Décarboner en réindustrialisant, un enjeu fondamental pour l’Union européenne

Vincent Aussilloux, économiste

Note qui fait suite à l’intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.

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Compte tenu des enjeux cruciaux au niveau mondial pour la préservation de l’humanité, il est important que les règles et la gouvernance multilatérales se développent dans de multiples domaines notamment pour faire évoluer notre société humaine vers un système de production et de consommation en économie circulaire et plus soutenable. Le monde a besoin de règles définies collectivement et de mécanismes pour assurer leur mise en œuvre. L’Union européenne pourrait ouvrir la voie avec un premier groupe de pays partenaires.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), considèrent qu’ils peuvent s’affranchir des règles internationales en tant que première puissance mondiale. Ils ne réalisent pas qu’ils sapent ainsi la mise en place d’une gouvernance impliquant tous les pays et qu’ils donnent une raison de plus à des puissances comme la Chine ou la Russie de ne pas respecter les règles internationales. C’est offrir à la Chine, qui pourrait devenir prochainement la première puissance mondiale, un blanc-seing pour définir seule les règles mondiales.

Faire des subventions notre levier principal pour la décarbonation ne serait pas optimal. La France est déjà un des pays avec le plus d’aides publiques aux entreprises[1] et en même temps les prélèvements obligatoires les plus élevés ! Or notre base industrielle et notre compétitivité se sont beaucoup dégradées[2]. En France comme dans l’Union européenne, l’enjeu fondamental est de rendre les aides publiques plus efficaces, en particulier pour développer l’offre des technologies indispensables à la transition écologique et les innovations. C’est bien sûr étroitement lié à l’environnement des affaires, en particulier aux normes et aux standards souvent trop complexes et bloquants pour nos entreprises. Il est crucial d’être beaucoup plus performant pour le développement de nos entreprises et l’industrialisation des innovations.

Augmenter encore davantage les subventions comme outil principal de la transition écologique serait extrêmement coûteux pour la puissance publique. La France, comme l’Italie, avec une importante dette publique, serait en risque de crise financière et devrait augmenter ses prélèvements obligatoires, ce qui plomberait encore davantage notre compétitivité et notre base productive.

Il faut mobiliser les aides publiques pour développer l’offre, mais surtout les rendre plus efficaces. L’Union européenne peut ici reproduire des pratiques américaines par exemple :

a/ Mieux financer les innovations et leur industrialisation en mobilisant davantage les achats publics et les aides en ce sens. En particulier, beaucoup mieux financer les start-ups et les licornes, donc développer le capital-risque financé par les grandes entreprises privées et les fonds d’épargne.

Nombre d’entreprises françaises aux innovations intéressantes ne trouvent pas les financements suffisants. Elles sont surtout financées par des fonds et des investisseurs étrangers, ce qui souvent les amène à s’incorporer et à se développer dans un autre pays. On perd ainsi souvent l’intérêt majeur de nos innovations pour notre croissance et notre qualité de vie.

b/ Mieux développer en Europe et en particulier en France les appels à projet pour les innovations et l’accompagnement de leur industrialisation, en particulier en s’appuyant sur le concept de « bac à sable », qui lève  les réglementations bloquantes. Nous y avons peu recours par rapport à d’autres pays, alors même que nous avons plus de réglementations bloquantes.

c/ Un objectif fondamental est de progresser sur l’Union des marchés de capitaux afin que des financements de montants nettement plus élevés soutiennent les solutions  performantes.

d/ Un facteur essentiel du succès des entreprises américaines au niveau mondial est leur capacité de développement très rapide sur le marché américain. Nous devons progresser sur le marché intérieur européen en réduisant notamment les réglementations qui bloquent les entreprises dans leur développement. On pourrait avoir un modèle de réglementations européennes où les entreprises qui auraient un statut européen et non national prendraient juste les règles européennes qui s’appliqueraient dans tous les domaines. Des propositions ont vu le jour en ce sens[3], mais elles n’ont pas encore été suffisamment mises en oeuvre. Bien sûr, cela peut s’appliquer à une partie des États membres et non pas nécessairement à tous.

Choisir les normes comme facteur principal de décarbonation n’est pas non plus le bon vecteur. Cela entraîne des coûts pour les entreprises et les particuliers, ce qui nécessite de mobiliser d’importantes aides publiques, donc de nouveaux prélèvements obligatoires néfastes pour la compétitivité. En outre, nos normes ne peuvent pas s’appliquer de la même manière sur l’ensemble du processus de production des importations. Dans l’agriculture notamment, cette stratégie se traduit par une forte perte de compétitivité, donc par un gros désavantage pour les producteurs locaux.

Choisir la taxation sur les énergies carbonées comme levier majeur crée également un problème de compétitivité. Car on ne peut pas taxer toute la consommation d’énergie carbonée dans les pays tiers impliqués dans l’ensemble de la chaîne de production. Les importations sont donc moins taxées que les productions locales. Par ailleurs, même en redonnant le montant de la taxe aux entreprises, on ne corrige pas totalement leur perte de compétitivité car les montants sont insuffisants pour financer les investissements de décarbonation. Même chose pour les ménages, en particulier ceux qui ont des bas revenus et une forte dépendance à leurs véhicules thermiques et à leur chauffage au fioul.

Les mesures de décarbonation actuelles européennes sont négatives pour la compétitivité et la productivité, comme le montrent les études récentes[4]. La base industrielle européenne se dégrade, ce qui est un scénario catastrophique à la fois pour les finances publiques, l’emploi, le bien-être, la capacité à répondre aux enjeux technologiques et nos capacités d’innovation.

Une mesure de décarbonation beaucoup plus positive pour notre base productive, nos innovations, le pouvoir d’achat et les finances publiques serait une contribution carbone sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fioul), en tenant compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production et en prévoyant une hausse préalable du revenu des ménages. Les taxes carbone déjà payées à certaines étapes de production, y compris dans les pays tiers, seraient déduites, à condition de preuves que ces taxes ont été acquittées par l’entreprise.

Cette mesure serait complémentaire de celles existantes et orienterait fondamentalement la demande vers les produits moins carbonés. Ainsi, l’impact serait positif sur la compétitivité, sur l’attractivité donc la base productive, et sur notre capacité d’innovation. Cela renforcerait la capacité de développer puis d’exporter de nouvelles technologies vertes, nous positionnant mieux à la frontière technologique.

Ce serait aussi une mesure positive pour les ménages car elle réduirait les inégalités du fait de la hausse préalable des revenus liée à la baisse des prélèvements obligatoires par exemple la TVA, ou un système bonus/malus. La hausse mensuelle du revenu serait identique pour chaque individu, ce qui réduirait les inégalités par une hausse en proportion plus forte des bas revenus. Contrairement à ce qu’on observe avec une augmentation de la taxe sur l’essence et le fioul, les ménages peu aisés et les habitants des zones rurales et périphériques ne seraient pas désavantagés : même avec peu de magasins, il y a toujours des choix entre différents produits d’alimentation, habits, produits ménagers, cosmétiques, véhicules, etc. Pour la grande majorité des ménages à part les très riches, le pouvoir d’achat augmenterait car ils seraient incités à acheter les produits moins carbonés donc moins chers. La hausse de leur revenu serait équivalente à la hausse du surcoût de leur panier de consommation s’ils avaient continué à acheter des produits plus carbonés donc plus chers. La réduction des inégalités et la hausse du pouvoir d’achat pour la grande majorité seront des atouts en termes d’acceptabilité et de bien-être.

Tous les produits de grande consommation finale, hors essence et fuel, seront concernés par la prise en compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, les produits finis importés, et les consommations intermédiaires importées, seraient traités par un système de taxe intérieure sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fuel). Or, ces produits finis couvrent environ 60% de notre empreinte carbone. La contribution carbone s’appliquerait aux achats sur le territoire national et ne pénaliserait pas les exportations.

Cela garantit une meilleure rentabilité des investissements de décarbonation et diminue par conséquent les besoins en aides publiques pour inciter et accompagner ces investissements : la demande s’orientant massivement vers les produits moins carbonés en raison de prix plus bas, ce serait une forte incitation à décarboner les productions pour faire baisser le prix de vente au consommateur et ainsi augmenter la demande à l’entreprise.

C’est également un avantage compétitif donné à la production dans les pays aux mix énergétiques moins carbonés, ce qui aidera à renforcer la base industrielle en Europe par un effet d’attractivité et améliorer la souveraineté. Cela aura un impact positif sur la croissance donc l’emploi, le niveau de vie et les finances publiques, et donnera davantage de moyens publics pour activer d’autres leviers comme les subventions pour la transition écologique.

Après quelques années, la contribution carbone serait élargie à l’ensemble des biens et services, en intégrant les autres dimensions environnementales (biodiversité et autres pollutions…). Cela inciterait fortement à l’économie circulaire et soutenable car la demande s’orienterait vers les produits à très faibles impacts environnementaux.

Une première étape très utile au niveau européen serait d’inciter à un étiquetage carbone sur les produits de grande consommation. Avec cette information, les puissances publiques pourraient acheter de manière légale des produits moins carbonés. L’entreprise européenne ou étrangère qui voudrait argumenter que ses produits sont moins carbonés que ce que donnent les bases de données actuelles aurait l’autorisation sous condition de mettre en place une comptabilité carbone et une certification par un organisme labellisé par la puissance publique européenne.

L’étiquetage carbone inciterait une partie des entreprises à développer une comptabilité carbone qui pourrait être mise en place à un coût très faible, comme le montre le collectif Carbones sur Factures avec leur méthode originale[5]. Cela alimenterait une base robuste pour la mise en place rapide de la contribution carbone sur les produits finis de grande consommation. L’Union européenne pourrait promouvoir au niveau international l’étiquetage carbone et cette comptabilité carbone. Les pays proactifs envers la décarbonation répliqueraient cette initiative très positive. Cela constituerait un facteur majeur pour inciter l’ensemble des pays à réduire le contenu carbone de leurs productions, sous peine de perdre en compétitivité sur d’importants marchés de consommation finale.

L’orientation de la demande vers les produits moins carbonés est le levier le plus puissant d’incitation à la décarbonation de la production et de la consommation, en complément des mesures de politique industrielle ciblées sur l’offre. Cette mesure ferait baisser plus rapidement l’empreinte carbone des pays européens et donc optimiserait les dépenses publiques en faveur de la décarbonation par rapport à la trajectoire actuelle. Ce serait la meilleure incitation pour la décarbonation des pays tiers et la meilleure garantie de rentabilité pour les investissements de décarbonation des entreprises dans tous les domaines.


[1] https://www.strategie.gouv.fr/publications/reduire-poids-de-depense-publique

[2] https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales

[3] https://www.fondation-droitcontinental.org/fr/le-code-europeen-des-affaires%E2%80%AF-le-constat-dun-instrument-pertinent-pour-assurer-la-competitivite-de-notre-continent%E2%80%AFa-loccasion-de-notre-conference-du-14-mars-dernie/

[4] 4ème rapport du Conseil national de productivité : https://www.strategie.gouv.fr/publications/quatrieme-rapport-conseil-national-de-productivite-cnp

[5] https://carbones-factures.org/




Le Miracle de l’UE: quand 75 millions de personnes deviennent riches !

Basile Grassi, Bocconi University, OFCE, IGIER and CEPR

L’Union européenne (UE), fondée en 1957, a pour objectif d’apporter paix et prospérité à des territoires qui ont connu la guerre pendant au moins onze siècles. En 2024, cette union politique entre 27 pays représente 450 millions de personnes et 1/6 du PIB mondial.  En mai 2004, 75 millions de personnes réparties dans 10 États (Chypre, République Tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie et Slovénie) en sont devenus membres. Entre 2004 et 2019, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de ces pays a presque doublé, passant de 18 314 à 34 753 dollars (USD) à prix constants. Le PIB par habitant est la mesure la plus courante du niveau de vie : il indique le revenu moyen d’un habitant  en une année. Lorsqu’il est mesuré en termes réels, il prend en compte l’inflation. Selon la Banque mondiale, ces 10 pays qui ont rejoint l’UE faisaient alors partie du groupe des pays “à revenu moyen” en 2004 (à l’exception de Chypre et de Malte) alors qu’ils font désormais partie du groupe des pays “à revenu élevé”. Ces cinq années de croissance peuvent être qualifiées de miracle économique pour ces pays.



Dans quelle mesure ce miracle économique résulte-t-il de l’adhésion à l’UE? Quel a été l’effet de cet élargissement sur les 15 pays déjà membres de l’UE en 2004? Quels sont les principaux moteurs de ce miracle économique ? Dans cette note, je tente de répondre à ces questions en me basant sur le document de travail : «The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income »

Dans Grassi (2024), j’examine l’effet de l’élargissement de l’UE sur deux groupes de pays : l’UE-2004, qui comprend les États membres ayant rejoint l’Union européenne en 2004, et l’UE-15, qui comprend les États membres de l’UE avant l’élargissement de 2004. Dans le graphique 1a), on voit que le PIB par habitant augmente à la fois dans l’UE-15 et dans l’UE-2004. Le graphique 1b) montre que le PIB par habitant des nouveaux États membres relativement à l’UE-15 est constant avant 2004, et augmente après cette date (identifiée en pointillé rouge). L’UE-2004 semble rattraper l’UE-15 en termes de niveau de vie à partir de 2004.

Un miracle économique résultat de l’adhésion ?

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par l’adhésion à l’UE dans ce miracle économique parce qu’il n’existe pas de groupe de contrôle évident. En effet, pour évaluer l’impact causal d’un changement de politique publique, les chercheurs comparent généralement un groupe traité, c’est-à-dire les pays soumis au changement de politique, à ceux d’un groupe de contrôle qui n’a pas été soumis à ce changement de politique. Idéalement, le groupe traité et le groupe de contrôle ont des caractéristiques identiques. Si les résultats du groupe traité sont meilleurs que ceux du groupe de contrôle, cela indique qu’il y a un effet causal du changement de politique sur le résultat. Dans le cas de l’élargissement de l’UE en 2004, il n’existe pas de pays similaires à ceux de l’UE-2004 qui n’ont pas rejoint l’UE et qui pourraient être utilisés comme groupe de contrôle. De même, il n’y a pas de pays de l’UE-15 qui n’ont pas connu l’expérience de l’élargissement.

Dans cet article, j’ai utilisé une méthodologie qui permet de contourner cette difficulté : la méthode du contrôle synthétique introduite par Abadie et Gardeazabal (2003). L’idée est de construire un groupe de contrôle dit « synthétique » comme la moyenne pondérée de pays non affectés par l’élargissement de l’UE afin de créer un groupe de contrôle hypothétique. Ces pays proviennent de ce que l’on appelle un groupe de donateurs. Les pondérations de chaque pays sont choisies de manière que la dynamique du pays traité, l’UE-2004 ou l’UE-15, et du contrôle synthétique soit la même avant 2004. Si l’élargissement de l’UE a eu un effet causal en 2004, le PIB par habitant du pays traité sera différent de celui de son contrôle synthétique.

Un gain de niveau de vie important pour les nouveaux entrants

Le graphique 2 présente le PIB par habitant de l’UE-2004 (à gauche) et de l’UE-15 (à droite), ainsi que de leur contrôle synthétique respectif. Selon ces calculs, la différence entre l’UE-2004 et son contrôle synthétique est de 8 433 USD en 2019. L’adhésion de ces pays à l’UE en 2004 a donc entraîné une amélioration en 2019 de leur PIB par tête de 32 %. Près d’un tiers de leur niveau de vie actuel peut ainsi être attribué à leur adhésion à l’UE. Entre 2004 et 2019, environ la moitié de l’augmentation du PIB par habitant est ainsi due à l’UE. Il s’agit d’un effet positif très important que l’on peut attribuer à des changements d’institutions, de politiques publiques, de réglementations, de diminution des barrières commerciales.

Un calcul similaire pour l’UE-15 n’indique pas d’effet positif ou négatif important de l’adhésion des pays de l’UE-2004 sur lui. Comme le montre la partie droite du graphique 2, la dynamique du PIB par habitant de l’UE-15 suit de près la dynamique du groupe de contrôle synthétique.

Comme expliqué dans l’article, ces résultats sont robustes à plusieurs tests statistiques classiques : l’effet positif de l’adhésion à l’UE sur le PIB par habitant des nouveaux États membres est toujours présent à l’issue de tous ces tests ; pour l’UE-15, le résultat de ces tests est cohérent avec l’absence d’effet notable de l’élargissement de 2004.

En résumé, l’élargissement de l’UE en 2004 a été remarquablement bénéfique pour les nouveaux États membres sans que cela n’ait freiné la hausse du niveau de vie des anciens membres tout en ne leur coûtant rien.

Par quels mécanismes l’adhésion a-t-elle permis ce miracle économique ?

Pour mieux comprendre les causes de cet effet bénéfique attribué à l’adhésion à l’UE en 2004, je procède à un simple exercice de comptabilité de la croissance, dans l’esprit de Solow (1957) et similaire à Baqaee et Farhi (2019). Cet exercice consiste à décomposer la croissance du PIB à partir de la contribution des facteurs de production tels que le capital et le travail, et de la contribution du “résidu de Solow”. Ce dernier est souvent considéré comme une mesure de la productivité qui capture le progrès technologique, une meilleure allocation des facteurs, et tout changement dans les frictions sur le marché du capital et du travail. Un tel exercice peut indiquer dans quelle mesure le gain de croissance est dû à un plus grand nombre de personnes travaillant – la contribution du travail-, à un plus grand nombre de machines utilisées – la contribution du capital-, ou à une meilleure productivité.

Cet exercice de comptabilité de la croissance montre que la contribution du capital et du travail à la croissance du PIB est environ 60 % plus élevée dans l’UE-2004 que dans le groupe de contrôle synthétique. La contribution du “résidu de Solow” est, elle, presque trois fois plus importante. L’adhésion à l’UE semble donc générer une augmentation beaucoup plus importante et durable de la croissance de la productivité.

Un examen plus approfondi des données sur les composantes de la demande (consommation, investissement, dépenses publiques, exportations/importations) et d’autres agrégats macroéconomiques tels que le taux d’emploi ou l’investissement direct étranger montrent une convergence vers un niveau stable avant ou autour de 2004. Ces variables convergent vers un niveau supérieur, inférieur ou similaire à celui de l’UE-15

Pour l’UE-2004, les indices de réglementation des marchés de l’OCDE ont convergé vers un niveau similaire à celui de l’UE-15. Toutefois, les données ne sont disponibles que pour quelques années et pour un sous-ensemble de nouveaux États membres (principalement la Pologne et la Hongrie avant 2008).

L’adhésion à l’UE se traduit par une convergence rapide des principales variables macroéconomiques, et d’une productivité totale des facteurs  qui combler l’écart avec l’UE-15 (Graphique 3). L’UE enregistre un gain important de PIB par habitant pour ses nouveaux membres, qui est dû à des gains de productivité importants et soutenus.

L’adhésion à l’UE: un gain pour les entrants sans perte pour les autres

L’adhésion de nouveaux membres à l’UE a eu un effet important et positif sur leur niveau de vie, sans coût ni gain les anciens pays membres. L’élargissement de l’UE semble donc être un jeu à somme positive. L’analyse des données montre que la productivité, mesurée par le résidu de Solow  joue le rôle le plus important.

Ces résultats soulèvent toutefois de nouvelles questions. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour comprendre le mécanisme par lequel un changement de politiques, de réglementations et d’institutions peut avoir des effets positifs aussi importants sur le PIB par habitant et la productivité.

Plusieurs mécanismes sont à explorer, tels que les transferts technologiques, la concurrence, le commerce, la migration, les transferts fiscaux et la politique monétaire, pour n’en citer que quelques-uns. Il existe des données microéconomiques qui sont déjà et pourraient être exploitées pour répondre à ces questions. Avec une bonne compréhension de ces mécanismes, nous pourrions évaluer l’impact qualitatif et quantitatif de future vagues d’adhésion. En 2024, neuf pays sont actuellement candidats à l’adhésion à l’UE, dont l’Ukraine.

Références bibliographiques

Abadie, Alberto and Javier Gardeazabal, “The Economic Costs of Conflict: A Case Study of the Basque Country,” American Economic Review, March 2003, 93 (1), 113–132

Baqaee, David Rezza and Emmanuel Farhi, “The Macroeconomic Impact of Microeconomic Shocks: Beyond Hulten’s Theorem,” Econometrica, July 2019, 87 (4), 1155–1203.

Feenstra, Robert C., Robert Inklaar, and Marcel P. Timmer, “The Next Generation of the Penn World Table,” American Economic Review, October 2015, 105 (10), 3150–82.

Grassi, Basile “The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income”, IGIER Working paper, n709, May 2024.

Solow, Robert M., “Technical Change and the Aggregate Production Function,” The Review of Economics and Statistics, 1957, 39 (3), 312–320.




Le Pacte vert européen : mesurer pour consolider

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Emma Laveissière

Alors que les capitales et les gazettes européennes bruissent de rumeurs insistantes sur sa fin prochaine, il peut être utile de se souvenir que le Pacte vert européen n’aurait pas dû voir le jour. Le « European Green Deal » est, de fait, un accident résilient : il n’était au programme d’aucun parti lors de la campagne électorale pour le Parlement européen de 2019 et il a depuis lors survécu au Covid 19, à l’impérialisme russe et au choc inflationniste.



Les organisations non gouvernementales ont assurément raison aujourd’hui de s’inquiéter des régressions environnementales en cours et à venir dans un contexte où les urgences sociales sont trop souvent instrumentalisées contre l’urgence écologique, mais il y a au moins trois raisons de penser que le Pacte vert européen est là pour longtemps : la dépendance institutionnelle au sentier (path dependency), le socle de valeurs de l’UE et les aspirations des Européens.

Premièrement, le Pacte vert fait désormais partie de la construction européenne :  inscrit dans le marbre de dizaines de dispositions législatives protégées par les réglementations communautaires, il ne sera pas aisément démantelé. Deuxièmement, il découle directement de l’engagement de l’UE en faveur de la soutenabilité, qui date d’il y a au moins 30 ans et n’a jamais été aussi pertinent, à une époque où la biosphère souffre et s’effondre par endroits et où le continent européen réalise sa vulnérabilité grandissante (l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite au monde). Troisièmement, bien qu’imparfaitement, il reflète les aspirations des citoyennes et citoyens de l’UE, qui placent désormais systématiquement les questions environnementales parmi leurs préoccupations principales.

En revanche, le Pacte vert manque encore de cadrage analytique et de précision statistique, en somme de consolidation empirique. Comment mieux comprendre son architecture ? Comment mieux évaluer sa robustesse ?

Comprendre le Pacte vert : l’apport de l’économie écologique

Le Pacte vert est souvent synthétisé visuellement sous la forme du graphique qui figure en ouverture de la communication inaugurale du 11 décembre 2019 « Le pacte vert pour l’Europe » :

Ce schéma est utile mais il ne permet pas de comprendre l’architecture du Pacte vert, ni notamment de saisir l’articulation entre ses différents objectifs. On peut choisir pour clarifier le cadre conceptuel du Pacte vert de s’appuyer sur les principes de l’économie écologique, l’une des sources d’inspiration de la Commission européenne, laquelle encastre les systèmes économiques et sociaux dans leur contexte biophysique. Le Pacte vert européen apparaît alors constitué de quatre piliers : la neutralité climatique (climat et énergie), le métabolisme économique (ressources et pollutions), le système de support (agriculture et alimentation) et le système vital (biodiversité et écosystèmes). Ces piliers peuvent être plus avant ordonnés en une pyramide dont l’ambition primordiale du Pacte vert, « devenir le premier continent neutre pour le climat », constitue logiquement le sommet (Figure 1) et dont le système vital constitue la base écologique.

Figure 1. Le Pacte vert européen en un coup d’œil

Source : auteurs.

Évaluer le Pacte vert : trois principes méthodologiques

Se pose alors la question de savoir comment traduire ces différents étages en indicateurs opérationnels. Pour cela, nous proposons trois principes.

Le premier consiste à mesurer la performance au niveau de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que de comparer celles des États membres, en considérant les indicateurs sous forme de moyennes des 27. Ce choix résolument européen vise à éviter la tentation de faire du Pacte vert un « concours de beauté » où les « bons élèves » sont montrés en exemple aux « cancres ». D’une part, les spécificités nationales rendent souvent ces comparaisons dénuées de fondement, mais, plus fondamentalement, il nous semble que cette logique de rivalité et de concurrence fait suffisamment de dégâts en matière fiscale, budgétaire et sociale pour ne pas être reproduite dans le champ de la transition écologique.  Le Pacte vert est une stratégie commune pour les décennies à venir, et c’est au niveau de l’Union européenne que l’on peut mesurer son succès (ou son échec) avec le plus de pertinence.

Le deuxième principe consiste à utiliser tous les indicateurs inscrits dans les textes de loi et uniquement ceux-là. Eurostat propose par exemple une batterie de 25 indicateurs « pour le Pacte vert européen » mais la plupart d’entre eux ne figurent pas dans les dispositions législatives adoptées entre 2019 et 2024.

Enfin, pour suivre les progrès tangibles du Pacte vert, nous utilisons la distance à l’objectif 2030 de nos indicateurs à l’aide des données Eurostat en temps réel (les 25 indicateurs Eurostat mentionnés plus haut sont présentés sans rapport à un objectif).

Nous avons identifié 13 indicateurs intégrés dans les textes législatifs du Pacte vert dotés d’objectifs quantitatifs à horizon 2030 (en croisant différentes sources européennes, en particulier la Commission européenne et l’Agence européenne de l’environnement), ces indicateurs étant représentatifs des quatre piliers ou étages identifiés plus haut. Ces indicateurs forment un tableau de bord du Pacte vert.

Pour chaque indicateur, notre outil apporte trois éléments d’évaluation : l’historique reconstitué à partir des données officielles et mis à jour automatiquement à partir des bases d’Eurostat, le pourcentage réalisé par rapport à l’objectif 2030 (à la dernière date disponible) et le sens, positif ou négatif, de la dernière année de performance mesurée.

Nous avons en outre constitué à partir de ce tableau de bord un instrument de mesure synthétique ou composite : le « Green Deal Radar » (Figure 2) qui fait la moyenne des indicateurs de chaque pilier.

Figure 2. Le radar du Green Deal

Lecture : sur une échelle de 0 à 100%, 0 indiquant qu’aucun progrès n’a été accompli et 100% que tous les objectifs ont été atteints à horizon 2030 à date, les quatre piliers du Pacte vert sont positionnés et comparés.

Source : https://greendealemma.shinyapps.io/Pacteverteurop/

Tableau de bord et indicateur composite forment ensemble la boussole du Green Deal ou « Green Deal Compass ». Il ressort de notre indicateur composite, dont la forme évoque une pyramide, deux réalités parlantes : la première est que le Pacte vert est en bonne voie au regard des indicateurs en vigueur, le chemin déjà parcouru vers les objectifs 2030 oscillant entre les deux tiers (pour le pilier énergie-climat) et un quart (pour le pilier agriculture et alimentation). Mais, deuxième réalité objective, le Pacte vert est fortement déséquilibré en faveur de son pilier énergie-climat, les trois autres piliers étant compris entre environ un quart et un tiers du chemin parcouru (le pilier le moins avancé étant le pilier agriculture et alimentation, ce qui éclaire d’une lumière intéressante les débats intenses qui secouent le monde agricole dans nombre d’États membres depuis plusieurs mois au sujet des règlementations environnementales). 

On peut ensuite vouloir détailler la dynamique propre de chacun de ces piliers pour mieux comprendre les évolutions en cours (à l’aune des indicateurs existants, encore partiels). Le pilier énergie-climat est celui qui compte le plus d’indicateurs inscrits dans les textes européens et mesurables objectivement (six au total), ce qui n’est guère surprenant car c’est le cœur de la stratégie définie dès décembre 2019 par l’ambition d’« être le premier continent neutre pour le climat ». Mais, précisément, cette ambition de neutralité carbone se heurte à une réalité que les données permettent de dévoiler. Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre est indéniablement forte pour l’ensemble de l’Union européenne, avec plus de la moitié du chemin parcouru vers la cible de 2030 (progrès soutenu par le déploiement des renouvelables et le développement de l’efficacité énergétique que les indicateurs retenus mettent en lumière), la tendance post-Covid n’est pas bonne, avec un fort rebond des émissions en 2021 (qui n’a pas été compensé par la baisse de 2022) et une réduction dont le rythme est jugé insuffisant par l’Agence européenne de l’environnement.

Mais surtout, la stratégie de neutralité carbone adoptée par l’UE suppose que le reliquat des émissions brutes (qui ne seront pas réduites à zéro) soit absorbé par les puits de carbone. Or l’indicateur d’absorption des émissions par les puits de carbone a lourdement chuté au cours de la dernière décennie sous l’effet de la crise climatique (feux géants, épuisement des écosystèmes, etc.).

Notre « boussole du Pacte vert » met donc en lumière une faille sérieuse, insuffisamment connue, de la stratégie européenne concentrée sur ses objectifs énergie-climat mais pas assez attentive à la vitalité des écosystèmes qui pourtant conditionne, à terme, leur atteinte (c’est aussi le problème de la performance climatique française sur l’année 2023).

On retrouve un autre déséquilibre dans l’analyse du pilier « Ressources et pollutions » qui montre qu’en parallèle du recul des émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources naturelles ne diminue plus depuis dix ans, l’économie européenne est donc loin d’être encore soutenable. De la même manière, si les indicateurs de conservation des terres et des espaces maritimes au sein du pilier « Biodiversité et Écosystèmes » donnent à voir des progrès réels et encourageants vers les objectifs 2030, le recul des espèces d’oiseaux (qui symbolise une érosion bien plus large de la biodiversité dans l’Union européenne, notamment des populations d’insectes ou d’amphibiens) est continu depuis le début des années 1990 et s’est accéléré au cours des deux dernières décennies. Il existe bien entendu d’autres déséquilibres que notre outil ne permet pas de mesurer, à commencer par le manque d’ambition sociale du Pacte vert tel qu’il est aujourd’hui, une lacune soulignée dès son lancement (voir à ce sujet l’étude « A Blueprint for a European Social and Green Deal »).

La « boussole du Pacte vert » est un outil partiel et imparfait d’évaluation qui demande à être perfectionné et complété à mesure que les indicateurs du Pacte vert deviendront plus précis et nombreux. Cet outil permet néanmoins d’éclairer de manière objective un certain nombre de débats en cours et nous autorise une réponse claire à la question posée en ouverture de cet article. « Le Pacte vert européen atteint-il ses objectifs ? » Oui, mais de manière déséquilibrée, ce qui pourrait rapidement remettre en cause son succès encore fragile.




Next Generation EU : quels effets économiques en attendre ?

Jérôme Creel et Jonas Kaiser

Dans une étude pour la Foundation for European Progressive Studies (FEPS), nous tentons d’évaluer les effets économiques de Next Generation EU en Allemagne, en France et en Italie. Le programme Next Generation EU (NGEU), créé en réponse à la pandémie de COVID-19, représente un engagement financier de l’Union européenne sans précédent. NGEU a été conçu non seulement pour soutenir les États membres dans leur reprise économique immédiate, mais aussi pour faciliter des investissements et des réformes à grande échelle alignés sur les objectifs à long terme de l’UE (notamment la transition écologique, la numérisation et la cohésion sociale et territoriale). L’évaluation des effets économiques de NGEU est cruciale car elle aide à informer les décideurs politiques sur l’efficacité de telles interventions financières à grande échelle et à guider les décisions futures sur la politique budgétaire et l’intégration de l’UE.



Le programme NGEU est historique par son ampleur et son approche. Son principal composant, la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR), dispose d’un budget de 724 milliards d’euros (à prix courants), dont environ la moitié sous forme de subventions et l’autre sous forme de prêts. Les aspects novateurs de NGEU incluent :

  • l’émission de la dette commune : pour la première fois, l’UE a émis une dette commune pour financer un vaste programme d’investissement, montrant ainsi la capacité de l’UE à répondre de manière coordonnée à un choc externe majeur ;
  • une affectation des fonds innovante : contrairement à d’autres programmes de l’UE, les fonds ne sont pas affectés uniquement en fonction de critères macroéconomiques tels que le produit intérieur brut ou la population, mais en fonction des besoins induits par la pandémie, assurant un soutien ciblé là où il est le plus nécessaire.

La littérature mesurant les effets des politiques budgétaires mises en œuvre depuis la crise de COVID-19 dans l’UE met en évidence un large éventail de multiplicateurs budgétaires[1]. Certaines estimations sont proches de zéro (mais jamais en dessous) tandis que d’autres dépassent largement l’unité. Toutes ces études reposent sur des simulations de modèles en équilibre général. Notre étude propose une vue alternative aux exercices de modélisation ex ante pour évaluer la valeur ajoutée attendue de NGEU pour certains États membres de l’UE. Bien que NGEU soit toujours en cours avec la majorité des déboursements prévus dans la seconde moitié de la période 2021-2026 (Graphique 1), l’étude propose de lier l’effet réel attendu ex post de NGEU à l’effet réel ex post des politiques budgétaires nationales passées menées par les États membres de l’UE.

Les prêts accordés au titre de NGEU sont assez similaires aux dettes nationales contractées pour financer les dépenses publiques. On peut penser que leurs multiplicateurs budgétaires seront comparables. Toutefois, les subventions accordées au titre de NGEU, qui n’engendrent pas de paiements d’intérêts immédiats de la part des gouvernements bénéficiaires, devraient produire des multiplicateurs budgétaires plus élevés car elles ne produisent pas d’effets d’éviction via une hausse des taux d’intérêt sur la dette, vu que la dette nationale n’a pas augmenté. L’étude propose donc d’utiliser les multiplicateurs budgétaires nationaux comme limite inférieure des effets attendus de NGEU, suggérant que l’impact réel de NGEU, notamment par le biais des subventions, pourrait dépasser celui observé avec les stimuli basés sur les prêts.

Les multiplicateurs budgétaires sont estimés pour les trois plus grandes économies de l’UE, l’Allemagne, la France et l’Italie, sur la base de données trimestrielles. Compte tenu de la disponibilité des données, les estimations sont réalisées sur des périodes différentes : 1991T1-2019T4 pour l’Allemagne, 1980T1-2019T4 pour la France et 1999T1-2019T4 pour l’Italie. L’étude utilise une approche basée sur la loi d’Okun pour estimer la production potentielle et l’écart de production[2]. Ensuite, le solde budgétaire corrigé des variations conjoncturelles est dérivé de ces estimations de l’écart de production et les chocs budgétaires sont identifiés comme des variations trimestrielles de ce solde. Enfin, l’effet multiplicateur budgétaire est estimé à l’aide de projections locales.

Les résultats sont les suivants. La France présente un multiplicateur budgétaire de 0,5 après un an ; l’Italie atteint un pic à 0,7 après trois ans ; celui de l’Allemagne n’est jamais statistiquement significatif. Compte tenu de l’accent mis par les fonds NGEU sur l’Italie, les résultats soutiennent l’idée que les fonds alloués au titre de la FRR vont principalement là où les effets réels attendus sont les plus élevés, en Italie donc.

Les résultats sont différents dès lors que l’on introduit le contexte macroéconomique.  En séparant l’échantillon entre les années de ralentissement économique et les années d’expansion, le multiplicateur budgétaire pour la France montre très peu de différence (Graphique 2). En Allemagne, cependant, la différence est substantielle : alors que le multiplicateur budgétaire est nul en période d’expansion, il est élevé en période de ralentissement, atteignant un pic de 2 un an après le stimulus. En Italie, la différence entre les mauvaises et les bonnes années est également significative. Son multiplicateur budgétaire est positif à court terme pendant les bonnes années et il atteint un pic de 4 après trois ans si le stimulus budgétaire a eu lieu pendant les années de ralentissement.

Cette étude montre que la politique budgétaire a des effets tangibles sur l’économie, avec des estimations des bornes inférieures des multiplicateurs budgétaires ne tombant jamais en dessous de zéro à court terme en Allemagne et significativement positives en France et en Italie. Ces effets sont particulièrement forts en période de chômage élevé, soulignant l’importance des interventions de relance opportunes alignées sur les périodes de ralentissement économique. Malgré une reprise économique rapide après la pandémie qui a réduit les taux de chômage dans les trois pays étudiés, l’appropriation et l’utilisation des fonds NGEU ont été somme toute assez limitées, probablement en raison de contraintes administratives et d’obstacles du côté de l’offre. Cependant, cette étude suggère que même en période économique plus favorable, des politiques budgétaires comme NGEU peuvent encore être efficaces, en particulier dans des pays comme l’Italie, qui a été sévèrement touchée par la pandémie et dispose de montants substantiels de subventions et de prêts encore à débourser. Une évaluation continue de NGEU sera nécessaire pour mieux comprendre leur impact économique réel et leur contribution aux objectifs à long terme de l’UE mais face au ralentissement économique européen et à la remontée des taux d’intérêt depuis juillet 2022, l’utilisation complète des fonds alloués au titre de NGEU par les Etats membres de l’UE semble aller de soi.


[1] Le multiplicateur budgétaire mesure l’impact sur le PIB d’une variation donnée des dépenses publiques ou des impôts (dans ce dernier cas, on parlera plus particulièrement de multiplicateur fiscal). Notre étude fournit une revue de la littérature sur les effets attendus de NGEU. Pour une revue récente et plus extensive de la littérature empirique, voir Deleidi, Iafrate et Levrero (2023).

[2] La loi d’Okun relie la variation du PIB à celle du taux de chômage.




IRA vs NZIA : un regard géopolitique

Cyrille P. Coutansais, Directeur du département Recherches du CESM[1]

Intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques des années 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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IRA (Inflation Reduction Act) aux États-Unis et NZIA (Net-Zero Industry Act) dans l’Union européenne, s’ils paraissent les deux faces d’une même pièce, sont en réalité profondément dissemblables dans leur motivation. L’un, le premier, s’inscrit dans le temps long et n’est qu’un jalon dans une stratégie géopolitique qui vient de loin tandis que l’autre, le second, se veut juste une réponse au premier.

L’IRA prend sa source dans les années 2007-2008 et la crise des subprimes : le monde affronte une crise financière venue des Etats-Unis et redémarre grâce à la Chine. C’est dans ces années-là que Washington prend conscience qu’il ne peut plus être le « gendarme du monde » du fait de l’épuisement de son modèle impérial comme tant d’autres avant-lui, de la Rome antique à la Grande-Bretagne. Et comme ses devanciers, il décide de rationaliser son modèle, se concentrant sur l’essentiel – l’Asie-Pacifique –, l’accessoire étant laissé à ses alliés. Cette vision se formalise en 2011 à travers le fameux « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama, manière de signifier que les intérêts des Etats-Unis sont désormais essentiellement dans cette zone où s’est réveillé le géant chinois, perçu de plus en plus comme un rival. Cette perception conduit à revoir l’ensemble des dépendances nées de la globalisation des chaînes de valeur et à agir sur un certain nombre de secteurs jugés stratégiques. De ce point de vue, on trouve une continuité frappante entre les administrations Trump et Biden qui, à travers des taxes douanières, le Chips Act ou encore l’IRA, n’ont qu’un but : réindustrialiser, relocaliser, produire à proximité ou dans des pays « amis » pour offrir le moins de prise possible à l’Empire du milieu. Et si l’on suit les perspectives économiques de juin 2023 de l’OCDE, il semble que cette politique produise ses effets : la part de Pékin dans les importations de biens manufacturés de l’oncle Sam s’est tassée de 25 % en 2018 à 19 % en 2022, la Chine chutant même au troisième rang des fournisseurs en 2023 – derrière le Mexique et le Canada –, après une bonne quinzaine d’années au sommet du podium.

On peut certes soupçonner une importation de biens manufacturés chinois par le Mexique à des fins de réexportation chez son grand voisin du Nord mais que dire alors de l’évolution de l’Union européenne ? Selon la même source, la part de biens manufacturés chinois dans les importations du Vieux Continent est passée de 26 % en 2018 à 33 % en 2022. Dépendance croissante donc qui ne laisse pas d’interroger à l’heure où le gendarme du monde n’entend plus jouer son rôle. Car c’est lui qui, par sa puissance, freinait toute velléité de remise en cause de l’ordre post-guerre froide. Or ce retrait a été bien perçu par un certain nombre de chefs d’État dans le monde, qui n’excluent pas de remettre au goût du jour le vieil axiome clausewitzien : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et cela d’autant plus que la mondialisation a été le moyen pour leur pays de se développer, s’enrichir, et par là d’investir dans un réarmement qui est mondial : en 2023, les dépenses militaires du globe ont augmenté pour la neuvième année consécutive pour atteindre le niveau record de 2 443 milliards de dollars[2]. Les premiers effets s’en font déjà sentir en Ukraine comme en Arménie, et peut-être un jour au Guyana, le Venezuela ayant organisé un référendum pour revendiquer les deux tiers de son voisin. Et un nouveau seuil vient d’être franchi avec les frappes de l’Iran sur Israël : pour la première fois la République islamique agit directement, sans passer par des faux-nez, et surtout elle le fait malgré l’avertissement américain de ne pas le faire et le positionnement de moyens en général dissuasifs à base de porte-avions et autres.

Alors oui, l’Union européenne s’efforce de s’adapter à ce nouveau monde, oui, elle est en capacité d’arriver à un accord relativement rapide sur son NZIA. Reste que le financement reposera en grande partie sur un assouplissement des aides d’État, quelques reliquats de fonds européens pouvant tout juste s’y ajouter. Comme si l’Union européenne peinait à se faire une raison, ne se résignait pas à abandonner le monde d’avant, celui de la mondialisation « heureuse ». Il est vrai qu’il avait bien des attraits, Bruxelles pouvant façonner (en partie) le monde grâce au pouvoir de la norme[3]. Force est de constater d’ailleurs que ce modèle a eu des résultats, par exemple dans le cadre de la lutte contre la pêche illégale et non réglementée, où un système de cartons rouges, jaunes et verts a contraint les pays désireux d’exporter leurs produits halieutiques chez nous à refonder leurs pratiques, faute de quoi le premier marché de consommation du monde leur était interdit. La taxe carbone aux frontières s’inscrit d’ailleurs dans le même paradigme.

Mais le monde change et il est peut-être temps pour l’Union européenne d’entamer sa troisième vie. Elle en eut une première, celle de la réconciliation franco-allemande, de l’Europe des six, des douze, celle de la CEE, puis une deuxième, celle de la réunification du continent, de l’élargissement sous l’effet de la chute du mur de Berlin, de l’effondrement de l’URSS. Sa troisième sera placée sous le sceau de la lutte contre le réchauffement climatique et des fracas géopolitiques. Reste à l’écrire…


[1] Auteur, notamment, de La (re)localisation du monde, CNRS-éditions, 2021

[2] SIPRI Yearbook 2023, Stockholm International Peace Research Institute.

[3] Zaki Laïdi, La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2005.




Un Fonds Européen pour le Climat

Jérôme Creel, Fipaddict, Clara Leonard, Nicolas Leron et Juliette de Pierrebourg

Comment sortir du dilemme entre épuisement planétaire et contraintes budgétaires dans lequel se trouvent les États européens ? Ces derniers sont pris en étau entre l’ampleur des investissements à réaliser pour respecter leurs engagements en matière de réduction des émissions carbone et la nécessité de respecter un équilibre budgétaire dicté par les règles européennes. Si ce dilemme n’est pas résolu, les gouvernements risquent de revoir à la baisse leurs ambitions climatiques. Sans assouplissement des règles budgétaires nationales, une seule voie est possible pour résoudre ce dilemme : celle d’un projet et d’un financement commun au niveau de l’Union européenne au travers de la création d’un Fonds Européen pour le Climat[1].



Les États membres de l’Union européenne font face à des injonctions contradictoires que la création d’un Fonds Européen pour le Climat participerait à atténuer, sinon à résoudre. D’un côté, ils doivent réaliser les investissements nécessaires pour respecter leurs objectifs de réduction des émissions carbone et atteindre l’objectif net zéro à l’horizon 2050. De l’autre, ils sont contraints par les règles budgétaires européennes et la remontée des taux, qui limitent leurs capacités d’endettement et de financement. Pris dans cet étau, les gouvernements ont, jusqu’ici, préféré abandonner leurs ambitions climatiques et privilégier la soutenabilité budgétaire. En France, le rabot de 2,1 milliards d’euros sur les crédits dédiés à l’écologie dans le cadre du décret d’annulation visant à tenir nos objectifs budgétaires en constitue l’illustration la plus frappante. Pour répondre à ce dilemme qui met en péril notre capacité à faire face au défi climatique, nous proposons la création d’un Fonds Européen pour le Climat. Chargé d’assurer le financement de la transition, il constituera un pas de plus vers une Europe unie autour d’un enjeu commun.

Les estimations du déficit actuel d’investissements pour atteindre les objectifs de décarbonation s’accordent sur des besoins additionnels significatifs : une fourchette basse autour de 2 à 3 % du PIB européen (cf. tableau). Ces besoins interviennent dans un contexte marqué par un accord sur de nouvelles règles budgétaires européennes tout autant restrictives que les précédentes, et par la disparition à l’horizon 2026 des financements liés au plan de relance Next Generation EU. Au total, ces nouvelles contraintes imposeraient aux États européens de réaliser des économies d’environ 2,5 points de PIB d’ici quatre ans, ce qui paraît difficilement tenable.

Tableau – Estimations des besoins additionnels d’investissement dans la transition écologique en Europe

Estimation (à prix constants) Source
406 milliards d’euros (2,6% du PIB) I4CE (2024)
360 milliards d’euros (2,3% du PIB) Institut Rousseau (2024)
2% du PIB par an jusqu’en 2030, puis 1% jusqu’en 2050. Bruegel (2022)
La Commission Européenne chiffre à 416 milliards d’euros (soit 2,6% du PIB) le besoin d’investissements en Europe jusqu’à 2030. À cela s’ajoutent 205 milliards d’euros additionnels (soit 1,3% du PIB) entre 2030 et 2050. Commission européenne (2020) Commission européenne (2024)

Les investissements nécessaires pour assurer la transition ne sont pas tous rentables et certains, par essence, relèvent de l’échelle supranationale et du bien commun européen (cf. Allemand et al., 2023). Le Fonds pourrait orienter ses financements vers ces investissements qui sont, à l’heure actuelle, mal pris en charge tant par le secteur public que par le secteur privé. Un financement commun aurait de nombreux effets positifs : cela permettrait de réaliser des économies d’échelle, de répondre à la demande concrète des citoyens européens de voir des projets financés à l’échelle européenne, de coordonner et planifier l’effort de transition et de garantir que toutes les dépenses nécessaires aient lieu tout en réduisant leur poids budgétaire pour les États membres. Pour cela, il faudrait privilégier les subventions. D’autres outils pourraient être cependant envisagés en complément, tels que des prêts concessionnels aux États membres à des taux plus faibles que le taux de marché et des garanties de prêts (par exemple, ceux de la Banque Européenne d’Investissement).

Pour financer le Fonds, il faudra à la fois réfléchir à des ressources propres et au versement d’un capital par les États membres en fonction de clés de répartition adaptées à l’enjeu. Si de nouvelles ressources propres de l’Union Européenne pourraient être envisagées, elles risquent de ne pas suffire ou d’être politiquement trop coûteuses pour être mises en place. L’expérience de NGEU ne plaide pas en faveur de cette solution : les ressources propres additionnelles pour rembourser la dette émise pour financer NGEU sont encore bien loin des attentes et des enjeux financiers (et passées assez largement sous silence dans l’évaluation à mi-parcours de NGEU). Il faudra donc avoir recours à un financement commun par les États membres. Il sera alors nécessaire de mener une négociation sur des clés de répartition entre États membres afin de déterminer les critères selon lesquels les fonds seront abondés puis alloués. Différents critères pourraient être envisagés et qui ne refléteraient pas simplement le poids économique ou de population de ces différents États. Le Fonds européen pour le climat pourrait être financé en priorité par les États membres ayant le plus de capacités budgétaires et les émissions historiques les plus importantes ; il pourrait bénéficier en particulier aux États dont les capacités sont trop limitées pour répondre convenablement au défi de la transition, et qui ont les besoins de financement les plus importants pour atteindre leurs cibles de réduction d’émissions. Une telle clé de répartition contribuerait à renforcer la symétrie entre les règles budgétaires et des règles climatiques complémentaires qu’il conviendrait de créer.

Envisager un Fonds Européen pour le Climat permettra à terme de mettre en place une stratégie de financement ordonnée et transparente de la transition écologique en nous forçant à chercher à résoudre le dilemme entre épuisement planétaire et budgétaire. En effet, la répartition de la charge entre l’échelle nationale et européenne, entre États membres, mais également entre le secteur public, les entreprises, le secteur financier et les ménages doit être le fruit d’une concertation. Elle devra mener à la définition d’une stratégie de financement évitant de faire peser des risques systémiques sur l’Europe, que ce soit par surcharge budgétaire ou par inaction climatique. La note dont ce texte est tiré met également en avant la nécessité de développer des estimations des besoins de financement pour chaque pays européen avec une méthodologie harmonisée pour assurer une planification et développer une vision systémique.

Enfin, ce Fonds, en ciblant les investissements essentiels mais peu rentables, répondrait à l’appel des citoyens pour une action à l’échelle de l’UE en faveur des énergies renouvelables, notamment (cf. Eurobaromètre 100 de l’automne 2023). Il pourrait également contribuer à « faire l’Europe », en renforçant la capacité budgétaire de l’UE, que les citoyens européens appellent de leurs vœux.


[1] Ce texte reprend les propositions et analyses d’un rapport publié par l’Institut Avant-Garde dans le cadre de la préparation des Élections européennes de juin 2024.




Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




Un second moment hamiltonien

par Hubert Kempf

Dans le débat européen autour du plan Next Generation EU, la décision de 2020 de la Commission européenne d’émettre de la dette au profit des États membres est souvent rapprochée de la décision de l’État fédéral américain de 1790, sous l’impulsion du secrétaire au Trésor Alexander Hamilton, non seulement d’honorer la dette fédérale en cours mais aussi d’assumer les dettes des États fédérés. Ce rapprochement est spécieux. La politique financière d’Hamilton est allée de pair avec la capacité à lever les impôts nécessaires au service de la dette, rendue possible par l’usage de la force militaire. La différence est patente avec la situation de l’Union européenne où la Commission est dépourvue de toute capacité coercitive.



La décision du Conseil européen (du 21 juin 2020, confirmée le 14 décembre 2020) d’autoriser la Commission européenne à répondre à la crise ouverte par la pandémie de Covid-19 par un programme d’émission de dette pour un montant de 750 milliards assumé par le budget de l’Union européenne afin de prêter à taux faible ou d’effectuer des transferts sans contrepartie aux États membres représente une innovation politique et économique qu’il est difficile de sous-estimer et impossible de négliger. Beaucoup de commentateurs ont voulu y voir le « moment hamiltonien » de l’Union européenne. L’expression a été prononcée en 2011 par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine de 1979 à 1983 et alors président du Economic Recovery Advisory Board, nommé par Barack Obama. En référence avec la situation européenne, Paul Volcker déclara « Europe is at an Alexander Hamilton moment, but there’s no Alexander Hamilton in sight »[1].

L’expression a fait florès et a été reprise par de nombreux commentateurs, journalistes ou politiques. Elle fait référence à la politique budgétaire et fiscale proposée, négociée et appliquée par Alexander Hamilton en 1790[2]. Nommé par George Washington secrétaire au Trésor le 11 septembre 1789, après la création de cette fonction par le Congrès le 2 septembre, Hamilton s’attela immédiatement à la rédaction d’un rapport qui fit date dans l’histoire américaine. Hamilton proposait dans ce rapport[3] de ne pas faire défaut sur la dette fédérale en cours, d’appliquer le même traitement à tous les détenteurs de titres de la dette fédérale, indépendamment de la date à laquelle ils avaient été acquis, et de transférer les dettes en cours des États fédérés à l’État fédéral. 

Les experts discutent de la pertinence du parallèle établi entre la décision sur les finances publiques fédérales prise par le Congrès américain en 1790 et les annonces faites par la Commission européenne en 2020. Ils concluent que les programmes et les circonstances diffèrent substantiellement au point de vider de sens le parallèle établi[4]. Ces discussions, centrées sur des considérations économiques, sont utiles. Mais elles manquent l’essentiel, l’impact politique de ces actes.

Pour ce qui est de la politique fiscale et financière d’Alexander Hamilton, son importance dans l’histoire politique américaine n’est disputée par personne. Cette importance s’explique par trois raisons :

1/ le redressement immédiat et spectaculaire du crédit de l’État fédéral et des États fédérés américains sur les marchés financiers internationaux ;

2/ La structuration du débat politique américain entre les fédéralistes et les républicains, qui continue de nos jours où les références aux traditions hamiltonienne et jeffersonienne restent vivaces[5] ;

3/ la puissance intellectuelle d’Hamilton qui l’amène à développer une analyse du fonctionnement des marchés financiers très en avance sur son temps[6].

Pour ce qui est de la signification qu’il faut accorder aux annonces des autorités européennes, au risque d’être démenti par les développements futurs, avançons qu’il est pertinent de voir dans ces annonces une innovation évidente : il est maintenant ouvertement admis par tous les pays de l’Union européenne que la Commission européenne peut exercer un pouvoir budgétaire important en cas de circonstances exceptionnelles (sans que soient véritablement définies ce que sont de telles circonstances). De plus, le principe de conditionnalité de l’aide apportée aux États membres est également entériné par le Conseil européen, ce qui place manifestement la Commission européenne en situation d’arbitre et la dote d’un pouvoir discrétionnaire vis-à-vis des États. Mais ces évolutions sont davantage des expédients et ne se traduisent pas par une modification dans les rapports institutionnels de pouvoir entre les États et les instances de l’Union (les autorités européennes)

Dans cette perspective, il est raisonnable de se référer au moment hamiltonien de 1790 pour juger de l’innovation que représenterait la décision de 2020. Dans les deux cas, il y a une décision budgétaire qui modifie les rapports financiers entre les juridictions membres des unions. Plus précisément, l’échelon fédéral dans le cas américain, supra-étatique dans le cas européen assume des charges qui incombaient ou auraient pu incomber aux juridictions étatiques de l’union. On pressent que cette opportunité ne peut qu’impliquer une modification importante, voire radicale, des rapports politiques entre juridictions.

Mais ce seul point de comparaison ne suffit pas. Si le programme fiscal et financier d’Hamilton a eu le succès incontestable qu’on lui reconnaît, cela n’est pas dû au seul passage de la loi ni à sa traduction en des réglementations financières complexes.

Pour le comprendre, il faut singulariser un second « moment hamiltonien ». Celui-ci se situe en 1794 lors de la « rébellion du whiskey » qui secoue l’ouest des 13 États américains qui constituent alors les États-Unis[7].

Cette rébellion[8] est issue de la loi votée par le Congrès en 1789 édictant que des droits d’accise pouvaient être levés par l’État fédéral. Notons immédiatement la différence avec le cas européen : à peine la Constitution adoptée (après la ratification de 9 des 13 États américains existant alors), le premier Congrès exerce son droit à lever l’impôt qui lui est accordé par la Constitution, à la différence de ce que prévoyaient les Articles de la confédération. Ce droit dont ne dispose pas le parlement européen, ni a fortiori la Commission. Dès 1790, Hamilton proposa de lever une taxe sur le whiskey. Ce choix était logique : le whiskey est un produit de choix pour lever un impôt dans un temps où les voies de communication sont difficiles et les échanges commerciaux internes à l’Union, limités : produit non-périssable et transportable, il concentre en un petit volume une production agricole importante mais périssable et s’échange facilement. De plus, il est facile à contrôler – et donc à imposer – car les points de passage sont peu nombreux. Mais sa production est concentrée dans quelques comtés de l’ouest de quelques États alors qu’il est consommé dans l’ensemble du territoire.  L’impôt envisagé fut donc considéré par les producteurs de whiskey comme une discrimination importante à leur encontre puisqu’ils seraient les seuls à le supporter au profit de l’Union tout entière.  Le Congrès, conscient du problème que cela créait, refusa de voter la loi. Il la vota pourtant l’année suivante, soit un an après la loi sur la régularisation des dettes publiques, devant la nécessité de remplir les caisses de l’État fédéral, en particulier pour assumer la charge de la dette fédérale alourdie par sa décision de 1790.

Les désordres ne tardèrent pas à s’installer à partir de 1791, surtout dans les comtés de l’ouest de la Pennsylvanie, encouragés par les opposants au parti fédéraliste conduit par Hamilton. Les tensions devinrent vite une affaire politique, opposant les fédéralistes, partisans d’un État fort et interventionniste, contrôlé par les élites sociales et instruites, et les anti-fédéralistes, qui allaient former le noyau du parti républicain mené par Jefferson. Les premiers, au pouvoir, estimèrent que l’autorité de l’État (fédéral) était en cause et qu’il s’agissait d’un prodrome du retour à l’anarchie qui prévalait avant le vote de la Constitution de 1789. Il devenait selon Hamilton urgent d’agir contre les rebelles mais Georges Washington, président et en tant que tel, chef des armées, temporisa.

En août 1794, le refus de l’impôt mena près de 6 000 opposants en arme à se mobiliser. Ils furent bientôt sur le point de prendre le contrôle de Pittsburgh. Après l’échec d’une énième tentative de conciliation, Washington prit alors la décision d’intervenir militairement contre les rebelles. Il ordonna la levée de 14 000 miliciens, venus de New Jersey, du Maryland, de Virginie et de Pennsylvanie.  Devant un tel déploiement de force (plus important que l’armée continentale qui avait tenu tête aux Britanniques), la rébellion s’effondra immédiatement. Les rebelles se dispersèrent. Les meneurs furent arrêtés et jugés. Deux furent condamnés à la pendaison et finalement graciés par Washington. La conclusion de l’affaire fut tirée par Hamilton : « L’insurrection au final nous aura profité et ajoute à la solidité de toute chose dans ce pays »[9]. C’était particulièrement vrai pour la solidité financière de l’État fédéral.

Ce second moment éclaire et complète le premier moment de 1790, celui de la rédaction du rapport d’Hamilton, puis de l’adoption de la loi qu’il soumet au Congrès. Deux raisons expliquent la promptitude et la détermination avec lesquelles Hamilton conçoit sa politique budgétaire et financière, outre la situation financière catastrophique dans laquelle se trouve la jeune république dont le crédit est alors au plus bas. La première, reconnue par tous, historiens, professionnels de la finance et politiques, est son expertise en ces matières, exceptionnelle pour l’époque, qui lui fait concevoir un plan audacieux et complexe. Ce plan fut peu, voire pas du tout, compris par ses contemporains et en particulier ses opposants, John Adams et Thomas Jefferson en tête, mais il l’est aisément de nos jours où il est reconnu que la crédibilité financière (définie comme la cohérence temporelle d’un plan d’endettement) est un élément central dans la détermination des taux d’intérêt. La seconde, tout aussi importante, est qu’il estime être capable de disposer des revenus fiscaux nécessaires pour assurer le service de la dette. Ce qui implique de pouvoir lever effectivement l’impôt. Hamilton fut un brillant officier de la guerre d’indépendance, remarqué par Washington pour sa bravoure et son intelligence militaire au point qu’il en fit son aide de camp et put ainsi mesurer ses qualités intellectuelles, politiques et militaires. Hamilton connaît le pouvoir des canons[10] autant que le poids des mots. Face à la rébellion fiscale, il n’hésite pas à plaider pour l’exercice du monopole de la violence légitime dont dispose l’État fédéral et convainc le président de mater la rébellion de l’Ouest.

Ce second moment de la fin du XVIIIe est exemplaire de la capacité de l’État fédéral américain naissant de boucler son budget, d’assurer le service de sa dette, même augmentée des dettes des États et donc d’éviter le défaut de paiement. Sans cette capacité, il est douteux que le coup de génie tenté par Hamilton en 1790 eût si bien réussi.

Cet épisode met cruellement en lumière la différence avec la situation européenne des années 2020. À aucun moment, et pour cause, la Présidente de la Commission n’a évoqué clairement la façon dont la dette émise serait remboursée. A fortiori elle n’a pu déclarer que l’Union européenne lèverait des impôts, elle n’en a pas le pouvoir, ni qu’elle mobiliserait si nécessaire les moyens de coercition et de contrainte sur les Européens récalcitrants puisqu’elle n’en a aucun à sa disposition.

On comprend que les « fédéralistes » européens (appelons ainsi les partisans d’institutions européennes supranationales fortes, faute d’une meilleure appellation) se soient emparés de l’expression de « moment hamiltonien » pour qualifier l’adoption par la Commission européenne de son plan de relance. Se placer sous le patronage prestigieux de Hamilton, rapprocher ce plan des propositions faites au Congrès en 1790 et défendues avec brio par Hamilton permet de laisser entendre que l’Union européenne suit à plus de deux siècles de distance un chemin assez similaire à celui que s’est fait la république américaine, à savoir la constitution progressive mais obstinée d’une fédération, d’un ensemble inter-gouvernemental hiérarchisé dominé par l’État fédéral. Mais c’est prendre bien des libertés avec l’histoire et se payer de mots plus que de réalité.

L’histoire de l’union américaine est bien différente de l’histoire de l’union européenne. L’union américaine est née en 1787-1789 de la constatation de l’impéritie de la confédération née en 1776, due à l’incapacité des États américains de coopérer efficacement. Elle s’est caractérisée dès son origine par une volonté de prééminence de l’État fédéral. Celle-ci a certainement mis du temps à s’établir et à exploiter toutes ses potentialités. Le rapport entre l’État fédéral et les États fédérés est toujours susceptible de varier. Actuellement, on assiste à une vague de promotion des États fédérés, voulue en particulier par l’actuelle Cour suprême. Mais de tels mouvements ne sont pas nouveaux et ne modifient pas significativement la domination politique, sociale et économique de l’État fédéral[11]. Cela ne peut nous surprendre : cette prééminence est inscrite dans les textes fondateurs de la république américaine et se lit dans les péripéties politiques de ses premières années comme le montrent clairement les politiques voulues et promues par le plus brillant et efficace de ses dirigeants, Alexander Hamilton. C’est bien ce que montrent les deux « moments hamiltoniens » des années 1790 qui ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Le premier moment hamiltonien incite à rapprocher la politique budgétaire américaine de la fin du XVIIIe siècle menée par Hamilton et les annonces européennes de 2020 en réaction à la pandémie de la Covid-19. Le second moment hamiltonien amène au contraire à mieux voir les différences entre les deux séquences, et à illustrer en quoi le fédéralisme américain n’est pas une préfiguration des évolutions de l’Union européenne. Les premières années de la république américaine, loin de mettre en évidence une congruence entre la destinée américaine et les tâtonnements européens, montrent plutôt leurs différences marquées. La construction européenne n’a rien à voir avec la fondation des États-Unis et ne suit pas les voies fédéralistes suivies par ceux-ci.

Bref, un moment ne suffit pas pour faire une histoire. Les dirigeants et les citoyens européens seraient bien avisés de ne pas oublier cette leçon tirée des débuts de la fédération américaine.


[1] Voir Wheatley (2012), « Analysis: What Europe can learn from Alexander Hamilton ». Reuters.

[2]La biographie de référence sur Hamilton est celle issue de Chesnow, Ron (2005), Alexander Hamilton, Penguin Books.

[3] Hamilton Alexander (1790), Report Relative to a Provision for the Support of Public Credit, U.S. Treasury Department.

[4]Voir en particulier la contribution très fine d’Elie Cohen (2020). Voir également Issing (2020) et Gheorghiu (2022).

[5] Voir Banning, Lance (1980), The Jeffersonian persuasion: Evolution of a party ideology. Cornell University Press.

[6] Thomas Sargent (2012) n’a ainsi aucun mal à interpréter la pensée et l’action d’Hamilton en des termes propres à la théorie économique la plus récente, issue de la révolution des anticipations rationnelles et de la notion de cohérence temporelle.

[7]cf. Krom et Krom (2013).

[8]Nous suivons les développements consacrés à la rébellion par Gordon S. Wood (2009), Empire of liberty. A history of the Early Republic, 1789-1815, Oxford University Press, pp. 134-139

[9]Alexander Hamilton à Angelica Church, 23 octobre 1794, Papers of Alexander Hamilton, Vol. 17, p.340. Cité par Wood (2009), p.138.

[10]« Ultima ratio regum », comme d’autres avant lui l’avait reconnu.

[11]C’est déjà la thèse que je défendais dans les années 1980, preuve que la question n’est pas nouvelle. Cf. Kempf et Toinet (1980).




Réforme du Pacte de stabilité et de croissance : la Commission est tombée sur la dette

par Jérôme Creel

Dans sa communication du 9 novembre 2022, la Commission européenne a esquissé les contours du nouveau cadre budgétaire européen qui devrait, selon ses termes, être simplifié, et adapté aux besoins spécifiques des États en vue d’assurer leur solvabilité et permettre des réformes et les investissements nécessaires. Il devrait également mieux prendre en compte les déséquilibres économiques dont ceux relatifs aux balances commerciales, et enfin être mieux appliqué. Vaste programme !



L’objectif de solvabilité des États membres réitéré par la Commission tient aux niveaux excessifs, dans le cadre budgétaire européen actuel, des ratios de dette publique sur PIB pour un nombre important d’États membres :  12 États membres parmi les 27 auront un ratio de dette publique sur PIB supérieur au seuil de 60 % à la fin de l’année 2022 (graphique 1).

Ces niveaux élevés de dette publique sont le résultat d’une succession de crises économiques, financières et géopolitiques en Europe depuis 2007. Entre fin 2007 et fin 2021, la dette publique a augmenté de près de 30 points de PIB en moyenne, avec une dispersion de l’ordre de 23 points. Comme le montre le graphique 2, certains États membres de l’Union européenne – rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance que la Commission envisage de réformer s’impose à tous ces États, et pas seulement à ceux de la zone euro – ont subi des hausses d’endettement de près de 50 points (France, Italie, Chypre, Portugal), voire bien au-delà (Grèce, Espagne). D’autres, comme l’Allemagne, ont vu leurs dettes légèrement augmenter, sinon diminuer (Malte, Suède). Dans ce contexte, l’application homogène ou indifférenciée des règles budgétaires semble difficile sinon impossible à réaliser car elle nécessiterait des efforts substantiels de la part d’États membres qui sortent progressivement d’une crise sanitaire et continuent de subir une crise énergétique dont les effets sur les finances publiques se font durement ressentir[1].

Le Pacte de stabilité et de croissance, appliqué dès la création de la zone euro en 1999, vise à assurer la discipline budgétaire des États de l’Union européenne en prévenant les déficits et les dettes publics excessifs ou en les corrigeant par des politiques budgétaires limitant les dépenses et augmentant les recettes fiscales. Le Pacte n’étant pas appliqué de façon mécanique, son application dépend cependant de l’interprétation des États et de la Commission européenne sur la nature « excessive » des déficits et des dettes. Si des critères numériques ont été annexés, dans un Protocole, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – les fameux critères de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette –, il existe des circonstances exceptionnelles qui permettent de s’en abstraire temporairement. Ainsi quand une crise grave survient, comme ce fut le cas en 2020 avec la pandémie, la clause dérogatoire relative à la suspension du volet préventif du Pacte peut être activée. En l’espèce, le Pacte aura été mis entre parenthèses de 2020 à fin 2023. Á quoi devrait-il ressembler au-delà, selon la Commission ?

Les deux critères numériques du Pacte seraient conservés mais l’outil principal pour les respecter serait modifié. La soutenabilité budgétaire[2], c’est-à-dire la baisse de la dette publique, serait désormais évaluée sur la base d’un seul indicateur : les dépenses primaires, c’est-à-dire les dépenses publiques nettes des revenus discrétionnaires, hors charges d’intérêt sur la dette et hors dépenses d’indemnisation du chômage. La référence du cadre budgétaire actuel à la baisse annuelle de la dette (un vingtième de l’écart entre la dette constatée et la cible de 60 % du PIB) serait abandonnée, tout comme la référence à une baisse minimale du solde public corrigé du cycle. Le nouvel indicateur en remplacerait deux, d’où la simplification selon la Commission.

La cible de dépenses primaires devrait assurer un sentier plausible de baisse de la dette publique vers la cible de 60 % du PIB pendant 10 ans. Cela n’implique pas que la dette devra avoir atteint sa cible au bout de 10 ans, mais seulement qu’elle aura tendu vers elle à un rythme jugé satisfaisant.

Les États membres devraient présenter à la Commission un « plan national budgétaire et structurel de moyen terme » conforme à leurs engagements de discipline budgétaire. La cible de dépenses primaires établie en coordination étroite entre l’État membre et la Commission devrait donc être cohérente avec les dépenses jugées nécessaires par les deux parties pour assurer des réformes structurelles et des investissements. La nature des uns et des autres n’est pas précisée. La cible de dépenses primaires pourrait donc être différente d’un pays à un autre car leurs besoins de réforme et d’investissement sont sans doute différents.  

Les dépenses primaires conformes à la discipline budgétaire seraient prévues sur une période de 3 à 4 ans, engageant la responsabilité de l’État au cours de cette période. Si des circonstances économiques imprévues empêchaient la dette publique de baisser au rythme souhaité (l’engagement des États est assorti d’un scénario de croissance sur le même horizon) ou si les réformes et les investissements ne produisaient pas les effets escomptés, principalement sur la croissance économique, l’ajustement des dépenses primaires pourrait être rallongé jusqu’à 3 ans supplémentaires : l’État aurait au plus 7 ans pour réduire sa dette publique vers la cible de 60 % du PIB à un rythme satisfaisant. La notion de moyen terme qui figure dans la mouture actuelle du Pacte de stabilité et de croissance aurait tendance à devenir très extensible.   

Depuis 2011, l’Union européenne s’est dotée d’instruments de surveillance des déséquilibres macroéconomiques (surchauffe des salaires, déséquilibre commercial, endettement privé excessif, etc.) qui sont jusqu’à présent restés déconnectés du cadre budgétaire européen. La Commission propose de les y intégrer. Par une meilleure surveillance de ces déséquilibres, la Commission ajusterait ses recommandations de réformes et d’investissements pour que soient assurés dans les États membres une croissance soutenable et un désendettement progressif. 

La Commission insiste enfin beaucoup sur la nécessité pour les États de respecter les engagements pris – l’application du Pacte de stabilité et de croissance n’a pas toujours été très scrupuleuse – et sur leur contrôle plus étroit par des organes nationaux (en France le Haut Conseil aux Finances Publiques). Ces organes seraient chargés d’organiser un débat national sur la pertinence des hypothèses pluriannuelles de finances publiques faites par les gouvernements.  

Voilà donc pour le projet de réforme. Qu’en penser ?

Tout d’abord, le projet de réforme, s’il était adopté, élargirait les marges de manœuvre des États par rapport aux règles actuelles : baisse plus lente de la dette, préservation des dépenses d’indemnisation du chômage et prise en considération des investissements. L’austérité budgétaire ne serait pas pour tout de suite.  

Pour autant, l’ajustement des dépenses primaires sur plusieurs années pour assurer la soutenabilité de la dette tout en tenant compte des réformes et des investissements jugés nécessaires ne paraît pas bien différent de la situation qui prévaut aujourd’hui. L’assouplissement serait inscrit dans le nouveau projet là où il est plus improvisé dans la mouture actuelle. Mais en pratique, qu’est-ce que cela change ? Les États avaient déjà coutume de modifier leurs politiques budgétaires pour financer des réformes et des investissements tout en veillant à leur solvabilité. Les auditions devant le Haut Conseil aux Finances Publiques sont d’ores et déjà supposées animer le débat national sur l’orientation à court et moyen terme des finances publiques. Sur ce point également, il est assez difficile de concevoir en quoi la proposition de la Commission est innovante.  

La cohérence a priori entre un objectif potentiellement assoupli de dépenses primaires et le respect toujours en vigueur du critère de déficit public ne va cependant pas de soi. De quelles marges de manœuvre disposeront les États dont le déficit total est au-dessus des 3 % du PIB ? Ils devront certainement trouver de nouvelles ressources pour baisser ce déficit et préserver leur capacité de dépenses primaires afin de financer réformes et investissements. Le défi est de taille, surtout si la conditionnalité macroéconomique quant à la mise à disposition des fonds européens (politique de cohésion, fonds issus de la facilité de relance et de résilience du programme Next Generation EU) s’applique lorsque le déficit public est jugé excessif : l’octroi des fonds européens pourra être suspendu.

Autre élément important : la très grande place prise par la Commission dans le processus budgétaire proposé. La Commission impose le sentier d’ajustement des dépenses et si les États ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs plans budgétaires et leurs réformes en temps voulu, elle pourra, magnanime, leur octroyer quelques délais supplémentaires pour y parvenir. Et, proposition de sanction qualifiée d’intelligente[3], elle envisage d’imposer systématiquement aux ministres des Finances des pays n’ayant pas respecté leurs engagements d’aller s’en expliquer devant le Parlement européen. Dans ce processus budgétaire, doit-on vraiment limiter le rôle de la seule assemblée démocratique européenne à humilier systématiquement les fautifs ? Certes, cette disposition existe déjà mais elle n’est pas appliquée systématiquement. Il y a sans doute d’autres moyens d’associer le Parlement européen au nouveau cadre budgétaire[4]. Mais il est vrai que la Commission a une préférence marquée pour les organes technocratiques, comme les comités budgétaires ou hauts conseils aux finances publiques.

Concernant la meilleure intégration des outils de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, l’intention d’assurer une cohérence d’ensemble des recommandations de la Commission est très louable. Reste à savoir si les pays qui dépassent le seuil jugé maximal d’excédent commercial – ce qui se reproduira sans doute lorsque les coûts de l’énergie auront baissé – mettront effectivement en œuvre lesdites recommandations. Les gouvernements allemands n’en ont jamais tenu compte jusque-là.

Dernier élément, enfin : il y a quelque chose de très mécanique dans la vision de la politique budgétaire que ce projet de réforme véhicule. Á un horizon de 3 à 4 ans, les fonctionnaires des ministères vont continuer de faire ce qu’ils font depuis que le Pacte de stabilité et de croissance a été mis en place, c’est-à-dire calculer des trajectoires de dépenses compatibles avec une baisse de la dette publique. Et contrairement à ce que la proposition tente de laisser croire, la notion controversée d’écart de production, c’est-à-dire d’écart entre un PIB potentiel non mesurable et le PIB réalisé, n’a pas disparu du cadre budgétaire européen. Elle restera cruciale pour séparer le déficit corrigé du cycle du déficit conjoncturel, et le solde structurel primaire (le solde public hors charges d’intérêt et corrigé du cycle) reste la référence des analyses de soutenabilité de la dette[5]. Vu la succession de crises économiques que nous traversons depuis 15 ans et les hausses de dette qu’elles ont engendrées, il n’est pas certain que ces exercices aient été bien utiles.


[1] Voir les prévisions de l’économie mondiale récemment réalisées par la Département Analyse et Prévisions de l’OFCE.

[2] Sur la soutenabilité de la dette, voir le numéro spécial de la Revue d’économie financière paru le mois dernier.

[3] Le qualificatif d’intelligente figure dans la colonne 3 de la figure 2 de la Communication de la Commission.

[4] C’est l’objet de la ma contribution au numéro spécial de la Revue d’économie financière déjà mentionné.

[5] Voir pp. 11-12 et p. 22 de la Communication de la Commission.