Projet de loi sur le logement abordable : vers des logements sociaux pour villes riches ?

Gregory Verdugo, Université Paris-Saclay, Evry, et OFCE[1]

En logeant près d’un ménage sur cinq en 2020, le logement social demeure une pièce centrale de la politique du logement en France. Parce qu’il concentre les ménages les plus pauvres et les immigrés d’origine non-européenne dont la probabilité de vivre en logement social est le double des natifs, sa répartition entre quartiers et communes façonne la ségrégation spatiale par revenus et par origine (Beaubrun-Diant et Maury 2022, Verdugo et Toma, 2018). Verdugo et Toma (2018) montrent que la progression plus rapide de la part d’immigrés dans les grands ensembles, les plus isolés des logements privés, explique une grande partie de la hausse de la ségrégation résidentielle de ce groupe tandis que, au contraire, la hausse de leur présence dans les logements sociaux moins ségrégués l’a modérée. Ainsi, toute politique affectant la production de logements sociaux et le profil de leurs locataires se répercute directement sur la ségrégation résidentielle en France.



Les constructions de logements sociaux sont soumises au bon vouloir des politiques municipales, comme en témoigne la loi SRU qui prévoit des pénalités pour les municipalités sous le seuil de 25% de logement sociaux. L’une des principales leçons de l’économie urbaine est que les principaux freins à l’offre de logement se situent au niveau des politiques locales (Gyourko et Molloy, 2015). Cette leçon apparaît pertinente pour le logement social. D’abord, les habitants des quartiers voisins, en particulier si leur population est socialement favorisée, peuvent être hostiles aux futures productions de logements sociaux par crainte qu’elles affectent la qualité du voisinage et se répercutent sur la valeur de leur bien. Les exemples sont nombreux que ce soit en zone rurale, dans les villes moyennes ou les grandes agglomérations. Des travaux récents montrent ainsi que les productions de logements sociaux en réponse à la loi SRU ont principalement eu lieu dans les quartiers les moins favorisés des municipalités (Chapelle Gobillon et Vignolle, 2022). Si l’offre de logement a bien augmenté en réponse à la loi, la concentration des ménages les plus modestes au sein des municipalités s’est également renforcée.

Une deuxième barrière aux productions de logements sociaux est que, lorsqu’elles sont importantes, elles peuvent modifier la composition de la population de la municipalité dans un sens qui peut être électoralement défavorable au maire en place, en particulier les maires de droite. Ces conséquences électorales peuvent les inciter à freiner les constructions ou tenter d’influer sur le profil des ménages admis dans les logements sociaux de la municipalité. Des travaux récents ont ainsi montré qu’à la suite des élections municipales, les maires de gauche construisent plus de logements sociaux que les maires de droite, et que les logements sociaux de leur municipalité, neufs ou anciens, accueillent plus d’immigrés (Schmutz et Verdugo, 2023)[2]. Ces constructions supplémentaires se traduisaient par des changements durables de la composition de la population non seulement dans le logement social mais aussi dans le logement privé, augmentant les chances de réélection des maires de gauche. On comprend donc l’inquiétude des maires de municipalités socialement favorisées envers des constructions qui mécontentent certains habitants des quartiers voisins et mettent en péril leur majorité.

Afin d’inciter les maires à construire, le ministre délégué du logement a ainsi présenté le vendredi 3 mai en conseil des ministres un projet de loi pour « développer l’offre de logements abordables ». Le projet propose de reformer la loi SRU en intégrant, pour les municipalités déficitaires mais ayant atteint plus de 15% de logement sociaux, la construction de logements sociaux intermédiaires destinés aux classes moyennes supérieures dans les quotas éligibles à la loi SRU, dans une limite de 25% des objectifs de construction. L’objectif est de rassurer les maires des municipalités carencées, principalement de droite, en garantissant que le profil socio-économique des habitants d’une partie des logements produits ne sera pas trop populaire.

Si cette disposition est adoptée, et qu’elle séduit les maires de municipalités carencées pour les inciter à construire, elle devrait renforcer les contrastes existants dans la population des logements sociaux entre municipalités de droite, orientées vers le logement intermédiaire, et municipalités de gauches, orientées vers le logement social pour les plus modestes. D’autant plus que le projet de loi offre une assurance supplémentaire aux maires en leur permettant d’allouer eux-mêmes le logement social nouvellement construit, et donc d’influencer directement le profil des ménages dans ces nouveaux logements. L’article 8 du projet de loi permettrait également aux bailleurs sociaux d’ajuster à la hausse les loyers au-delà des limites actuelles, ce qui pourrait accélérer la disparition du parc social à bas loyer et donc également contribuer à modifier le profil des futurs locataires.

Alors que ces dispositions devraient gentrifier le parc de logements sociaux des villes de droite qui construisent en réponse à la loi, d’autres dispositions pourraient appauvrir le parc destiné aux classes populaires. Afin de favoriser la mobilité dans le parc social, le ministre a annoncé que le texte permettrait la rupture du bail au bout de deux ans pour les ménages locataires d’un logement social dont les revenus dépassent le plafond de ressources de plus de 20% et qui sont ainsi assujettis au supplément de loyer de solidarité (SLS). La population touchée ne serait pas négligeable puisqu’elle concernerait, selon le ministre, 8% des ménages en logement social[3]. Si expulser ces ménages peut sembler légitime étant donné le caractère anti-redistributif des bénéfices qu’ils reçoivent, leur départ pourrait appauvrir la population des logements sociaux et leurs quartiers par des effets directs mais aussi indirects. L’équilibre résidentiel d’un quartier peut en effet être déstabilisé par le départ des ménages les plus favorisés et basculer vers une situation où seuls les plus modestes qui n’ont pas d’autres possibilités demeurent dans le quartier (Card, Mas, et Rothstein 2008).

Au final, s’il est mis en place, le projet de loi donnera plus d’incitation aux maires de droite de construire des logements, et cette hausse apparaît désirable dans les communes favorisées où la demande de logement est importante. Néanmoins, il risque de renforcer le dualisme existant avec des logements sociaux de municipalités de droite où les classes moyennes sont présentes, et des logements sociaux de municipalités de gauches concentrant les ménages les plus en difficulté et où lorsqu’un ménage atteint un seuil de revenus trop élevé, il risque l’expulsion.


[1] gregory.verdugo@sciencespo.fr

[2] Ces résultats sont cohérents avec des travaux quantitatifs récents démontrant l’existence de discrimination à l’accès au logement social (Bonnal, Boumahdi, et Favard 2013, Madec et al. 2023 ).

[3] Contrairement aux déclarations du ministre, si 8% des locataires de logement social dépassent bien le plafond de ressources, les derniers chiffres disponibles indiquent que le supplément de loyer de solidarité ne concerne en pratique que 3,2% des ménages du parc social, soit 40% des ménages au-dessus du plafond.




Taxer les loyers imputés : vers l’équité fiscale ?

Montserrat Botey et Guillaume Chapelle

Ce billet[1] qui reprend les conclusions principales d’un article paru dans Economie et statistique examine le potentiel impact redistributif de l’imposition des loyers imputés, c’estàdire des loyers que les propriétaires devraient payer s’ils étaient locataires de leur bien. Le montant des loyers imputés nets est évalué à 7 % du revenu national net, leur nonimposition constituant des dépenses fiscales cachées pouvant aller jusqu’à 11 milliards d’euros par an. L’article conclue que la nonimposition profite principalement aux ménages les plus âgés et les plus riches et constitue la plus grande dépense publique envers les propriétaires occupants.



Les loyers imputés désignent les loyers économisés par les propriétaires. Ils représentent 7 % du revenu national net, et leur prise en compte aurait des implications majeures dans la mesure des inégalités de revenu (Driant & Jacquot, 2005).  Évoqués dans le livre « Pour une révolution fiscale » de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez (2011), mentionnés dans une note du Conseil d’Analyse Économique de 2013, ou encore lors de la première campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017, les loyers imputés n’ont pas cessé de refaire surface, de même que leur mise au barème de l’impôt sur le revenu. À cet égard, il est important de rappeler que ces loyers étaient imposés jusqu’en 1965. Ainsi, leur non-taxation représente une niche fiscale qui n’apparaît pas dans la comptabilité nationale. Dans un article paru dans Économie et Statistiques, nous estimons le montant et la distribution de cette aide fiscale cachée. Elle vient s’ajouter aux autres aides au logement, comme le Prêt à Taux Zéro (PTZ) ou les Aides Personnalisées au Logement (APL).

Une non-taxation des loyers imputés visant à démocratiser l’accès à la propriété

Les loyers imputés étaient intégrés dans la base fiscale entre 1914 et 1964, car ils étaient considérés comme des revenus directs du patrimoine. Ils furent abolis en 1965 dans l’optique de soutenir l’accès à la propriété d’une classe moyenne salariée alors croissante. Leur suppression peut donc être assimilée à la création d’une niche fiscale : ces revenus « invisibles » n’apparaissent désormais dans aucune assiette mais uniquement dans la comptabilité nationale (7 % du revenu national net). Par son montant, cette non-taxation représente ainsi la deuxième aide au logement, après les allocations logement. A contrario, certains pays de l’OCDE comme l’Islande, le Luxembourg, les Pays‑Bas, la Slovénie et la Suisse l’incluent encore aujourd’hui dans leur assiette fiscale et traitent les loyers imputés comme tout autre revenu du capital.

Les gagnants de la non-taxation des loyers imputés : les ménages les plus aisés et les plus âgés

Afin d’établir les effets de la suppression de cet impôt, il nous est apparu essentiel de quantifier cette subvention par décile de revenu et par groupe d’âge. Ainsi, grâce au micro simulateur TAXIPP (Landais et al, 2011) et à travers différents scénarios explorant différents jeux d’hypothèses sur le taux de dépréciation du capital, le niveau de taxe foncière et le montant des intérêts, nous estimons l’économie d’impôt dont bénéficient les ménages propriétaires. Le graphique 1 montre que les principaux bénéficiaires de cette subvention sont les ménages les plus aisés. En effet, les ménages des cinq premiers déciles réalisent une économie d’impôt inférieure à 300 euros alors que les ménages du dixième décile économisent plus de 1000 euros par an. Ce phénomène s’explique par le fait que les ménages plus aisés sont davantage propriétaires de leur logement, ont des logements dont le loyer est plus élevé et ont un taux d’imposition marginal bien supérieur au reste de la population. En outre, les propriétaires de plein droit sont plus avantagés que les propriétaires accédants.[2]

Dans une perspective démographique, il faut aussi souligner que les ménages les plus âgés sont également plus souvent propriétaires de leur logement. Ainsi, ces derniers bénéficient également majoritairement de cette économie d’impôt. Le graphique 2 reporte l’économie d’impôt en fonction de l’âge de la personne de référence du ménage. En moyenne, les ménages de 18 à 29 ans ne bénéficient pas de cette aide puisqu’ils ne sont pas propriétaires.  En revanche, les ménages de 60 à 75 ans sont en grande partie propriétaires et ont terminé de rembourser leur emprunt : il s’agit de la classe d’âge bénéficiant le plus de cette aide fiscale.

Taxer la propriété occupante par les loyers imputés plutôt que par la taxe foncière : un vecteur de distribution intra et intergénérationnelle

La distribution de cette aide fiscale qui joue principalement en faveur des ménages les plus âgés, peut apparaître paradoxale : elle aide surtout les propriétaires occupants aisés. Dans un contexte de polarisation du marché du logement où les ménages les plus modestes ont vu la part du logement augmenter dans leurs dépenses, on pourrait envisager un rééquilibrage de la fiscalité en leur faveur. Dans cette perspective, nous explorons la possibilité de substituer à la taxe foncière actuelle la taxation des loyers imputés au titre de l’impôt sur le revenu.

Le graphique 3 illustre la variation du revenu des ménages après impôts si l’on procédait à cette réforme. De manière globale, une telle réforme serait bénéfique aux ménages les plus pauvres qui économiseraient entre 100 et 200 euros. Elle serait neutre pour les ménages des 8e et 9e déciles, et représenterait une hausse d’impôt d’environ 1000 euros d’impôts pour les ménages les plus aisés. Cette réforme serait également neutre pour les ménages les plus jeunes (les 18-29 ans et les 30-44 ans) qui rencontrent des difficultés à accéder à la propriété. Le remplacement de la taxe foncière par la taxation des loyers imputés ne génèrerait pas davantage de revenus fiscaux mais apporterait une plus grande équité fiscale à la fois inter et intra générationnelle.

Une telle réforme soulève cependant des difficultés car la taxe foncière actuelle constitue l’une des principales ressources fiscales des collectivités locales. Elle pourrait être un premier pas vers une refonte plus globale de la fiscalité du patrimoine. Dans cette perspective, le livre d’Alain Trannoy et Etienne Wasmer « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle! » propose de mettre en place une taxe unique sur le foncier sous-jacent au logement qui serait non distortive et permettrait notamment d’alléger les impôts grevant l’activité économique.


[1] Ce billet est la publication du billet déjà paru le 29 avril 2024 sur le blog de l’AFSE.

[2] Les propriétaires accédants (i.e. ayant encore un emprunt à rembourser pour l’achat de son logement) ne sont pas considérés de la même façon que les propriétaires de plein droit. En effet, les premiers ayant des remboursements d’intérêts bénéficieraient de 70 % de la valeur locative de leurs résidences, contrairement aux propriétaires ayant déjà remboursé leur emprunt.




Logement social : un accès entravé pour les ménages les plus pauvres

Par Pierre Madec, Maxime Parodi, Xavier Timbeau, Xavier Joutard, Edgar Aubisse et Pauline Portefaix (Fondation Abbé Pierre)

Le 19 octobre dernier, est parue une étude soutenue par le Défenseur des droits et visant à qualifier et à quantifier les difficultés d’accès des ménages les plus pauvres au parc social.

Cette étude s’inscrit dans une réflexion de long terme menée par l’OFCE comme par le Défenseur des droits sur le processus d’attribution des logements sociaux et dans le prolongement de recherches ayant révélé les difficultés d’accès au parc social des ménages les plus pauvres.



À partir de l’exploitation d’une version inédite des données du Système national d’enregistrement de la demande (SNE), et de techniques économétriques avancées basées sur le machine learning et le ré-échantillonnage, une reconstruction de l’offre disponible a été réalisée, afin de qualifier et de quantifier l’impact du niveau de ressources des ménages sur leur probabilité d’accéder au parc social.

L’analyse des taux d’attribution par tranches de niveau de vie confirme les difficultés d’accès des ménages les plus pauvres. Ainsi, au niveau national, les ménages déclarant moins de 500 euros par mois et par unité de consommation (UC) sont ceux connaissant le taux d’attribution le plus faible (inférieur à 12 %). Ceux déclarant entre 500 et 600 euros de niveau de vie enregistrent un taux d’attribution de l’ordre de 15 %. Les taux d’attribution des ménages des tranches de niveau de vie supérieures oscillent entre 17 % et 19 %.

Si les demandeuses et demandeurs les plus pauvres ont accès à un parc de logements plus réduit, notamment en zones tendues, cela ne suffit pas à expliquer leur plus faible probabilité d’attribution par rapport à l’ensemble des demandeurˑseˑs. Une fois contrôlées l’offre disponible mais aussi les caractéristiques des ménages (composition familiale, motif de la demande, priorisation du dossier, nombre d’enfants, nationalité, statut vis à vis de l’emploi, localisation de la demande…), les chances d’obtenir un logement social ont tendance à croître avec le niveau de vie.

Autrement dit, toutes choses égales par ailleurs, plus les demandeurˑseˑs sont pauvres, moins ils ont de chance d’accéder au logement, et ce indépendamment de leurs autres caractéristiques. Les difficultés sont particulièrement importantes pour les ménages déclarant moins de 800 euros de niveau de vie par unité de consommation et le sont encore davantage pour les ménages déclarant moins de 500 euros de niveau de vie.

Les disparités territoriales sont cependant importantes et les résultats, appuyés par les entretiens menés auprès de certains acteurs du système d’attribution des logements, mettent en lumière d’importantes différences dans les politiques d’attribution locales.

Sans surprise, le niveau de tension locale et donc l’offre de logements disponibles déterminent en partie les choix opérés par les acteurs lors des attributions. La hiérarchisation de la demande apparaît par ailleurs comme un facteur déterminant et ce en défaveur des ménages les plus pauvres. Ces ménages sont le plus souvent mis en « concurrence » avec des ménages moins pauvres, mais cumulant d’autres critères déterminants en matière de hiérarchisation (situation de logement, taille ou composition du ménage, ancienneté de la demande, situation au regard de l’emploi…).

Une analyse par cas-type a également été menée afin de quantifier l’écart entre probabilité théorique et probabilité effective d’attribution. Ces résultats mettent en évidence la place importante, dans le processus de sélection des candidats à un logement, de la priorisation de la demande ainsi que des logiques de peuplement (présence d’enfants, pratiques locales, rôle de la nationalité…).

L’ensemble de nos résultats sont présentés dans une application interactive qui fournit les informations sous 4 formes différentes :

  • Le premier onglet (« Attribution ») présente sous forme graphique, par EPCI, les probabilités théoriques et effectives d’attribution selon le niveau de vie. Il fournit également pour 2 niveaux de vie (500 euros et 1200 euros) les probabilités estimées ainsi que les intervalles de confiance associés.
  • Le deuxième onglet (« Contribution ») présente sous forme graphique, par EPCI, la contribution des différentes variables du modèle à la probabilité d’attribution. Il fournit également pour 2 niveaux de vie (500 euros et 1200 euros) les contributions respectivement du niveau de vie et du niveau de tension ainsi que les intervalles de confiance associés.
  • Le troisième onglet (« Odd ratio (carte) ») présente, sous forme de cartes et pour les 100 EPCI comptant le plus de demandeur.se.s, le rapport de chance (l’Odd ratio) entre probabilité effective et probabilité théorique (voir supra) ainsi que les résultats de l’onglet « Attribution » pour chaque EPCI.
  • Le quatrième onglet (« Attribution (carte) ») présente lui les probabilités effectives d’attribution pour les 100 EPCI comptant le plus de demandeur.se.s.