Covid-19 et entreprises : comment éviter le pire ?

par Mathieu Plane

Selon
notre dernière évaluation
, le PIB chuterait de 32 % sur les huit semaines
de confinement. Pour la seule activité marchande hors services immobiliers
(constitués principalement des loyers), la perte de valeur ajoutée serait de 44
%. Les dispositifs mis en place pour préserver l’emploi et le tissu productif
(chômage partiel, indemnisation garde d’enfants, fonds de solidarité) ont
permis d’absorber une partie du choc sur les entreprises. Les reports de
paiement d’impôts et de cotisations sociales et les prêts garantis par l’État
leur ont permis d’avoir accès à la trésorerie pour se financer à court terme et
faire face aux pertes enregistrées.



Malgré ces dispositifs et sous
l’hypothèse d’une dette fiscale qui ne serait pas annulée à grande échelle, la
perte de revenu d’exploitation des entreprises se chiffre à 42 milliards
d’euros en huit semaines, avec des effets sectoriels très forts.

À l’instar du chômage partiel pour la masse salariale, l’État doit prendre en charge le coût pour les entreprises du non usage du capital productif

Si le dispositif de chômage
partiel a permis de socialiser une part importante des salaires du secteur
privé (Ducoudré
et Madec, 2020
)  et de préserver en
grande partie de l’emploi et des revenus des ménages, les pertes accumulées des
entreprises s’expliquent par la chute des recettes et  l’accumulation de coûts fixes non pris en
charge par l’État, dont ceux liés à la non utilisation du capital
productif. Ce sont les coûts des locaux et bâtiments non utilisés, des usines
et machines de production à l’arrêt, des avions au sol, des camions immobilisés
et de l’ensemble des équipements (technologiques, logistiques, …) des
entreprises qui ne sont pas utilisés.

Ainsi les secteurs les plus
intenses en capital, comme l’industrie ou les services de transports, vont consacrer
chaque mois une part importante de leur revenu à financer ce capital pour son
utilisation, son entretien ou son renouvellement. Or si le chômage partiel absorbe
les coûts liés à la masse salariale, aucun dispositif ne prend directement en
charge les coûts liés au non usage du capital productif. Les secteurs intenses
en capital sont des secteurs à haute valeur ajoutée, intenses en technologie et
R&D et qui fournissent une grande part des exportations et participent
largement à la compétitivité de notre économie. Or, de nombreuses entreprises frappées
par le choc économique lié au Covid-19 risquent de se trouver rapidement en
faillite face au non usage de ce capital et des coûts qu’elles doivent
supporter.

Cela a pour effet premier une
contraction drastique de l’investissement, supérieure
à 50 % dans notre dernière évaluation pour les huit semaines de confinement
.
C’est donc au prix d’une réduction massive de leur investissement que les
entreprises essayent de limiter les besoins de financement et éviter la
faillite immédiate. Un tel scénario n’est pas tenable car il sacrifie l’avenir
au profit d’une survie incertaine. De plus, réduire massivement
l’investissement ne suffit pas à couvrir l’ensemble des pertes de revenu
des entreprises : la contraction de l’investissement représente une baisse de
25 milliards, permettant de faire passer le besoin de financement des
entreprises de 42 milliards à 17 milliards d’euros pour huit semaines de
confinement, ce qui reste extrêmement élevé malgré la réduction considérable de
l’investissement.

Pour éviter les faillites en
cascade des entreprises de ces secteurs, l’État a mis en place des
facilités de trésorerie indispensable à la survie des entreprises et a prévu un
plan de recapitalisation de 20 milliards pour les entreprises les plus en
difficulté[1].
Si l’accès à la trésorerie de ces entreprises est un impératif, il ne fait que
repousser le problème : ces entreprises vont devoir absorber les pertes
passées et faire face à une dette bancaire et fiscale de plus en plus élevée.

Si l’on ajoute des perspectives
durablement dégradées par un rebond limité et progressif, les pertes des
entreprises vont inévitablement s’accumuler, augmentant les risques de
faillite. L’État
pourrait recapitaliser les entreprises qui lui semblent nécessaire de sauver, mais
cette politique pourrait être dépassée par le nombre potentiel de faillites.
Des mesures préventives sont nécessaires pour éviter qu’un grand nombre
d’entreprises (ETI et PME) passent sous le radar des pouvoirs publics et
mettent la clé sous la porte.

À l’instar de la mesure du
chômage partiel pour le travail, il nous semble donc indispensable de mettre en
place une mesure d’aide de crise, « Invest-Covid », pour le capital
productif prenant en charge les coûts de ces immobilisations, non utilisées ou
faiblement utilisées (encadré
2 du Policy Brief n°66, 20 avril 2020
, X. Timbeau). Cette mesure d’urgence nous
semble juste car elle cible toutes les entreprises dont la production s’est
réduite à la suite du choc économique et ce à la hauteur de leur stock de
capital inutilisé. Le calcul de l’aide se fait entreprise par entreprise, sur
la base de la dépréciation des immobilisations au bilan de l’entreprise au
prorata du choc sur l’activité, calculé à partir de la variation du chiffre
d’affaires.  Par ailleurs, pour les
locaux et bâtiments que les entreprises utilisent mais dont elles ne sont pas
propriétaires, l’aide ne doit pas être affectée au bailleur qui continue à
percevoir son loyer[2] mais au
locataire qui continue à payer son loyer sur la base de sa perte d’activité.

Pour chaque entreprise et pour chaque
trimestre, le calcul du montant pour l’aide « Invest-Covid » est la
suivante :

Invest-Covid (en €) = Dépréciation des immobilisations du trimestre
(en €) * Perte de CA (en glissement annuel pour le trimestre, en %)

La question du périmètre de
l’aide peut se poser. Elle doit couvrir à minima la dépréciation des
immobilisations corporelles non utilisées mais elle pourrait s’étendre à
l’ensemble des immobilisations, y compris celles incorporelles, comme la
R&D ou les logiciels et les bases de données. Cette mesure d’aide viendrait
renforcer les fonds propres de l’entreprise de façon à diminuer le risque
d’insolvabilité.

Quelques exemples concrets

Pour mieux comprendre le
fonctionnement du dispositif « Invest-Covid », prenons l’exemple du
groupe Air France–KLM. La
seule dépréciation de ses immobilisations aéronautiques lui a coûté 319
millions d’euros pour le premier trimestre 2020
. Sur cette base, en supposant
une baisse du chiffre d’affaire de 80 % au deuxième trimestre 2020, Air France–KLM
recevrait 255 millions (319*0,8) pour le deuxième trimestre pour couvrir 80 %
des coûts de la non utilisation de sa flotte aérienne. Si l’on étend cette aide
à l’ensemble de la dépréciation des actifs du groupe, qui représente 743
millions d’euros pour un trimestre, le groupe recevrait, sur la base d’une
perte d’activité de 80 % sur le trimestre, une aide de près de 600 millions
pour le trimestre.   

Pour donner des ordres de
grandeur, pour le groupe Michelin, la dépréciation
des seuls équipements industriels représente environ 250 millions par trimestre
sur l’année 2019
. Pour Renault, la
dépréciation des outillages spécifiques, matériels et autres ouillages
représentent plus de 400 millions par trimestre
. Et pour la SNCF, c’est
près de 600
millions par trimestre pour la dépréciation des matériels de transport, les
installations techniques, électriques, de télécommunications et de
signalisation, outillage et autres immobilisations
(auxquels s’ajoutent 270
millions de dépréciation de voies, terrassements, ouvrages d’art et passages à
niveaux sans même intégrer les terrains et constructions). Dans tous les cas
d’entreprise, le calcul de l’aide se fait bien sûr en fonction du montant de la
dépréciation au prorata de la perte d’activité.

Pour ces grands groupes
industriels mais aussi pour de nombreuses ETI, PME et sous-traitants, le coût
de la dépréciation de ces immobilisations représente une part importante de
leur valeur ajoutée. En ciblant les aides sur la base du non usage des
immobilisations pendant la crise du Covid, ce dispositif proportionnel au choc
subi sur le capital de l’entreprise couvrirait l’ensemble des entreprises de la
sphère marchande. Il aurait l’avantage d’être juste, rapide à mettre en place
et éviterait des plans d’aides au cas par cas qui ne permettent pas de traiter
l’ensemble des entreprises du tissu productif. Il permettrait certainement
aussi d’éviter en partie des plans de recapitalisation à venir de l’État
si cette aide prenait la forme de renforcement des fonds propres. Il est
important aussi de noter que ce dispositif ne se substitue pas aux prêts
garantis par l’État, indispensables à la trésorerie des entreprises en
temps de crise, mais qui vont donner lieu à un remboursement futur avec
l’épineuse question du traitement de cette dette en sortie de crise. Le
dispositif « Invest-Covid » est donc une aide qui prend la forme
d’une injection directe pour renforcer les fonds propres des entreprises, qui
n’est pas assimilable à un prêt. Par ailleurs, cette aide ciblée peut être
complémentaire et s’intégrer aux plans sectoriels annoncés récemment, que ce
soit dans l’automobile, le tourisme ou l’aérien.

Une aide pour les entreprises allant de 5,5 à 17,2 milliards pour huit semaines de confinement selon le périmètre des immobilisations retenues

Pour l’ensemble de l’économie
française, nous pouvons identifier ces actifs fixes à partir des comptes de
branches de l’Insee. Cela correspond au capital fixe net des branches qui est
décliné par type d’actif : constructions (logements, bâtiments
résidentiels et autres ouvrages de génie civil), machines et équipements (matériels
de transports, équipements TIC, autres) et les droits de propriété
intellectuels (R&D, logiciels et bases de données et œuvres récréatives,
littéraires ou artistiques originales). Il y a également les systèmes d’armes
et les ressources biologiques cultivées mais ce sont des montants relativement
faibles et identifiés uniquement pour les branches « Défense » et
« Agriculture ».

Le stock d’actifs fixes
correspond à l’accumulation nette de capital par les branches, c’est-à-dire la
somme des investissements nette de la dépréciation de capital. Ce capital
représente 7 848 milliards d’euros en 2018 (334 % du PIB) mais la seule
composante « logements résidentiels » représente 4 630
milliards, soit 59 % du capital net total. Si l’on exclut aussi les services
non marchands (1 022 milliards), le capital net productif des entreprises représente
2 196 milliards, soit 93 % du PIB (et 120 % de la VA marchande hors
services immobiliers).

Le coût budgétaire du dispositif
« Invest-Covid » pour les huit semaines de confinement serait de 17,2
milliards[3]
(graphique 1), ce qui représente 1 % de la valeur ajoutée du secteur marchand
hors Covid :  28 % seraient affectés
à la non utilisation des bâtiments non résidentiels et ouvrages de génie civil,
dont 10 % pour compenser les entreprises locataires, 13 % aux matériels de
transports, 3 % aux équipements TIC, 17 % aux machines et équipements, 18 % à
la R&D et 21 % pour les logiciels et bases de données.

Si on limite le dispositif uniquement aux immobilisations de construction (y compris la compensation des loyers) et aux machines et équipements et l’on exclut les immobilisations dites incorporelles au sens de la comptabilité d’entreprise, le coût budgétaire du dispositif serait de l’ordre de 10 milliards d’euros pour huit semaines de confinement. Si l’on restreint l’aide uniquement aux matériels de transport, équipements TIC et autres machines et équipements, le coût budgétaire du dispositif « Invest-Covid » serait d’environ 5,5 milliards pour huit semaines de confinement.

L’industrie qui représente 17 %
de la VA marchande recevrait 5,6 milliards pour les huit semaines de
confinement (tableau 1), soit 36 % de l’enveloppe globale du dispositif. Ce
montant représente 2 points de la valeur ajoutée annuelle (hors Covid) de
l’industrie. Or, ce secteur intense en capital, durement frappé par le choc
économique, concentre 74 % des exportations.

Dans le détail, les branches qui
recevraient le plus d’aides pour les huit semaines de confinement dans le cadre
de ce dispositif sont les matériels de transport (5 % de leur VA annuelle), les
biens d’équipement (2,9 % de leur VA annuelle), les services de transport (1,9
% de leur VA annuelle) et les autres branches industrielles (1,7 % de leur VA
annuelle) (graphique 2). Ces quatre branches, qui représentent seulement 17 %
de la VA marchande, concentrent plus de 50 % de la R&D française et
contribuent à hauteur de 68 % aux exportations nationales. Avec ce dispositif,
elles recevraient 41 % de l’enveloppe globale.

D’autres secteurs sinistrés par
la crise, bien que moins intenses en capital, bénéficieraient également du
dispositif. C’est le cas par exemple des secteurs du Commerce et de
l’Hôtellerie-Restauration qui bénéficieraient à travers ce dispositif d’une
aide de près de 1,5 milliard pour compenser le non usage des immobilisations
pour les huit semaines de confinement, dont environ 600 millions pour les seuls
locaux et bâtiments. Par ailleurs, ce montant n’inclut pas le fait que les
entreprises de ces deux branches qui ne sont pas propriétaires de leurs locaux
recevront une part significative du 1,8 milliard pour compenser leurs loyers.

Pour conclure

En rétablissant la rentabilité
des entreprises les plus capitalistiques et les plus touchées par la crise, ce
dispositif d’aide d’urgence pourrait éviter des faillites qui pourraient
compromettre la compétitivité et l’activité de la France à moyen-long terme.
L’alternative qui se baserait sur le fait de délimiter le périmètre
d’intervention publique sur les potentiels besoins du monde d’après risquerait
de conduire à faire des choix définitifs et irréversibles alors que le futur
est plus que jamais incertain. Cela pourrait conduire à faire des erreurs
profondes sur les besoins productifs à venir et à sacrifier des entreprises
nécessaires à la production du monde de demain ou capables de se transformer
face aux besoins émergents.

Les pertes technologiques et de
savoir-faire peuvent avoir un caractère irréversible pour notre économie, la
disparition de certaines entreprises intégrées dans les chaînes de valeur
ajoutée domestiques peuvent avoir de fortes répercussions sur l’ensemble des filières
productives. Par ailleurs, il ne faut pas écarter le risque de disparition
d’entreprises qui peuvent être considérées comme stratégiques, écologiques ou à
contenu social important alors même que la question des relocalisations
d’activité va être de plus en plus prégnante en sortie de crise. Or préserver
la base industrielle existante en l’adaptant aux exigences du futur semble
primordial si nous souhaitons étoffer et relocaliser certaines filières
productives. Cela veut dire également que les entreprises doivent en
contrepartie de cette solidarité nationale s’engager dans une voie écologique,
économique et socialement responsable, sinon cet engagement autour des forces
productives ne pourra pas fonctionner. 

Si nous ne nous armons pas de ce
type d’aide d’urgence, alors le pire pour l’économie française est à venir.


[1] Dans le cadre de la Loi de finances du 25
avril 2020 rectificative pour 2020, il est voté une ouverture de crédits pour
le renforcement des participations financières de l’État dans les entreprises
stratégiques en difficulté. 20 milliards d’euros alimenteront
progressivement le compte d’affectation spéciale « Participations
financières de l’État », en fonction du volume des opérations financières
nécessaires.

[2] Le
propriétaire continue à percevoir son loyer sauf si un accord est trouvé entre
le bailleur et le locataire ou si l’entreprise qui loue les locaux cesse son
activité.

[3] Sur la
base du taux de dépréciation moyen par type d’actif, que nous avons supposé ne
pas être modifié par le choc économique lié au Covid-19, nous avons simulé le
coût par branche de cette mesure budgétaire pour les huit semaines de
confinement sur la base du choc sectoriel que nous avons estimé.




Transmission de la politique monétaire : les contraintes sur les emprunts immobiliers sont importantes !

par Fergus Cumming (Banque d’Angleterre) et Paul Hubert (Sciences Po – OFCE)

La
transmission de la politique monétaire dépend-elle de la situation
d’endettement des ménages ? Dans ce billet de blog, nous montrons que les
variations des taux d’intérêt sont plus effectives lorsqu’une grande partie des
ménages est contrainte financièrement, c’est-à-dire lorsque les ménages sont
proches de leurs limites d’emprunt. Nous trouvons aussi que l’impact global de
la politique monétaire dépend en partie de la dynamique des prix immobiliers et
peut ne pas être symétrique pour les hausses et les baisses de taux d’intérêt.



Du micro au macro

Dans
un récent
article, nous utilisons des données de prêts immobiliers au Royaume-Uni pour
construire une mesure précise de la proportion de ménages proches de leurs
contraintes d’emprunt basée sur le ratio du prêt immobilier sur le revenu. Ces
données hypothécaires nous permettent d’avoir une connaissance précise des
différents facteurs qui ont motivé les décisions individuelles en matière de
dette immobilière entre 2005 et 2017. Après avoir éliminé les effets de la
réglementation, du comportement des banques, des effets géographiques et
d’autres évolutions macroéconomiques, nous estimons la part relative des
ménages très endettés pour construire une mesure comparable dans le temps. Ce
faisant, nous regroupons les informations obtenues pour 11 millions de prêts
hypothécaires en une seule série temporelle, ce qui nous permet ensuite d’explorer
la question de la transmission de la politique monétaire.

Nous
utilisons la variation temporelle dans cette variable d’endettement pour
explorer si et comment les effets de la politique monétaire dépendent de la
part des personnes qui sont financièrement contraintes. En particulier, nous
nous concentrons sur la réponse de la consommation. Intuitivement, nous savons
qu’une politique monétaire restrictive entraîne une baisse de la consommation à
court et moyen terme, raison pour laquelle les banques centrales augmentent les
taux d’intérêt lorsque l’économie est en surchauffe. Nous cherchons à savoir si
ce résultat évolue en fonction de la part de ménages financièrement contraints.

Politique monétaire contingente aux contraintes de crédit

Nous
constatons que la politique monétaire est plus effective lorsqu’une grande
partie des ménages a contracté des engagements de dette élevés. Dans le
graphique ci-dessous, nous montrons la réponse de la consommation de biens non-durables,
durables et totale en réponse à une augmentation de 1 point de pourcentage du
taux d’intérêt directeur. Les bandes grises (respectivement bleues) représentent
la réponse de la consommation lorsqu’il y a une part importante (respectivement
faible) de personnes proches de leurs contraintes d’emprunt. Les écarts entre
les bandes bleue et grise suggèrent que la politique monétaire est plus
puissante lorsque la part de ménages qui s’endettent fortement est élevée.

Cet effet différentié s’explique probablement par au moins deux mécanismes : premièrement, dans une économie où les taux sont en partie variables[1], lorsque le montant emprunté par les ménages augmente par rapport à leur revenu, l’effet mécanique de la politique monétaire sur le revenu disponible est amplifié. Ceux qui ont des emprunts importants sont pénalisés par l’augmentation des mensualités de prêt en cas de hausse des taux, ce qui réduit leur pouvoir d’achat et donc leur consommation ! Par conséquent, plus la part des agents fortement endettés augmente, plus l’effet agrégé sur la consommation devient important. Deuxièmement, les ménages proches de leurs contraintes d’emprunt sont susceptibles de dépenser une proportion plus élevée de leurs revenus (ils ont une propension marginale à consommer plus élevée). Dit autrement, plus vous consacrez une part élevée de votre revenu au remboursement de votre dette, plus votre consommation dépend de votre revenu. La modification du revenu liée à la politique monétaire se répercutera alors plus fortement sur votre consommation. Fait intéressant, nous constatons que nos résultats sont davantage attribuables à la répartition des ménages très endettés qu’à une hausse générale des emprunts.

Nos résultats indiquent également une
certaine asymétrie de la transmission de la politique monétaire. Lorsque la
part des ménages contraints est importante, les hausses de taux d’intérêt ont
un impact plus important (en valeur absolue) que les baisses de taux d’intérêt.
Dans une certaine mesure, cela n’est pas surprenant. Lorsque vos revenus sont
très proches de vos dépenses, manquer d’argent est très différent de recevoir
une petite manne supplémentaire.

Nos résultats suggèrent également que
la dynamique des prix immobiliers est importante. Lorsque le prix des logements
augmente, les propriétaires se sentent plus riches et sont en mesure de
refinancer leurs emprunts plus facilement afin de libérer des fonds pour d’autres
dépenses. Cela peut compenser certains des effets d’amortissement d’une hausse
des taux d’intérêt. En revanche, lorsque le prix des logements baisse, une
augmentation des taux d’intérêt aggrave l’effet de contraction sur l’économie,
rendant la politique monétaire très puissante.

Implications
de politiques économiques

Nous montrons que la situation des
ménages en termes d’endettement pourrait expliquer une partie de la variation
de l’efficacité de la politique monétaire au cours du cycle économique. Cependant,
il convient de garder à l’esprit que les décideurs des politiques macro-prudentielles
peuvent influencer la répartition de la dette dans l’économie. Nos résultats
suggèrent ainsi qu’il y a une interaction forte entre la politique monétaire et
la politique macro-prudentielle.


[1] Ce qui est le cas au Royaume-Uni.




L’investissement des entreprises pénalisé par le Brexit

par Magali Dauvin

À l’heure où les perspectives de commerce mondial demeurent orientées à la baisse[1], la demande intérieure britannique peine à rester dynamique : la consommation des ménages s’est essoufflée en fin d’année tandis que l’investissement chute de 0,2 % en 2018.

Cette dernière baisse est à imputer en quasi-totalité à l’investissement des entreprises non financières[2] (55% de la FBCF en volume) qui a baissé consécutivement durant les quatre trimestres de l’année (graphique 1) : atteignant -2,6 % en 2018.

L’investissement peut être expliqué par un modèle à correction d’erreur[3]. Celui utilisé à l’OFCE pour les prévisions de l’investissement des entreprises non financières au Royaume-Uni bénéficie d’un ajustement pouvant être considéré comme « correct » au regard de son pouvoir explicatif (le coefficient de détermination est de 85%) sur la période pré-referendum (1987T2 – 2016T2). Si nous simulons la trajectoire de l’investissement après le référendum de 2016 (en bleu clair), on remarque que celle-ci dévie des données d’investissement reportées par l’ONS (bleu foncé) de façon systématique[4].

Ce résultat est conforme à ceux que l’on peut trouver dans la littérature récente montrant également que les modèles tendent systématiquement à surévaluer le taux d’investissement des entreprises britanniques depuis 2016[5]. De 0,5 point de PIB en 2017, l’écart n’a cessé de progresser en 2018 pour atteindre un peu plus d’un point de PIB au dernier trimestre.

Graphe_post13-03corrige

Comment expliquer ce décrochage ? Nous interprétons cette déviation comme l’effet de l’incertitude liée au Brexit, en particulier celle sur les modalités commerciales futures entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Près de la moitié des échanges extérieurs britanniques sont en provenance ou à destination du marché unique. Bien que l’inclusion d’un indicateur d’incertitude (EPU, voir Bloom et al., 2007) dans l’équation d’investissement n’ait pas permis de l’identifier clairement, plusieurs études sur des données d’entreprises britanniques vont dans ce sens. Tout d’abord, les périodes d’incertitude accrue se caractérisent par un investissement significativement plus bas depuis la crise de 2008 (Smietbanka, Bloom et Mizen, 2018). Par rapport à un scénario sans référendum (i.e. sans Brexit), le passage à un régime avec des tarifs douaniers renégociés aurait eu pour effet :

– de diminuer le nombre d’entreprises britanniques entrant sur le marché européen et d’en avoir poussé davantage vers la sortie (Crowley, Exton et Han, 2019) ;

– de peser sur l’investissement des entreprises du fait de perspectives de tarifs douaniers similaires à ceux prévalant sous les règles de l’OMC (Gornicka, 2018).

La baisse de l’investissement « a coûté » 0,3 points de PIB en 2018[6] et ce coût pourrait augmenter à mesure que sont pris en compte les effets de second tour (ce n’est pas notre cas ici). Si les incertitudes ne se lèvent pas, le « Brexeternity » – expression employée pour caractériser la longue période de négociation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne – risquerait d’avoir un effet bien plus déprimant sur la croissance future britannique et le niveau de vie de ses citoyens.

 

[1] L’indicateur composite de l’OMC demeure en-dessous (96,3) de sa tendance de long-terme (100) depuis la mi-2018.

[2] Reporté par l’ONS (Office for National Statistics) comme du « Business Investment ». Les entreprises non financières détenues en partie ou en totalité par l’État sont inclues dans ce champ, mais elles représentent moins de 4% du total. Cette mesure de l’investissement ne tient pas compte des dépenses en logement, terrains, bâtiments existants ainsi que les coûts liés au transfert de propriété d’actifs non produits.

[3] Voir l’article de Ducoudré, Plane et Villemot (2015) dans la Revue de l’OFCE, n° 138, pour plus de détails sur la stratégie adoptée.

[4] Un léger décrochage est constaté à partir de 2015, au moment où la loi sur le référendum a été adoptée.

[5] En particulier les travaux de Gornicka (2018).

[6] Il s’agit de la contribution de l’investissement des entreprises non financières au PIB en 2018.

 

Bibliographie

Bloom N., Bond S. et Van Reenen J., 2007, « Uncertainty and investment dynamics », The review of economic studies, vol. 74, n° 2, 391-415.

Crowley M., Exton O. & Han L. (2019). « Renegotiation of Trade Agreements and Firm Exporting Decisions: Evidence from the Impact of Brexit on UK Exports », CEPR Discussion Paper, 13446.

Ducoudré B., Plane M., & Villemot S., 2015, « Équations d’investissement », Revue de l’OFCE, n° 138, 205-221.

Gornicka L., 2018, « Brexit Referendum and Business Investment in the UK », IMF Working Paper 18/247.

Smietanka P., Bloom N., & Mizen P., 2018, « Business investment, cash holding and uncertainty since the Great Financial Crisis », Bank Of England, Staff Working Paper, 753.




L’immatérialité de l’investissement des entreprises françaises

par Sarah Guillou

Dans le billet sur la singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France du 26 octobre 2018, il était mis en évidence l’importance des investissements dans les actifs immatériels des entreprises en France. En comparaison de ses partenaires, semblables en matière de spécialisation productive, l’économie française investit relativement plus dans la Recherche et Développement, les logiciels, les bases de données et autres éléments de la propriété intellectuelle.Sur un total de la Formation Brute de Capital Fixe (FBCF) hors construction, la part des investissements immatériels atteint 53% en 2015, alors que cette part est de 45% au Royaume-Uni, 41% aux Etats-Unis, 32% en Allemagne et 29% en Italie et en Espagne.

Ces résultats sont corroborés par des statistiques qui évaluent d’autres dimensions (base INTAN), hors comptabilité nationale, des investissements immatériels, tels que ceux dans l’organisation, la formation, le marketing. La France ne se laisse pas distancer par ses partenaires dans ce type d’actifs non plus (voir Guillou, Lallement et Mini, 2018).

De son côté, la comptabilité nationale recense deux actifs immatériels principaux : les dépenses en R&D et les dépenses en logiciels et bases de données. En matière de R&D, les performances d’investissement françaises sont cohérentes avec le niveau technologique et la structure de la spécialisation de la production. Si l’économie française avait un secteur manufacturier plus important, ses dépenses en R&D seraient encore bien plus importantes. Ce qui est moins cohérent, c’est l’ampleur et l’intensité de ses investissements en logiciels et bases de données, au point de se demander si la dimension immatérielle des investissements ne frôle pas l’irréel.

Le graphique 1 montre que la destination « Logiciels et bases de données » est plus importante en France que dans le reste des pays européens. Cette part reste cependant proche des parts observées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Bien évidemment, cette part est le miroir de la faiblesse d’autres destinations des investissements telles que les machines et équipements propres au secteur manufacturier (voir le précédent billet sur l’investissement).

Graphe1_postGuillouEn taux d’investissement, c’est-à-dire quand on rapporte la dépense d’investissement à la valeur ajoutée de l’économie marchande, le dynamisme de l’économie française en matière de logiciels et bases de données est confirmé : la France distance nettement ses partenaires.

Graphe2_postGuillou

Cette distance interroge car elle révèle un écart de 2 points de pourcentage de la VA relativement aux Etats-Unis et de 3 points relativement à l’Allemagne. Les entreprises françaises investissent 33 milliards d’euros en plus en logiciels et base de données que ne le font les entreprises allemandes en 2015. Pour rappel, le total hors construction de la FBCF est de 285 milliards d’euros en Allemagne et 197 milliards d’euros en France en 2015. Par ailleurs, l’écart de taux d’investissement sur l’ensemble des types d’actifs en France est de 4 points de pourcentage vis-à-vis de l’Allemagne (voir Guillou, 2018, page 20).

Cette distance ne s’explique qu’aux conditions , (i) d’une part que la fonction de production de l’économie française utilise plus de logiciels et bases de données que ses partenaires, ou (ii) d’autre part que le poste de la FBCF en logiciels et bases de données soit artificiellement valorisé par rapport aux pratiques en cours chez ses partenaires, ce qui pourrait être le cas, soit parce que l’immobilisation des logiciels est plus importante en France (les entreprises peuvent choisir de porter la dépense en logiciels en dépenses courantes), soit parce que la valeur d’immobilisation est plus importante (ce qui est possible parce qu’une partie de cette valeur, celle des logiciels produits en interne, est à la discrétion des entreprises).

La compréhension de cette distance est un enjeu considérable car elle est déterminante pour poser le diagnostic sur l’état de l’investissement des entreprises françaises et sur l’état de sa numérisation (voir Gaglio et Guillou, 2018). La valeur agrégée macroéconomique de la FBCF inclut la FBCF en logiciels, si elle est surestimée, cela a des conséquences sur l’équilibre macroéconomique et la contribution de la FBCF à la croissance. La mesure de la productivité totale des facteurs serait aussi affectée car une surestimation du capital (alimenté par l’investissement) conduit à sous-estimer le progrès technique résiduel. Donc, non seulement on surestimerait l’effort d’investissement des entreprises françaises mais en outre on manquerait le diagnostic sur la nature de la croissance.

Or il existe des raisons de s’interroger sur la réalité de cette différence. Autrement dit ne faut-il pas comprendre l’immatérialité de la FBCF comme un défaut de réalité ?

D’une part, il n’est pas manifeste que la spécialisation productive française justifie un tel surinvestissement dans les logiciels et bases de données. Par exemple, la comparaison avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, les Etats-Unis et l’Espagne, montre une spécialisation assez proche à l’exception du secteur manufacturier beaucoup plus présent en Allemagne. La part du secteur « Information et Communication » dans lequel se situe les services numériques est bien corrélée avec la FBCF en logiciels, mais ce secteur n’est pas nettement plus présent en France. Il représente 6,5% de la valeur ajoutée de l’économie marchande contre 6% en Allemagne et 8% au Royaume-Uni (voir Guillou, 2018, page 30).

D’autre part, les données des tables input-output sur la consommation par branche de biens et services en provenance du secteur des éditions numériques (58) — secteur qui concentre la production de logiciels — ne corroborent pas la supériorité française. Les graphiques suivants montrent, qu’il s’agisse des consommations domestiques (graphique 3) ou importées (graphique 4), que les consommations intermédiaires en services numériques en France ne consacrent pas la domination française constatée pour la FBCF en logiciels et bases de données. Ces deux graphiques montrent, au contraire, que l’économie française n’est pas spécialement consommatrice d’inputs en provenance du secteur des éditions numériques et même que sa consommation domestique a diminué.

Si le recoupement entre « logiciels et bases de données » d’une part et « services des éditions numériques » d’autre part n’est pas parfaitement identique, il ne devrait pas y avoir de contradiction dans les tendances ni dans les hiérarchies entre pays. Sauf à ce que la dépense en logiciels soit principalement constituée de logiciels produits en interne et dans ce cas, elle sera inscrite en immobilisation mais pas en consommation d’inputs en provenance d’autres secteurs.

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En conséquence, l’investissement en logiciels et bases de données serait principalement le résultat de production en interne, dont la valeur d’immobilisation (qui les inscrit en FBCF) est déterminée par les entreprises elles-mêmes. Doit-on en conclure que la FBCF est survalorisée ? La question est légitime. Elle appelle de plus précises investigations par secteur investisseur et consommateur afin d’évaluer l’ampleur de la surévaluation relativement aux économies comparables à la France.

 

Références

Gaglio C. et Guillou S. , 2018, Le tissu productif numérique en France, Juillet Policy Brief 36, 12 Juillet, OFCE

Guillou S., 2018, En quoi la dépense des entreprises françaises est-elle énigmatique ?, Document de travail OFCE, 2018-42.

Guillou S., P. Lallement et C. Mini, 2018, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 octobre.




La singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France

Par Sarah Guillou

Ce premier billet marque le début d’une série de 3 billets sur l’investissement des entreprises en France. Le premier caractérise les spécificités de l’investissement des entreprises en France. Le second s’intéressera plus précisément à l’investissement dans les logiciels et la R&D en soulignant les différences entre la France et l’Allemagne et le troisième aux politiques publiques de soutien comme notamment le CICE, la réduction de l’IS et le dispositif de suramortissement.

Ce premier billet sur l’investissement caractérise la singularité de l’investissement des entreprises en France relativement à ce qu’on observe chez ses partenaires. Le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Cet investissement soutenu s’accompagne d’une croissante dématérialisation du capital depuis au moins une vingtaine d’années. Plus singulièrement, la France présente un poids plus élevé de l’immatériel que du matériel dans le total de la FBCF depuis 2009.

L’investissement des entreprises en France continue de croître selon les données de l’INSEE (voir graphique 1). Tant la réforme de l’impôt sur les sociétés que le projet de suramortissement pour les investissements des PME, additionné à la transformation du CICE en baisse de charges (permettant la poursuite de l’amélioration des marges) devraient constituer un environnement en théorie favorable à l’investissement.[1]

Graphique 1 : Evolution de la FBCF des secteurs marchands 

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Note : Les secteurs marchands incluent les branches A (Agriculture), B (Activités Minières), C (Manufacturier), D-E (Electricité, Gaz, Eau), F (Construction), les services principalement marchands (G, H, I, J, L, R, S, T).  Les secteurs marchands hors immobilier excluent le secteur immobilier (L) dont la FBCF est assimilable à celle des ménages. La FBCF est exprimée en milliards d’euros courants.

Par ailleurs, à partir des équilibres emplois-ressources, l’INSEE ventile la FBCF par produit en données trimestrielles.[2] La part de la FBCF en bien d’équipements de l’ensemble de l’économie et des ENF relativement au total de la FBCF est retracée dans le graphique 2. Il montre que la part de la FBCF en bien d’équipement relativement au total de la FBCF, qu’on se concentre sur l’ensemble de l’économie ou sur les entreprises non financières, a fortement diminué depuis 1995.

Graphique 2 : Part de la FBCF en biens d’équipement des ENF et du total de l’économie

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Note : Le total correspond à l’ensemble des secteurs institutionnels de l’économie.

Il apparaît donc que ce n’est pas la destination machines et équipements qui gouverne la croissance de l’investissement depuis le début des années 2000 observée dans le graphique 1.  De fait, dans une publication récente de La Fabrique de l’industrie, [3] il apparaît clairement que ce n’est pas dans ce domaine que la France se distingue en matière d’investissement relativement à ses partenaires. Certes la France se singularise par des taux d’investissement élevés relativement à ses partenaires comme le montre le graphique 3 traduisant l’intensité capitalistique de sa spécialisation mais aussi la croissance de son accumulation du capital. Incontestablement, le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Toutefois, si on se concentre sur les investissements en machines et en matériel des technologies de l’information et des communications, alors le taux d’investissement des entreprises en France ne se distingue pas parmi les plus élevés (Graphique 4). Seul le Royaume-Uni, parmi le groupe de pays observés, investit moins en machines et équipements. Cela tient évidemment en partie à la structure de sa spécialisation — parmi les moins manufacturières — mais révèle aussi une croissante dématérialisation de la nature de son capital qui est continue depuis au moins une vingtaine d’année. Autrement dit, les investissements immatériels comprenant la R&D, la propriété intellectuelle, les logiciels et les bases de données, sont en constante augmentation depuis trois décennies.[4]

Si la croissance de l’immatériel est une dynamique partagée par les économies développées, la France présente une domination de la part de l’immatériel dans le total de la FBCF depuis 2009 qui ne s’observe pas pour les autres pays. Ce troisième trait de l’investissement des entreprises en France résulte à la fois de la dématérialisation croissante du capital et de l’absence de reprise des investissements matériels depuis la crise.

Graphique 3 : Evolution des taux d’investissement du secteur marchand en Europe et aux Etats-Unis

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Graphique 4 : Evolution des taux d’investissement matériel hors construction du secteur marchand

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Graphique 5 : Evolution des taux d’investissement matériel (hors construction) et immatériel en France

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Note : Le Taux d’investissement est le rapport de la FBCF (matériel hors construction et immatériel) sur la valeur ajoutée des secteurs marchands en valeur.

Cette absence de reprise de l’investissement matériel est sans doute ce qui explique le manque de compétitivité de l’industrie française ou plus précisément le déclin de ses parts de marché internationales en matière d’exportations de marchandises. L’accroissement de valeur ajoutée induit par les investissements immatériels ne compensent pas la faiblesse des capacités de production de l’industrie française.

L’immatérialité croissante du capital des entreprises françaises est à mettre en relation avec l’évolution de sa spécialisation productive mais aussi avec la constance d’un environnement fiscal en faveur des actifs immatériels au détriment des actifs matériels et du travail, constance qui a pu ancrer un processus de délocalisation de la fabrication et des capacités de production. Pour autant, cette immatérialité peut présenter certains atouts à l’heure du capitalisme numérique. Il importe alors de s’arrêter sur la nature de cette immatérialité, ce que nous ferons dans le prochain billet.

 

[1] Nous nous pencherons plus précisément sur l’impact espéré de ces réformes dans le troisième billet.

[2] Il s’agit d’une comptabilité des investissements qui utilisent l’information de la source sectorielle de l’achat d’actifs.

[3] Guillou S., P. Lallement et C. Mini, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 Octobre 2018.

[4] Pour faire des comparaisons internationales, on utilise la source des données EU KLEMS qui ventilent la FBCF par pays selon le type d’actifs, matériels (machines et équipement dont TIC, transport et construction) et immatériels (R&D, logiciels et base de données et propriété intellectuelle).




On voit du numérique partout sauf….

Par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou

Tous les observateurs s’accordent à reconnaître la numérisation croissante de l’économie, de ses usages, de ses processus de production, et des sources de la croissance. Tous s’accordent aussi à y voir le futur des économies comme standard de son fonctionnement mais aussi le déterminant de sa compétitivité future. La mesure de cette numérisation est multidimensionnelle. La numérisation prend des définitions très variables selon les disciplines, les experts et ce que l’on cherche à montrer. Cette caractéristique multidimensionnelle révèle que le phénomène est bien réel mais difficile à quantifier, à circonscrire et donc à appréhender concrètement.

Quand on s’intéresse au tissu productif, la numérisation peut s’apprécier tout d’abord par l’importance de la production de numérique, c’est-à-dire de biens et services qui sont la matière première de la numérisation. Mais la numérisation peut aussi se saisir par le nombre de jeunes entreprises qui, fortement numérisées voire disruptives par rapport au fonctionnement du marché, peuplent l’économie ; ou encore par le changement des pratiques des entreprises, déjà existantes, qui augmentent le contenu numérique de leur technologie ou processus de production.

L’approche sectorielle permet de saisir une grande partie de cette numérisation, non seulement en mesurant la place des secteurs producteurs de biens et services numériques mais aussi en mesurant la consommation des secteurs de l’économie en intrants numériques.

Cette approche est proposée dans l’étude de Gaglio et Guillou (2018) et permet de situer la France vis-à-vis de ses partenaires. Comme ailleurs, le tissu productif français a profité, depuis le début des années 2000, de la baisse des prix des services des télécommunications et des prix du manufacturier numérique. Cette baisse des prix explique en grande partie la nature insaisissable du numérique dans la création de richesse. C’est pourquoi on est en droit de se demander si finalement cette étude ne butte pas sur le paradoxe énoncée en 1987 par Robert Solow au sujet des TIC et de la productivité dont la version serait ici : « on voit du numérique partout sauf dans les statistiques de la production ». La prégnance et la montée du numérique ne sont, en effet, pas aussi manifestes que l’on pourrait s’y attendre.

C’est un constat qui est encore plus justifié pour la France, qui se retrouve, une fois n’est pas coutume, dans une position médiane. Le secteur producteur numérique est quelque peu à la traîne relativement aux pays les plus dynamiques. Les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les pays du nord de l’Europe, très dynamiques, sont devant la France. Elle devance en revanche les pays du sud. La hiérarchie des pays en termes de consommation numérique est la même que celle en matière de contribution du numérique à la valeur ajoutée. Et si pour l’ensemble des pays étudiés, on observe le rôle moteur des services d’ingénierie informatique et numérique (SIIN) dans la numérisation du tissu productif (la production, les exportations et la consommation des branches), ces services, marqueurs de la numérisation des pays riches, augmentent moins vite en France que dans les autres pays.

L’enjeu numérique est au centre des débats sur les transformations du tissu productif, du marché de l’emploi, de la concentration du pouvoir économique et de l’énigme de la productivité. L’évaluation proposée dans Gaglio et Guillou (2018) offre des ordres de grandeur et un positionnement relatif qui appellent une réflexion sur les mesures de soutien aux secteurs numériques en France.




Le policy-mix français de soutien à la R&D privée : quelles réalités pour quels résultats ?

Par Benjamin Montmartin

La France peut être perçue comme un laboratoire d’expérimentation unique en termes de soutien public à l’investissement en R&D. En effet, depuis la réforme du Crédit d’impôt recherche en 2008, notre pays est devenu le plus généreux en matière d’incitations fiscales à la R&D au sein des pays de l’OCDE (OECD, 2018a. Le seul crédit d’impôt représentait en 2014 (MESRI, 2017) une créance de près de 6 milliards d’euros pour l’Etat et le régime spécifique d’imposition des revenus de concession de brevets (15%) coûte à l’état entre 600 et 800 millions d’euros par an. A ces pertes de revenus fiscaux s’ajoutent les différentes mesures de soutien direct à l’innovation (subventions, prêts à taux bonifiés, etc.) financées principalement via la Banque publique d’investissement (BPI), les Pôles de compétitivité, les collectivités locales et la Commission européenne. Ces aides directes représentaient en 2014 environ 3,5 milliards d’euros. Ainsi, aujourd’hui, le coût de l’ensemble de ces mesures de soutien à l’innovation dépasse nettement les 10 milliards d’euros par an, soit près d’un demi-point de PIB.

Si l’innovation est un des principaux moteurs de la croissance, cela n’est pas suffisant pour justifier de telles dépenses publiques. Encore faut-il s’assurer que ces dispositifs atteignent leur objectif. Et de ce point de vue, les études empiriques évaluant les dispositifs de soutien à la R&D et l’innovation apportent des résultats plus que contrastés (Salies, 2018). D’ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien direct entre la générosité des Etats et le niveau d’investissement des entreprises en R&D. A ce titre, la simple comparaison entre l’Allemagne et la France est édifiante et ne saurait être uniquement expliquée par des différences sectorielles. En 2015 (OECD, 2018b) les dépenses en R&D du secteur privé en France représentaient 1,44% du PIB contre 2,01% du PIB en Allemagne alors que le financement public de ces dépenses était de l’ordre de 5% en Allemagne contre près de 40% en France.

Dans ce contexte, il apparaît nécessaire de mieux comprendre les performances du policy-mix français sur l’investissement privé en R&D. Une étude récente de l’OFCE (voir le document de travail de l’OFCE) revient sur l’effet des aides publiques sur les dépenses de R&D des entreprises françaises. L’article se distingue des études existantes sur deux éléments principaux. Premièrement, au lieu de nous focaliser sur la capacité d’un instrument en particulier à générer un effet d’additionalité, nous analysons simultanément l’impact du crédit d’impôt et des différentes aides directes selon leur provenance institutionnelle : locale, nationale, ou européenne. Deuxièmement, nous évaluons dans quelle mesure la structuration géographique des activités d’innovation en France peut influencer l’efficacité des politiques de soutien à la R&D. En effet, contrairement à l’Allemagne dont la géographie de l’innovation se caractérise par un continuum de territoires innovants (Commission européenne, 2014), la France semble plus sujette à des effets d’ombre[1] car les territoires les plus innovants (les « hubs ») sont dispersés et souvent entourés de territoires très peu innovants, comme le montre le graphique ci-dessous.

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Notre analyse, utilisant des données de firmes agrégées au niveau départemental sur la période 2001-2011 montre clairement l’importance de l’organisation spatiale des activités innovantes sur l’efficacité des politiques d’innovation. En effet, il apparaît que la spécificité de la géographie des investissements en R&D en France engendre une dépendance spatiale négative, c’est-à-dire que les hubs se renforcent au détriment des territoires à la traîne. Ainsi les politiques ne tenant pas compte de cette dépendance devraient conduire à un effet global plus faible.

Et c’est exactement ce que montrent nos résultats. En effet, si nous ne tenons pas compte de cette dépendance spatiale, il apparaît que l’ensemble des instruments étudiés (Crédit d’impôt et les différentes subventions) sont à même de générer un effet d’additionalité significatif sur l’investissement en R&D. En revanche, si nous prenons en compte la dépendance, seules les subventions nationales semble à même de générer un tel effet. En d’autres termes, seules les subventions nationales sont à même de générer des retombées qui profitent à l’ensemble des territoires.

Selon nous, ce résultat s’explique par le fait que les subventions nationales financent davantage de projets collaboratifs impliquant des acteurs de différents territoires et sont donc plus à même de faire jouer des effets de complémentarité. A l’inverse, le crédit d’impôt n’est pas ciblé géographiquement et ne favorise pas particulièrement les projets collaboratifs. Les subventions locales quant à elles financent prioritairement des projets impliquant des acteurs locaux tandis que les subventions européennes favorisent les partenariats avec des acteurs étrangers. Ainsi, ces trois dernières sources de financement sont plus à même d’encourager des effets de concurrence que des effets de complémentarité entre territoires.

D’un point de vue global, nos résultats soulignent donc une efficacité relative du policy-mix français de soutien à la R&D car aucune politique étudiée ne semble générer d’effet d’aubaine significatif. Néanmoins, l’évolution du policy-mix français au cours de cette dernière décennie, marquée par un accroissement très prononcé des politiques non ciblées géographiquement (crédit d’impôt) et dans une moindre mesure des politiques concurrentielles (subventions locales) semble plutôt indiquer une baisse de sa capacité à générer un effet d’additionalité très significatif.

[1] Les effets d’ombre (Shadow effects) renvoient à l’idée que l’attractivité croissante d’un territoire se fait souvent au détriment d’autres territoires notamment par le biais d’effets concurrentiels.

 

Références

Salies, E., 2018, Impact du Crédit d’impôt recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises, Revue de l’OFCE n°154, février 2018.

OECD, 2018a, « R&D Tax inventives: France, 2017 », www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-france.pdf, Directorate for Science, Technology and Innovation, avril.

OECD, 2018b, «  OECD time-series estimates of government tax relief for business R&D »,  http://www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-tax-expenditures.pdf, avril.

MESRI, 2017, «  Le crédit d’impôt recherche en 2014 », http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Chiffres_CIR/79/1/CIR_2017_chiffres2014_maquette_816791.pdf

European Commission, 2014, «  Innovation performance: EU Member States, International Competitors and European Regions compared », Memo, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-140_en.htm, Figure 6.

 




Les dilemmes du capitalisme immatériel

par Sarah Guillou

Revue  de : Jonathan Haskel et Stian Westlake, Capitalism Without Capital. The Rise of the Intangible Economy, Princeton University Press, 2017, 288 p.

Ce livre est à la croisée des débats sur la nature de la croissance contemporaine et future. La place grandissante des actifs intangibles est en effet au cœur des interrogations sur les gains de productivité, les emplois de demain, la croissance des inégalités, la fiscalité des entreprises et la source des revenus futurs.

Il ne s’agit pas du énième ouvrage sur la nouvelle économie ou sur les ruptures technologiques à venir, il s’agit plus fondamentalement d’un livre sur la rupture qu’opèrent des modes de production de moins en moins fondés sur le capital fixe ou matériel mais de plus en plus sur les actifs immatériels. Les digressions sur la société de l’immatériel ne sont pas nouvelles, mais l’intérêt de l’ouvrage est de lui donner un vrai contenu économique et de synthétiser l’ensemble des recherches qui montrent les bouleversements économiques que la montée de ce type de capital entraîne.

Jonathan Haskel et Stian Westlake décrivent les changements qu’induit la part grandissante des actifs immatériels dans l’économie du 21e siècle, qu’il s’agisse de la mesure de la croissance, de la dynamique des inégalités, de la façon de diriger une entreprise, de financer l’économie ou bien de définir les politiques publiques de croissance. Si les auteurs n’ont pas l’ambition de construire une nouvelle  théorie de la valeur, ils apportent néanmoins les preuves qu’elle est à reconstruire. Ces preuves se fondent notamment sur la construction d’une base de données – INTAN-invest – dans le cadre d’un programme financé par la Commission européenne, construction initiée par les travaux américains de Corrado, Hulten et Sichel (2005, 2009).

Qu’entend-t-on par actifs immatériels ? Il s’agit des éléments immatériels d’une activité économique qui génère de la valeur sur plus d’une période : une marque, un brevet, un droit d’auteur, un design, un mode d’organisation ou de production, un procédé de fabrication, un programme informatique ou algorithme qui crée de l’information, mais aussi une réputation ou une innovation marketing, voire la qualité et/ou la spécificité de la formation du personnel. Ce sont des actifs qui doivent augmenter positivement le bilan d’une entreprise ; ils peuvent se déprécier avec le temps ; ils résultent de la consommation de ressources et donc d’un investissement immatériel ou incorporel. Il existe un consensus large sur l’importance de ces actifs pour expliquer le prix des biens et services que nous consommons et pour déterminer la compétitivité hors-prix des produits. Ces actifs seraient les éléments déterminants de la « valeur ajoutée ».

Cependant, malgré ce consensus, la mesure des actifs immatériels est loin d’être à la hauteur de leur importance Or, une mauvaise mesure des actifs conduit à de nombreuses distorsions statistiques : d’une part de la mesure de la croissance – car les investissements augmentent le PIB –, d’autre part de la mesure de la productivité – car le capital et la valeur ajoutée sont mal mesurés –, enfin des profits et peut-être aussi du partage de la valeur ajoutée si le capital immatériel est inscrit en dépense et non en investissement. Plus particulièrement, les auteurs montrent que la montée des actifs des intangibles peut expliquer les quatre arguments qui sous-tendent la stagnation séculaire. Tout d’abord, le ralentissement de la productivité serait le résultat d’une valorisation incorrecte de la valeur ajoutée immatérielle. Par ailleurs, la distance entre profits et valeur comptable des entreprises pourrait s’expliquer par une comptabilité incomplète des actifs intangibles sous-estimant le capital, tout comme le ralentissement de l’investissement malgré des taux d’intérêt très bas. Enfin, l’augmentation des inégalités de productivité et de profits entre entreprises est le résultat des caractéristiques des actifs intangibles qui polarisent les profits et sont associés à d’importants rendements d’échelle.

La conscience du problème de mesure n’est pas récente. Les auteurs rappellent les événements majeurs qui ont réuni les experts pour progresser dans la mesure des actifs immatériels jusqu’à la dernière réforme des systèmes de comptabilité nationale qui enrichit la FBCF de la R&D, notamment SNA, 2008, en passant par l’écriture du Manuel de Frascati (1963, 2015) qui pose les bases de la comptabilité de l’activité de R&D. Mais, il n’est pas encore possible de comptabiliser tous les actifs immatériels. Cela tient en partie au fait que la comptabilité des entreprises marque une certaine réticence à l’intégration du capital immatériel dans la mesure où ce capital n’a pas de prix de marché. Ainsi, s’il est simple d’inscrire en actif l’achat d’un brevet, il est beaucoup plus compliqué de valoriser le développement d’un algorithme au sein de l’entreprise ou de donner une valeur à son mode d’organisation, ses procédés innovants de fabrication, voire ses efforts de formation interne du personnel. Seul ce qui s’échange sur un marché a une valeur externe que l’on peut inscrire, sans sourciller, à l’actif du bilan.

Pourtant l’enjeu de cette mesure est fondamental si l’on en croît la suite du livre. En effet, l’immatérialité croissante du capital a des conséquences sur les inégalités (chapitre 6), les institutions et les infrastructures (chapitre 7) le financement de l’économie (chapitre 8), la gouvernance privée (chapitre 9) et la gouvernance publique (chapitre 10).

Si l’enjeu est fondamental c’est parce que les actifs immatériels ont des caractéristiques spécifiques qui se résument aux « quatre S »  (chapitre 2): « scalable, sunkedness, spillovers et synergies ». Ce qui signifie d’une part que les actifs immatériels ont la particularité de pouvoir se déployer sur de grande échelle de production sans se déprécier (« scalable »). D’autre part, qu’ils sont associés à des dépenses irrécouvrables, c’est-à-dire qu’une fois l’investissement réalisé, l’entreprise peut difficilement envisager revendre l’actif sur un marché secondaire, il n’y a pas de retour en arrière possible (« sunkedness »). Ensuite, ils induisent des effets de diffusion, ou autrement dit, ces actifs rayonnent au-delà de leur propriétaire (« spillovers »). Enfin, ils se combinent aisément en créant des synergies qui en multiplient la rentabilité (« synergies »).

Ces caractéristiques impliquent une modification du fonctionnement du capitalisme dont tout le monde est déjà témoin : elles donnent une prime aux vainqueurs, elles exacerbent les différences entre les détenteurs d’actifs immatériels spécifiques et ceux qui évoluent dans des activités plus classiques, elles polarisent l’activité économique dans les grands centres urbains et elles survalorisent les talents des managers capables d’orchestrer les synergies entre actifs immatériels. En même temps, la prévalence de ces actifs exige des politiques publiques modifiées. La première relève de la protection des droits de propriété de ces actifs intangibles, par nature intellectuels, et dont la volatilité rend difficile leur complète appropriation. Le développement des droits de la propriété intellectuelle est ancien, mais aujourd’hui il fait face à deux défis : son universalité (bien des pays ne l’appliquent qu’avec parcimonie) et son équilibre (il ne doit pas conduire à créer des barrières complexes rendant impossible l’entrée de nouveaux innovateurs, tout en étant suffisamment protecteur pour permettre l’appropriation des fruits de l’investissement). De plus, il faut favoriser les effets de diffusion en assurant le développement équilibré des villes et les interactions entre les individus, mais aussi créer les incitations au financement des investissements immatériels. Le financement bancaire qui prend appui sur des garanties tangibles est peu adapté à la nouvelle économie immatérielle d’autant plus qu’il bénéficie d’avantages fiscaux par la déduction des intérêts du revenu imposable. Il importe donc de développer le financement par émission d’actions mais aussi de développer les co-financements publics. Plus généralement, la politique publique la plus adaptée à l’économie immatérielle consiste à créer de la certitude, de la stabilité et de la confiance, à mettre en vis-à-vis de l’incertitude intrinsèque des investissements immatériels risqués.

Il ressort de cette lecture une claire conscience de la nécessité de promouvoir le développement des investissements dans les actifs immatériels mais aussi une mise en évidence des forces inégalitaires que crée l’immatérialité croissance du capital. Cette dualité pourrait s’avérer problématique.

Plus précisément, on identifie trois dilemmes à résoudre. Le premier concerne le mode de financement des investissements immatériels. Le caractère fortement risqué des investissements immatériels – car irrécouvrables, sans collatéral et de rendement incertain – appelle un comportement de diversification et d’éparpillement de la part des investisseurs. Et pourtant, comme le montrent les auteurs, ce dont ont besoin les entreprises de cette nouvelle économie, ce sont des investisseurs qui détiennent de gros blocs d’actions, stables et impliqués dans le projet de l’entreprise. Le second dilemme concerne le soutien de l’Etat. Il se justifie parce que le rendement social des investissements immatériels dépasse le rendement privé et que face aux défauts de financement du privé, le financement public est nécessaire. Or, la fiscalité des entreprises ne s’est pas encore adaptée aux nouvelles sources de la création de richesse et les Etats font face à de croissantes difficultés à lever l’impôt et à identifier la base imposable. Sans compter que les Etats se font concurrence, par des dépenses fiscales ou des subventions, pour attirer les entreprises de la nouvelle économie. Le troisième dilemme est sans doute le plus fondamental. Il s’agit de l’opposition entre les inégalités, que ce soit sur le marché du travail (polarisation des emplois[1]), sur le marché des biens (concentration) ou sur le territoire (polarisation géographique), que suscite la croissance du capital immatériel d’une part, et la nécessité d’une forte cohésion sociale, d’un capital de confiance et de centres urbains humains qui sont des terreaux favorables au développement des synergies et des échanges dont se nourrissent les actifs immatériels, d’autre part. Autrement dit, les inégalités créées altèrent le capital social, ce qui est préjudiciable au développement futur des actifs immatériels.

C’est dans la résolution de ces dilemmes que ce nouveau capitalisme pourra s’accorder avec nos démocraties.

 

[1] Voir Gregory Verdugo : « Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise », blog OFCE.




La reprise de – et par – l’investissement

par Hervé Péléraux

Les comptes nationaux du quatrième trimestre, publiés le 30 janvier dernier, confirment la reprise de l’investissement en France en 2017, avec une hausse des dépenses de +5,3 % en valeur et de +4,3 % en volume sur l’ensemble de l’année, après des résultats déjà largement positifs en 2016. Ce résultat pouvait être anticipé, au moins de manière qualitative, par l’analyse de l’enquête sur les investissements dans l’industrie qui est un des indicateurs conjoncturels infra-annuels produit par l’INSEE. Selon ses résultats préliminaires pour 2018, elle laisse augurer la poursuite de ce mouvement cette année.

L’information fournie par cette enquête auprès des entreprises est une prévision périodique, ou une réalisation pour l’année précédente, du taux de croissance en valeur de l’investissement dans l’industrie, qui représente 25 % de l’investissement productif en France. Pour une même année, on dispose de 8 évaluations : une première en octobre de l’année précédente, puis en janvier, en avril, en juillet et en octobre de l’année en cours, puis enfin des réalisations constatées en janvier, en avril et en juillet de l’année suivante et qui peuvent différer des données de comptabilité nationale. Les entreprises ne sont questionnées en juillet que depuis 2003. Le graphique présente la chronologie, depuis 1992, de ces évaluations périodiques pour une même année, avec en parallèle les données de comptabilité nationale sur le champ spécifique « industrie » et sur le champ « sociétés non financières » (SNF).

D’une manière générale, ces évaluations sont assez instables, avec presque toujours des révisions en hausse entre octobre de l’année précédente et janvier de l’année en cours (25 années sur 27) : les seules années de révision en baisse sont les années de récession, 1993 (-2,3 points), et 2009 (-7,1 points), ce qui pouvait, à un stade précoce, révéler la sévérité de la dégradation des projets d’investissement. Par la suite, les révisions s’effectuent toujours à la baisse entre l’enquête de janvier de l’année en cours et la réalisation constatée en avril de l’année suivante (25 années sur 25). On peut déduire de ces observations que les industriels sous-estiment leur investissement en octobre de l’année précédente, le surestiment en janvier de l’année en cours et corrigent par la suite ce biais de surestimation jusqu’à la réalisation constatée en avril de l’année suivante.

IMG_post07-02Derrière ces comportements de réponse instables se pose la question de savoir à quel stade des évaluations est atteint un niveau d’information satisfaisant sur l’évolution de l’investissement. Le calcul des corrélations entre les évaluations issues de l’enquête selon le degré d’avancement dans l’année et les estimations faites par la comptabilité nationale montre que la première évaluation faite en octobre de l’année précédente est pauvre en information (corrélation de 0,47), que l’enquête de janvier fait faire un saut qualitatif important (corrélation de 0,73), l’enquête d’avril un saut marginal et que l’information maximale est obtenue à l’enquête de juillet (corrélation de 0,85) et n’évolue plus par la suite (tableau). Ce calcul montre aussi qu’il n’y a pas de différences notables des corrélations liées à la différence des champs, le champ industrie sur lequel porte spécifiquement l’enquête, et le champ SNF.

Même si les résultats de l’enquête ne sont pas directement transposables pour anticiper sans erreur l’évolution de l’investissement mesurée par les comptes nationaux, il n’en demeure pas moins que, qualitativement, les déclarations des industriels fournissent une information précieuse sur l’orientation des dépenses.

Tabe_post07-02Les prévisions pour l’année 2017 n’ont pas dérogé au schéma général, avec une révision en hausse de 4,8 points entre la première évaluation faite en octobre 2016 et la deuxième faite en janvier. Par contre, le processus de révision en hausse s’est poursuivi entre janvier 2017 et juillet 2017 (+1,6 point), sous l’effet probablement du suramortissement fiscal, ciblant les investissements industriels, institué en avril 2015 pour un an et finalement prolongé jusqu’en avril 2017. Par la suite, la révision en baisse de +6,7 % en juillet 2017 à +2,1 % en janvier 2018 s’inscrit dans le schéma saisonnier habituel.

Pour 2018, la première évaluation faite en octobre 2017 à -0,4 % a été révisée en hausse à +3,8 %, ce qui ne déroge pas non plus au profil saisonnier de l’enquête. Cette révision, du même ordre que celle de 2017, est de bon augure pour la trajectoire de l’investissement, même si elle sera affinée par les publications ultérieures, car elle montre que les industriels répondent en même temps qu’ils y participent à la reprise économique effective en France depuis la fin 2016.

 




Sur la double nature de la dette

par Mattia Guerini, Alessio Moneta, Mauro Napoletano, Andrea Roventini

Les crises financière et économique de 2008 ont été fortement liées à la dynamique de la dette. En fait, une étude de Ng et Wright (2013) rapporte qu’au cours des trente dernières années, toutes les récessions américaines avaient des origines financières.

La figure 1 montre que les dettes des entreprises privées non financières (ligne verte) et les prêts immobiliers (ligne bleue) ont augmenté régulièrement aux Etats-Unis depuis les années 1960 et jusqu`à la fin du XXe siècle. De plus, dans les années 2000, la dette liée au prêts immobiliers est passée d’environ 60% à 100% du PIB en moins d’une décennie. Cette situation est devenue insoutenable en 2008 avec l’explosion de la bulle des crédits hypothécaires (les subprime). Ensuite les prêts immobiliers ont fortement diminué tandis que le ratio dette publique / PIB des États-Unis (ligne rouge) est passé de 60% à un niveau légèrement supérieur à 100% en moins de 5 ans, comme conséquence de la réponse de la politique budgétaire à la Grande Récession.

IMG1_post24-01La forte croissance de la dette publique a suscité des inquiétudes par rapport la soutenabilité des finances publiques et, aussi, sur les possibles effets négatifs de la dette publique sur la croissance économique. Certains économistes ont même avancé l’idée d’un seuil de 90% dans le rapport dette publique/PIB, en dessus duquel la dette publique nuirait à la croissance du PIB (voir Reinhart et Rogoff, 2010). Malgré un grand nombre d’études empiriques contredisant cette hypothèse (voir Herdon et al., 2013 et Égert, 2015 comme exemples récents), le débat entre les économistes est toujours ouvert (voir Ash et al., 2017 et Chudik et al., 2017).

Nous avons contribué à ce débat dans un document de travail (voir Guerini et al., 2017), qui sera publié prochainement dans la revue Macroeconomic Dynamics. Dans cette contribution, nous étudions conjointement l’impact de la dette publique et privée sur la dynamique du PIB américain en exploitant de nouvelles techniques statistiques que nous permettent d’identifier les relations causales entre les variables reposant seulement sur la structure des données[1]. Cela nous a permis de garder une perspective « agnostique » dans l’identification de la causalité et donc plus robuste par rapport aux possibles restrictions suggérées par telle ou telle théorie économique et donc en « laissant parler les données ».

Les résultats obtenus suggèrent que les chocs de dette publique affectent positivement et durablement la production (voir la figure 2, panneau de gauche)[2]. En particulier, nos résultats apportent des preuves contre l’hypothèse selon laquelle la croissance de la dette publique diminue la croissance du PIB aux États-Unis. En effet, nous trouvons que l’augmentation de la dette publique, entraînée par une augmentation des dépenses publiques en investissements, génère aussi des hausses dans les investissements privés (voir la figure 2, à droite) confirmant à cet égard, les conjectures effectuées par Stiglitz (2012). Cela implique que les dépenses publiques et, plus généralement, la politique budgétaire expansionniste stimulent la production à court et à moyen terme. Il en ressort que les politiques d’austérité ne semblent pas être la réponse politique appropriée pour surmonter une crise.

IMG2_post24-01Au contraire, nous ne trouvons pas des effets positifs significatifs liés à une augmentation de la dette privée, et en particulier lorsque l’on se concentre sur la dette liée aux prêts immobiliers. Plus précisément, nous constatons que les effets positifs des chocs sur la dette privée ont une taille plus faible que ceux sur la dette publique, et qu’ils disparaissent avec le temps. En outre, l’augmentation des niveaux de la dette hypothécaire a un impact négatif sur la dynamique de la production et de la consommation à moyen terme (voir la figure 3), tandis que leurs effets positifs ne sont que temporaires et relativement légers. Un tel résultat semble correspondre pleinement aux résultats de Mian et Sufi (2009) et de Jordà et al. (2014): une croissance excessive des prêts immobiliers alimente les bulles réelles d’actifs, mais lorsque ces bulles éclatent, elles déclenchent une crise financière, qui transmet visiblement ses effets négatifs au système économique réel sur un horizon de temps long.

IMG3_post24-01Un autre fait intéressant qui ressort de nos recherches est que l’autre forme la plus importante de dette privée – à savoir la dette des sociétés non financières (SNF) – ne génère pas d’impacts négatifs à moyen terme. En effet (comme on peut le voir dans la figure 4), l’augmentation du niveau d’endettement des SNF semble avoir un effet positif à la fois sur le PIB et sur la formation brute de capital fixe.

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En conclusion, nos résultats suggèrent que la dette a une double nature : différents types de dettes ont un impact différent sur la dynamique macroéconomique agrégée. En particulier, les menaces possibles sur la croissance de la production à moyen et long terme ne semble pas provenir de la dette publique (qui pourrait bien être une conséquence d’une crise), mais plutôt d’une augmentation excessive du niveau de la dette privée. En outre la croissance de la dette liée au prêts immobiliers semble être beaucoup plus dangereuse que celle liée aux activités d’investissement et de production des entreprises non financières.

 

[1] En particulier, nous utilisons un algorithme de recherche causale basé sur l’analyse ICA (Independent Component Analysis) pour identifier la forme structurelle de la VAR cointégrée et résoudre le problème de la double causalité. Pour plus de détails sur l’algorithme ICA, voir Moneta et al. (2013). Pour plus de détails sur ses propriétés statistiques, voir Gourieroux et al. (2017).

[2] Lors du calcul des fonctions de réponse impulsionnelle, nous appliquons un choc de Déviation Standard (DS) à la variable de dette concernée. Ainsi, par exemple, sur l’axe des y de la figure 2, panneau de gauche, on peut lire qu’un choc de 1 DS à la dette publique a un effet positif de 0,5% sur le PIB à moyen terme.