrait faire un exemple et le Royaume-Uni deviendrait un paradis fiscal et réglementaire.

Début juillet, force est de constater que le Royaume-Uni n’a pas encore décidé de sortir formellement de l’UE (en activant l’article 50), et ne le fera vraisemblablement pas avant septembre. Les démissions des leaders du camp du Brexit et l’évolution de la situation politique entretiennent un grand flou sur la mise en place de négociations : la livre a chuté de plus de 10 % par rapport à l’euro, et de 12 % par rapport au dollar et risque de ne pas se stabiliser avant la clarification de la position britannique. Il semble que l’on entre dans un scénario gris dont on ne connaît pas à ce jour les nuances.

A court terme, selon les hypothèses retenues, l’impact d’un Brexit pourrait être légèrement négatif pour l’économie britannique de l’ordre, de -0,2 point de PIB en 2016 selon le NIESR (2016a), mais pourrait atteindre plusieurs points de PIB à l’horizon de deux ans selon les scénarios, le Trésor britannique (2016a) ayant envisagé les scénarios les plus noirs (-3,6 % à -6 %).

A long terme, selon les hypothèses retenues, l’impact économique d’une sortie du Royaume-Uni serait franchement négatif, surtout là-aussi selon le Trésor britannique, mais les hypothèses de forte baisse du commerce britannique sont sans doute exagérées.

 




Brexit : quelles leçons pour l’Europe ?

Par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le vote britannique pour une sortie de l’UE accentue la crise politique tant en Europe que dans beaucoup de pays européens. La sortie de l’Europe devient une alternative possible pour les peuples européens, ce qui peut encourager les partis souverainistes. Mécaniquement, le départ du Royaume-Uni augmente le poids du couple franco-allemand, ce qui peut déstabiliser l’Europe. Si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni pour adhérer à l’UE, des mouvements indépendantistes d’autres régions (Catalogne, Corse, ..) pourraient demander une évolution similaire. Mais la fragilité de l’Europe provient aussi de l’échec de la stratégie « discipline budgétaire/réformes structurelles ».

Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen comme à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, comme à l’Europe sociale pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Allemagne ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Il ne suffira pas, à lui seul, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Par contre, la libéralisation des services et du secteur financier, que le Royaume-Uni impulse aujourd’hui, pourrait être ralentie. Le Commissaire britannique Jonathan Hill, responsable des services financiers et des marchés de capitaux devra être rapidement remplacé. Se posera la question délicate des fonctionnaires européens britanniques qui, en tout état de cause, ne pourront plus occuper de postes de responsabilité.

Il ouvrira aussi une période d’incertitude économique et financière. Mais il ne faut pas donner trop d’importance aux réactions des marchés financiers, qui n’aiment pas l’incertitude et sont de toute façon très  volatils.  La livre a certes rapidement perdu 10%  par rapport à l’euro, mais elle était sans doute  surévaluée, comme en témoigne le déficit courant britannique de l’ordre de 6,5% de son PIB en 2015.

Selon l’article 50 de la Constitution européenne, un pays qui décide de quitter l’Union doit négocier un accord de retrait, qui fixe la date de sortie[1]. Sinon, au bout de deux ans, le pays est automatiquement en dehors de l’Union. La négociation sera délicate ; elle portera obligatoirement sur l’ensemble des dossiers. Durant cette période, le Royaume-Uni restera dans l’UE. Les pays européens devront choisir entre deux attitudes. L’attitude compréhensive serait de signer rapidement un Traité de libre-échange, se donnant comme objectif de maintenir les relations commerciales et financières avec le Royaume-Uni, en tant que partenaire privilégié de l’Europe. Cela minimiserait les conséquences économiques du Brexit pour l’UE comme pour le Royaume-Uni. Toutefois, il paraît difficile que le Royaume-Uni puisse à la fois jouir d’une liberté totale pour son organisation économique et d’une ouverture totale des marchés européens. Le Royaume-Uni ne devrait pas bénéficier de conditions plus favorables que celles des membres actuels de l’AELE (Norvège, Islande, Liechtenstein) ou de la Suisse ; il devrait sans doute comme eux intégrer la législation du marché unique (en particulier pour la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Se poseraient très vite la question de normes, celle du passeport européen des institutions financières (ce passeport est aujourd’hui accordé aux pays de l’AELE, mais pas à la Suisse),  etc. Le Royaume-Uni pourrait avoir à choisir entre se plier à des normes européennes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire ou se voir imposer des barrières réglementaires. Certes, la négociation sera ouverte. Le Royaume-Uni pourra plaider pour une Europe plus ouverte aux pays hors-UE. Mais quel sera son poids une fois sorti ?

L’attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie, consisterait au contraire à imposer au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant de zéro (donc des seules règles de l’OMC) à inciter les entreprises multinationales à relocaliser en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, à fermer l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à les inciter à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais, il paraît difficile que l’Europe, partisan de la libre-circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni.  La zone euro a un excédent courant de 130 milliards d’euros avec le Royaume-Uni : voudra-t-elle le remettre en cause ? Les entreprises européennes qui exportent au Royaume-Uni s’y opposeraient. Les accords de coopération industrielle (Airbus, Armement, Energie, ..) pourraient difficilement être remis en question. Il paraît a priori peu probable que Londres dresse des barrières tarifaires contre les produits européens, sauf en représailles. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, en particulier en matière financière. Mais, il ne pourrait guère s’abstraire de contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires). Le risque est de rentrer dans un coûteux jeu de représailles réciproques (que l’Europe, divisée entre des pays à intérêts différents, aura du mal à mener).

En cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, économiserait  a priori environ 9 milliards d’euros par an, soit 0,35% de son PIB. Toutefois, les pays de l’AELE et la Suisse contribuent au budget européen dans le cadre du marché unique. Là encore, tout dépendra de la négociation. On peut penser que le gain pour le Royaume-Uni ne sera que de l’ordre de 4,5 milliards d’euros, que les autres pays membres devront prendre en charge (soit un coût de l’ordre de 0,5 milliard d’euros pour la France).

Compte tenu des incertitudes sur la négociation (et sur l’évolution du taux de change),  toutes les évaluations sur l’impact du Brexit sur les autres pays de l’UE ne peuvent être que très problématiques. Par ailleurs, l’effet pour les pays de l’UE est forcément de second ordre : si des barrières tarifaires ou non tarifaires réduisent les exportations de voitures françaises vers le Royaume-Uni et des voitures britanniques vers la France, les producteurs français pourront fournir leur marché national avec moins de concurrence et pourront aussi se tourner vers les pays tiers. Un ordre de grandeur est cependant utile : les exportations de la France (de l’UE) vers le Royaume-Uni représentaient en 2015 1,45% de son PIB (2,2%) ; les exportations du Royaume-Uni vers l’UE représentaient 7,1% de son PIB. A priori, un choc équivalent sur le commerce RU/UE a 3,2 fois moins d’impact sur l’UE que le Royaume-Uni.

Ainsi, selon l’OCDE[2], la baisse du PIB de l’UE serait à terme, en 2023, de 0,8% (contre 2,5% pour le Royaume-Uni), tandis que rester dans l’UE, participer à l’approfondissement du marché unique et signer des accords de libre-échange avec le reste du monde permettrait une hausse du PIB pour tous les pays de l’UE. Mais quelle est la crédibilité de cette dernière affirmation, compte tenu des mauvaises performances actuelles de la zone euro et du coût de l’ouverture des frontières pour la cohésion économique et sociale des pays européens ? Beaucoup des canaux évoqués par l’OCDE sont contestables : le Brexit affaiblirait la croissance en augmentant l’incertitude économique et en affaiblissant les perspectives économiques. Mais si l’Europe fonctionne mal, la quitter devrait améliorer les perspectives des marchés. Le Royaume-Uni subirait une contraction de son commerce extérieur, qui nuirait durablement à sa productivité, mais, malgré l’ouverture de son économie, la productivité de l’économie britannique est déjà faible. L’OCDE ne pose pas la question de principe : un pays doit-il abandonner sa souveraineté politique pour bénéficier des éventuels effets positifs de la libéralisation commerciale ?

Selon la fondation Bertelsmann[3], la baisse du PIB de l’UE (hors RU) en 2030 irait de 0,10% dans le cas d’une sortie douce (le Royaume-Uni ayant un statut similaire à celui de la Norvège)  à 0,36% dans le cas défavorable (le Royaume-Uni devant renégocier tous ses traités commerciaux), la France étant peu touchée (-0,06 % et -0,27%), l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg beaucoup plus. Puis l’étude multiplie ces chiffres par cinq pour intégrer des effets dynamiques de moyen terme, la baisse du commerce extérieur étant censée avoir des effets défavorables sur la productivité.

Euler-Hermès aboutit aussi à des chiffres très faibles pour les pays de l’UE : une baisse de 0,4% du PIB avec un accord de libre-échange ; de 0,6 % sans accord. L’impact est plus important pour les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Un rebond de l’Europe, avec ou sans le Royaume-Uni…

L’Europe devra tirer les leçons de la crise britannique, qui vient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, les politiques d’austérité, en même temps que celle des migrants. Ce ne sera pas une tâche aisée. Il faudra à la fois repenser le contenu des politiques et leur cadre institutionnel. L’UE en aura-t-elle la capacité ?

Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus de 1999 à 2007. Depuis 2010, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre Etats membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud.  La stratégie mise en œuvre  dans la zone euro depuis 1999, renforcée depuis 2010 : « discipline budgétaire/réformes structurelles » n’a guère donné des résultats satisfaisants sur les plans économiques et sociaux. Par contre, elle donne aux peuples l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont bénéficié de l’assistance de la troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne). Depuis 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement en Europe a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Les désaccords sont importants en Europe tant entre les nations qu’entre les forces politiques et sociales. Dans la situation actuelle, l’Europe a besoin d’une stratégie économique forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe.

Ce marasme a selon nous deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. Il apparaît de plus en plus que la mondialisation creuse un fossé  profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent[4]. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. Les emplois stables, correctement rémunérés disparaissent. Les classes populaires sont les victimes directes de la concurrence des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les anciennes démocraties populaires). On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AfD, de l’UKIP, et aussi aux Etats-Unis de Donald Trump chez les Républicains.

L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes, que ceux-ci refusent, pour des raisons parfois légitimes, parfois discutables, parfois contradictoires. Le fait est que l’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir une stratégie spécifique.  Le retour à la souveraineté nationale est une tentation générale.

Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les peuples des divergences importantes d’intérêt, de situations, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. En raison de la disparité des situations nationales, de nombreux dispositifs (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites dans le Pacte de Stabilité ou le Traité Budgétaire : elles n’ont pas été remises en cause après la crise financière.  Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Après les difficultés de l’Europe monétaire, qui peut souhaiter une Europe budgétaire, qui éloignera encore l’Europe de la démocratie ?

Dans l’accord du 19 février, le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques même quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de libertés restaient de compétence nationale. L’Europe devra tenir compte de ce sentiment d’exaspération. Après le départ britannique, il faudra arbitrer entre deux stratégies : renforcer l’Europe au risque d’accroître encore le sentiment de dépossession des peuples ou réduire l’ambition de la construction européenne.

Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale  (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain)

Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral (qu’il faudrait rendre plus démocratique) et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des Etats membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membre de ‘seconde zone’. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. C’est déjà le cas, par exemple, avec l’Agence bancaire européenne et la BCE. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois  fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).

Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.

Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquels ils n’auront aucun pouvoir. Faut-il placer nos pays partenaires devant le dilemme : accepter  de lourdes pertes de souveraineté (en matière politique et sociale) ou se voir priver des avantages du libre-échange ?

Il n’y a sans doute pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait déplaisant qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.

Par ailleurs, nul ne sait comment se ferait la convergence en matières fiscale ou sociale. Vers le haut ou vers le bas ? Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la troïka le fait pour la Grèce) ? ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu de la disparité actuelle en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

L’Europe devra engager une réflexion sur son avenir. Utiliser la crise actuelle pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer  le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’Europe, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourraient être mis en œuvre.

[1] Voir, en particulier le rapport du Sénat ; Albéric de Montgolfier : Les conséquences économiques et budgétaires d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne,  juin 2016.

[2] OCDE, 2016, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, avril. Notons qu’assimiler la sortie de l’Euro à une hausse des impôts est n’a pas de sens économique et est une communication peu digne de l’OCDE.

[3] Brexit –potential economic consequences if the EU exit the EU,, Policy Brief, 2015/05.

[4] Voir par exemple, Joseph E. Stiglitz, 2014,  « Le prix de l’inégalité », Les Liens qui libèrent, Paris.




Labour Market Flexibility: More a Source of Macroeconomic Fragility than a Recipe for Growth

par G. Dosi (Scuola Superiore Sant’Anna, gdosi@sssup.it), M. C. Pereira (University of Campinas, marcelocpereira@uol.com.br), A. Roventini (OFCE et Scuola Superiore Sant’Anna, a.roventini@sssup.it), and M. E. Virgillito (Scuola Superiore Sant’Anna, m.virgillito@sssup.it)

During the years of the recent European crisis (and also before), the economic policy debate has been marked by the need of labour market structural reforms to boost productivity and GDP growth. This rhetoric has been particularly vivid in the European Union, especially during the current Euro crisis. And the  call for such reforms  finds support  in the  consensus among “mainstream” macroeconomists on the idea that labour market rigidities are the source of unemployment. The well-known OECD (1994) Jobs Study was among the first to advocate the benefits from labour market liberalization. The report and a series of subsequent papers basically argued that the roots of unemployment rest in social institutions and policies such as unions, unemployment benefits, employment protection legislation.

There is an alternative view, however, which we believe to be well in tune with Keynes himself, according to  which, involuntary  unemployment  is  the  outcome  of systematic  coordination failures – in the  current  economic jargon –, whereby “bad equilibria”, characterized by insufficient  level of aggregate demand, are self-fulfilling  in decentralised economies.  In fact, wages are an element of cost affecting the competitiveness of individual firms.  But the wage bill is also a crucial element of aggregate demand. Hence it could be that more flexible and “fluid” labour markets, while allowing for faster inter-firm reallocation of labour and lowering costs, may also render the whole economic system more fragile, more prone to recession, more volatile. In a recent work (“When more Flexibility Yields more Fragility. The Microfoundation of Keynesian Aggregate Unemployment”, OFCE Working Paper No. 2016-07, we investigate the conditions under which such a conjecture applies, by exploring to what extent labor market flexibility can led to coordination failures trapping the economy in stagnation.

The model we develop is built upon the Agent Based “Keynes meets Schumpeter” family of models (Dosi et al., 2010, Napoletano et al., 2012, Dosi et al., 2013, Dosi et al., 2015), explicitly incorporating different  microfounded labour market regimes, populated by heterogeneous  firms and workers  who behave according to boundedly rational behavioural rules. We comparatively study two archetypical types of decentralised labour markets, which we shall call the Fordist and the Competitive, and variations thereof. Under the Fordist regime wages are insensitive to labour market conditions but indexed to productivity. There is a sort of lifetime employment (firms fire only when their profits are negative) matched by the loyalty of the workers to their employers (employed workers do not seek for alternative occupations). Labour market institutions contemplate a minimum wage indexed on productivity and unemployment benefits.  Such a regime corresponds to the one experienced by France, among other Western industrial countries, during the “Trente Glorieuses”. Conversely under (different shades of ) the Competitive regime, wage changes respond to unemployment.  Also employed worker with some probability search for notionally more rewarding jobs. Firms fire their excess workforce given their planned production. Minimum wages are only partially indexed to productivity, if at all and unemployment benefits might or might not be there. The Competitive regime tries to capture the process of flexibilization of the labor market occurred in most Anglo-Saxon countries and in some continental European countries (e.g. the Netherlands) since the eighties.

First,  we compare  the  Fordist regime with  the  most extreme  version  of the Competitive  one, basically institution-free, with  no employment  protection  and also with  no minimum wage and no unemployment benefits. Note that the latter is the nearest to textbooks “market perfection”. Well, we find that under such perfection the whole system is always near to collapse: the long-term rate of growth is close to zero and the short-run dynamics is equally dismal, with extremely high unemployment rates, higher overall volatility and higher inequality.

Next, we compare the Fordist regime with other milder forms of Competitive regimes, embedded nonetheless into institution of wage and income support. The Competitive set-ups show still an overall fragile and more prone to crises dynamics when compared to the Fordist, even in presence of active welfare policies. In fact, volatility of GDP, unemployment rate, likelihood of crises are significantly higher in the competitive scenarios. Conversely, the Fordist case is in full employment for about 60% of the simulation time. Finally, in the Competitive regimes with milder forms of welfare policies – lower (or zero) indexation of minimum wage on productivity growth and absence of unemployment benefits – productivity growth is significantly lower and inequality even among workers is higher, and the more so the lower the constraints in wage settings.

The  model robustly  shows that  more flexibility  in terms  of variations of monetary wages and labour mobility  is prone to induce  systematic  coordination failures, higher macro volatility,  higher unemployment, and higher frequency of crises. In fact, it is precisely the downward flexibility of wages and employment – as profitable as it might be for individual firms – and the related higher degrees of inequality that lead recurrently to small and big aggregate demand failures. This property, we suggest, is also at the heart of both the 1929 and 2008 crises, no matter what the triggering factors (often to be found at the financial level). Only when flexibility in wages and employment is accompanied by policy measures which mitigates the recurrent downward pressures, such as unemployment subsidies and minimum wage, the system does not collapse. Furthermore, contrary to the argument that higher labour flexibility  fosters productivity  growth, our model clearly  shows the opposite: productivity in the  Competitive  regime grows, at best,  at the  same rate  as in the  Fordist one, but with  higher volatility,  unemployment and incidence of crises. Our results cast serious doubts on the agenda of structural reforms in labor markets advocated by the European Union and pursued by many European countries: more employment  guarantees,  more rigidities  in firing rules, less  wage inequality,  more welfare protection are not only good for the workers’ concern, but also for the economy  as a whole.

 

References:

Dosi, G., G. Fagiolo, M. Napoletano, and A. Roventini (2013), “Income distribution, credit and fiscal policies in an agent-based Keynesian model”, Journal of Economic Dynamics  and Control, 37/8, 1598-1625.

Dosi, G., G. Fagiolo, and A. Roventini (2010), “Schumpeter meeting Keynes: A policy-friendly model of endogenous growth and business cycles”,  Journal of Economic Dynamics  and Control,  34/9, 1748-1767.

Dosi, Giovanni, G. Fagiolo, M. Napoletano, A. Roventini, and T. Treibich (2015), “Fiscal and monetary policies in complex evolving economies”, Journal of Economic Dynamics and Control, 52, 166-189.

Napoletano, Mauro, Giovanni Dosi, Giorgio Fagiolo, and Andrea Roventini (2012), “Wage formation, investment behavior and growth regimes: An agent-based analysis”, Revue de l’OFCE, 5/124, 235-261.

OECD (1994), OECD Jobs Study. Tech. rep., Organization for Economic Cooperation and Development.




Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE : les leçons européennes de l’accord du 19 février

par Catherine Mathieu  et Henri Sterdyniak

A la suite des demandes d’un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE formulées par David Cameron le 10 novembre 2015, le Conseil européen des 18 et 19 février a abouti à un accord. Compte-tenu de ce texte, le peuple britannique sera appelé aux urnes le 23 juin pour décider de rester ou non dans l’UE. Cet épisode soulève de nombreuses questions quant au fonctionnement de l’UE.

  • Le Royaume-Uni a mis en question les politiques européennes sur des points qu’il jugeait cruciaux pour lui-même et a obtenu, en grande partie, gain de cause. Sa fermeté a payé. Cela soulève des regrets de ce côté-ci de la Manche. Pourquoi la France (et l’Italie) n’ont-elles pas eu une attitude similaire en 2012, par exemple, quand l’Europe imposait la signature du traité budgétaire et la poursuite de politiques d’austérité ? Cela soulève des inquiétudes : ce qui a été autorisé à un grand pays sera-t-il toléré pour un plus petit ? La menace de départ du Royaume-Uni est crédible car l’UE est devenue très impopulaire parmi les peuples (particulièrement en Angleterre) et parce que le Royaume-Uni est autonome financièrement (il s’endette sans peine sur les marchés financiers) et économiquement (c’est un contributeur net au budget de l’UE). Un pays dépendant davantage de l’Europe n’aurait guère de choix. Cela soulève des craintes : ne verra-t-on pas d’autres pays suivre cet exemple à l’avenir ? L’Europe pourra-t-elle échapper au modèle d’Europe de club à la carte (chacun participe aux activités qui l’intéresse) ? Mais un modèle de participation forcée est-il préférable ? L’Europe doit permettre à un pays de s’abstraire de politiques qu’il juge néfaste.
  • Le Royaume-Uni organisera donc un référendum, ce qui est satisfaisant du point de vue démocratique. Les derniers référendums n’ont guère donné des résultats favorables à la construction européenne (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Grèce en juillet 2015, au Danemark en décembre 2015). En même temps, les Britanniques n’auront le choix qu’entre quitter l’UE (la possibilité d’une nouvelle renégociation si le référendum donnait la majorité pour une sortie de l’UE étant clairement écartée par l’accord de février) ou y rester avec un statut allégé ; la voie selon laquelle le Royaume-Uni resterait dans l’Union et chercherait à la rendre plus sociale, celle préconisée par une partie des travaillistes et par les nationalistes écossais, ne sera pas proposée. C’est dommage.
  • Le Royaume-Uni s’exonère explicitement de la nécessité de l’approfondissement de l’UEM, d’une « union sans cesse plus étroite », d’une « intégration plus poussée », toutes formules qui figurent dans les traités. Le projet d’arrangement précise que ces notions ne constituent pas une base légale pour élargir les compétences de l’Union. Les Etats non membres de la zone euro conservent le droit d’évoluer, ou non, vers une intégration plus poussée. Cette précision est, selon nous, la bienvenue. Il ne serait pas légitime que les compétences de l’Union soient en permanence élargies sans l’accord des peuples. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire, à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Ne serait-il pas nécessaire que l’accord des peuples soit explicitement demandé et obtenu avant de s’engager dans cette voie ?
  • La sortie du Royaume-Uni, un certain éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses, voire, pour reprendre une formulation de David Cameron d’une Union où les pays vont vers des destinations différentes. Les pays de la zone euro accepteraient, eux, de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire et politique poussée. Selon nous, ce projet devrait être soumis aux peuples.
  • En même temps, le projet d’accord stipule que l’Eurogroupe n’a pas de pouvoir législatif, celui-ci reste entre les mains de l’ensemble du Conseil. Le Royaume-Uni a fait préciser qu’un Etat non membre de la zone euro pourra demander au Conseil européen de se saisir d’une décision concernant la zone euro ou l’Union bancaire, dont il estime qu’elle nuit à ses intérêts. Le principe de l’autonomie de la zone euro n’a donc pas été proclamé.
  • Le Royaume-Uni a fait préciser qu’il n’est pas tenu de contribuer financièrement à la sauvegarde de la zone euro ou des établissements financiers de l’Union bancaire. Ce qui peut être jugé déplaisant vis-à-vis du principe de solidarité européenne, mais peut se comprendre. C’est parce que la mise en place de la zone euro a aboli le principe : « Chaque pays souverain bénéficie de l’appui total d’une banque centrale, prêteuse en dernier ressort » que le problème de sauvegarde se pose. Le Royaume-Uni (et ses banques) peut, lui, être soutenu par la Banque d’Angleterre.
  • Le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Une nouvelle disposition prévoit que les parlements représentant 55% des Etats membres peuvent remettre en cause un texte législatif qui ne respecterait pas ce principe. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de liberté restaient de compétence nationale. Il est dommage que les pays attachés à la spécificité de leurs systèmes sociaux, de leurs systèmes de négociation salariale, n’aient pas fait de même.
  • Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. L’Europe devra sans doute tenir compte de ce sentiment d’exaspération.
  • En ce qui concerne l’Union bancaire, le projet de texte est volontairement confus. Il est rappelé que le règlement uniforme, géré par l’Agence bancaire européenne (ABE), s’applique à toutes les banques de l’Union ; que la stabilité financière et des conditions égales de concurrence doivent être garanties. Mais, en même temps, il est écrit que les Etats membres qui ne participent pas à l’Union bancaire conservent la responsabilité de leurs systèmes bancaires et peuvent appliquer des dispositions particulières. Par ailleurs, les pays non-membres de la zone euro ont un droit de véto à l’ABE. Cela repose la question du contenu même de l’Union bancaire. Celle-ci permet-elle de prendre les mesures nécessaires pour réduire le poids de l’activité financière spéculative en Europe et d’orienter les banques vers le financement de l’économie réelle ? Ou son objectif est-il de libéraliser les marchés pour permettre le développement de l’activité financière en Europe, pour concurrencer Londres et les places financières extra-européennes ? Dans le premier cas, il aurait fallu mettre clairement le marché en main à Londres, lui dire que l’appartenance à l’UE suppose un contrôle étroit des activités financières. Lui dire que son départ autoriserait l’UE à prendre des mesures de contrôle des capitaux pour limiter les activités spéculatives et inciter les banques de la zone euro à y rapatrier leurs activités.
  • De même, il aurait fallu dire clairement à la Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas et à l’Irlande que l’appartenance à l’UE suppose la fin des dispositifs permettant l’optimisation fiscale des firmes multinationales.
  • Le Royaume-Uni a fait adopter une déclaration affirmant à la fois la nécessité d’améliorer la règlementation et d’abroger les dispositions inutiles pour renforcer la compétitivité tout en maintenant des normes élevées de protection des consommateurs, des travailleurs, de la santé et de l’environnement. Cette compatibilité relève sans doute du vœu pieux.
  • Le texte reconnaît que la disparité des niveaux de salaires et de protection sociale dans les pays européens est difficilement compatible avec le principe de libre circulation des personnes en Europe. C’est un des non-dits de toujours de la construction européenne. Le Royaume-Uni, qui avait été l’un des seuls pays à ne pas prendre de mesures transitoires pour limiter l’entrée de travailleurs étrangers lors de l’adhésion des PECO en 2004, demande aujourd’hui que de telles mesures soient prévues en cas de futures adhésions. Le projet d’accord rappelle que le séjour d’un Européen dans un pays autre que le sien suppose qu’il ne soit pas à la charge du pays d’accueil, donc qu’il ait des ressources suffisantes ou qu’il y travaille.
  • La question du droit aux allocations familiales quand les enfants ne vivent pas dans le même pays qu’un de leur parent est inextricable. Dans la plupart des pays, les allocations familiales sont universelles (ne dépendent pas des cotisations des parents). On ne peut pas respecter en même temps les deux principes : tous les enfants vivant dans un pays donné ont droit à la même allocation ; tous les salariés travaillant dans un pays donné ont droit aux mêmes prestations. Le Royaume-Uni a obtenu le droit de pouvoir réduire les allocations en fonction du niveau de vie et des allocations familiales du pays de résidence des enfants. Mais ce droit ne pourra heureusement pas être étendu aux prestations retraites.
  • La plupart des pays européens ont aujourd’hui des mécanismes favorisant l’emploi des travailleurs non qualifiés. Grâce à des exonérations de cotisations sociales, à des crédits d’impôts et à des prestations spécifiques (comme la prime d’activité ou les allocations-logement en France), le revenu qu’ils perçoivent est fortement déconnecté de leur coût salarial. L’exemple britannique montre que ces dispositifs peuvent devenir problématiques en cas de libre circulation des actifs. Comment faire pour inciter les citoyens d’un pays à travailler sans trop attirer les travailleurs étrangers ? Là encore, c’est un non-dit de l’ouverture des frontières. Le point paradoxal est que c’est le Royaume-Uni qui soulève la question alors qu’il est proche du plein-emploi et qu’il prétendait que la flexibilité de son marché du travail lui permettait d’intégrer facilement les travailleurs étrangers. Ainsi, le Royaume-Uni a obtenu qu’un pays faisant face à un afflux exceptionnel de travailleurs en provenance d’autres Etats membres de l’UE puisse obtenir du Conseil le droit, pendant 7 ans, de n’accorder que progressivement les aides non-contributives aux nouveaux travailleurs des autres pays membres, ceci pendant un laps de temps pouvant aller jusqu’à 4 ans. Le Royaume-Uni a aussi fait préciser qu’il pourra utiliser ce droit immédiatement. Il s’agit d’une remise en cause de la citoyenneté européenne, mais ce concept était déjà bien écorné pour les inactifs et les chômeurs.

 

L’Union européenne, telle qu’elle se construit actuellement, soulève de nombreux problèmes. Les pays membres ont des intérêts et des points de vue divergents. En raison de la disparité des situations nationales (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), de nombreux dispositifs posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites en matière de politique budgétaire. Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées.

Le Royaume-Uni a toujours choisi de rester à l’écart de l’intégration européenne, en sauvegardant sa souveraineté. Aujourd’hui, il met le doigt sur les points sensibles. Se réjouir de son départ ne serait pas pertinent. L’utiliser pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe devrait se saisir de cette crise pour reconnaître qu’elle doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer la pauvreté et le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Si l’accord négocié par les Britanniques pouvait y contribuer, ce serait une bonne chose, mais les pays européens auront-ils ce courage ?

 




La désinflation manquante est-elle uniquement un phénomène américain ?

Par Paul Hubert, Mathilde Le Moigne

La dynamique de l’inflation après la crise de 2007-2009 est-elle atypique ? Selon Paul Krugman : « si la réaction de l’inflation (ndlr : aux Etats-Unis) avait été la même à la suite de la Grande Récession que lors des précédentes crises économiques, nous aurions dû nous trouver aujourd’hui en pleine déflation… Nous ne le sommes pas. » En effet, après 2009, l’inflation aux Etats-Unis est demeurée étonnamment stable au regard de l’évolution de l’activité réelle. Ce phénomène a été qualifié de « désinflation manquante ». Un tel phénomène s’observe-t-il dans la zone euro ?

En dépit de la plus grande récession depuis la crise de 1929, le taux d’inflation est resté stable autour de 1.5% en moyenne entre 2008 et 2011 aux Etats-Unis, et de 1% en zone euro. Est-ce à dire que la courbe de Phillips, qui lie l’inflation à l’activité réelle a perdu toute validité empirique ? Dans une note de 2016, Olivier Blanchard rappelle au contraire que la courbe de Phillips, dans sa version originelle la plus simple, reste un instrument valable pour appréhender les liens entre inflation et chômage, et ce en dépit de cette « désinflation manquante ». Il note cependant que le lien entre les deux variables s’est affaibli, parce que l’inflation dépend de plus en plus des anticipations d’inflation, elles-mêmes ancrées à la cible d’inflation de la Fed américaine. Dans leur article de 2015, Coibion et Gorodnichenko expliquent cette désinflation manquante aux Etats-Unis par le fait que les anticipations d’inflation sont plutôt influencées par les variations des prix les plus visibles, comme par exemple les variations du prix du baril de pétrole. On observe d’ailleurs depuis 2015 une baisse des anticipations d’inflation concomitante à la baisse des prix du pétrole.

La difficulté à rendre compte de l’évolution récente de l’inflation, au travers de la courbe de Phillips, nous a conduits à évaluer, dans un récent document de travail, ses déterminants potentiels et à examiner si la zone euro a également connu un phénomène de « désinflation manquante ». Sur la base d’une courbe de Phillips standard, nous ne retrouvons pas les conclusions de Coibion et Gorodnichenko lorsque l’on considère la zone euro dans sa totalité. Dit autrement, l’activité réelle et les anticipations d’inflation décrivent bien l’évolution de l’inflation.

Cependant, ce résultat semble provenir d’un biais d’agrégation entre les comportements d’inflation nationaux au sein de la zone euro. En particulier, nous trouvons une divergence notable entre pays dits du Nord de l’Europe (Allemagne, France), exhibant une tendance générale à une inflation manquante, et les pays davantage à la périphérie (Espagne, Italie, Grèce) exhibant des périodes de désinflation manquante. Cette divergence apparaît néanmoins dès le début de notre échantillon, c’est-à-dire dans les premières années de la création de la zone euro, et semble se résorber à partir de 2006, sans changement notable au cours de la crise de 2008-2009.

Contrairement à ce qu’il s’est produit aux États-Unis, il apparaît que la zone euro n’a pas connu de désinflation manquante à la suite de la crise économique et financière de 2008-2009. Il semble au contraire que les divergences d’inflation en Europe sont antérieures à la crise, et tendent à se résorber avec la crise.

 




L’esprit ou la lettre de la loi, pour éviter le « Graccident »

Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

Le nœud coulant, selon l’expression d’Alexis Tsipras, se resserre de plus en plus autour du gouvernement grec. La dernière tranche du programme d’aide (7,2 milliards d’euros) n’est toujours pas débloquée, faute d’une acceptation par le Groupe de Bruxelles (l’ex-Troïka) des conditions associées à ce plan d’aide. De ce fait, l’Etat grec est au bord du défaut de paiement. On pourra croire qu’il s’agit-là d’un nouvel épisode dans la pièce de théâtre que la Grèce joue avec ses créanciers et, qu’une fois de plus, l’argent nécessaire sera trouvé au dernier moment. Pourtant, si la Grèce a réussi jusqu’à maintenant à honorer ses échéances, c’est au prix d’expédients dont il n’est pas certain qu’elle puisse user à nouveau.

Alors que les recettes fiscales sont, depuis le début de l’année, inférieures de près d’un milliard d’euros de retard aux cibles anticipées, les dépenses de salaires et de retraites doivent continuer à être payées chaque mois. Cette fois-ci, le mur s’approche et un accord est nécessaire pour que le jeu continue. Au mois de juin, la Grèce doit verser 1,6 milliard d’euros au FMI en quatre tranches (les 5, 12, 16 et 19 juin). Un porte-parole du FMI a confirmé le 28 mai l’existence d’une règle permettant de grouper ces paiements le dernier jour du mois (règle qui aurait été invoquée pour la dernière fois par la Zambie dans les années 1980). Comme il faut 6 semaines ensuite au FMI pour considérer un défaut de paiement, la Grèce peut encore gagner quelques jours, au-delà du 30 juin et avant les échéances auprès de la BCE (avec 2 tranches pour 3,5 milliards d’euros le 20 juillet 2015).

Dans l’histoire, très peu de pays n’ont pas honoré leurs paiements auprès du FMI (actuellement seuls la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe ont des arriérés auprès du FMI pour quelques centaines de millions de dollars). Le FMI étant le dernier recours en cas de crise de liquidité ou de balance des paiements, il dispose, à ce titre, d’un statut de créancier préférentiel et un défaut sur sa dette peut déclencher des défauts croisés sur d’autres titres, en particulier, dans le cas grec, ceux détenus par le FESF, les rendant exigibles immédiatement. Un défaut de la Grèce auprès du FMI pourrait ainsi compromettre l’ensemble de la dette publique grecque et obligerait la BCE à refuser les bons grecs comme collatéral dans les opérations de l’Emergency Liquiditity Assistance (ELA), seul pare-feu restant contre l’effondrement du système bancaire grec.

Les conséquences juridiques d’un tel défaut sont difficiles à appréhender (ce qui en dit long sur le système financier moderne). Un article publié par la Banque des Règlements Internationaux, daté de juillet 2013, et dont l’auteur, Antonio Sáinz de Vicuña, était à l’époque directeur général des services légaux de la BCE, est très informatif sur cette question dans le cadre de l’union monétaire (voir Figure 1).

En présentant le cadre légal, il s’attarde bien évidemment sur l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), un des piliers de l’Union monétaire, qui interdit le financement par la BCE ou les banques centrales nationales des administrations publiques[1]. Dans une note en bas de page, l’auteur concède que cette règle a deux exceptions :

–          Les institutions de crédit publiques peuvent obtenir des liquidités auprès de l’Eurosystème dans les mêmes conditions que les banques privées. Cette exception apparaît explicitement dans le paragraphe 2 de l’article 123 du TFUE[2].

–          Le financement des obligations des Etats vis-à-vis du FMI (notre traduction).

Ce deuxième aspect a attiré notre attention car il est peu connu du grand public, il n’apparaît pas explicitement dans le Traité et pourrait constituer une solution, au moins à court terme pour éviter que la Grèce soit mise en défaut de paiement par le FMI.

Figure 1-Copie de la note en bas de page 6 de l’article de Sáinz de Vicuña

BISEn cherchant dans le corpus juridique européen, cette exception est définie plus précisément dans le règlement n°3603/93 du Conseil qui précise les termes de l’actuel article 123 du TFUE, ce qui lui est autorisé par le paragraphe 2 de l’article 125 du TFUE[3]. Plus précisément il apparaît dans l’article 7 :

Le financement, par la Banque centrale européenne et par les banques centrales nationales, des obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international ou résultant de la mise en œuvre du mécanisme de soutien financier à moyen terme institué par le règlement (CEE n° 1969/88 (4)) n’est pas considéré comme un crédit au sens de l’article 104 du Traité[4].

La motivation de cet article s’explique : lors des hausses des quotes-parts dans le FMI, le financement par la banque centrale était accepté car il avait comme contrepartie un actif assimilable à des réserves internationales. Selon l’esprit de la loi, on ne devrait donc pas permettre de financer les emprunts grecs auprès du FMI par un crédit auprès d’une banque centrale (la BCE ou la Banque de Grèce). Les obligations incombant à l’Etat grec ne concernent, selon l’esprit du texte, probablement que la contribution aux quotes-parts du FMI. Néanmoins, l’esprit de la loi n’est pas la loi, et l’interprétation exacte de la phrase « obligations incombant au secteur public à l’égard du Fonds monétaire international » pourrait ouvrir une porte de plus à la Grèce. Compte tenu des conséquences d’un défaut auprès du FMI – notamment sur la continuité de l’ELA –­ on pourrait le justifier pour préserver le fonctionnement du système de paiement grec, préservation qui rentre dans les missions de la BCE.

Au-delà de la possibilité juridique du financement par une banque centrale de la dette grecque auprès du FMI, qui serait certainement contestée par certains gouvernements, cette action ouvrirait un conflit politique. En effet, un Etat membre pourrait être accusé de contrevenir aux (à l’esprit des) Traités, bien que cela ne soit pas un motif pour l’exclure (selon les services juridiques de la BCE). Mais est-ce bien un obstacle au regard des enjeux qu’un défaut sur la dette grecque poserait pour la pérennité de la Monnaie unique ?

Les problèmes de trésorerie de la Grèce ne sont pas nouveaux. Depuis le mois de janvier, le gouvernement a financé ses dépenses grâce à des opérations comptables qui lui ont permis de pallier les moins-values fiscales. En particulier, le 12 mai, le gouvernement grec a pu rembourser une tranche du crédit du FMI en puisant dans un fond d’urgence assimilable à des réserves internationales. L’Eurosystème pourrait accorder par le biais de cette exception un délai supplémentaire à la Grèce, afin de prolonger encore un peu les négociations et éviter l’accident.


[1] Le paragraphe 1 de article stipule que « [il] est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

[2] Qui stipule que « [l]e paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit. »

[3] Qui stipule que : « [l]e Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut, au besoin, préciser les définitions pour l’application des interdictions visées aux articles 123 et 124, ainsi qu’au présent article. »

 [4] L’article 104 est devenu l’actuel article 123 du TFUE.




Elections britanniques : questions de frontières (2/2)

Par Catherine Mathieu

David Cameron a placé l’économie au premier plan de sa campagne électorale, faisant des bonnes performances de l’économie britannique une carte maîtresse du programme des Conservateurs (voir « Le Royaume-Uni à l’approche des élections… »). Mais, selon les sondages, au soir du 7 mai, aucun parti ne sera en mesure de gouverner seul. Alors qu’en 2010, l’incertitude était de savoir si les Libéraux-Démocrates choisiraient de s’allier avec les Conservateurs ou avec les Travaillistes, cette fois l’incertitude est encore plus grande, car plusieurs partis sont susceptibles de jouer les arbitres. Les Libéraux-Démocrates ont en effet perdu en popularité depuis cinq ans de participation au gouvernement et recueillent moins de 10 % des intentions de vote, derrière le parti nationaliste UKIP (environ 12 % d’intentions de vote), partisan de la sortie du Royaume-Uni de l’UE et arrivé en tête lors des dernières élections européennes. Face à la montée de l’euroscepticisme, notamment dans les rangs des Conservateurs, David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE d’ici la fin 2017, s’il redevenait premier ministre en 2015. De leur côté, si les Travaillistes sont en mesure de former un gouvernement de coalition, ils pourraient s’allier avec le SNP, parti national écossais. Mais les Travaillistes excluent cette possibilité, face aux attaques de David Cameron, qui agite l’épouvantail d’une fragmentation du Royaume-Uni auprès d’un électorat anglais, à peine remis de sa frayeur de risquer de voir l’Ecosse devenir indépendante lors du référendum de septembre 2014. Les Travaillistes bénéficieraient néanmoins du soutien du SNP et pourraient former une coalition avec les Libéraux-Démocrates. Ceux-ci ont tracé plusieurs lignes rouges pour envisager d’entrer dans un gouvernement de coalition : moins d’austérité budgétaire s’ils s’allient avec les Conservateurs, davantage de rigueur budgétaire s’ils s’allient aux Travaillistes, sauf en matière d’éducation où les Libéraux-Démocrates souhaitent davantage de moyens que les deux grands partis.

Programmes économiques et sociaux des grands partis : ressemblances, nuances…

Les Conservateurs se félicitent du rebond de la croissance et de l’emploi, et d’avoir divisé par deux le déficit public rapporté au PIB. Ils estiment avoir « remis la maison en ordre » et souhaitent continuer à « réparer le toit tant qu’il fait beau ». Ils disent vouloir que cela profite à chacun. Ainsi, ils veulent augmenter les dépenses du système de santé (NHS), maintenir les dépenses d’éducation, augmenter le nombre de places dans l’université. Ils s’engagent à maintenir la hausse des pensions de retraite au minimum de 2,5 % par an. Ils réaliseront d’importants investissements publics en matière de transport. Ils n’augmenteront pas la TVA, l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales. Par contre, ils diminueront encore le plafond des revenus d’assistance pour que « le travail paie ».

Les Conservateurs veulent développer l’apprentissage, favoriser l’entreprise, encadrer le droit de grève, réduire la paperasserie, mettre les handicapés au travail. Ils souhaitent contrôler et réduire l’immigration en provenance de l’UE (ramenant celle-ci à « des dizaines de milliers » par an au lieu « de centaines de milliers » actuellement). Les droits aux prestations sociales seront réduits (il faudra avoir résidé dans le pays depuis au moins quatre ans pour avoir droit au crédit d’impôt et aux allocations familiales ; les logements sociaux seront réservés aux citoyens britanniques). Ils veulent fournir de l’énergie à bas prix aux ménages en développant les économies d’énergie, les énergies renouvelables, mais surtout le nucléaire.

Ils se donnent l’objectif d’amener le déficit public à un léger excédent (0,2 point de PIB) en 2018/2019.  Ceci par des baisses de dépenses publiques, de dépenses sociales et la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale (remise en cause du statut des non-domiciliés, taxation des firmes multinationales).

Pour les Travaillistes, « le Royaume-Uni ne réussit que lorsque les travailleurs réussissent ». Il faut un renouveau national pour que « l’économie travaille pour les travailleurs ». Les Travaillistes dénoncent le développement des inégalités, celui des emplois précaires et la baisse du pouvoir d’achat des familles de travailleurs.

Mais les Travaillistes proclament, eux-aussi, leur volonté de réduire le déficit public chaque année. Leur objectif est de ramener le déficit courant (hors investissement) à l’équilibre en 2018-19, ce qui se traduirait en fait par un déficit public de 1,4 % du PIB. L’objectif est moins ambitieux que celui des Conservateurs et serait obtenu en partie par des hausses d’impôts. Le taux d’imposition marginal maximum de l’impôt sur le revenu (IR) serait remonté de 45% à 50%. Un impôt serait introduit sur les manoirs (les propriétés valant plus de 2 millions de livres). Les Travaillistes s’engagent à maintenir le taux d’imposition des sociétés (IS) au niveau le plus bas des pays du G7. Le taux de l’IS, abaissé à 20 % en avril, serait cependant augmenté d’un point. La taxe sur les banques serait augmentée (900 millions attendus). Les Travaillistes souhaitent réinstaurer un premier taux d’imposition sur le revenu à 10 %, financé par la suppression de l’abattement pour les couples mariés. Ils souhaitent supprimer la très impopulaire taxe sur les chambres vacantes (bedroom tax). Comme les Conservateurs, ils supprimeraient les avantages fiscaux des non-domiciliés.

Les Travaillistes veulent cependant réduire les dépenses publiques, sauf en matière de santé, d’éducation et de coopération internationale. Ils proposent d’augmenter les moyens du NHS pour réduire les délais d’attente. Ils s’engagent à augmenter le salaire minimum horaire à 8 £ en 2019 (le niveau actuel étant de 6,5 £ et devant augmenter à 6,7 £ en octobre 2015). Ils proposent de réglementer les contrats zéro-heure (du moins pour les salariés qui ont travaillé de façon régulière pendant plus de 12 semaines). Par contre, ils ne remettent pas en cause le plafond sur les revenus d’assistance. Les Travaillistes proposent eux-aussi de contrôler l’immigration et de limiter le droit des immigrés aux prestations sociales (il faudra avoir résidé au moins deux ans sur le territoire national). Ils veulent mettre en place une stratégie industrielle pour développer l’économie verte. Ils proposent de réduire le poids des actionnaires dans la direction des entreprises et de créer une Banque Britannique d’Investissement pour aider le financement des petites entreprises.

Les Libéraux-Démocrates proposent une « économie plus forte, une société plus juste ». Ils veulent faire du Royaume-Uni le pays leader en matière des technologies du futur. Eux aussi veulent augmenter les dépenses de santé et d’éducation. Eux aussi veulent augmenter les possibilités de garde d’enfant et de congé parental. Surtout, ils veulent développer la fiscalité verte et engager la transition énergétique. Ils visent l’équilibre du budget courant comme les Travaillistes, mais celui-ci interviendrait un an plus tôt (2017-2018). Cet équilibre serait obtenu par des baisses limitées des dépenses, mais aussi par des hausses d’impôts sur les plus riches, sur les banques, les grandes entreprises et la pollution et par la lutte contre l’optimisation fiscale. Eux aussi proposent la taxe sur les manoirs.

… et de nombreuses inconnues

L’IFS (Institute for Fiscal Studies) vient de publier deux notes : « Post-election Austerity : Parties’ Plans Compared », IFS Briefing Note BN 170, 22 avril, « Taxes and Benefits: The parties’ Plans », IFS Briefing note BN 172, 28 avril. Dans ces notes, l’IFS tente d’estimer les mesures proposées mais souligne le manque de détail des différents programmes. Les Conservateurs envisagent davantage de baisses de dépenses, tandis que les Travaillistes et les Libéraux-Démocrates envisagent une réduction moins rapide des déficits et donc de la dette publique. Le déficit public passerait de 5 % du PIB en 2014-15 à 0,6% en 2017-18 pour les Conservateurs, à 1,1 % pour les Libéraux-Démocrates, 2% pour les Travaillistes, 2,5% pour le SNP. La dette publique baisserait de 80 % du PIB en 2014-15 à 72 % en 2019-20 selon les projets des Conservateurs, contre 75 % pour les Libéraux-Démocrates, 77 % pour les Travaillistes et 78% pour le SNP. Les trois partis annoncent qu’ils poursuivront l’objectif de réduction du déficit public, sans détailler précisément comment ils le feraient. En particulier, les Conservateurs n’augmentent pas les impôts ; ils devraient baisser de 18% les dépenses des secteurs non-sauvegardés, c’est-à-dire défense, transport, assistance, justice. Ils n’explicitent pas comment ils feraient de fortes économies sur les dépenses sociales hors retraite et NHS. A la fin avril, les Libéraux-Démocrates ont fait surgir dans le débat l’idée selon laquelle les Conservateurs envisageraient de diminuer les allocations familiales, ce que David Cameron dément avoir l’intention de faire, mais à quelques jours du scrutin le soupçon demeure. Tous les partis s’engagent à ne pas augmenter les taux principaux de TVA, de l’impôt sur le revenu ou des cotisations maladie, mais tous escomptent de fortes recettes de la lutte contre l’optimisation fiscale.

Ecosse-Europe : les deux enjeux de ces élections

Deux problématiques font l’originalité de ce vote et amènent une configuration politique spécifique. D’une part, le Parti National Ecossais (SNP) continue à prôner l’indépendance de l’Ecosse, malgré le résultat du référendum de septembre 2014 (55 % de non). Parti de centre gauche, au pouvoir actuellement à Edimbourg, il pourrait obtenir 55 des 59 sièges écossais au détriment des travaillistes et être le parti pivot de la future majorité. Il demande la tenue d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, mais aussi la fin des politiques d’austérité en matière de dépenses publiques et sociales.

L’UKIP milite en faveur d’une sortie du Royaume-Uni de l’UE. David Cameron a promis d’organiser un référendum sur la sortie avant la fin 2017 si les Conservateurs l’emportent. En tout état de cause, David Cameron s’oppose à toute extension des pouvoirs de l’Europe en matière économique et politique ; l’Europe doit avant tout être un marché unique qu’il faut libéraliser au maximum ; il refuse toute régulation européenne en matière de services financiers, toute solidarité entre pays, toute augmentation du budget européen, et toute augmentation de la contribution britannique (I won’t pay that bill). Il souhaite que le Royaume-Uni ait la possibilité de limiter les droits sociaux des immigrés de l’UE, ce qui sera le principal point de négociation des Conservateurs pour un maintien du Royaume-Uni dans l’UE.  David Cameron ne se prononcera pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE que si ces demandes sont prises en compte. Les Travaillistes dénoncent la perte d’influence du Royaume-Uni en Europe causée par son isolationnisme mais ils réclament aussi moins d’Europe : le Royaume-Uni doit rester libre de fixer sa politique d’immigration et sa politique sociale. Selon Gordon Brown, quitter l’UE transformerait le Royaume-Uni en « nouvelle Corée du Nord », sans alliés et sans influence. Les Travaillistes n’organiseront un référendum que si l’Europe voulait imposer au Royaume-Uni des mesures inacceptables. Les Libéraux-Démocrates sont très attachés à l’Europe. Ils veulent y défendre les entreprises, le Traité de libre-échange transatlantique, supprimer les institutions inutiles, comme le Conseil européen économique et social, et les sessions du Parlement à Strasbourg. Ils veulent maintenir la liberté de circulation en Europe mais réduire les droits des immigrés aux prestations. Ils voteront non au référendum sur la sortie de l’UE. Actuellement, 35 % des britanniques voteraient pour la sortie de l’UE et 57 % contre (mais 38 % veulent y rester tout en réduisant les pouvoirs de l’UE). Les grandes entreprises et plus encore la City souhaitent rester au sein d’un grand marché. Comme cela fut le cas lors du référendum écossais, certaines (par exemple, HSBC[1]) menacent de déménager leur siège social si le Royaume-Uni sort de l’UE. Le maintien dans l’UE est aussi souhaité par la partie la plus riche et la mieux formée de la population.

Ainsi, l’évolution économique et politique du Royaume-Uni est aujourd’hui soumise à trois incertitudes : le risque de l’absence d’une majorité nette à Westminster, le retour du débat écossais et le débat sur la sortie de l’Union européenne.

 

 


[1] Mais HSBC met aussi en cause l’alourdissement de la fiscalité portant sur les banques et la régulation inspirée par le rapport Vickers qui obligerait à sanctuariser les activités des banques de dépôts.




Le Royaume-Uni à l’approche des élections : l’économie, carte maîtresse de David Cameron (1/2)

Par Catherine Mathieu

Au Royaume-Uni, à l’approche des élections générales qui auront lieu le 7 mai 2015, le suspense est tel que les bookmakers donnent le Parti conservateur vainqueur des élections et  Ed Miliband, le leader du Parti travailliste, comme prochain Premier ministre ! Non seulement le Parti travailliste et le Parti conservateur restent au coude à coude dans les sondages mais, avec des intentions de vote fluctuant entre 30 et 35 % depuis de nombreux mois, aucun des deux partis ne semble en passe d’obtenir une majorité suffisante pour gouverner seul.David Cameron, Premier ministre et leader des Conservateurs, a placé l’économie britannique au cœur de la campagne électorale. Il faut dire que les chiffres semblent plutôt flatteurs pour le gouvernement sortant : croissance, emploi, chômage, réduction des déficits publics… même si certaines faiblesses, moins visibles, de l’économie britannique demeurent.

Un bilan macroéconomique flatteur  

Avec une croissance de 2,8 %, le Royaume-Uni est en tête du palmarès de la croissance des pays du G7 en 2014 (juste devant le Canada, 2,5 % et les Etats-Unis, 2,4 %). Depuis deux ans, l’économie britannique s’est engagée sur le chemin de la reprise, la croissance ayant accéléré de 0,4 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2012 à 3 % au quatrième trimestre 2014. Cette reprise contraste avec celles des grandes économies de la zone euro : faible reprise en Allemagne (respectivement 1,5 % après 0,4 %), croissance atone en France (0,4 % seulement, contre 0,3 % en 2012), tandis que l’Italie reste en récession (-0,5 % après -2,3 %).

A la fin de 2014, le PIB britannique se situait ainsi 5 % au-dessus de son niveau d’avant crise (i.e. du premier trimestre 2008), du fait d’une forte reprise dans les services, particulièrement spectaculaire dans les services aux entreprises (dont la valeur ajoutée (VA) est 20 % au-dessus de son niveau d’avant crise et qui représentent 12 % de la VA), du bon maintien de l’activité dans les domaines de la santé (VA 20 % au-dessus du niveau du début de 2008 ; 7 % de la VA) et dans les services immobiliers (VA 17 % au-dessus du niveau d’avant crise ; 11 % de la valeur ajoutée).

Selon les premières estimations publiées par l’ONS le 28 avril, le PIB n’aurait cependant augmenté que de 0,3 % au premier trimestre 2015, au lieu de 0,6 % lors des trimestres précédents. Certes, cette première estimation est susceptible d’être révisée (à la hausse comme à la baisse, seule la moitié des données portant sur l’ensemble trimestre est connue lors de la première estimation), mais le ralentissement de la croissance à quelques jours des élections tombe mal pour le gouvernement sortant…

Un taux de chômage fortement réduit …

Autre point fort du bilan macro-économique à l’approche des élections : le taux de chômage est en baisse continue depuis la fin 2011 et n’était plus que de 5,6 % (au sens du BIT) en février 2015, contre 8,4 % à la fin 2011. Ce taux est l’un des plus bas de l’UE, certes derrière l’Allemagne (4,8 % seulement), mais loin devant la France (10,6 %) et l’Italie (12,6 %). Si le taux de chômage n’a pas encore rejoint son niveau d’avant crise (5,2 %), il en est désormais proche. Depuis 2011, le nombre d’emplois a augmenté de 1,5 millions au Royaume-Uni, et David Cameron ne se prive pas de brandir ce succès du Royaume-Uni devenu « l’usine à emplois de l’Europe », créant davantage d’emplois à lui seul que le reste de l’Europe ! [1]

Derrière cette forte hausse de l’emploi se trouvent cependant de nombreuses zones d’ombre et des bémols…. D’une part, la nature des emplois créés : 1/3 des créations d’emplois au cours de cette reprise sont des entrepreneurs individuels, qui représentant désormais 15 % de l’emploi total. En période de crise, la hausse du nombre d’entrepreneurs individuels reflète généralement du chômage caché, même si selon une étude récente de la Banque d’Angleterre,[2] la hausse serait largement tendancielle. La question du développement des contrats dits ‘zéro-heures’, qui sont des contrats sans nombre d’heures garanti, a fait irruption dans les débats. Jusqu’en 2013, ce type de contrat ne faisait pas l’objet d’un suivi statistique, mais selon les enquêtes récemment publiées par l’ONS, 697 000 ménages étaient concernés par ce type de contrat (soit 2,3 % de l’emploi) au quatrième trimestre 2014, contre 586 000 (1,9 % de l’emploi) un an plus tôt : soit une hausse de 111 000 personnes tandis que l’emploi total augmentait de 600 000 sur la période : les contrats zéro-heures ne concerneraient donc qu’une partie relativement faible des emplois créés.

Les créations d’emplois observées depuis 2011 ont pour corollaire de faibles gains de productivité. L’économie britannique a recommencé à créer des emplois dès le début de la reprise, alors que la productivité avait fortement chuté lors de la crise. Les entreprises ont gardé davantage de salariés en poste qu’elles le faisaient habituellement en période de crise, mais en contrepartie les hausses de salaires ont été réduites. La productivité britannique reste aujourd’hui très inférieure à son niveau d’avant crise. L’économie britannique gardera-t-elle durablement un modèle de croissance basé sur une faible productivité et de faibles salaires ? Il est trop tôt pour pouvoir le dire, mais c’est un sujet en arrière fond de la campagne électorale.

Une inflation tombée au plus bas

L’inflation, mesurée selon l’indice des prix à la consommation harmonisé, est tombée en février 2015 à 0 % seulement en glissement annuel, contre 1,9 % à la fin de 2012. Cette décélération s’explique par la baisse des prix de l’énergie, mais, depuis la fin 2012, l’inflation sous-jacente ralentit aussi : de 1,9 % à la fin 2012 à de 1,2 % en février 2015. La question des risques inflationnistes fait l’objet de débats au sein du Comité de politique monétaire depuis de nombreux mois : croissance et faible taux de chômage étant potentiellement annonciateurs de tensions inflationnistes à brève échéance, si l’on estime que l’économie est redevenue proche du plein emploi. Mais, de fait, le ralentissement continu de l’inflation depuis 2012, sur fond de faibles hausses des salaires, d’appréciation de la livre et des baisses des prix de l’énergie, éloigne la perspective d’une accélération de l’inflation à court terme. Pour l’instant les membres du Comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre votent unanimement pour un statu quo.

Les taux d’intérêt à long terme sur la dette publique restent à des niveaux faibles, ce qui était un des objectifs martelés par les Conservateurs lors de la campagne de 2010. De fait, les taux britanniques connaissent des évolutions proches de celles des taux américains, en ligne avec des perspectives de croissance similaires.

Malgré ce bilan, plutôt bon, l’économie britannique n’en demeure pas moins fragile.

Les fragilités de l’économie britannique à moyen terme

Un endettement des ménages qui reste élevé

L’endettement  des ménages avait atteint un niveau record avant la crise de 2007, représentant alors 160 % de leurs revenus annuels. Depuis, les ménages ont commencé à se désendetter, et ramené leur ratio d’endettement à 136 % à la fin 2014, ce qui reste encore bien supérieur aux 100 % des années 1990. Le désendettement des ménages réduit leur vulnérabilité en cas de nouveau ralentissement économique ou de chute des prix des actifs (notamment immobiliers), mais cela a aussi pour effet de freiner la demande intérieure privée, alors que le taux d’épargne des ménages reste faible (de l’ordre de 6 %),  la croissance des salaires nominaux et réels modérés. Le rééquilibrage de la demande intérieure doit se poursuivre, notamment en termes d’investissement des entreprises.

L’investissement des entreprises en cours de rattrapage

L’investissement des entreprises était structurellement faible dans les années 2000 au Royaume-Uni. Mais depuis 5 ans, la reprise s’est enclenchée et le taux d’investissement en volume se rapproche désormais de son niveau du début des années 2000. Ce redémarrage de l’investissement est évidemment une bonne nouvelle pour l’appareil productif britannique.  Mais le solde extérieur reste toujours déficitaire, signe que le Royaume-Uni peine à regagner en compétitivité, du moins pour ce qui concerne les échanges de marchandises. Le déficit commercial s’est stabilisé autour de 7 points de PIB en 2014, étant cependant pour partie compensé par un excédent croissant des services (5 points de PIB fin 2014), signe que l’économie britannique garde une bonne spécialisation en matière de services. Cependant, le déficit de la balance courante a atteint, compte-tenu de solde des revenus[3], un déficit courant de 5,5 points du PIB, ce qui est élevé.

Le bilan en trompe-l’œil des finances publiques

En 2010, les Conservateurs avaient fait campagne en reprochant au précédent gouvernement d’avoir laissé monter les déficits lors de la crise. Leur programme comprenait un plan d’austérité budgétaire de grande ampleur, correspondant à l’archétype des plans du FMI : 80 % de baisses de dépenses et 20 % de hausses de recettes, sur un horizon de 5 ans. En fait, le gouvernement a commencé à son arrivée par augmenter le taux de TVA, ce qui a en 2010-2011 interrompu la reprise ; il a réduit les dépenses, tout en préservant le système de santé public (NHS) auquel les Britanniques sont attachés, ainsi que les retraites publiques, faibles au Royaume-Uni, mais dont le gouvernement a décidé de fixer la revalorisation sur l’inflation ou les salaires (en retenant la plus forte des deux variations, avec un minimum garanti de 2,5 %).

Cinq ans plus tard, David Cameron met en avant le « succès » de son gouvernement, qui a divisé le déficit public par 2, en points de PIB, ramenant le ratio de 10 % en 2010 à 5,2 % en 2014. Mais, au regard des ambitions initiales du gouvernement, ce n’est en fait qu’un demi-succès : le premier budget présenté en juin 2010 visait un déficit public de 2,2 % du PIB seulement en 2014. La baisse des dépenses publiques rapportée au PIB initialement prévue s’est bien réalisée, mais les recettes ont progressé nettement moins que prévu (ce qui s’explique en partie par la faiblesse des revenus des ménages).

Si l’austérité a été globalement moins forte qu’annoncé, dans le budget de mars 2015, le gouvernement annonce de fortes baisses de dépenses publiques à l’horizon 2019, ce qui les  ferait passer de 40 % du PIB actuellement à 36 % du PIB seulement, soit l’un des ratios de dépenses publiques les plus faibles depuis l’après-guerre (graphique). La baisse des dépenses publiques permettrait seule de ramener le déficit public à l’équilibre, sans hausse sensible des prélèvements : ceci représenterait des coupes budgétaires de grande ampleur, dont les composantes ne sont pas détaillées, et que l’on a du mal à imaginer ne pas concerner à un moment ou un autre les dépenses de santé ou de retraite, ce que jusqu’ici le gouvernement a soigneusement évité de faire…

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[1]We are the jobs factory of Europe; we’re creating more jobs here than the rest of Europe put together’ (discours du 19 janvier 2015).

[2] Self-employment: what can we learn from recent developments? Quarterly Bulletin, 2015Q1.

[3] Mais le déficit du solde des revenus d’investissements directs (2 points de PIB) est sans doute gonflé par les bonnes performances des entreprises étrangères installées au Royaume-Uni relativement aux entreprises britanniques installées à l’étranger.