La France (presque) « championne du monde » de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté

par Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

La France serait « championne du monde » de la dépense (publique) en protection sociale. Selon l’OCDE, les dépenses publiques en protection sociale[1] s’établissaient à 25,7 % du PIB en 2016. Ces dépenses sont proches de celles des pays scandinaves (29 % du PIB en Finlande, 25 % au Danemark, 21 % en Suède), de la Belgique (20 %) ou l’Autriche (24 %). A l’autre extrême, les pays anglo-saxons se caractérisent par de faibles dépenses de protection sociale. En particulier, l’Irlande dépense seulement 10 % de son PIB ­– une exception dans l’Union européenne – et les Etats-Unis 8,7 %.

Ces chiffres masquent des différences sur le domaine couvert par le système de protection sociale public dans les différents pays. En France, les retraites et le système de santé reposent largement sur un financement public, ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs. Une grande part des droits ouverts en France sont directement liés aux cotisations sociales payées (notamment pour la retraite-survie[2]) ou servent à financer une dépense, a priori contrainte, qui ne devrait pas être limitée par des considérations de ressources individuelles (en santé).

Lorsque l’on exclut ces dépenses (retraites et santé), la France consacre 6,8 % de son PIB à la protection sociale, chiffre inférieur à celui des pays scandinaves (11 % de PIB au Danemark ou 8 % en Finlande). En revanche, les dépenses sociales sont plus faibles dans les pays méditerranéens (3 % du PIB en Italie et en Espagne ou 1 % en Grèce) ou au Japon (3 %). Sur ce champ restreint, incluant notamment les dépenses en « famille et enfants », « chômage », « logement » et « pauvreté et exclusion », la moyenne pondérée (pour les pays où les données détaillées sont disponibles[3]) des dépenses des pays de l’OCDE se situe à 4,5 % du PIB. La France dépense ainsi plus que la moyenne de l’OCDE.

Ainsi restreintes, les dépenses ont presque explicitement pour but la redistribution monétaire et la réduction de la pauvreté[4]. Une corrélation négative est observée entre le taux de pauvreté monétaire et le niveau des dépenses redistributives (graphique 1) au sein des pays membres de l’OCDE[5]. Une moindre dépense de protection sociale se traduit par une prévalence plus forte de la pauvreté monétaire. En France, le taux de pauvreté après transferts sociaux s’établit à 14 %, alors que le taux s’établit à 17 % dans l’ensemble de l’Union européenne.

Graphe-Pauvrete_post21-06Les écarts de taux de pauvreté ne dépendent pas directement et uniquement des dépenses sociales. D’une part, celles-ci poursuivent d’autres objectifs (assurer un revenu au-dessus du seuil de pauvreté aux personnes en situation de handicap, compléter les revenus des ménages médians avec enfants, …). D’autre part, il faut aussi tenir compte du point de départ avant redistribution, c’est-à-dire la distribution qui découle des rémunérations de marché. Selon Eurostat, le taux de pauvreté (primaire, après retraite) en France aurait été de 21 % en absence de redistribution. Le système socio-fiscal réduit donc le taux de pauvreté de 37 %. Au sein de l’Union européenne, la réduction n’est que de 28 % (pour une réduction de 7 points du taux de pauvreté).

En pourcentage du taux de pauvreté avant redistribution, seuls les Pays-Bas et le Royaume-Uni diminuent le taux de pauvreté de façon comparable à ce qui est fait en France alors que les dépenses dans ces deux pays sont plus faibles (5 % de leur PIB en protection sociale hors « retraite-survie » et « santé »), suggérant que le ciblage des dispositifs peut avoir un effet sur le lien pauvreté monétaire dépenses sociales (voir le billet du Blog de l’OFCE : « Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France).

En tout état de cause, l’analyse de l’efficacité du système de protection sociale ne peut pas se réduire à la comparaison de chiffres globaux mais doit, dans un premier temps, définir les objectifs (réduire la pauvreté, son intensité, la pauvreté des enfants, assurer l’égalité des chances, réduire la persistance de la pauvreté, …), puis entrer dans les complexités causales de chacune des composantes de la redistribution.

 

[1] La notion de protection sociale est celle de la nomenclature internationale COFOG. Elle distingue la protection sociale au sens strict (catégorie 10) des dépenses de santé non individualisables (comme certaines dépenses hospitalières, catégorie 7). La publication « La protection sociale en France et en Europe en 2016 » de la DREES inclue dans la protection sociale la catégorie COFOG 7. Le montant des dépenses de protection sociale (10) plus santé (7) dans les données COFOG 2018 est de 34,2% pour la France. La différence provient de la révision des données opérées par la DREES et des différences de champ mineures.

[2] Il faut noter que le système de retraite français actuel génère une redistribution entre les retraités, au profit des petites retraites. Voir Gérard Cornilleau et Henri Sterdyniak, 2017, « Faut-il une nouvelle réforme des retraites ? », OFCE policy brief 26, 2 novembre, pour plus de détails.

[3] Ce qui exclut notamment les États-Unis.

[4] Défini par la part de la population ayant un niveau de vie inférieur à 60 % du revenu médian.

[5] On observe également une corrélation négative entre taux de pauvreté et dépenses pour lutter contre l’exclusion (COFOG 10.7). Cependant la catégorie 10.7 (1,1% du PIB pour la France) n’épuise pas toutes les mesures destinées à lutter contre la pauvreté.




« Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France

Mathias André (Insee)[1] et Pierre Madec

L’importance du système de protection sociale et le financement public des systèmes de santé et de retraite expliquent une grande partie du différentiel des dépenses publiques entre la France et le reste des pays de l’OCDE (voir billet de blog OFCE : « La France (presque) ‘championne du monde’ de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté »). Ainsi, une grande part des droits aux transferts sociaux ouverts sont directement liés aux cotisations sociales payées (en retraite et en assurance chômage notamment). De fait, la majorité des prestations versées n’ont pas de visée directement redistributive. A contrario, les minima sociaux, la Prime d’activité, les allocations logement ou encore certaines prestations familiales ont un objectif explicite de redistribution et de réduction de la pauvreté monétaire.

Selon les derniers comptes de la protection sociale publiés ce jeudi 21 juin 2018, la dépense totale de minima sociaux s’établissait en 2016 à 26,6 milliards d’euros, celle de la Prime d’activité à 4,1 milliards, les prestations familiales et les allocations logements versées aux ménages pauvres atteignaient respectivement 6,4 milliards d’euros et 10 milliards d’euros. Nous nous limiterons aux prestations sociales à visée redistributive.

Les minima sociaux bénéficient à 4 millions de personnes, 13,6 millions de personnes vivent dans des ménages percevant une allocation logement, les prestations familiales sont perçues par 6,8 millions de familles et la prime d’activité bénéficie à 2,6 millions de foyers. Compte tenu à la fois des montants distribués et du public visé, les prestations sociales à visée redistributive augmentent le niveau de vie de millions de ménages modestes. A contrario, les prélèvements progressifs comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu amputent le niveau de vie des ménages les plus aisés. Ainsi, la redistribution monétaire réduit massivement la proportion de personnes à très bas revenu (inférieur à 650 euros par mois) (graphique 1).

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Cet impact important des prestations sociales à visée redistributive sur les plus bas revenus s’explique en grande partie par leur ciblage : les 10 % de ménages les plus modestes bénéficient de plus des deux tiers des minima sociaux et des allocations logement et plus d’un tiers de la Prime d’activité (graphique 2). Sur les 18 milliards d’euros d’aides au logement, près de 16 milliards sont alloués aux 20% de ménages les plus modestes. Il en est de même pour les minima sociaux.

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La concentration des aides vers les ménages les plus modestes est confirmée par l’analyse de la composition du niveau de vie, i.e. du revenu après redistribution des ménages (tableau 1). Les minima sociaux représentent 12% du niveau de vie des ménages pauvres[2] soit 95 euros par mois en moyenne par unité du consommation. Les allocations logement s’élèvent elles à 120 euros et la Prime d’activité à 25 euros en moyenne par unité de consommation (UC)) (tableau 1). Chez les ménages sortis de la pauvreté grâce à la redistribution monétaire (2,5 millions de ménages)[3], les montants perçus en minima sociaux sont plus importants (125 euros par mois en moyenne par UC) mais la part de ces derniers dans le niveau de vie est légèrement plus faible (11%). Cette part est quasi-nulle pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur à la médiane mais dont les seuls revenus d’activité ou de remplacement (retraite, indemnités chômage) suffisent à les protéger de la pauvreté monétaire. Il en est de même pour les allocations logement et les prestations familiales.

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L’impact de ces prestations sociales, et notamment des minima, sur la réduction de la pauvreté est donc majeur. Sans prélèvements ni prestations, le taux de pauvreté serait 8,9 points supérieur à son niveau actuel (22,8% contre 13,9%) (tableau 2)[4]. La diminution du taux de pauvreté est principalement assurée par les prestations familiales, les aides au logement et les minima sociaux, qui contribuent chacun à une baisse de plus de 2 points de ce taux. En outre, l’intensité de la pauvreté, définie comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, est réduite de moitié, soit 19,6 points. Cela correspond à une augmentation du niveau de vie médian des personnes pauvres de +38% en raison des aides au logement et +34% grâce aux minima sociaux. Les minimas sociaux permettent, à eux seuls, de réduire le taux de pauvreté de 2,1 points et l’intensité de la pauvreté de 6,7 points.

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Au-delà de leur rôle dans la réduction de la pauvreté monétaire, le système redistributif et en son sein principalement les prestations sociales à visée redistributive impactent les principaux indicateurs d’inégalités de niveau de vie (tableau 3) :

  • le rapport inter-déciles passe de 6,2 avant redistribution à 3,4 après, soit une baisse de 45%, principalement en raison de l’impôt sur le revenu (baisse de 0,55), des prestations familiales (baisse de 0,9) et des aides au logement (baisse de 0,63) ;
  • l’indice de Gini passe de 0,386 avant redistribution à 0,290 après dont 32% de cette baisse est dû à l’impôt sur le revenu et 24% aux prestations familiales ;
  • la dispersion des revenus mesurée par le ratio (100-S80/S20) passe de 13,7 avant à 4,3 après redistribution (soit une baisse de 70%).

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[1] Cette publication est de la responsabilité seule de l’auteur et n’engage pas son institution.

[2] Un ménage est considéré comme « pauvre » lorsque son niveau de vie, i.e. son revenu après redistribution par unité de consommation, est inférieur à 60% du niveau de vie médian des ménages soit 1 115 euros par mois et par unité de consommation en 2016.

[3] Ces ménages correspondent aux ménages dont le revenu avant redistribution (par UC) est inférieur à 60% du revenu médian avec redistribution et dont le revenu après redistribution (par uc) est supérieur à 60% du revenu médian après redistribution.

[4] Cette comparaison s’inscrit dans une analyse statique du système redistributif. Comme nous l’avons vu précédemment, des revenus d’activités suffisant permettent également de réduire le risque de pauvreté. De plus, cette comparaison ne dit rien de la possible réallocation des moyens de protection sociale. Si des économies sont réalisées sur les prestations sociales en vue d’accroître, par quelque manière que ce soit, les revenus d’activité des plus modestes, la pauvreté monétaire pourrait se réduire.




Aspects des transmissions familiales entre générations

par Michel Forsé et Maxime Parodi

 Présentation du numéro 156 de la Revue de l’OFCE

On considère souvent que l’individualisme conduit à négliger et à dévaloriser le rôle de l’héritage et de la transmission sous tous ses aspects dans nos sociétés modernes – comme si l’individu ne pouvait affirmer son individualité qu’en rejetant ce qu’il doit à ses aïeuls. Pourtant, aujourd’hui encore, la socialisation familiale exerce une influence notable sur les goûts et les croyances des enfants et des adultes – même si la démultiplication des sources d’influences peut en réduire l’importance. Quel est aujourd’hui le poids de ces transmissions familiales sur les convictions et les engagements des individus ?

De plus, est-on si sûr que l’héritage et la transmission soient un impensé de l’individualisme contemporain ? Quelle valeur accordons-nous au fait de transmettre ? Comment jugeons-nous le fait d’hériter ?

Bien entendu, face à l’ampleur de ce sujet, il ne pouvait être question dans ce dossier d’en faire réellement le tour. C’est pourquoi seuls certains aspects sont abordés tandis que d’autres sont laissés de côté, comme par exemple l’éducation, qui joue certes un rôle majeur dans la transmission mais qui a été largement traité au travers de nombreuses autres publications.

Dans un premier temps, ce dossier revient sur la question de la socialisation familiale et de la transmission des croyances religieuses et des convictions politiques. Nul doute que la transmission familiale y joue un rôle notable. Ainsi Pierre Bréchon rappelle que, jusqu’à aujourd’hui, la religion dominante dans chacun des pays d’Europe a été une sorte de constante multiséculaire : le catholicisme en France, l’église orthodoxe en Russie, le protestantisme au Danemark… Une telle stabilité ne résulte pas seulement d’une volonté politique du souverain, mais aussi du poids des croyances héritées des parents. Toutes les enquêtes vont d’ailleurs dans le même sens et confirment que les croyants d’une confession ont des parents de la même confession. Toutefois, cette reproduction religieuse multiséculaire cède aujourd’hui de plus en plus le pas face à la sécularisation. Un nombre croissant d’Européens se déclarent à présent sans religion et indifférents à l’égard des religions. C’est particulièrement vrai des nouvelles générations. Sachant que les jeunes adultes indifférents ne reviendront pas vers une religion, Pierre Bréchon nous annonce un bouleversement de la carte des religions dominantes en Europe dans les décennies à venir.

De son côté, Anne Muxel montre l’importance de la famille lors de la socialisation politique. Aujourd’hui encore, les jeunes adultes ont souvent la même orientation politique que leurs parents. Mais elle insiste surtout sur le mode de transmission, qui est largement implicite et affectif. Comment pourrait-il d’ailleurs en aller autrement ? La norme consistant à respecter le pluralisme et la liberté de pensée va à l’encontre de toute idée de mesures actives des parents pour orienter politiquement leurs enfants. Il y a ainsi une politisation intime de l’identité depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Les parents n’exigent pas que leurs enfants – une fois adolescents ou jeunes adultes – pensent politiquement comme eux. Toutefois, les divergences sont ressenties comme des blessures intimes qui conduisent les familles à se méfier des discussions politiques et à chercher plutôt à les éviter en leur sein. D’ailleurs, cette reproduction de l’orientation politique semble également s’affaiblir quelque peu aujourd’hui en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite et d’une montée du positionnement « ni droite ni gauche » au sein des nouvelles générations.

Dans un tout autre registre, Sylvie Octobre, Nathalie Berthomier et Florent Facq se sont penchés sur le contenu des coffres à jouets des tout jeunes enfants et sur les premières interactions éducatives avec les parents pour mieux comprendre la transmission familiale des pratiques culturelles. D’un côté, l’examen du contenu du coffre à jouets montre bien qu’il y a un adressage didactique et éducatif différent selon les milieux sociaux et selon le sexe de l’enfant. De l’autre, il apparaît clairement que les interactions culturelles et éducatives se différencient très précocement entre différents climats sociaux et selon le sexe de l’enfant. Les parents s’investissent très diversement selon leur milieu social, leurs occupations ou encore selon leurs conceptions genrées des activités de l’enfant.

Dans un deuxième temps, le dossier se penche sur l’héritage et sur les sentiments de légitimité ou d’illégitimité que suscite le fait de transmettre un capital à ses enfants. Il ne s’agit plus ici de savoir ce que l’individu doit à ses parents, mais d’en examiner les conséquences et de savoir ce que l’individu en pense. Comment articule-t-il son ancrage dans une lignée avec l’expression de son individualité ?

Luc Arrondel et Cyril Grange proposent une synthèse des études sur la transmission intergénérationnelle des patrimoines. Il en ressort un effet important de la fortune des parents sur celle des enfants. L’ampleur de cette transmission patrimoniale dépend des pays et des époques, mais aussi du niveau de richesse considéré. De toute évidence, la transmission est particulièrement forte pour les familles fortunées et apparaît plus contingente dans les familles faiblement dotées.

Les sondages, et notamment celui qui est étudié dans l’article de Michel Forsé, Alexandra Frénod, Caroline Guibet Lafaye et Maxime Parodi, se succèdent pour montrer que les Français sont plus tolérants à l’égard des inégalités de patrimoine que vis-à-vis d’autres types d’inégalités, même lorsqu’elles sont aussi à caractère économique. Même s’ils connaissent mal les règles et niveaux de taxation des héritages ou donations, ils sont particulièrement réticents lorsque les droits de mutation touchent leur maison familiale. Une enquête par entretiens semi-directifs auprès de trois générations de 35 lignées familiales (n = 105) a permis de mettre à jour trois logiques propres venant structurer les opinions sur la transmission patrimoniale : celle du libre agent, celle de l’égalité citoyenne et celle que l’on peut qualifier de conservatrice ou familialiste. Quelle que soit cette logique, beaucoup d’interviewés soulignent aussi l’importance de la transmission culturelle et/ou affective. Il faut d’ailleurs noter que les membres d’une même lignée ont tendance à partager des opinions assez proches. Pour les niveaux de patrimoine auxquels ils songent spontanément, des niveaux « ordinaires » qui s’avèrent assez peu élevés, ils manifestent une très forte aversion face à l’idée de taxation sur la succession (encore plus lorsqu’il s’agit de la maison familiale). Celle-ci doit être faible. Sinon elle est rapidement perçue comme « confiscatoire ». S’il y a une base pour justifier une taxation sur l’héritage, celle-ci est clairement limitée, dominée même, par les raisons du libre agent et du familialisme. Cette forte résistance à la taxation ne concerne toutefois pas les niveaux de patrimoine jugés extraordinaires, sur lesquels une taxation plus forte justifiée par l’égalité citoyenne n’est cette fois guère contestée.

Enfin, André Masson revient sur l’histoire des idées et des controverses autour de l’héritage et de la fiscalité des successions patrimoniales. Il s’étonne que nous discutions aujourd’hui aussi peu de ces questions qui faisaient autrefois l’objet de débats passionnés alors même sur nous assistons à une patrimonialisation massive de la société, avec tous les problèmes que cela pose tant sur le plan de l’efficacité économique que sur celui de la justice sociale. Selon lui, les débats sur ces questions s’organisent autour de trois philosophies sociales – celle du libre-agent, celle familialiste ou multisolidaire et celle de l’égalité citoyenne – et aucune ne peut l’emporter définitivement sur les deux autres. Selon les époques, ce sont donc des compromis ou des alliances qui donnent le ton politique. Depuis les années 1980, les riches (néo)libéraux et les classes moyennes familialistes ont développé un discours commun qui évacue l’égalité citoyenne. Pour Masson, il faut aujourd’hui envisager de nouvelles coalitions pour faire revenir l’impératif d’égalité sur le devant de la scène.

Les transmissions familiales qu’elles soient de nature culturelle ou économique restent donc, au vu de ces différents articles, un élément très important de structuration de la société. Il y a des évolutions et elles vont plutôt dans le sens d’un affaiblissement, mais elles sont très lentes et s’observent plutôt du côté culturel. Pour la partie économique des héritages, la réticence de l’opinion à une évolution et le peu de débats qui entourent aujourd’hui cette question, pourtant fondamentale, jouent en faveur de l’immobilisme, surtout pour ce qui concerne les patrimoines dont les montants sont jugés les plus courants et/ou qui sont aussi chargés d’une valeur affective.

La place, non contestée et qui demeure objectivement importante, des héritages oblige ainsi à nuancer le propos de ceux qui font de l’individualisme l’élément central du rapport aux autres dans nos sociétés. Elle conforte en revanche, dans un domaine où les disparités sont les plus grandes, les observations de ceux (Dubet, 2014 ; Savidan, 2015) qui soulignent la tolérance aux inégalités – tolérance paradoxale dans une France qui est aussi caractérisée (Forsé et al., 2013) par sa « passion de l’égalité » selon l’expression de Tocqueville.

 

Références

Dubet F., 2014, La préférence pour l’inégalité, Comprendre la crise des solidarités, Paris, Le Seuil, Coll. La République des Idées.

Forsé M., Galland O., Guibet Lafaye C., Parodi M., 2013, L’égalité, une passion française ?, Paris, Armand Colin.

Savidan P., 2015, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, Paris, Albin Michel.

 




Le logement social diminue-t-il la ségrégation ? Les leçons ambiguës de l’immigration non-européenne en France

Gregory Verdugo

La hausse du nombre d’immigrés non-européens résidant en logements sociaux en France a eu des effets ambivalents sur la ségrégation à leur égard. Si leur installation dans des cités de taille modeste a modéré leur concentration, leur installation dans les grands ensembles l’a renforcée, notamment parce qu’en même temps le nombre de natifs dans les logements privés de ces quartiers a chuté. La répartition des HLM entre quartiers a un impact important sur la mixité sociale.

Depuis une trentaine d’années, l’immigration non-européenne domine les flux d’immigration en Europe, notamment en France. Or l’insertion de nombreux immigrés non-européens sur le marché du travail français reste fragile et, en 2016, l’INSEE indiquait qu’ils étaient trois fois plus victimes du chômage que les natifs[1]. De nombreuses études de terrain ont aussi alerté sur leur concentration croissante dans les grands ensembles HLM en périphérie des grandes villes[2]. La combinaison d’un accès difficile à l’emploi à une hausse de la ségrégation spatiale fait craindre un recul de l’intégration des nouvelles vagues d’immigrés se transmettant aux secondes générations.

Néanmoins, le niveau réel de ségrégation et son évolution étaient mal connus jusqu’à ces dernières années car les données détaillées du recensement de la population n’étaient pas accessibles aux chercheurs. Or aussi riches que soient les études ethnographiques, elles se focalisent sur des quartiers emblématiques dont les conditions extrêmes masquent la diversité des situations vécues par les immigrés[3]. Seules des études sur données représentatives représentent fidèlement la ségrégation au cours du temps, entre groupes d’immigrés, villes ou pays.

Les premières études chiffrant la ségrégation à partir du recensement de la population en France sont ainsi récentes et elles montrent que le niveau de ségrégation moyen n’a augmenté que de manière modérée ces dernières années[4]. La ségrégation spatiale des immigrés en France se maintient à des niveaux largement inférieurs à ceux des Etats-Unis car, entre autres raisons, l’important parc de logement social freinerait les tendances à l’éloignement spatial des minorités du reste de la population[5].

Pour mieux comprendre comment le logement social affecte la ségrégation, nous avons exploré avec Sorana Toma, professeur de sociologie à l’ENSAE, les données détaillées du recensement français de 1982 à 2012. Les résultats sont détaillés dans un document de travail OFCE et doivent être publiés dans la revue américaine Demography.

Nous partons de l’hypothèse que la progression du nombre d’immigrés en logement social a des conséquences ambiguës qui dépendent de la quantité offerte mais aussi de la manière dont le logement social est réparti entre quartiers. Or, si de nombreux HLM se situent dans des grands ensembles isolés du reste de la population, de nombreuses petites cités sont logées dans des quartiers où les HLM sont minoritaires.

Enfin, les conséquences de la hausse de la part d’immigrés en HLM dépendent aussi de la manière dont ont répondu les habitants en logements privés à la progression de la part des immigrés non-européens dans les HLM. Si la part de natifs baisse dans les logements privés à côté des HLM, lorsque la taille des ensembles HLM dépasse un certain seuil, alors la diversité du quartier diminue et la ségrégation est renforcée. Au contraire, la ségrégation diminue si le logement social permet aux minorités de vivre dans des quartiers où ils sont relativement plus rares.

Les données riches et détaillées du recensement de la population française permettent de vérifier ces hypothèses. Nous calculons comment évolue la part d’immigrés dans le logement social et le logement privé de chaque quartier, définis ici en utilisant les îlots regroupés pour l’information statistiques (IRIS) crées par l’INSEE et dont la population comprend environ 2 500 habitants. Enfin, pour éviter que nos chiffres soient minorés par les enfants des immigrés de nationalité française qui vivent chez leurs parents, nous étudions la ségrégation des ménages plutôt que celle des individus. Les ménages sont ainsi classés comme « natifs » ou « immigrés » à partir du statut de la personne de référence du ménage[6].

Une ségrégation stable qui masque la croissance des enclaves immigrées

La période de notre étude, qui s’étend de 1982 à 2012, est une période charnière durant laquelle la hausse de la part d’immigrés non-européens dans la population s’est accompagnée pour eux d’une plus grande probabilité de vivre en logement social. Ainsi, en 2012, les immigrés non-européens ont 3 fois plus de chance que les natifs de vivre en logement social. Néanmoins, les immigrés sont encore loin de représenter la majorité des habitants dans le parc social : ils n’atteignaient en 2012 que 22% de la population des habitants en logements sociaux.

Le graphique 1 décrit l’évolution des indices de ségrégation des ménages immigrés non-européens entre quartiers à partir des indices de dissimilarité et d’isolement. Ces indices résument deux dimensions clés de la ségrégation spatiale : l’indice de dissimilarité mesure le pourcentage de ménages non-européens qui devraient changer de quartier pour que leur distribution entre quartiers soit identique à celle des natifs. L’indice d’isolement représente la part moyenne de ménages non-européens dans le quartier.

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Mesurée au travers de l’indice de dissimilarité, la ségrégation est stable sur la période. Néanmoins, l’indice d’isolement augmente de 11% à 21%. En 2012, l’indice est ainsi trois fois supérieur à la part des immigrés non-européens dans la population qui s’élève à 6,5%. Même si ce niveau n’est pas négligeable, il reste modéré par rapport à celui mesuré aux États-Unis où le niveau d’isolement des immigrés s’élève à 50% tandis que la dissimilarité atteint 44%[7].

Mais ces indices sont des moyennes qui dissimulent des évolutions contrastées dans la population. Le graphique 2 montre comment évolue la distribution des ménages immigrés non-européens entre 7 catégories de quartiers définis selon la part d’immigrés dans la population. Les résultats suggèrent que la stabilité des indices de ségrégation masque une progression forte de la part des immigrés non-européens en quartiers très concentrés où la population se compose de plus de 30% de ménages immigrés, quartiers que, suivant la pratique de la littérature, nous nommerons « enclaves ». La part des immigrés non-européens en enclaves a presque triplé ; elle passe de 12% en 1982 pour plus de 32% en 2012.

Graphe2_post23-05Si l’on observe à la loupe les caractéristiques des enclaves, on constate que celles de 2012 sont très différentes de celles de 1982 : en 2012, les enclaves sont toutes caractérisées par une large majorité de leur population en logement social, un niveau de chômage élevé et une proportion relativement faible d’immigrés récemment arrivés. En 1982, les enclaves ressemblaient davantage à des quartiers servant de porte d’entrée pour les immigrés, où la part d’immigrés récents était importante et le logement social résiduel.

Près des grands ensembles, la part des natifs dans les logements privés du quartier a chuté

Pour comprendre pourquoi les grands ensembles ont un tel effet sur la ségrégation des immigrés, nous regardons d’abord s’ils ont accueilli davantage de ménages non-européens que les petits ensembles, ce qui témoignerait d’une ségrégation des immigrés non-européens à l’intérieur du parc social. Pour cela, nous découpons les quartiers en quatre catégories selon la part du logement social dans l’habitat, en distinguant une catégorie pour les grands ensembles. Nous estimons ensuite comment change la population en logement social en réponse à une hausse de 1% de la part d’immigrés dans l’unité urbaine dans le logement social entre ces quartiers[8]. Ainsi, un coefficient proche de 1 indique que la proportion d’immigrés dans le logement social du quartier progresse au même rythme que dans l’unité urbaine, ce qui est neutre pour la ségrégation. Si le coefficient est supérieur ou inférieur à un, alors la part d’immigrés progresse respectivement plus ou moins vite que dans l’unité urbaine, et la ségrégation s’accentue.

Les résultats présentés dans le graphique 3 montrent que pour chaque type de quartier les coefficients sont proches de deux, ce qui implique une progression deux fois plus rapide de la part de ménages non-européens dans les logements sociaux que dans la population de l’unité urbaine. Ainsi, une hausse 1 point de la part de ménages non-européens dans l’unité urbaine se traduit par une progression de leur part de 2 points dans les logements sociaux. Un deuxième résultat important est que l’on n’observe pas de différences statistiquement significatives entre les coefficients estimés pour chaque type de quartiers. L’effet des grands ensembles sur la ségrégation ne provient donc pas d’une progression plus rapide de la part de ménages non-européens par rapport aux petites cités. La croissance de la part des ménages non-européens en logement social s’est faite en moyenne au même rythme dans chaque type d’HLM.

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A partir des mêmes catégories, le graphique 4 montre comment change la part d’immigrés en logement privé dans ces quartiers en réponse à un point de pourcentage de croissance de la part de ménages non-européens dans l’unité urbaine. Apparaît ici une claire hiérarchie, avec une faible progression de la part d’immigrés dans les quartiers où la part de logement social est rare. Au contraire, avoir plus de 37% de logement sociaux dans le quartier est associé à une progression 1,4 fois plus rapide des immigrés non-européens en logement privé du quartier.

 

Graphe4_post23-05Au final, ces résultats suggèrent que la progression de la part d’immigrés en petites cités diminue la ségrégation car elle se traduit par une plus grande présence de non-européens dans les quartiers où ils sont rarement en logements privés. D’un autre côté, la croissance de la part d’immigrés en grands ensembles augmente la ségrégation, en partie parce que la part des natifs dans la population dans les logements privés du voisinage s’est raréfiée.

Pour en savoir plus

Verdugo, S. Toma, 2018, Can Public Housing Decrease Segregation ? Lessons and Challenges from Non-European Immigration in France, OFCE Working paper, n°17, à paraître dans Demography.

Autres références citées

Iceland, J. et M. Scopilliti, 2008, Immigrant Residential Segregation in U.S. Metropolitan Areas, 1990-2000, Demography 45, no. 1 (février): 79-94.

Kepel G., 2012, Banlieue de la République: Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris: Gallimard.

Lapeyronnie, D., 2008, Ghetto Urbain, Paris: Robert Laffont.

Musterd, S. et R. Deurloo, 1997, Ethnic segregation and the role of public housing in Amsterdam, Tijdschrift voor economische en sociale geografie, 88(2), 158-168.

Pan Ké Shon, J.-L. et G. Verdugo, 2015, Forty Years of Immigrant Segregation in France, 1968–2007. How Different Is the New Immigration?, Urban Studies, 52, no. 5 (avril 1): 823-840.

Safi M., 2009, La dimension spatiale de l’intégration : évolution de la ségrégation des populations immigrées en France entre 1968 et 1999, Revue française de sociologie, 50, no. 3: 521.

Verdugo, G., 2016, Public Housing Magnets: Public Housing Supply and Immigrants’ Location Choices, Journal of Economic Geography, 16, no. 1 (janvier 1): 237-265.

Notes

[1] INSEE, Tableaux de l’Economie Française, Edition 2018, consultable à https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303358?sommaire=3353488&q=chomage+immigr%C3%A9s

[2] Voir par exemple Lapeyronnie (2008) ou Keppel (2012).

[3] Keppel (2012) décrit les quartiers de Clichy-sous-Bois qui se situent dans les 1% des quartiers ayant la plus forte part d’immigrés en France selon Pan Ké Shon et Verdugo (2015).

[4] Voir par exemple Safi (2009) ou Pan Ké Shon et Verdugo (2015).

[5] Voir Musterd et Deurloo (1997).

[6] Les résultats sont très proches qualitativement si l’analyse est réalisée au niveau individuel.

[7] Voir par exemple Iceland et Scopilliti (2008).

[8] Un biais de causalité inverse peut affecter ces estimations car les arrivées d’immigrés dans une unité urbaine peuvent répondre à la disponibilité du logement social (Verdugo, 2016). Nous répondons à ce défi en créant une variable instrumentale pour les flux d’immigrés basée sur la distribution des groupes par origine nationale en 1968. Nous estimons le modèle par la méthode des doubles moindres carrés à partir de cet instrument.

 

 




L’expérimentation du revenu universel est-elle possible ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Dans une tribune intitulée « Revenu universel, l’impossible expérimentation », je souligne les limites des expérimentations en cours et à venir du revenu universel[1] : échantillons trop petits et non représentatifs, limites inhérentes au tirage au sort (absence des effets d’équilibre sur le marché du travail ; absence d’« effets de pair »[2]). Clément Cayol a répondu à ma tribune sur le site du Mouvement Français pour un Revenu de Base (« M Allègre : les expérimentations de revenu de base sont un chemin possible vers l’instauration »). Il propose d’expérimenter le revenu universel sur des « sites de saturation » (par exemple un bassin d’emploi). L’idée serait de choisir certains bassins d’emploi comme groupe de traitement (par exemple Toulouse et Montbéliard) et d’utiliser des bassins d’emploi qui ont des caractéristiques proches comme groupe de contrôle (Bordeaux et Besançon ?). En comparant les différences de comportement entre les deux groupes (en termes d’emploi, de temps partiel, de salaires…), on pourrait connaitre l’impact du revenu universel. Une telle expérimentation a lieu dans un village kényan.

L’idée d’expérimenter sur un site de saturation peut paraître séduisante et répond à certaines de mes critiques (on peut mesurer les effets d’équilibre sur le marché du travail et les effets de pairs). Elle ne répond pas aux autres critiques : une telle expérimentation est par construction temporaire (or les individus ne réagiront pas de la même façon à une incitation temporaire qu’à une incitation permanente) ; on ne pourra pas expérimenter le côté financement du revenu universel (or le revenu universel coûte cher, il faudra le financer par exemple par un impôt sur le revenu, ce qui aura des effets sur les incitations financières à reprendre un emploi).

Expérimenter sur un site de saturation a ses propres limites : il faut trouver un groupe de contrôle ayant des caractéristiques proches du groupe de traitement, il faut contrôler des migrations (est-ce que je peux bénéficier du revenu universel en déménageant de Montbéliard à Besançon ?). Se pose également et surtout la question juridique[3] et éthique : peut-on donner 500 euros par mois à tous les habitants de Toulouse et Montbéliard et financer cette expérimentation par le contribuable français[4] ? La loi permet aux collectivités territoriales d’expérimenter mais seulement dans l’objectif d’étendre le dispositif expérimenté, or un revenu universel étendu à l’ensemble du territoire français n’est pas d’actualité.

[1] Voir aussi Guillaume Allègre, 2010 : « L’expérimentation du revenu de solidarité active entre objectifs scientifiques et politiques », Revue de l’OFCE, n°113.

[2] L’effet de pair désigne ici le fait qu’un individu arrêtera plus facilement de travailler si ses amis arrêtent également de travailler : mon loisir est complémentaire de celui de mes amis.

[3] Voir : https://www.senat.fr/rap/l02-408/l02-40810.html

[4] On peut difficilement imaginer que l’expérimentation fasse des perdants parmi le groupe de traitement, le financement est donc nécessairement national.




RSA : un non-recours de 35% ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Le non-recours au RSA est souvent invoqué pour justifier une réforme du système d’aide aux personnes à bas revenus (Revenu universel, mise en place d’une allocation sociale unique qui fusionnerait RSA, Prime d’activité et Allocation logement). Selon la CNAF, le non-recours au RSA-socle serait de 36%. (CNAF, 2012). Pour faire cette estimation, la CNAF s’appuie sur une enquête quantitative, réalisée au téléphone auprès de 15 000 foyers sélectionnés à partir de leurs déclarations fiscales. L’enquête quantitative sur le RSA a été spécifiquement conçue pour reproduire un test d’éligibilité à cette prestation. Pourtant, certains foyers non éligibles au RSA déclarent en bénéficier. Cette catégorie représente 524 foyers dans l’enquête, soit 11% des bénéficiaires. Elle peut résulter d’une erreur de déclaration au moment de l’enquête, ou d’une approximation du test d’éligibilité de l’enquête. En tout état de cause, l’existence de cette catégorie montre qu’il est difficile d’estimer un non-recours à l’aide d’une enquête, même spécifique. Par ailleurs, le Secours catholique estime à 40% le non-recours au RSA-socle (sur l’ensemble des ménages rencontrés en 2016 par l’association)[1].

Il existe un autre moyen d’estimer le non-recours au RSA. Depuis peu, l’INSEE et la DREES ont mis en accès libre le logiciel de micro-simulation INES. INES permet de simuler la législation socio-fiscale en s’appuyant sur l’ERFS (Enquête sur les revenus fiscaux et sociaux). L’ERFS a pour source les déclarations fiscales ; l’enquête – issue de données administratives – est donc très exhaustive (les ménages sont tenus de déclarer leurs revenus tous les ans). L’ERFS a cependant des limites, elle ne concerne que les ménages dits ordinaires. Sont exclues les personnes qui n’ont pas de logement (sans-abris) et les personnes qui habitent dans des institutions (armée, maisons de retraite[2], …). Le champ est celui de la France métropolitaine. Les déclarations de revenus sont annuelles, or la base ressource du RSA sont les revenus trimestriels, ce qui implique, pour simuler le RSA, de « trimestrialiser » les revenus sur la base d’hypothèses ad hoc.

Selon la simulation faite sur INES (législation 2015), le nombre d’éligibles au RSA-socle au quatrième trimestre 2015 devrait être d’environ 2 000 000 de foyers, alors que le nombre réels de bénéficiaires du RSA-socle selon la CNAF en décembre 2015 était de 1 720 000[3]. Selon l’enquête ERFS (et la microsimulation), le non-recours au RSA socle serait donc de 14%[4].

Le non-recours au RSA-socle est-il de 14% ou de 36% ? La vérité se situe très certainement entre les deux mais à quel niveau ? Le non-recours aux allocations-logement est estimée à 5% (Simon, 2000). Or les deux prestations (RSA, allocations logement) ont des publics proches. Le non-recours au RSA est certainement plus élevé que celui aux allocations logement (la population cible est plus pauvre, les démarches administratives sont plus importantes pour le RSA). Par contre, l’écart entre 5% (non-recours estimé aux allocations-logement) et 36% (non-recours estimé par la CNAF au RSA) est difficilement explicable.

Il existe plusieurs formes de non-recours (Odeonore, 2010) : la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue de la personne éligible ; la non-demande contrainte, lorsque l’offre est connue et que la personne éligible ne la demande pas par découragement devant la complexité administrative ou peur de stigmatisation ; la non-réception, lorsqu’une personne éligible demande la prestation mais ne la reçoit pas du fait d’un dysfonctionnement du service prestataire. Enfin il existe une dernière forme de non-recours: la non-demande par choix, lorsqu’une personne éligible et informée décide de ne pas demander la prestation, par exemple pour des questions éthiques (c’est le cas de certains zadistes qui choisissent de ne pas demander le RSA car ils ne veulent pas recevoir de l’argent de l’Etat).

 

Pour citer ce billet : Guillaume Allègre (2018), « RSA : un non-recours à 35% ? », OFCE Le Blog, janvier.

 

[1] Source : rapport 2017 du Secours catholique : https://www.secours-catholique.org/sites/scinternet/files/publications/rs17_0.pdf

[2] Mais ceci n’est pas important pour le RSA car les personnes de plus de 65 ans sont éligibles à un autre minimum social, l’ASPA.

[3] RSA socle + RSA socle et RSA activité, France métropolitaine. CAF+MSA Sources : http://data.caf.fr/dataset/foyers-allocataires-percevant-le-revenu-de-solidarite-active-rsa-par-caf

http://statistiques.msa.fr/wp-content/uploads/2017/01/Situation-du-RSA-au-regime-agricole-a-fin-2015.pdf

[4] Ce résultat varie de quelques pourcentages selon les années, ce qui montre que le modèle est – comme tout modèle – imprécis. L’équipe INES (INSEE-DREES) considère que l’on ne peut pas utiliser le modèle pour mesurer le non-recours notamment parce que l’ERFS capte mal les très bas revenus (le non-recours estimé avec INES sous-estimerait alors le non-recours réel). Historiquement, l’ERFS n’est pas jugée très bonne pour estimer l’éligibilité au RSA socle. Il est vrai que les bénéficiaires du RSA n’étant par construction pas imposable, ils ne risquent pas de pénalité en cas de mauvaise déclaration. Ce problème a été (en partie) résolu avec la déclaration pré-remplie.




Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise

par Gregory Verdugo

Qu’est-ce que la polarisation des emplois ?

Au long des trois dernières décennies, le travail a pris un nouveau tournant. Si l’après Seconde Guerre mondiale a vu les inégalités de salaire reculer, depuis les années 1980, les écarts se creusent continûment. Les écarts de salaire augmentent tout le long de la distribution, à la fois entre les bas et moyens ou entre les moyens et hauts salaires. Dans d’autres pays comme la France où les inégalités de salaires restent stables, c’est le risque de chômage et de précarisation qui frappe toujours davantage les moins qualifiés.

A cet essor des inégalités s’ajoute un grand chamboulement de la composition des emplois. Pour étudier l’évolution de la qualité des emplois, les économistes Alan Manning de la London School of Economics et Maarten Goos et Anna Salomons de l’Université d’Utrecht ont exploré les données très riches de l’Enquête européenne sur les forces de travail pour 16 pays européens sur la période 1993 à 2010[1]. À partir du salaire moyen observé dans l’emploi au début de cette période, ils distinguent trois grandes catégories : les emplois peu qualifiés, les emplois intermédiaires et les emplois très qualifiés.

Alan Manning et ses co-auteurs calculent comment évolue la part de ces trois groupes dans l’emploi total. Leurs résultats, présentés dans le graphique 1, indiquent que, dans la plupart des pays, l’emploi se polarise, c’est-à-dire que la part des emplois intermédiaires est en forte baisse au profit d’une hausse des emplois soit peu qualifiés, soit très qualifiés. La baisse des emplois intermédiaires est conséquente : en France, avec une chute de 8 points, l’emploi intermédiaire se réduit de 47% à 39% entre 1993 et 2010. En comparaison, sa part recule de 12 points en Espagne, 11 points au Royaume-Uni, 10 points en Suède et au Danemark, 6 points en Allemagne et 5 points au Portugal.

Si la part des professions intermédiaires se contracte, les parts des emplois peu qualifiés et très qualifiés sont en nette expansion. En France, ces deux groupes augmentent de manière parfaitement symétrique, d’environ 4%. Ainsi, pour deux emplois intermédiaires qui disparaissent, à la fois un emploi qualifié et peu qualifié supplémentaire est créé. Notons que par rapport à la Belgique (+9%), au Danemark (+8%) ou la Finlande (+12%), la progression de la part des emplois qualifiés est plus modérée en France ; elle est proche de celle de l’Allemagne, l’Autriche ou la Norvège.

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Gagnants et perdants de la révolution informatique

Ce grand bouleversement du marché du travail s’explique d’abord par la nature du changement technologique récent, l’informatique, qui a révolutionné l’organisation des entreprises. Les ordinateurs fonctionnant en suivant des procédures et règles explicites préalablement programmées, ils se sont avérés très doués pour effectuer des tâches dites « routinières » qui caractérisaient le travail humain dans les emplois intermédiaires. Un ordinateur peut commander un robot dans l’industrie, établir des feuilles de paye, ou distribuer de l’argent. En raison de leur efficacité et leur faible coût, les ordinateurs ont remplacé le travail élémentaire et répétitif humain qui composait de nombreux emplois intermédiaires. Les emplois les plus détruits par l’informatisation furent ainsi ceux des opérateurs sur des chaînes de production qui furent automatisées mais aussi ceux des employés de bureau ou des secrétaires.

Au contraire, les plus qualifiés sont les gagnants du progrès technologique. Non seulement les ordinateurs ne peuvent remplacer leur travail, mais ils les rendent plus productifs. En démultipliant la quantité d’information et facilitant sa recherche, l’Internet facilite la spécialisation des connaissances et permet de se concentrer sur les tâches d’analyse. Grace aux progrès de l’informatique, les entreprises ont demandé toujours plus de travail qualifié, ce qui a permis d’absorber l’arrivée de larges cohortes de diplômés du supérieur sans que leurs salaires ne soient réduits.

Le commerce international a-t-il polarisé l’emploi ?

 Le commerce international bénéficie au consommateur en décuplant ses choix et en modérant les prix. Indirectement, en libérant des revenus, il stimule aussi la demande et l’emploi dans le secteur des services. Mais derrière le consommateur se trouve aussi un travailleur aux intérêts parfois opposés. Si le commerce international favorise le premier, son effet sur le second est plus ambigu.

Il est aujourd’hui clair que l’emploi intermédiaire a été victime de la croissance du commerce avec les pays en développement. L’accélération du commerce avec les économies émergentes à bas coût du travail a conduit les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches de conception les plus sophistiquées, celles où l’analyse d’informations et la créativité sont mobilisées. Au contraire, les tâches basiques de production sont toujours plus externalisées, ce qui a entraîné la destruction d’une grande partie des emplois industriels intermédiaires dans les pays développés.

Des études récentes sur les Etats-Unis[2] et la France[3] montrent que, à la suite du boom des importations liées à l’accession de la Chine à l’OMC durant les années 2000, le marché du travail s’est très dégradé dans les régions les plus concurrencées par la Chine. Pour la France, les destructions d’emplois industriels liés à la concurrence chinoise sont quantifiées à 100 000 emplois entre 2001-2007, soit 20% des 500 000 emplois perdus dans ce secteur.

Comment dompter le marché ?

Bien sûr, on ne doit pas oublier que le marché du travail est un marché où le jeu de l’offre et la demande est limité par un ensemble de normes et de règles qui sont cruciales en termes d’inégalités. Malgré le rôle important de la technologie et du commerce, les institutions du marché du travail gardent un rôle central et elles ont modelé la réponse de chaque pays à l’informatisation et à l’essor du commerce international et, selon les cas, ont freiné ou accéléré la polarisation de l’emploi.

Selon de nombreux travaux, le salaire minimum et la manière de négocier collectivement les salaires ont influencé la façon dont les inégalités et l’emploi ont été impactés par les progrès technologiques et la mondialisation. Les institutions ont surtout affecté les salaires des moins qualifiés, ceux qu’elles cherchent le plus à protéger. Pour les bas salaires, le salaire minimum a réduit puissamment les écarts salariaux en France[4]. La centralisation des négociations salariales au niveau des branches a aussi contribué à limiter les inégalités de salaires en nivelant les salaires entre entreprises dans un secteur. Là où ces institutions sont restées fortes, elles ont préservé les petits salaires d’une baisse et ont modéré les écarts de salaire.

Mais ces institutions sont aussi suspectées, si elles sont trop contraignantes, de freiner les créations d’emplois et de contribuer à un chômage élevé des peu qualifiés. Elles n’ont notamment pas pu freiner les destructions d’emplois et trop de protection est suspecté d’avoir découragé les créations. À la fin des années 1990, Thomas Piketty de l’École d’Économie de Paris remarquait que la croissance de l’emploi dans les services s’était réduite en France par rapport aux États-Unis à la suite des hausses du salaire minimum français dans les années 1980[5]. Plus récemment, les chercheurs Julien Albertini de l’Université Humboldt, Jean Olivier Hairault de l’Université Paris 1, François Langot de l’Université du Maine et Thepthida Sopraseuth de l’Université de Cergy Pontoise ont montré que le salaire minimum a limité la croissance du secteur des services manuels non-routiniers en France[6] et a ainsi diminué les opportunités de ceux dont les emplois ont été détruits par le commerce international ou la technologie. Ce déficit d’emploi est particulièrement marqué dans les activités intensives en travail peu qualifié comme l’hôtellerie et la restauration ou le commerce de détail[7]. Comment adapter les régulations au nouveau contexte du marché du travail est un enjeu essentiel des politiques d’emploi dans les années à venir.

Quel travail demain ?

Le progrès technologique n’a pas fait disparaître le travail. Mais la prochaine vague de machines performantes pourrait être, cette fois, vraiment différente. Jusqu’ici, les machines n’étaient pas douées pour les tâches abstraites et manuelles non-routinières mais les avancées de la robotique et l’informatique pourraient vite changer la donne. Chaque année, les possibilités techniques permettant aux ordinateurs et robots de simuler le raisonnement humain et devenir intelligents sont décuplées : l’augmentation des capacités de calcul permet d’analyser et de répondre plus adroitement aux stimulations externes ; la communication avec l’environnement est de plus en plus fine grâce à une batterie de puissants capteurs aidée de programmes capables notamment de comprendre les plus subtiles nuances du langage humain et de reconnaître des visages et objets ; les possibilités de stockage des données sont décuplées avec le développement du « cloud robotics » où chaque robot accumule et partage en réseau expérience et information avec ses confrères robots[8].

Certains chercheurs pensent que les développements des machines intelligentes et de la robotique devraient permettre de remplacer le travail dans un grand nombre d’emplois dans les années à venir. En 2015, les chercheurs Carl Benedikt Frey et Michael Osborne de l’Université d’Oxford prédisaient que 47% des employés aux États-Unis ont un travail qui risque d’être automatisé dans le futur[9]. Ils prévoient des conséquences particulièrement importantes dans les transports et la logistique, où les progrès des capteurs intelligents rendront les véhicules sans conducteurs sûrs et rentables.

Mais les emplois des moins qualifiés ne sont pas les seuls à être menacés. Les capacités d’analyse grandissante des ordinateurs leurs permettent maintenant d’aider à la décision dans des tâches complexes, notamment dans le domaine médical ou juridique, où elles remplacent ainsi du travail qualifié. Au Memorial Sloan-Kettering Cancer Center à New-York aux États-Unis, un programme informatique aide les cancérologues à déterminer le traitement le plus approprié pour les patients. Le programme se nourrit de 600 000 rapports médicaux, 1,5 million de dossiers de patients et d’essais cliniques, et 2 millions de pages publiées dans ces journaux médicaux[10]. Il apprend et s’améliore en permanence. Dans le domaine du droit, le « Clearwell System » utilise les techniques d’analyse automatique de langage pour classifier les masses de documents transmises aux parties avant les procès qui peuvent comprendre plusieurs milliers de pages. En deux jours, l’ordinateur est capable d’analyser de manière fiable 570 000 documents. Il fait économiser l’équivalent du travail de dizaines d’avocats et juristes, et permet de gagner un temps précieux dans la préparation des procès[11].

Faut-il craindre ces évolutions ? Aucune loi fondamentale en économie ne garantit que chacun va pouvoir trouver un emploi correctement rémunéré dans le futur. La dégradation des emplois qu’a entraînée la polarisation rappelle que le progrès n’améliore pas toujours leur qualité. Mais offrira-t-il au moins des emplois ?

 

Pour en savoir plus : Gregory Verdugo a publié en juin 2017 « Les nouvelles inégalités du travail : pourquoi l’emploi se polarise » aux Presses de Sciences Po, collection Sécuriser l’emploi.

Lien livre presses de Sciences Po : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100938740&fa=author&person_id=1987

Lien livre sur Cairn : https://www.cairn.info/les-nouvelles-inegalites-du-travail–9782724620900.htm

 

[1] Maarten Goos, Alan Manning, Anna Salomons, « Explaining job polarization: Routine-biased technological change and offshoring », American Economic Review, 104 (8), 2014, p. 2509-2526.

[2] David Autor, David Dorn, Gordon Hanson, « The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, 103 (6), 2013, p. 2121-2168.

[3] Clément Malgouyres, « The Impact of Chinese Imports Competition on Employment and the Wage Distribution: Evidence from French Local Labor Markets », EUI ECO Working Paper, 2014.

[4] Gregory Verdugo, « The Great Compression of the French Wage Structure, 1969–2008 », Labour Economics, 28, 2014, p. 131-144.

[5] Thomas Piketty, « L’emploi dans les services en France et aux États-Unis : une analyse structurelle sur longue période », Économie et Statistique, 318, 1998, p. 73-99.

[6] Julien Albertini, Jean-Olivier Hairault, François Langot, Thepthida Sopraseuth, 2017. « A Tale of Two Countries: A Story of the French and US Polarization, » IZA Discussion Papers, n° 11013, juin 2017.

[7] Ève Caroli, Jérôme Gautié, Bas salaires et qualité de l’emploi : l’exception française ?, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2009, p. 49

[8] Gill Pratt, « Is a Cambrian explosion coming for robotics? », The Journal of Economic Perspectives, 29 (3), 2015, p. 51-60.

[9] Carl Benedikt Frey, Michael Osborne, « Technology at Work: The Future of Innovation and Employment », Oxford Martin School, 2015. Retrieved from http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/publications/view/1883

[10] Jonathan Cohn, « The robot will see you now », The Atlantic, 20 février 2013.

[11] John Markoff, « Armies of expensive lawyers replaced by cheaper software », The New York Times, 4 mars 2011.




Justice distributive, normes sociales et diversité des demandes de redistribution

par Gilles Le Garrec

Lorsqu’on étudie la préférence pour la redistribution au niveau individuel, on observe en premier lieu qu’une personne se déclarera d’autant plus favorable à la redistribution des revenus que son propre revenu est faible. Mais la perception que l’on a des revenus en général joue également un rôle crucial. En effet, si une personne pense que les revenus reflètent plus la chance que l’effort fourni, alors elle aura tendance à soutenir une plus forte redistribution. Ainsi, ce que révèlent les études empiriques c’est que les demandes de redistribution reflètent autant l’intérêt propre des individus que leur préoccupation pour la justice distributive. Il convient néanmoins de souligner que l’intensité de cette préoccupation peut varier fortement d’un pays à l’autre. Plus précisément, Corneo (2001) montre que les individus des pays ayant une forte redistribution du revenu, comme l’ex RFA dans son étude, se caractérisent par une préoccupation pour la justice distributive plus forte que les individus des pays à faible redistribution tels que les Etats-Unis. De ce point de vue, comprendre le rôle de l’environnement culturel dans le développement des préférences individuelles revêt un caractère crucial si l’on veut comprendre les demandes de redistribution et, par extension, la diversité des politiques redistributives dans les démocraties, comme illustré dans le tableau ci-dessous. A cet égard, le résultat mis en évidence par Luttmer et Signal (2011) montrant que les immigrants originaires de pays à forte préférence pour la redistribution continuent à soutenir une plus forte redistribution dans leur pays d’accueil (que les autochtones) est déterminant. Ainsi il apparaît non seulement que l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive dépend de l’environnement dans lequel on a été élevé, mais aussi que cette dernière ne varie plus lorsqu’on atteint l’âge adulte[1].

Au regard de ces résultats empiriques, j’ai été amené à proposer dans un document de travail un mécanisme de transmission culturelle de la norme morale ou de l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive. Selon ce dernier, caractéristique d’un processus de socialisation oblique[2], les préférences se structurent en partie par observation, imitation[3] et internalisation des pratiques culturelles. Plus précisément, mon mécanisme stipule que l’observation durant l’enfance de politiques redistributives trop inéquitables se traduiraient par une préoccupation pour la justice distributive affaiblie. Le coût moral à ne pas supporter une juste répartition des revenus une fois adulte serait ainsi réduit par l’observation de l’échec collectif de la génération précédente à avoir pu mettre en place une institution promouvant la justice distributive. Autrement dit, le mécanisme que je propose traduit le fait qu’avoir été exposé à trop d’injustice réduit la capacité à se sentir concerné par l’injustice[4].

Conséquence du mécanisme de transmission culturelle intergénérationnelle proposé, mon modèle permet de reproduire de manière satisfaisante le fait que la redistribution soit plus importante en Europe qu’aux Etats-Unis alors même que les inégalités de revenus avant impôts et transferts y sont plus faibles (Cf. Tableau 1). Ce faisant, j’améliore la prédiction du modèle canonique de Meltzer et Richard (1981) qui soutient au contraire que plus d’inégalité de revenus devrait se traduire par plus de redistribution. De plus, ces différences de redistribution sont persistantes dans le temps car inscrites dans les préférences individuelles via la transmission intergénérationnelle de l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive. C’est par ce même mécanisme de transmission intergénérationnelle des valeurs que l’on peut enfin expliquer pourquoi les immigrants des pays ayant une forte redistribution continue à soutenir une plus forte redistribution dans leur pays d’accueil.

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Références

Boyd R. et Richerson P. J. (1985), Culture and the evolutionary process, London, University of Chicago Press.

Corneo G. (2001), “Inequality and the State: Comparing US and German preferences”, Annals of Economics and Statistics, 63/64, pp. 283-296.

Le Garrec Gilles (2017), “Fairness, social norms and the cultural demand for redistribution”, Document de travail OFCE n° 2017-20 , à paraître dans Social Choice and Welfare, DOI 10.1007/s00355-017-1080-6.

Luttmer E. et Signal M (2011), “Culture, context, and the taste for redistribution”, American Economic Journal: Economic Policy, 3(1), pp. 157-179.

McCrae R. et Costa P. (1994), “The stability of personality: observation and evaluations”, Current Directions in Psychological Science, 3(6), pp. 173-175.

Meltzer A. et Richard S. (1981), “A rational theory of the size of government”, Journal of Political Economy, 89(5), pp 914-927.

Twenge J., Baumeister R., DeWall N., Ciarocco N. et Bartels M. (2007), “Social exclusion decreases prosocial behavior”, Journal of Personality and Social Psychology, 92(1), pp. 56-66.

[1] Soutenant cette interprétation, les psychologues McCrae et Costa (1994) ont montré que les traits de personnalité se figeaient après l’âge de 30 ans.

[2] On parle de socialisation ou transmission oblique lorsqu’un individu apprend au contact de personnes de la génération de ses parents ou d’institutions. La transmission est dite verticale lorsqu’elle s’effectue entre les parents et leurs enfants. Elle est dite horizontale lorsqu’un individu apprend au contact de ses pairs.

[3] Dans la littérature évolutionnaire, apprendre des autres en les imitant est une manière économe et efficace d’acquérir les informations localement pertinentes à l’adaptation. Dans cette optique, les propensions à apprendre et imiter sont des composantes d’une psychologie qui a évolué par sélection naturelle (Boyd et Richerson, 1985).

[4] Twenge et al. (2007) expliquent ainsi que l’exclusion sociale provoque de forts sentiments négatifs qui nuisent à la capacité de compréhension empathique des autres et, par conséquent, diminue le comportement pro-social.




Croissance et inégalités dans l’Union européenne

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Croissance et inégalités : défis pour les économies de l’Union européenne » : tel était le thème du 14e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 9 juin 2017 à Berlin. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes.

Cette année, 27 contributions de chercheurs, retenues par un comité scientifique, ont été présentées au colloque dont la plupart sont disponibles sur la page web de la conférence. Ce texte fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Ainsi que l’a souligné Marcel Fratzcher, Président du DIW, dans son allocution d’ouverture, la montée des inégalités depuis quelque 30 années, a fait que les inégalités qui étaient auparavant un sujet réservé aux chercheurs spécialisés en politique sociale sont maintenant devenus des sujets d’étude pour de nombreux économistes. Se posent plusieurs questions : pourquoi cette hausse des inégalités ? La hausse des inégalités dans chaque pays est-elle une conséquence obligée de la diminution des inégalités entre pays, que ce soit en Europe ou au niveau mondial ? Quelles sont les conséquences macroéconomiques de cette hausse ? Quelles politiques économiques pour l’éviter ?

Inégalités de revenus : les faits. Mark Dabrowski (CASE, Varsovie) : “Is there a trade-off between global and national inequality ?”, souligne que la croissance des inégalités à l’intérieur de chaque pays (en particulier aux Etats-Unis et en Chine) va de pair avec la diminution des inégalités entre pays, les deux étant favorisés par la mondialisation commerciale et financière. Toutefois, certains pays avancés ont réussi à stopper la croissance des inégalités internes, ce qui montre que les politiques nationales continuent à avoir de l’importance.

Oliver Denk (OCDE) : “Who are the Top 1 Percent Earners in Europe ?” analyse la structure de la couche des 1% de salariés ayant les plus hauts salaires dans les pays de l’UE. Ceux-ci représentent de 9% de la masse salariale au Royaume-Uni à 3,8% en Finlande (4,7% en France). Statistiquement, ils sont plus âgés que l’ensemble des salariés (ceci étant moins net dans les pays de l’Est), plus masculins (ceci étant moins net dans les pays nordiques), plus diplômés. Ils sont plus nombreux dans la finance, la communication, les services aux entreprises.

Tim Callan, Karina Doorley et Michael Savage (ESRI Dublin) : “Inequality in EU crisis countries: Identifying the impacts of automatic stabilisers and discretionary policy”, analysent la croissance des inégalités de revenus dans les pays qui ont le plus souffert de la crise (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal, Chypre). Dans ces cinq pays, les inégalités de revenus primaires ont augmenté en raison de la crise, mais le jeu des transferts fiscaux et sociaux automatiques a fait que les inégalités de revenu disponible sont restées stables en Irlande et au Portugal et (à un moindre degré) en Grèce.

Carlos Vacas-Soriano et Enrique Fernández-Macías (Eurofound) : “Inequalities and employment patterns in Europe before and after the Great Recession”, montrent que les inégalités de revenus diminuaient globalement dans l’UE avant 2008 puisque les nouveaux entrants rattrapaient les anciens membres. Depuis 2008, la Grande Récession a creusé les inégalités entre pays et à l’intérieur de nombreux pays. La croissance des inégalités internes provient surtout de la hausse du chômage ; elle frappe des pays traditionnellement égalitaristes (Allemagne, Suède, Danemark) ; elle est atténuée par la solidarité familiale et la protection sociale, dont les rôles sont cependant remis en cause.

Modélisation de la relation croissance/inégalité. Alberto Cardaci (Universita Cattolica del Sacro Cuore Milan) et Francesco Saraceno (OFCE, Paris) : “Inequality and Imbalances: an open-economy agent-based model”, présentent un modèle à deux pays. Dans l’un, la recherche d’excédents extérieurs induit une pression sur les salaires et une dépression de la demande intérieure compensée par des gains à l’exportation. Dans l’autre, la croissance des inégalités induit une tendance à la baisse de la consommation compensée par le développement du crédit. Il en résulte une crise endogène de la dette quand la dette des ménages du deuxième pays atteint une valeur limite.

Alain Desdoigts (IEDES, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et Fernando Jaramillo, (Universidad del Rosario, Bogota) “Learning by doing, inequality, and sustained growth: A middle-class perspective”, présentent un modèle où les innovations ne peuvent être appliquées dans la production que dans les secteurs d’une taille suffisante, et donc ceux qui produisent les biens achetés par la classe moyenne (et ni dans les secteurs de biens de luxe, ni dans les secteurs de biens de bas de gamme). La croissance est donc d’autant plus forte que la classe moyenne est développée. La redistribution est favorable à la croissance si elle se fait des riches vers la classe moyenne, défavorable si elle va de la classe moyenne aux pauvres.

Inégalité, financiarisation, politique monétaire. L’article de Dirk Bezemer et Anna Samarina (Université de Groningen) : “Debt shift, financial development and income inequality in Europe”, distingue deux types de crédit bancaire, celui qui finance les activités financières et l’immobilier et celui qui finance les entreprises non-financières et la consommation. Il explique la croissance des inégalités dans les pays développés par la place croissante du crédit finançant la finance au détriment de celui qui finance la production.

L’article de Mathias Klein (DIW Berlin) et Roland Winkler (TU Dortmund University) : “Austerity, inequality, and private debt overhang”, soutient que les politiques budgétaires restrictives ont peu d’impact sur l’activité et l’emploi quand les dettes privées sont faibles (car l’effet Barro joue à plein) ; elles ont un effet restrictif sur l’activité et augmentent les inégalités de revenus quand les dettes privées sont fortes. De sorte qu’il faudrait ne pratiquer l’austérité budgétaire qu’une fois que l’endettement privé a été réduit.

Davide Furceri, Prakash Loungani et Aleksandra Zdzienicka (FMI) : “The effect of monetary policy shocks on inequality,” rappellent que l’impact de la politique monétaire sur les inégalités de revenus est ambigu. Une politique expansionniste peut faire baisser le chômage et réduire les taux d’intérêt (ce qui réduit les inégalités) ; elle peut aussi induire de l’inflation et faire augmenter le prix des actifs (ce qui augmente les inégalités). Empiriquement, il apparaît qu’une politique restrictive augmente les inégalités de revenu, sauf si elle est provoquée par une croissance plus forte.

Inégalités et politique sociale. Alexei Kireyev et Jingyang Chen (FMI) « Inclusive growth framework », plaident pour des indicateurs de croissance incluant l’évolution de la pauvreté et des inégalités de revenu et de consommation.

Dorothee Ihle (University of Muenster) : « Treatment effects of Riester participation along the wealth distribution: An instrumental quantile regression analysis » ,analyse l’impact des plans de pensions Riester sur le patrimoine des ménages allemands. Ceux-ci augmentent significativement le patrimoine des ménages participants au bas de la distribution des revenus, mais ils sont relativement peu nombreux, tandis qu’ils ont surtout des effets de redistribution du patrimoine pour les ménages des classes moyennes.

Inégalité, pauvreté et mobilité. Katharina Weddige-Haaf (Utrecht University) et Clemens Kool (CPB and Utrecht University) : “ The impact of fiscal policy and internal migration on regional growth and convergence in Germany”, analysent les facteurs de convergence du revenu par habitant entre les anciens et nouveau Länder allemands. La convergence a été impulsée par les migrations internes, les subventions à l’investissement et les fonds structurels, mais les transferts fiscaux en général n’ont pas eu d’effet. La crise de 2008 a favorisé la convergence en affectant surtout les régions les plus riches.

Elizabeth Jane Casabianca et Elena Giarda (Prometeia, Bologne) “From rags to riches, from riches to rags: Intra-generational mobility in Europe before and after the Great Recession” analysent la mobilité des revenus individuels dans quatre pays européens : Espagne, France, Italie, Royaume-Uni. Avant la crise, elle était forte en Espagne et faible en Italie. Elle a nettement diminué après la crise, en particulier en Espagne ; elle est restée stable au Royaume-Uni.

Luigi Campiglio (Università Cattolica del S. Cuore di Milano) : “Absolute-poverty, food and housing”, analyse la pauvreté absolue en Italie à partir d’un indicateur basé sur la consommation alimentaire. Il montre que les familles pauvres supportent des coûts de logement particulièrement importants, ce qui pèse sur leur consommation alimentaire et leurs dépenses de santé. Les familles pauvres avec enfants, locataires de leur logement, ont été particulièrement touchés par la crise. La politique sociale devrait mieux les protéger par des transferts ciblés, en espèces ou en nature (santé, éducation).

Georgia Kaplanoglou et Vassilis T. Rapanos (National and Kapodistrian University of Athens and Academy of Athens) : “Evolutions in consumption inequality and poverty in Greece: The impact of the crisis and austerity policies”, rappellent que la crise et les politiques d’austérité ont réduit en Grèce le PIB et la consommation des ménages d’environ 30 %. Cela s’est accompagné d’une hausse des inégalités en matière de consommation que l’article documente avec précision. Il analyse en particulier l’effet des hausses de TVA. Les familles avec enfants ont été particulièrement affectées.

Marché du travail. Christian Hutter (IAB, German Federal Employment Agency) et Enzo Weber, (IAB et Universität Regensburg)  : “Labour market effects of wage inequality and skill-biased technical change in Germany”, estiment sur données allemandes un modèle structurel vectoriel pour analyser le lien entre les inégalités salariales, l’emploi, le progrès technique neutre et le progrès technique favorisant le travail qualifié. Ce dernier augmente la productivité du travail, les salaires, mais aussi les inégalités salariales et réduit l’emploi. Les inégalités salariales ont elles un effet négatif sur l’emploi et sur la productivité globale.

Eckhard Hein et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law, Institute for International Political Economy Berlin) : “Opportunities and limits of rebalancing the Eurozone via wage policies: Theoretical considerations and empirical illustrations for the case of Germany”, analysent l’impact des hausses de salaires en Allemagne sur le rééquilibrage des soldes courants en Europe. Ils montrent que celles-ci ne jouent pas seulement par effet compétitivité, mais aussi par effet demande en modifiant la répartition salaire/profit et en impulsant la consommation. Aussi, doivent-ils être appuyés par une hausse des dépenses publiques.

Camille Logeay et Heike Joebges (HTW Berlin) : “Could a wage formula prevent excessive current account imbalances in euro area countries? A study on wage costs and profit developments in peripheral countries”, montrent que la règle « les salaires doivent croître comme la productivité du travail et l’objectif d’inflation », aurait eu des effets stabilisateurs en Europe tant sur les compétitivités des pays membres que sur leurs demandes intérieures. Toutefois, cela suppose que les entreprises n’en profitent pas pour augmenter leurs profits et qu’aucun pays ne recherche de gain de compétitivité.

Hassan Molana (University of Dundee), Catia Montagna, (University of Aberdeen) et George E. Onwordi, (University of Aberdeen) : “Reforming the Liberal Welfare State – International Shocks, unemployment and household income shares” construisent une maquette pour montrer qu’un pays libéral, comme le Royaume-Uni, pourrait améliorer le fonctionnement de son marché du travail en en réduisant la flexibilité pour aller vers un modèle de flexi-sécurité : hausse des prestations chômage, restrictions aux licenciements, hausse des dépenses de formation, aides à l’embauche. Cette stratégie, en augmentant la productivité du travail, réduirait le taux de chômage structurel et augmenterait la part des profits.

Guillaume Claveres, (Centre d’Economie de la Sorbonne, Paris) et Marius Clemens (DIW, Berlin) : ”Unemployment Insurance Union” proposent une modélisation d’une assurance-chômage européenne qui prendrait en charge une partie des dépenses de prestations chômage. Celle-ci pourrait réduire les fluctuations de la consommation et du chômage à la suite de chocs spécifiques. Cela suppose cependant qu’elle ne s’applique qu’au chômage conjoncturel, qu’il est difficile de définir.

Bruno Contini, (Università di Torino et Collegio Carlo Alberto), José Ignacio Garcia Perez, (Universidad Pablo de Olavide), Toralf Pusch, (Hans-Boeckler Stiftung, Düsseldorf) et Roberto Quaranta, (Collegio Carlo Alberto) : “New approaches to the study of long term non-employment duration via survival analysis: Italy, Germany and Spain”, analysent la non-activité involontaire (les personnes qui souhaiteraient travailler mais ont renoncé à chercher un emploi et ont perdu leurs droits aux prestations chômage) en Allemagne, Italie et Espagne,. Celle-ci est particulièrement importante et durable en Espagne et en Italie. Ils mettent en garde contre les mesures favorisant les licenciements et la précarisation du travail ou incitant au travail au noir.

Fiscalité. Markku Lehmus, (ETLA, Helsinski) : “Distributional and employment effects of labour tax changes: Finnish evidence over the period 1996-2008” utilise un modèle d’équilibre général avec agents hétérogènes pour évaluer l’impact de la baisse de la fiscalité du travail en Finlande de 1996 à 2008. Il montre que celle-ci explique une faible part de la hausse de l’emploi (1,4 point sur 16%) et de la hausse des inégalités de revenu.

Sarah Godar (Berlin School of Economics and Law) et Achim Truger ( IMK and Berlin School of Economics and Law) : “Shifting priorities in EU tax policies: A stock-taking exercise over three decades” analysent l’évolution de la fiscalité dans les Etats de l’UE : de 1980 à 2007, la fiscalité est devenue moins progressive avec la baisse des taux marginaux supérieurs de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, et un traitement privilégié des revenus du capital. La crise de 2008 et les difficultés des finances publiques ont freiné temporairement ce mouvement ; la hausse des recettes a cependant été souvent recherchée par la hausse de la TVA.

Alexander Krenek et Margit Schratzenstaller (WIFO) : “Sustainability-oriented future EU funding: A European net wealth tax” plaident pour l’instauration d’un impôt européen sur la richesse des ménages, qui pourrait contribuer à financer le budget européen.

Les conséquences macroéconomiques des inégalités. Bjoern O. Meyer (University of Rome – Tor Vergata) : “Savings glut without saving: retirement saving and the interest rate decline in the United States between 1984 and 2013 », explique 60 % de la baisse du taux d’intérêt aux Etats-Unis entre 1983 et 2013, malgré la baisse du taux d’épargne global des ménages par des facteurs démographiques (la hausse différenciée de l’espérance de vie), le ralentissement des gains de productivité du travail et l’augmentation des inégalités de revenu.

Marius Clemens, Ferdinand Fichtner, Stefan Gebauer, Simon Junker et Konstantin A. Kholodilin (DIW Berlin) : “How does income inequality influence economic growth in Germany?” présentent un modèle macroéconométrique où, à court terme, les inégalités de revenu augmentent la productivité de chaque actif (effet d’incitation), mais réduisent la consommation globale (effet d’épargne) ; à long terme, elles ont un impact négatif sur la formation du capital humain des jeunes des classes populaires. Ainsi, une hausse exogène des inégalités de revenu a d’abord un effet négatif sur le PIB (effet demande), puis positif (effet incitation individuel), puis négatif à long terme (effet capital humain). L’effet est toujours négatif sur la consommation des ménages et positif sur la balance extérieure.

 

 

 




Des inégalités européennes : inégalités sans frontière

par Guillaume Allègre

Dans le préambule du traité instituant la Communauté économique européenne, les chefs d’Etat et de gouvernement se déclarent « décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe ». L’article 117 rajoute que « les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès ». Soixante ans après le Traité de Rome, qu’en est-il des inégalités économiques et sociales en Europe ? Comment ont-elles évolué durant la crise, entre les pays de l’Union et au sein des pays ?

Selon Eurostat, la grande récession a fait croître, un peu, les inégalités au sein des  Etats-membres de l’UE. Le coefficient de Gini calculé à partir du niveau de vie[1] est passé de 0,306 en 2007 à 0,31 en 2015 en moyenne dans les 28 pays membres de l’UE. Toutefois, une partie de la hausse est due à d’importantes ruptures de série en France et en Espagne en 2008. L’élément saillant est que les inégalités en Europe apparaissent nettement plus faibles que celles qui prévalent aux Etats-Unis : en effet, ce même Gini est estimé à 0,394 aux Etats-Unis en 2014 alors qu’il s’échelonne de 0,25 (République Tchèque) à 0,37 (Bulgarie) dans l’Union Européenne. Les Etats-Unis sont donc plus inégalitaires que n’importe quel pays dans l’UE et nettement plus inégalitaires que la moyenne européenne.

Toutefois, la présentation d’un Gini moyen dans l’Union Européenne peut être trompeuse (cf. Allègre, 2017, dans OFCE, L’économie européenne 2017, Repères, La Découverte). En effet, il ne tient compte que des inégalités à l’intérieur de chaque pays et non des inégalités entre pays. Or, ces dernières sont importantes.  En comptabilité nationale, les revenus des ménages en standard de pouvoir d’achat de consommation par pays de l’UE s’échelonnent en 2013 de 37% de la moyenne européenne (Bulgarie) à 138% (Allemagne), soit un rapport de 1 à 4. Au niveau européen, Eurostat  calcule une moyenne des inégalités nationales, ainsi que les inégalités inter-nationales. Par contre, Eurostat ne calcule pas les inégalités entre citoyens européens : qu’en est-il des inégalités si l’on élimine les barrières nationales et que l’on calcule au niveau européen les inégalités entre citoyens de la même façon qu’on calcule des inégalités au sein de chaque nation ? Il peut paraitre légitime de calculer ces inégalités entre citoyens européens – sans tenir compte des frontières nationales – dans la mesure où l’Union Européenne constitue une communauté politique avec ses propres institutions (Parlement, exécutif…).

La base de données EU-SILC qui fournit le revenu disponible équivalent (en parité de pouvoir d’achat) d’un échantillon représentatif de ménages dans chaque pays européen permet de faire ce calcul. Il en ressort que le niveau des inégalités globales en 2014 dans l’Union Européenne est équivalent à celui qui prévaut aux Etats-Unis (graphique). Quelle conclusion en tirer ? Si l’on voit le verre à moitié vide, on peut souligner que les inégalités européennes sont du même niveau que le pays développé le plus inégalitaire au monde. Si l’on voit le verre à moitié plein, on peut souligner que l’Union Européenne ne constitue pas une nation avec des transferts sociaux et fiscaux, qu’elle s’est élargie récemment à des pays beaucoup plus pauvres et que malgré tout, les inégalités n’y sont pas supérieures qu’aux Etats-Unis.

 

gini

Sur le graphique, on observe également une légère baisse des inégalités globales dans l’Union Européenne entre 2007 et 2014. L’indice de Theil, un autre indicateur d’inégalité, permet de décomposer l’évolution des inégalités européennes entre ce qui provient de l’évolution des inégalités entre pays et ce qui provient de l’évolution au sein des pays. Entre 2007 et 2014, l’indice de Theil passe de 0.228 à 0,214 (-0.014). Les inégalités au sein du pays sont globalement stables (+0.001) tandis que les inégalités entre pays baissent (-0.015). Ces évolutions se rapprochent de celles observées par Lakner et Milanovic au niveau mondial (« Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession ») : augmentation des inégalités au plan national et baisse des inégalités entre pays (notamment du fait du rattrapage de la Chine et de l’Inde).

Jusqu’ici, l’Union Européenne a fait de l’ouverture des frontières son principal instrument pour réduire les inégalités en Europe. Mais si l’ouverture des frontières peut aider au rattrapage des pays les moins aisés de l’Union (notamment la Bulgarie et la Pologne), elle peut aussi peser sur les inégalités au sein des pays (notamment en Espagne et au Danemark). Or, il n’existe jusqu’ici pas de politique sociale européenne. Ce domaine relève avant tout de la compétence des Etats. Malheureusement, l’ouverture des frontières exacerbe la concurrence sociale et fiscale plutôt qu’elle ne favorise l’harmonisation. Ainsi les taux marginaux supérieurs d’IRPP et d’IS ont largement chuté depuis le milieu des années 1990 tandis que le taux de TVA a augmenté (A. Bénassy-Quéré et al. : « Renforcer l’harmonisation fiscale en Europe »).

En France, le gouvernement s’est engagé à porter le taux d’IS de 33,3 à 28% d’ici 2020. Ceci fait suite à un mouvement de baisse de la fiscalité des entreprises et de hausse de celle des ménages. L’impact sur les inégalités a été jusqu’ici compensé par le fait que la hausse de la fiscalité s’est concentrée sur les ménages les plus aisés. Toutefois, deux candidats à l’élection présidentielle, MM. Fillon et Macron, prônent une baisse substantielle de l’imposition des revenus des capitaux (prélèvement libératoire, réduction de l’ISF au capital immobilier pour M. Macron, suppression de l’ISF pour M.  Fillon) au nom de la compétitivité. Les dangers que la concurrence fiscale et sociale fait peser sur les inégalités pourraient alors prochainement commencer à se ressentir.

[1]  Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité variant de 0 à 1, 0 signifie l’égalité parfaite et 1 signifie une inégalité parfaite. Il est ici calculé à partir du niveau de vie, ou revenu disponible équivalent, c’est-à-dire d’un revenu ajusté tenant compte de la taille des ménages.

 

Pour en savoir plus : “The Elusive Revovery”, IAGS 2017