Régulation bancaire européenne : quand l’union fait la force

par Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé

A l’heure où l’Amérique s’apprête, sous l’impulsion de son nouveau président Donald Trump, à mettre fin à la régulation bancaire adoptée en 2010 par l’administration Obama[1], l’Europe entame une troisième année d’Union bancaire (Antonin et al., 2017) et se prépare à l’arrivée d’une nouvelle réglementation prudentielle.

Qu’est-ce que l’Union bancaire ?

Depuis novembre 2014, l’Union bancaire pose un cadre unifié qui permet de renforcer la stabilité financière dans la zone euro[2]. Son objectif est triple :

  • – Garantir la robustesse et la résistance des banques ;
  • – Eviter le renflouement des banques en faillite par de l’argent public ;
  • – Harmoniser la réglementation pour une meilleure régulation et surveillance publique.

Cette Union est l’aboutissement d’un long chemin de coordination réglementaire parcouru depuis la libre circulation des capitaux prévu par l’article 67 du Traité de Rome (1957) : « les Etats membres suppriment progressivement entre eux, pendant la période de transition et dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun, les restrictions aux mouvements des capitaux appartenant à des personnes résidant dans les Etats membres, ainsi que les discriminations de traitement fondées sur la nationalité ou la résidence des parties, ou sur la localisation du placement ».

L’Union bancaire est née de la crise. Si l’acte unique européen de 1986 et la directive de 1988 ont permis une entrée en vigueur en 1990 de la libre circulation des capitaux, la crise financière de 2008 a montré que le manque de coordination en Europe dans le domaine bancaire pouvait être une faiblesse.

En effet, les enseignements de la crise financière sont triples :

  • – Un système bancaire et financier mal régulé (cas américain) peut être dangereux pour le bon fonctionnement de l’économie réelle, dans ce pays mais aussi au-delà ;
  • – Une réglementation et une surveillance trop limitées à une vision nationale (cas des pays européens) ne sont pas efficaces dans un contexte où les mouvements de capitaux sont mondialisés et où de nombreuses opérations financières sont réalisées en dehors des frontières nationales ;
  • – Les crises bancaire et souveraine sont liées (Antonin et Touzé, 2013b): d’un côté, le renflouement des banques par des fonds publics creuse les déficits publics, ce qui fragilise les Etats tandis que la difficile soutenabilité des dettes publiques affaiblit les banques qui détiennent ces titres de dette dans leurs fonds propres.

L’Union bancaire donne un cadre juridique et institutionnel au secteur bancaire européen qui repose sur trois piliers :

(1) La banque centrale européenne (BCE) devient le superviseur unique des grands groupes bancaires ;

(2) Une régulation unique des défaillances bancaires instaure un fonds commun de renflouement (Fonds de résolution unique) et interdit le recours à un financement public national ;

(3) Un fond commun doit permettre, à l’horizon 2024 et sous réserve d’accord définitif de l’ensemble des membres de l’Union bancaire, de garantir les dépôts bancaires détenus par les ménages européens jusqu’à 100 000 euros, dépôts garantis par chacun des Etats depuis 2010.

L’Union bancaire n’est pas totalement achevée. L’adoption du troisième pilier prend du retard du fait des problèmes bancaires grec et italien qui ne sont pas totalement résolus en raison d’un risque encore élevé de défaut sur des crédits accordés. La garantie européenne des dépôts « devra attendre que des progrès suffisants soient réalisés dans la réduction et l’homogénéisation des risques bancaires » (Antonin et al., 2017).

Vers une régulation et une stabilité financière renforcées

Ce dispositif d’Union bancaire se juxtapose à la nouvelle réglementation prudentielle Bâle III adoptée progressivement depuis 2014 par l’ensemble des banques européennes à la suite d’une directive et d’un règlement européen. La réglementation Bâle III exige des banques un niveau plus important de fonds propres et de liquidités d’ici 2019.

L’instauration de l’Union bancaire couplée à une politique monétaire très accommodante de la BCE a contribué à mettre fin à la crise des dettes souveraines et du secteur bancaire européen. La politique de rachat massif d’actifs de la BCE contribue à améliorer la structure de bilan des secteurs endettés, ce qui réduit les risques de défaut bancaire. Aujourd’hui, les Etats membres, les entreprises et les ménages européens empruntent à des taux d’intérêt historiquement bas.

L’achèvement d’un espace bancaire et financier européen stable et performant nécessite d’aller plus loin dans la régulation d’un marché européen de capitaux unifié et dans la réglementation des activités financières des banques (Antonin et al., 2014).

L’Union des marchés de capitaux a pour objectif principal de donner un cadre réglementaire commun afin de faciliter le financement des entreprises européennes par les marchés et d’orienter l’épargne abondante de la zone euro vers des investissements à long terme. Cela permettrait d’avoir un niveau de régulation plus cohérent et potentiellement plus exigeant sur les émissions de titres financiers (actions, obligations, opérations de titrisation).

L’Union bancaire pourrait être également renforcée en s’appuyant sur le projet Barnier de 2014 de séparation forte des activités de dépôts et de spéculation. Le rôle de superviseur unique de la BCE (pilier 1) lui permet de vérifier que les activités spéculatives ne perturbent pas les activités normales. Ce rôle de superviseur pourrait être étendu à l’ensemble des activités financières, y compris le système de crédit parallèle aux crédits classiques, le fameux shadow banking. La séparation des activités crédibilise aussi les fonds communs de renflouement (pilier 2) et de garantie (pilier 3). En effet, il devient plus difficile pour les banques d’être trop grosses, ce qui réduit le risque de faillite coûteuse pour les épargnants (renflouement interne et limites des fonds communs).

Défendre un modèle européen de stabilité bancaire et financière

Si aujourd’hui les Etats-Unis renoncent à une réglementation plus exigeante de leurs banques avec pour objectif de court terme d’augmenter leur rentabilité, l’Union bancaire constitue un outil de défense remarquable pour préserver et renforcer le développement des banques européennes tout en exigeant d’elles une haute exigence de sécurité financière.

Alors que la justice américaine n’hésite pas à condamner à de lourdes amendes les banques européennes[3] et que les grandes banques chinoises accaparent désormais quatre des cinq premières places de la finance mondiale (Leplâtre et Grandin de l’Eprevier, 2016), un mode d’action coordonné devient crucial pour défendre et imposer un modèle bancaire européen stable et performant. Dans  ce domaine, une Europe désunie pourrait apparaître faible alors que ses excédents d’épargne en font une puissance financière mondiale. Certes, la crise a affaibli de nombreuses économies européennes, mais il faut se méfier des tentations court-termistes de repli autarcique car un pays européen qui s’isole devient une proie facile face à un système bancaire mondial en mutation.

 

Bibliographie

Antonin C. et V. Touzé (2013a), « Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ? », Blog de l’OFCE, 22 février 2013. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/loi-de-separation-bancaire-symbole-politique-ou-nouveau-paradigme-economique/

Antonin C. et  V. Touzé (2013b) « Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser », Les notes de l’OFCE, n°37, décembre, pp.1-9. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/notes/2013/note37.pdf

Antonin C., H. Sterdyniak et  V. Touzé (2014), «  Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire », Blog de l’OFCE, 30 janvier 2014. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/reglementation-des-activites-financieres-des-banques-europeennes-un-quatrieme-pilier-pour-lunion-bancaire/

Antonin C., S. Levasseur et  V. Touzé (2017), « Les deux premières années de l’Union bancaire », in L’économie européenne 2017 (sous la direction de J. Creel), Repère.

Leplâtre S. et J. Grandin de l’Eprevier (2016), « Les banques chinoises trustent les premières places de la finance mondiale », Le Monde, 29 juin 2016. http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/06/29/les-banques-chinoises-trustent-les-premieres-places-de-la-finance-mondiale_4960155_3234.html#R1zGPo7VG46YVzQ5.99

 

 

[1] Le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act reprend la Volcker rule « qui interdit aux banques de « jouer » avec l’argent des déposants, ce qui conduit à une quasi-interdiction des activités de spéculation pour compte propre des entités bancaires ainsi que d’investissement dans les fonds spéculatifs (hedge fund) ou d’investissement privés (private equity fund) » (Antonin et Touzé, 2013a).

[2] L’Union bancaire est obligatoire pour les pays de la zone euro et facultatif pour les autres pays.

[3] L’actualité récente a montré que la justice américaine pouvait être d’une sévérité redoutable en infligeant d’importantes amendes aux banques européennes : 8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014, 5,3 milliards pour Crédit Suisse et 7,2 milliards pour Deutsche Bank en 2016.




Le Préambule du Traité de Rome : 60 ans après, que conclure ?

par Éloi Laurent

Le Traité instituant la CEE (le plus emblématique des deux Traités de Rome) a donné vie et corps à l’idéal d’intégration européenne esquissé notamment par Victor Hugo. Soixante ans après sa signature, on propose ici une brève relecture commentée, forcément subjective, du Préambule de ce texte fondateur (les participes passés et présents qui ouvrent chaque alinéa du texte se réfèrent aux six chefs d’Etats et de gouvernement signataires du Traité le 25 mars 1957).

Déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens,

On peut faire au moins deux lectures de l’ambition visée par le premier alinéa du Traité CEE. La première voit dans « l’union » des « peuples » celle de leurs gouvernements, et de ce point de vue il paraît très difficile de contester que depuis 1957 les exécutifs européens se sont fortement rapprochés jusqu’à collaborer étroitement, à mesure que de nouveaux éléments de leur souveraineté étaient mis en commun. Mais ce serait oublier l’injonction de Jean Monnet, un des principaux architectes du Traité : « notre mission n’est pas de coaliser des Etats, mais d’unir des hommes ». Que dire donc de l’union des peuples ? Un certain nombre d’enquêtes plus ou moins anecdotiques semblent indiquer que les stéréotypes ont la vie dure en Europe  et que les Européens se connaissent encore finalement assez mal.

Plus fondamentalement, c’est la confiance placée par les Européens dans leur union qui paraît un indicateur pertinent de la solidité de celle-ci[1]. Et force est de reconnaître qu’elle connaît aujourd’hui un étiage : l’Eurobaromètre de l’automne 2016 (publié en décembre 2016) indique que la confiance dans l’UE est tombée à 36%, près de quinze points en dessous de son niveau de 2004 (selon les données Eurostat, la confiance dans les institutions européennes a quant à elle chuté de 53% en 2000 à 42% en 2014). C’est à partir de 2011 qu’une majorité de citoyens se détournent de l’Union européenne, au moment, on peut le penser, où les Etats membres de l’Union européenne se montrent résolument incapables de proposer une stratégie de sortie de crise coordonnée et efficace et où le bloc régional replonge à nouveau dans la récession. La confiance dans l’UE est plus faible dans la zone euro que dans les pays qui n’en sont pas membres et elle est particulièrement faible au sein des grands pays signataires du Traité CEE : l’Allemagne, la France et l’Italie, où elle ne dépasse pas 30%.

Décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe,

L’axe majeur de la stratégie européenne des années d’après-guerre est ici énoncé : en instituant et en consolidant « quatre libertés » de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) formant progressivement un marché intérieur européen (appelé à devenir marché unique dans les années 1990), les rédacteurs du texte entendaient favoriser la prospérité des nations et faire tomber les barrières mentales qui ont si profondément divisé les Européens. Le résultat, soixante ans plus tard, est une intégration asymétrique : forte pour les biens et surtout les capitaux, la mobilité demeure faible pour les personnes et les services. L’Article 117 du Traité qui vise « une égalisation dans le progrès » des conditions de vie, envisage que celle-ci se réalisera par le « fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». L’intégration asymétrique européenne a plutôt généré une féroce concurrence fiscale et sociale. Or les Européens sont fortement attachés à leurs modèles sociaux respectifs : selon l’Eurobaromètre, 82 % d’entre eux estiment que « l’économie de marché devrait aller de pair avec un niveau élevé de protection sociale ». Soixante après la signature du Traité de Rome, si l’identité européenne existe, elle consiste dans cet attachement.

Mais alors que la liberté de circulation des personnes, structurellement faible dans l’UE, n’a été que marginalement présente dans les débats européens pendant des décennies, elle a occupé une place centrale dans le choix du Royaume-Uni de sortir de l’UE : tandis que les Britanniques entendaient proposer un arbitrage entre liberté de circulation des biens, des capitaux et des services, qu’ils entendaient conserver, et liberté de circulation des personnes, dont ils ne veulent plus, les institutions et les Etats membres de l’UE ont réaffirmé que les quatre libertés formaient un bloc, à prendre ou à laisser.

Assignant pour but essentiel à leurs efforts l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples,

Il ne fait guère de doute que les conditions de vie des Européens se sont améliorées depuis 1957 mais « l’amélioration constante » de celles-ci affirmée comme « but essentiel » par le Traité de Rome peut être mise en question empiriquement dans la période récente. A l’aune de l’indicateur de développement humain des Nations Unies (ou IDH)[2], mesure imparfaite qui reflète en partie les conditions de vie des personnes, la situation des pays européens, qui ne peut être appréciée que depuis 1990 (date à laquelle on dispose de données homogènes pour les 28), montre un progrès presque constant en moyenne dans les pays membres jusqu’en 2000, point de basculement à partir duquel le taux de progression de l’IDH ralentit pour devenir presque nul en 2014. Les « conditions d’emploi », dont le taux de chômage est une approximation, se sont également dégradées depuis 2000, le taux de chômage retrouvant en 2016 seulement son niveau de 2000.

Mais l’essentiel est sans doute dans la perception qu’ont les Européens d’aujourd’hui du progrès possible de leurs conditions de vie. L’Eurobaromètre indique à ce sujet que ce sont désormais 56% des Européens qui pensent que leurs enfants auront une vie plus difficile que la leur. Selon les données du Pew Research Center, les Européens sont aujourd’hui les plus pessimistes au monde quant à leur devenir économique.

Reconnaissant que l’élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence,

Soucieux de renforcer l’unité de leurs économies et d’en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisés,

Ces deux alinéas entendaient conjurer deux déséquilibres européens qui se sont en fait renforcés dans la période récente : les déséquilibres de balance courante (contredisant « l’équilibre dans les échanges ») et les déséquilibres géographiques (mettant à mal le « développement harmonieux » des territoires de l’Union européenne). Sur le premier point, les déséquilibres commerciaux entre les Etats membres de l’UE, et de la zone euro plus particulièrement, sont désormais bien connus et documentés, l’Allemagne jouant ici un rôle déstabilisateur majeur. Sur le second point, il convient d’insister sur le caractère paradoxal du succès du marché unique hérité du Traité de Rome, qui a rapproché les Nations mais fait diverger les régions (et plus généralement les territoires). On peut ainsi montrer que dans l’Union européenne l’écart de développement économique entre les régions est plus fort que l’écart entre les nations[3]. Cette fracture spatiale au sein des nations européennes, que l’on retrouve dans d’autres pays en dehors de l’Europe mais que le marché unique a assurément accentué par les puissants effets d’agglomération qu’il engendre, n’est pas sans conséquence sur la polarisation politique géographique observée lors de scrutins récents, au Royaume-Uni, en Autriche ou en France.

Désireux de contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux,

Les rédacteurs du Traité de Rome ont vu juste : la CEE puis l’UE ont fortement contribué à la libéralisation des échanges à la surface de la planète et donc à la mondialisation contemporaine. Si, en 1960, les six pays signataires du Traité CEE représentaient environ un quart du commerce mondial, en 2015, les 28 pays de l’UE représentent environ 34% du commerce mondial. La mondialisation est pour un tiers une européanisation.

Entendant confirmer la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et désirant assurer le développement de leur prospérité, conformément aux principes de la Charte des Nations unies,

Résolus à affermir, par la contribution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort,

Ont décidé de créer une Communauté économique européenne

Dans ce dernier alinéa tient tout entière la promesse européenne la plus essentielle : la paix par le marché qui repose sur le droit et appelle l’élargissement. Il n’est pas contestable que les libertés civiles et les droits politiques ont progressé sur le continent pour garantir aux Etats membres leur plus longue période de non-guerre depuis le XVIe siècle. En 1957, seuls 12 des 28 Etats membres actuels étaient des démocraties, tous le sont aujourd’hui. Et les démocraties font nettement moins la guerre que les autres régimes politiques. Il n’est pas exagéré de dire que l’Europe est aujourd’hui le continent le plus démocratique au monde, avec près de 90% de ses pays considérés comme libres, comparé à seulement 70% dans les Amériques, 40% en Asie, 20% en Afrique subsaharienne et seulement 1% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (selon les données de Freedom House). Mais le danger a changé de nature : ce n’est plus principalement un conflit international qui menace l’Europe (quoique le nouvel impérialisme russe ne puisse pas être pris à la légère), mais les conflits intérieurs.

L’instabilité politique, évidente en Grèce, progresse en effet dans de nombreux pays, en Autriche, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie et bien entendu en France. L’Union européenne a contribué à nourrir le ressentiment social profond qui alimente les partis sécessionnistes qui entendent la démanteler. La réponse à ce risque de désintégration doit être à la hauteur du Traité de Rome, dont le Préambule affirme des valeurs et pointe des horizons. L’hommage que vient de lui rendre la Commission européenne est de ce point de vue un contre-sens : le Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe dévoilé le 1er mars dernier élude la question de ce que les Européens veulent faire ensemble pour se demander comment ils pourraient le faire, ensemble ou séparément. Or, pour la première fois depuis soixante ans, l’Union ne va pas s’élargir mais se rétrécir. Pour la première fois depuis soixante ans, les Européens pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Pour la première fois depuis soixante ans, la démocratie est menacée sur le continent et, circonstance aggravante, elle l’est de l’intérieur. Le plus dangereux pour la construction européenne n’est pas la crise : c’est la complaisance à l’égard de la crise.

 

[1] L’Eurobaromètre, crée au printemps 1974, qui mesure notamment la confiance dans les institutions et l’Union européennes, avait précisément pour ambition de révéler les Européens les uns aux autres à travers l’expression de leur opinion publique respective.

[2] L’IDH agrège à parité des indicateurs de santé, éducation, revenu.

[3] Si on ne tient pas compte du cas particulier du Luxembourg.




L’économie européenne 2017, ou l’UE après le Brexit

par Jérôme Creel

L’économie européenne 2017 permet de faire un large tour d’horizon des questions que pose aujourd’hui le projet d’Union européenne. Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques rigides et souples à la fois : l’UE reste une énigme. Elle donne aujourd’hui l’impression d’avoir perdu le fil de sa propre histoire et d’aller à rebours de l’Histoire. Celle, récente, de la crise financière internationale. Celle, plus ancienne, de la Grande Dépression.

Quelques mois après la faillite de la banque Lehman Brothers, les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Londres pour le sommet du G-20 en avril 2009 avaient établi une liste de recommandations pour relancer l’économie mondiale. Parmi celles-ci figuraient la mise en œuvre de politiques budgétaires et monétaires actives, le soutien aux banques assorti d’une meilleure réglementation bancaire, le refus de la tentation protectionniste, la lutte contre les inégalités et la pauvreté et le soutien au développement durable.

Ces recommandations s’opposaient aux politiques mises en œuvre peu après la Grande Dépression, dans les années 30. A l’époque, les politiques économiques avaient commencé par être restrictives, et avaient donc alimenté la crise et la montée des inégalités. A l’époque aussi, le protectionnisme n’avait pas juste été une tentation mais une réalité : des barrières tarifaires et non tarifaires avaient été levées pour tenter de protéger les entreprises locales de la concurrence internationale. On sait ce qui arriva par la suite : une montée des populismes et des extrémismes qui a plongé l’Europe, puis le monde, dans une guerre épouvantable. Les enseignements économiques tirés de la gestion catastrophique de la crise des années 30 ont donc contribué aux recommandations du sommet de Londres.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces enseignements en Europe ? Peu de choses finalement, si ce n’est une politique monétaire résolument expansionniste et la mise en place d’une union bancaire. La première a vocation à atténuer la crise actuelle tandis que la seconde a vocation à éviter que survienne une crise bancaire en Europe. Ce n’est pas rien, certes, mais cela repose sur une seule institution, la Banque centrale européenne, et ne répond pas, loin s’en faut, à toutes les difficultés qui traversent l’Europe.

Le Brexit est l’une d’entre elles : premier cas de désintégration européenne, la sortie du Royaume-Uni pose notamment la question des conditions du futur partenariat avec l’Union européenne (UE) et voit resurgir la question du protectionnisme entre Etats européens. La tentation du repli sur soi est également manifeste dans la gestion de la crise des réfugiés qui en appelle pourtant aux valeurs de solidarité qui ont longtemps caractérisé l’UE. Les divergences entre les Etats membres de l’UE en termes d’inégalités, de compétitivité et de fonctionnement des marchés du travail réclameraient des politiques différenciées et coordonnées entre les Etats membres plutôt que les politiques très homogènes et sans vision d’ensemble menées jusque-là. C’est le cas notamment des politiques visant à résorber les déséquilibres commerciaux et de celles s’attachant à réduire les dettes publiques. La gestion des finances publiques par l’application de règles budgétaires, même imparfaitement respectées, et la gestion des déséquilibres économiques et sociaux par le respect de critères quantitatifs font perdre de vue les interdépendances entre les Etats membres : l’austérité budgétaire pèse aussi sur les partenaires, tout comme la recherche d’une meilleure compétitivité-prix. Est-ce bien utile et raisonnable dans une Union européenne prochainement à 27 qui peine à retrouver la voie d’une croissance durable et qui a vu augmenter ses inégalités ?

L’économie européenne 2017 dresse un bilan de l’Union européenne dans une période de fortes tensions et de fortes incertitudes, après une année de conjoncture moyenne et avant que ne s’enclenche véritablement le processus de séparation entre l’UE et le Royaume-Uni. Au cours de cette période, plusieurs élections majeures en Europe serviront aussi de tests de résistance pour l’UE : moins, plus ou « mieux » d’Europe, il va falloir choisir.

 




Le référendum britannique du 23 juin 2016 : le saut dans l’inconnu

Par Catherine Mathieu

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé (par 52% contre 48%) de sortir de l’Union européenne. Après avoir longtemps critiqué le fonctionnement de l’UE et les contraintes qu’il faisait porter sur le Royaume-Uni, David Cameron avait obtenu, le 19 février 2016, un accord censé permettre le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, mais cela n’a pas suffi à convaincre les électeurs. Dans le Policy Brief de l’OFCE (n°1 du 13/07), nous montrons que plus que des arguments économiques, c’est le souci des Britanniques de préserver (ou de retrouver) leur souveraineté politique qui a compté.

La sortie de l’UE est, pour reprendre l’expression de David Cameron, « un saut dans l’inconnu », et l’on ne peut qu’élaborer des scénarios sur la base d’hypothèses quant à l’issue des négociations qui vont s’engager avec l’Union européenne : scénario rose où les deux parties voudront maintenir au maximum les liens existants, scénario noir où l’UE voudrait faire un exemple et le Royaume-Uni deviendrait un paradis fiscal et réglementaire.

Début juillet, force est de constater que le Royaume-Uni n’a pas encore décidé de sortir formellement de l’UE (en activant l’article 50), et ne le fera vraisemblablement pas avant septembre. Les démissions des leaders du camp du Brexit et l’évolution de la situation politique entretiennent un grand flou sur la mise en place de négociations : la livre a chuté de plus de 10 % par rapport à l’euro, et de 12 % par rapport au dollar et risque de ne pas se stabiliser avant la clarification de la position britannique. Il semble que l’on entre dans un scénario gris dont on ne connaît pas à ce jour les nuances.

A court terme, selon les hypothèses retenues, l’impact d’un Brexit pourrait être légèrement négatif pour l’économie britannique de l’ordre, de -0,2 point de PIB en 2016 selon le NIESR (2016a), mais pourrait atteindre plusieurs points de PIB à l’horizon de deux ans selon les scénarios, le Trésor britannique (2016a) ayant envisagé les scénarios les plus noirs (-3,6 % à -6 %).

A long terme, selon les hypothèses retenues, l’impact économique d’une sortie du Royaume-Uni serait franchement négatif, surtout là-aussi selon le Trésor britannique, mais les hypothèses de forte baisse du commerce britannique sont sans doute exagérées.

 




L’Europe est morte. Vive l’Europe !

par Maxime Parodi et Xavier Timbeau

Le choix des Britanniques du Brexit ne fait que renforcer la logique politique qui s’impose. D’un côté, les peuples veulent être consultés, de l’autre, l’Europe est sommée de changer. François Hollande juge que « le vote du Royaume-Uni met l’Europe à l’épreuve » ; Alain Juppé estime « qu’il faut écrire une nouvelle page, un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe » ; les leaders du Front National, mais pas eux seulement, appellent à un référendum sur l’appartenance de la France à l’UE et à l’euro. Partout en Europe, le débat s’engage sur les mêmes termes.

Nous écrivions il y a quelques jours, sur le site de la fondation Terranova : «  Le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne va induire un choc plus politique qu’économique. Il sera en effet difficile de contenir les demandes de consultation similaire. Répondre à ces demandes par « plus d’Europe » ne fera qu’alimenter la distance entre les peuples et la construction européenne. Penser que des référendums pourraient au contraire légitimer le statu quo serait également une erreur. Nous proposons de répondre au besoin démocratique non pas par un « quitte ou double » mais par un processus d’appropriation démocratique qui permette de légitimer la construction européenne et d’en imaginer les évolutions futures ».

Instruire cette méthode d’appropriation démocratique de l’Europe et de la zone euro est nécessaire. Des référendums « pour ou contre » n’y parviendront pas. Le saut fédéral est un repoussoir pour probablement une grande majorité des Européens. Mais pour autant, il existe une chose publique en Europe. Articuler les lieux actuels de la démocratie que sont les Etats membres de l’UE avec la nécessité, pour certains sujets, d’une légitimité supranationale est l’alternative à l’invention du citoyen européen. Mais c’est la méthode qui compte. Et tous les leviers de la démocratie participative, de grands débats nationaux et transnationaux en passant par des jurys citoyens, doivent être mobilisés pour faire le bilan de l’Europe telle qu’elle est et proposer les réformes qui la rendront plus démocratique. Ceci peut déboucher concrètement sur des avancées comme un parlement de la zone euro ou une extension du pouvoir du Parlement européen. Au-delà, c’est aussi le moyen d’inverser la tendance à la décomposition de l’Europe.

 




Brexit : quelles leçons pour l’Europe ?

Par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le vote britannique pour une sortie de l’UE accentue la crise politique tant en Europe que dans beaucoup de pays européens. La sortie de l’Europe devient une alternative possible pour les peuples européens, ce qui peut encourager les partis souverainistes. Mécaniquement, le départ du Royaume-Uni augmente le poids du couple franco-allemand, ce qui peut déstabiliser l’Europe. Si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni pour adhérer à l’UE, des mouvements indépendantistes d’autres régions (Catalogne, Corse, ..) pourraient demander une évolution similaire. Mais la fragilité de l’Europe provient aussi de l’échec de la stratégie « discipline budgétaire/réformes structurelles ».

Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen comme à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, comme à l’Europe sociale pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Allemagne ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Il ne suffira pas, à lui seul, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Par contre, la libéralisation des services et du secteur financier, que le Royaume-Uni impulse aujourd’hui, pourrait être ralentie. Le Commissaire britannique Jonathan Hill, responsable des services financiers et des marchés de capitaux devra être rapidement remplacé. Se posera la question délicate des fonctionnaires européens britanniques qui, en tout état de cause, ne pourront plus occuper de postes de responsabilité.

Il ouvrira aussi une période d’incertitude économique et financière. Mais il ne faut pas donner trop d’importance aux réactions des marchés financiers, qui n’aiment pas l’incertitude et sont de toute façon très  volatils.  La livre a certes rapidement perdu 10%  par rapport à l’euro, mais elle était sans doute  surévaluée, comme en témoigne le déficit courant britannique de l’ordre de 6,5% de son PIB en 2015.

Selon l’article 50 de la Constitution européenne, un pays qui décide de quitter l’Union doit négocier un accord de retrait, qui fixe la date de sortie[1]. Sinon, au bout de deux ans, le pays est automatiquement en dehors de l’Union. La négociation sera délicate ; elle portera obligatoirement sur l’ensemble des dossiers. Durant cette période, le Royaume-Uni restera dans l’UE. Les pays européens devront choisir entre deux attitudes. L’attitude compréhensive serait de signer rapidement un Traité de libre-échange, se donnant comme objectif de maintenir les relations commerciales et financières avec le Royaume-Uni, en tant que partenaire privilégié de l’Europe. Cela minimiserait les conséquences économiques du Brexit pour l’UE comme pour le Royaume-Uni. Toutefois, il paraît difficile que le Royaume-Uni puisse à la fois jouir d’une liberté totale pour son organisation économique et d’une ouverture totale des marchés européens. Le Royaume-Uni ne devrait pas bénéficier de conditions plus favorables que celles des membres actuels de l’AELE (Norvège, Islande, Liechtenstein) ou de la Suisse ; il devrait sans doute comme eux intégrer la législation du marché unique (en particulier pour la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Se poseraient très vite la question de normes, celle du passeport européen des institutions financières (ce passeport est aujourd’hui accordé aux pays de l’AELE, mais pas à la Suisse),  etc. Le Royaume-Uni pourrait avoir à choisir entre se plier à des normes européennes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire ou se voir imposer des barrières réglementaires. Certes, la négociation sera ouverte. Le Royaume-Uni pourra plaider pour une Europe plus ouverte aux pays hors-UE. Mais quel sera son poids une fois sorti ?

L’attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie, consisterait au contraire à imposer au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant de zéro (donc des seules règles de l’OMC) à inciter les entreprises multinationales à relocaliser en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, à fermer l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à les inciter à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais, il paraît difficile que l’Europe, partisan de la libre-circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni.  La zone euro a un excédent courant de 130 milliards d’euros avec le Royaume-Uni : voudra-t-elle le remettre en cause ? Les entreprises européennes qui exportent au Royaume-Uni s’y opposeraient. Les accords de coopération industrielle (Airbus, Armement, Energie, ..) pourraient difficilement être remis en question. Il paraît a priori peu probable que Londres dresse des barrières tarifaires contre les produits européens, sauf en représailles. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, en particulier en matière financière. Mais, il ne pourrait guère s’abstraire de contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires). Le risque est de rentrer dans un coûteux jeu de représailles réciproques (que l’Europe, divisée entre des pays à intérêts différents, aura du mal à mener).

En cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, économiserait  a priori environ 9 milliards d’euros par an, soit 0,35% de son PIB. Toutefois, les pays de l’AELE et la Suisse contribuent au budget européen dans le cadre du marché unique. Là encore, tout dépendra de la négociation. On peut penser que le gain pour le Royaume-Uni ne sera que de l’ordre de 4,5 milliards d’euros, que les autres pays membres devront prendre en charge (soit un coût de l’ordre de 0,5 milliard d’euros pour la France).

Compte tenu des incertitudes sur la négociation (et sur l’évolution du taux de change),  toutes les évaluations sur l’impact du Brexit sur les autres pays de l’UE ne peuvent être que très problématiques. Par ailleurs, l’effet pour les pays de l’UE est forcément de second ordre : si des barrières tarifaires ou non tarifaires réduisent les exportations de voitures françaises vers le Royaume-Uni et des voitures britanniques vers la France, les producteurs français pourront fournir leur marché national avec moins de concurrence et pourront aussi se tourner vers les pays tiers. Un ordre de grandeur est cependant utile : les exportations de la France (de l’UE) vers le Royaume-Uni représentaient en 2015 1,45% de son PIB (2,2%) ; les exportations du Royaume-Uni vers l’UE représentaient 7,1% de son PIB. A priori, un choc équivalent sur le commerce RU/UE a 3,2 fois moins d’impact sur l’UE que le Royaume-Uni.

Ainsi, selon l’OCDE[2], la baisse du PIB de l’UE serait à terme, en 2023, de 0,8% (contre 2,5% pour le Royaume-Uni), tandis que rester dans l’UE, participer à l’approfondissement du marché unique et signer des accords de libre-échange avec le reste du monde permettrait une hausse du PIB pour tous les pays de l’UE. Mais quelle est la crédibilité de cette dernière affirmation, compte tenu des mauvaises performances actuelles de la zone euro et du coût de l’ouverture des frontières pour la cohésion économique et sociale des pays européens ? Beaucoup des canaux évoqués par l’OCDE sont contestables : le Brexit affaiblirait la croissance en augmentant l’incertitude économique et en affaiblissant les perspectives économiques. Mais si l’Europe fonctionne mal, la quitter devrait améliorer les perspectives des marchés. Le Royaume-Uni subirait une contraction de son commerce extérieur, qui nuirait durablement à sa productivité, mais, malgré l’ouverture de son économie, la productivité de l’économie britannique est déjà faible. L’OCDE ne pose pas la question de principe : un pays doit-il abandonner sa souveraineté politique pour bénéficier des éventuels effets positifs de la libéralisation commerciale ?

Selon la fondation Bertelsmann[3], la baisse du PIB de l’UE (hors RU) en 2030 irait de 0,10% dans le cas d’une sortie douce (le Royaume-Uni ayant un statut similaire à celui de la Norvège)  à 0,36% dans le cas défavorable (le Royaume-Uni devant renégocier tous ses traités commerciaux), la France étant peu touchée (-0,06 % et -0,27%), l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg beaucoup plus. Puis l’étude multiplie ces chiffres par cinq pour intégrer des effets dynamiques de moyen terme, la baisse du commerce extérieur étant censée avoir des effets défavorables sur la productivité.

Euler-Hermès aboutit aussi à des chiffres très faibles pour les pays de l’UE : une baisse de 0,4% du PIB avec un accord de libre-échange ; de 0,6 % sans accord. L’impact est plus important pour les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Un rebond de l’Europe, avec ou sans le Royaume-Uni…

L’Europe devra tirer les leçons de la crise britannique, qui vient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, les politiques d’austérité, en même temps que celle des migrants. Ce ne sera pas une tâche aisée. Il faudra à la fois repenser le contenu des politiques et leur cadre institutionnel. L’UE en aura-t-elle la capacité ?

Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus de 1999 à 2007. Depuis 2010, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre Etats membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud.  La stratégie mise en œuvre  dans la zone euro depuis 1999, renforcée depuis 2010 : « discipline budgétaire/réformes structurelles » n’a guère donné des résultats satisfaisants sur les plans économiques et sociaux. Par contre, elle donne aux peuples l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont bénéficié de l’assistance de la troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne). Depuis 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement en Europe a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Les désaccords sont importants en Europe tant entre les nations qu’entre les forces politiques et sociales. Dans la situation actuelle, l’Europe a besoin d’une stratégie économique forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe.

Ce marasme a selon nous deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. Il apparaît de plus en plus que la mondialisation creuse un fossé  profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent[4]. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. Les emplois stables, correctement rémunérés disparaissent. Les classes populaires sont les victimes directes de la concurrence des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les anciennes démocraties populaires). On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AfD, de l’UKIP, et aussi aux Etats-Unis de Donald Trump chez les Républicains.

L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes, que ceux-ci refusent, pour des raisons parfois légitimes, parfois discutables, parfois contradictoires. Le fait est que l’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir une stratégie spécifique.  Le retour à la souveraineté nationale est une tentation générale.

Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les peuples des divergences importantes d’intérêt, de situations, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. En raison de la disparité des situations nationales, de nombreux dispositifs (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites dans le Pacte de Stabilité ou le Traité Budgétaire : elles n’ont pas été remises en cause après la crise financière.  Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Après les difficultés de l’Europe monétaire, qui peut souhaiter une Europe budgétaire, qui éloignera encore l’Europe de la démocratie ?

Dans l’accord du 19 février, le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques même quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de libertés restaient de compétence nationale. L’Europe devra tenir compte de ce sentiment d’exaspération. Après le départ britannique, il faudra arbitrer entre deux stratégies : renforcer l’Europe au risque d’accroître encore le sentiment de dépossession des peuples ou réduire l’ambition de la construction européenne.

Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale  (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain)

Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral (qu’il faudrait rendre plus démocratique) et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des Etats membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membre de ‘seconde zone’. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. C’est déjà le cas, par exemple, avec l’Agence bancaire européenne et la BCE. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois  fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).

Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.

Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquels ils n’auront aucun pouvoir. Faut-il placer nos pays partenaires devant le dilemme : accepter  de lourdes pertes de souveraineté (en matière politique et sociale) ou se voir priver des avantages du libre-échange ?

Il n’y a sans doute pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait déplaisant qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.

Par ailleurs, nul ne sait comment se ferait la convergence en matières fiscale ou sociale. Vers le haut ou vers le bas ? Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la troïka le fait pour la Grèce) ? ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu de la disparité actuelle en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

L’Europe devra engager une réflexion sur son avenir. Utiliser la crise actuelle pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer  le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’Europe, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourraient être mis en œuvre.

[1] Voir, en particulier le rapport du Sénat ; Albéric de Montgolfier : Les conséquences économiques et budgétaires d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne,  juin 2016.

[2] OCDE, 2016, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, avril. Notons qu’assimiler la sortie de l’Euro à une hausse des impôts est n’a pas de sens économique et est une communication peu digne de l’OCDE.

[3] Brexit –potential economic consequences if the EU exit the EU,, Policy Brief, 2015/05.

[4] Voir par exemple, Joseph E. Stiglitz, 2014,  « Le prix de l’inégalité », Les Liens qui libèrent, Paris.




Labour Market Flexibility: More a Source of Macroeconomic Fragility than a Recipe for Growth

par G. Dosi (Scuola Superiore Sant’Anna, gdosi@sssup.it), M. C. Pereira (University of Campinas, marcelocpereira@uol.com.br), A. Roventini (OFCE et Scuola Superiore Sant’Anna, a.roventini@sssup.it), and M. E. Virgillito (Scuola Superiore Sant’Anna, m.virgillito@sssup.it)

During the years of the recent European crisis (and also before), the economic policy debate has been marked by the need of labour market structural reforms to boost productivity and GDP growth. This rhetoric has been particularly vivid in the European Union, especially during the current Euro crisis. And the  call for such reforms  finds support  in the  consensus among “mainstream” macroeconomists on the idea that labour market rigidities are the source of unemployment. The well-known OECD (1994) Jobs Study was among the first to advocate the benefits from labour market liberalization. The report and a series of subsequent papers basically argued that the roots of unemployment rest in social institutions and policies such as unions, unemployment benefits, employment protection legislation.

There is an alternative view, however, which we believe to be well in tune with Keynes himself, according to  which, involuntary  unemployment  is  the  outcome  of systematic  coordination failures – in the  current  economic jargon –, whereby “bad equilibria”, characterized by insufficient  level of aggregate demand, are self-fulfilling  in decentralised economies.  In fact, wages are an element of cost affecting the competitiveness of individual firms.  But the wage bill is also a crucial element of aggregate demand. Hence it could be that more flexible and “fluid” labour markets, while allowing for faster inter-firm reallocation of labour and lowering costs, may also render the whole economic system more fragile, more prone to recession, more volatile. In a recent work (“When more Flexibility Yields more Fragility. The Microfoundation of Keynesian Aggregate Unemployment”, OFCE Working Paper No. 2016-07, we investigate the conditions under which such a conjecture applies, by exploring to what extent labor market flexibility can led to coordination failures trapping the economy in stagnation.

The model we develop is built upon the Agent Based “Keynes meets Schumpeter” family of models (Dosi et al., 2010, Napoletano et al., 2012, Dosi et al., 2013, Dosi et al., 2015), explicitly incorporating different  microfounded labour market regimes, populated by heterogeneous  firms and workers  who behave according to boundedly rational behavioural rules. We comparatively study two archetypical types of decentralised labour markets, which we shall call the Fordist and the Competitive, and variations thereof. Under the Fordist regime wages are insensitive to labour market conditions but indexed to productivity. There is a sort of lifetime employment (firms fire only when their profits are negative) matched by the loyalty of the workers to their employers (employed workers do not seek for alternative occupations). Labour market institutions contemplate a minimum wage indexed on productivity and unemployment benefits.  Such a regime corresponds to the one experienced by France, among other Western industrial countries, during the “Trente Glorieuses”. Conversely under (different shades of ) the Competitive regime, wage changes respond to unemployment.  Also employed worker with some probability search for notionally more rewarding jobs. Firms fire their excess workforce given their planned production. Minimum wages are only partially indexed to productivity, if at all and unemployment benefits might or might not be there. The Competitive regime tries to capture the process of flexibilization of the labor market occurred in most Anglo-Saxon countries and in some continental European countries (e.g. the Netherlands) since the eighties.

First,  we compare  the  Fordist regime with  the  most extreme  version  of the Competitive  one, basically institution-free, with  no employment  protection  and also with  no minimum wage and no unemployment benefits. Note that the latter is the nearest to textbooks “market perfection”. Well, we find that under such perfection the whole system is always near to collapse: the long-term rate of growth is close to zero and the short-run dynamics is equally dismal, with extremely high unemployment rates, higher overall volatility and higher inequality.

Next, we compare the Fordist regime with other milder forms of Competitive regimes, embedded nonetheless into institution of wage and income support. The Competitive set-ups show still an overall fragile and more prone to crises dynamics when compared to the Fordist, even in presence of active welfare policies. In fact, volatility of GDP, unemployment rate, likelihood of crises are significantly higher in the competitive scenarios. Conversely, the Fordist case is in full employment for about 60% of the simulation time. Finally, in the Competitive regimes with milder forms of welfare policies – lower (or zero) indexation of minimum wage on productivity growth and absence of unemployment benefits – productivity growth is significantly lower and inequality even among workers is higher, and the more so the lower the constraints in wage settings.

The  model robustly  shows that  more flexibility  in terms  of variations of monetary wages and labour mobility  is prone to induce  systematic  coordination failures, higher macro volatility,  higher unemployment, and higher frequency of crises. In fact, it is precisely the downward flexibility of wages and employment – as profitable as it might be for individual firms – and the related higher degrees of inequality that lead recurrently to small and big aggregate demand failures. This property, we suggest, is also at the heart of both the 1929 and 2008 crises, no matter what the triggering factors (often to be found at the financial level). Only when flexibility in wages and employment is accompanied by policy measures which mitigates the recurrent downward pressures, such as unemployment subsidies and minimum wage, the system does not collapse. Furthermore, contrary to the argument that higher labour flexibility  fosters productivity  growth, our model clearly  shows the opposite: productivity in the  Competitive  regime grows, at best,  at the  same rate  as in the  Fordist one, but with  higher volatility,  unemployment and incidence of crises. Our results cast serious doubts on the agenda of structural reforms in labor markets advocated by the European Union and pursued by many European countries: more employment  guarantees,  more rigidities  in firing rules, less  wage inequality,  more welfare protection are not only good for the workers’ concern, but also for the economy  as a whole.

 

References:

Dosi, G., G. Fagiolo, M. Napoletano, and A. Roventini (2013), “Income distribution, credit and fiscal policies in an agent-based Keynesian model”, Journal of Economic Dynamics  and Control, 37/8, 1598-1625.

Dosi, G., G. Fagiolo, and A. Roventini (2010), “Schumpeter meeting Keynes: A policy-friendly model of endogenous growth and business cycles”,  Journal of Economic Dynamics  and Control,  34/9, 1748-1767.

Dosi, Giovanni, G. Fagiolo, M. Napoletano, A. Roventini, and T. Treibich (2015), “Fiscal and monetary policies in complex evolving economies”, Journal of Economic Dynamics and Control, 52, 166-189.

Napoletano, Mauro, Giovanni Dosi, Giorgio Fagiolo, and Andrea Roventini (2012), “Wage formation, investment behavior and growth regimes: An agent-based analysis”, Revue de l’OFCE, 5/124, 235-261.

OECD (1994), OECD Jobs Study. Tech. rep., Organization for Economic Cooperation and Development.




L’économie européenne 2016

par Jérôme Creel

Pour la première fois, l’OFCE vient de publier un ouvrage synthétique intitulé L’économie européenne 2016 dans la collection Repères des éditions La Découverte. Après soixante années, le chemin parcouru par l’Union européenne ne doit pas manquer de nous impressionner. Pourtant, de nombreuses interrogations demeurent quant à l’efficacité, voire à la pérennité, du projet européen d’intégration. Ce petit livre vise à éclairer le débat, en le resituant dans son contexte historique.

Les six nations fondatrices de la Communauté économique européenne ont été rejointes par pas moins de vingt-deux autres nations dont certaines étaient encore, dans les années quatre-vingt, des économies planifiées, intégrées dans la sphère d’influence soviétique. Le marché commun du charbon et de l’acier a été étendu à toutes les marchandises et à tous les services ; la liberté de circulation des capitaux est complète, celle des personnes, dans l’espace Schengen, décrié aujourd’hui, l’est presque autant. L’Europe s’est immiscée dans la vie quotidienne de tous les citoyens européens, non seulement au travers d’une libéralisation forte des économies dans lesquelles ils vivent, consomment et produisent, mais aussi par l’intermédiaire de règlements, de normes et de politiques publiques et économiques qui protègent, contraignent et influencent leurs activités.

L’Europe est aujourd’hui partout et pourtant, elle reste parfois invisible ou méconnue et souvent incomprise. « L’Europe, quel numéro de téléphone ? », aurait demandé Henry Kissinger à propos de cet objet étrange, ce projet d’intégration économique et politique entre des nations aux histoires communes et tourmentées.  « L’Europe : quelle politique pour la croissance, la réduction du chômage et des inégalités? » a-t-on envie de demander aujourd’hui. A nouveau confrontée à une crise économique et sociale qui se prolonge, dans un environnement international très incertain, l’Union européenne peine à retrouver un nouveau souffle, à engager une nouvelle phase de développement, tant institutionnel qu’économique, pour dépasser ses divergences internes. La crise financière internationale et la crise grecque sont passées par là. Celles-ci ont conduit certains Etats membres ou certaines opinions publiques à mettre en avant l’intérêt national plutôt qu’européen, au risque de mettre en péril l’une des réalisations-phares de l’Union européenne : l’euro. La crise a catalysé les défauts originels de cette monnaie unique et commune : fruit d’une intégration inachevée, puisqu’elle ne s’est pas accompagnée d’une politique budgétaire fédérale ou d’une intégration plus grande des marchés du travail, l’intégration monétaire européenne a accru plutôt qu’atténué les divergences économiques, financières et sociales européennes. Pour relancer l’activité des entreprises, améliorer le bien-être des ménages, faut-il donc plus ou moins d’Europe, faut-il plus ou moins d’union ?

C’est à cette question que cherche à répondre l’ouvrage L’économie européenne 2016. Pour ce faire, il faut d’abord rappeler les étapes de la construction européenne. Les politiques communes, de concurrence, agricole et relatives à la mondialisation, ont façonné les institutions et le projet d’intégration européenne. La mobilité accrue des capitaux et des personnes, et les échanges commerciaux plus intenses entre les Etats membres de l’Union européenne ont motivé le passage à l’euro. Ils ont aussi obligé les Européens à s’interroger sur les politiques fiscales et sociales : concurrence ou harmonisation, quel est le meilleur moyen pour rendre l’Union européenne attractive et compétitive ? Enfin, la montée des risques écologiques a mené l’Union européenne à s’engager en faveur de l’environnement, de manière précoce par rapport à d’autres régions du monde au même stade de développement.

La deuxième partie de l’ouvrage envisage l’avenir de la zone euro, dont la crise a relancé les spéculations sur la pérennité de la monnaie unique et sur l’avenir du projet d’intégration européenne lui-même. Si un certain nombre d’instruments économiques – la politique monétaire non-conventionnelle, le plan européen d’investissement public, dit « plan Juncker » – et d’objectifs – la stabilité financière – ont été créés ou renforcés durant cette crise, il reste à l’Union européenne à dépasser ses dissensions et divergences internes pour que le projet européen puisse être défini simplement comme un moteur de développement pour tous ses Etats membres, sans exception, sans séparation. Davantage d’Europe, certainement, mais à condition de savoir mieux pour quoi faire ensemble : tel est l’enjeu des prochains mois.

 




Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE : les leçons européennes de l’accord du 19 février

par Catherine Mathieu  et Henri Sterdyniak

A la suite des demandes d’un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE formulées par David Cameron le 10 novembre 2015, le Conseil européen des 18 et 19 février a abouti à un accord. Compte-tenu de ce texte, le peuple britannique sera appelé aux urnes le 23 juin pour décider de rester ou non dans l’UE. Cet épisode soulève de nombreuses questions quant au fonctionnement de l’UE.

  • Le Royaume-Uni a mis en question les politiques européennes sur des points qu’il jugeait cruciaux pour lui-même et a obtenu, en grande partie, gain de cause. Sa fermeté a payé. Cela soulève des regrets de ce côté-ci de la Manche. Pourquoi la France (et l’Italie) n’ont-elles pas eu une attitude similaire en 2012, par exemple, quand l’Europe imposait la signature du traité budgétaire et la poursuite de politiques d’austérité ? Cela soulève des inquiétudes : ce qui a été autorisé à un grand pays sera-t-il toléré pour un plus petit ? La menace de départ du Royaume-Uni est crédible car l’UE est devenue très impopulaire parmi les peuples (particulièrement en Angleterre) et parce que le Royaume-Uni est autonome financièrement (il s’endette sans peine sur les marchés financiers) et économiquement (c’est un contributeur net au budget de l’UE). Un pays dépendant davantage de l’Europe n’aurait guère de choix. Cela soulève des craintes : ne verra-t-on pas d’autres pays suivre cet exemple à l’avenir ? L’Europe pourra-t-elle échapper au modèle d’Europe de club à la carte (chacun participe aux activités qui l’intéresse) ? Mais un modèle de participation forcée est-il préférable ? L’Europe doit permettre à un pays de s’abstraire de politiques qu’il juge néfaste.
  • Le Royaume-Uni organisera donc un référendum, ce qui est satisfaisant du point de vue démocratique. Les derniers référendums n’ont guère donné des résultats favorables à la construction européenne (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Grèce en juillet 2015, au Danemark en décembre 2015). En même temps, les Britanniques n’auront le choix qu’entre quitter l’UE (la possibilité d’une nouvelle renégociation si le référendum donnait la majorité pour une sortie de l’UE étant clairement écartée par l’accord de février) ou y rester avec un statut allégé ; la voie selon laquelle le Royaume-Uni resterait dans l’Union et chercherait à la rendre plus sociale, celle préconisée par une partie des travaillistes et par les nationalistes écossais, ne sera pas proposée. C’est dommage.
  • Le Royaume-Uni s’exonère explicitement de la nécessité de l’approfondissement de l’UEM, d’une « union sans cesse plus étroite », d’une « intégration plus poussée », toutes formules qui figurent dans les traités. Le projet d’arrangement précise que ces notions ne constituent pas une base légale pour élargir les compétences de l’Union. Les Etats non membres de la zone euro conservent le droit d’évoluer, ou non, vers une intégration plus poussée. Cette précision est, selon nous, la bienvenue. Il ne serait pas légitime que les compétences de l’Union soient en permanence élargies sans l’accord des peuples. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire, à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Ne serait-il pas nécessaire que l’accord des peuples soit explicitement demandé et obtenu avant de s’engager dans cette voie ?
  • La sortie du Royaume-Uni, un certain éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses, voire, pour reprendre une formulation de David Cameron d’une Union où les pays vont vers des destinations différentes. Les pays de la zone euro accepteraient, eux, de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire et politique poussée. Selon nous, ce projet devrait être soumis aux peuples.
  • En même temps, le projet d’accord stipule que l’Eurogroupe n’a pas de pouvoir législatif, celui-ci reste entre les mains de l’ensemble du Conseil. Le Royaume-Uni a fait préciser qu’un Etat non membre de la zone euro pourra demander au Conseil européen de se saisir d’une décision concernant la zone euro ou l’Union bancaire, dont il estime qu’elle nuit à ses intérêts. Le principe de l’autonomie de la zone euro n’a donc pas été proclamé.
  • Le Royaume-Uni a fait préciser qu’il n’est pas tenu de contribuer financièrement à la sauvegarde de la zone euro ou des établissements financiers de l’Union bancaire. Ce qui peut être jugé déplaisant vis-à-vis du principe de solidarité européenne, mais peut se comprendre. C’est parce que la mise en place de la zone euro a aboli le principe : « Chaque pays souverain bénéficie de l’appui total d’une banque centrale, prêteuse en dernier ressort » que le problème de sauvegarde se pose. Le Royaume-Uni (et ses banques) peut, lui, être soutenu par la Banque d’Angleterre.
  • Le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Une nouvelle disposition prévoit que les parlements représentant 55% des Etats membres peuvent remettre en cause un texte législatif qui ne respecterait pas ce principe. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de liberté restaient de compétence nationale. Il est dommage que les pays attachés à la spécificité de leurs systèmes sociaux, de leurs systèmes de négociation salariale, n’aient pas fait de même.
  • Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. L’Europe devra sans doute tenir compte de ce sentiment d’exaspération.
  • En ce qui concerne l’Union bancaire, le projet de texte est volontairement confus. Il est rappelé que le règlement uniforme, géré par l’Agence bancaire européenne (ABE), s’applique à toutes les banques de l’Union ; que la stabilité financière et des conditions égales de concurrence doivent être garanties. Mais, en même temps, il est écrit que les Etats membres qui ne participent pas à l’Union bancaire conservent la responsabilité de leurs systèmes bancaires et peuvent appliquer des dispositions particulières. Par ailleurs, les pays non-membres de la zone euro ont un droit de véto à l’ABE. Cela repose la question du contenu même de l’Union bancaire. Celle-ci permet-elle de prendre les mesures nécessaires pour réduire le poids de l’activité financière spéculative en Europe et d’orienter les banques vers le financement de l’économie réelle ? Ou son objectif est-il de libéraliser les marchés pour permettre le développement de l’activité financière en Europe, pour concurrencer Londres et les places financières extra-européennes ? Dans le premier cas, il aurait fallu mettre clairement le marché en main à Londres, lui dire que l’appartenance à l’UE suppose un contrôle étroit des activités financières. Lui dire que son départ autoriserait l’UE à prendre des mesures de contrôle des capitaux pour limiter les activités spéculatives et inciter les banques de la zone euro à y rapatrier leurs activités.
  • De même, il aurait fallu dire clairement à la Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas et à l’Irlande que l’appartenance à l’UE suppose la fin des dispositifs permettant l’optimisation fiscale des firmes multinationales.
  • Le Royaume-Uni a fait adopter une déclaration affirmant à la fois la nécessité d’améliorer la règlementation et d’abroger les dispositions inutiles pour renforcer la compétitivité tout en maintenant des normes élevées de protection des consommateurs, des travailleurs, de la santé et de l’environnement. Cette compatibilité relève sans doute du vœu pieux.
  • Le texte reconnaît que la disparité des niveaux de salaires et de protection sociale dans les pays européens est difficilement compatible avec le principe de libre circulation des personnes en Europe. C’est un des non-dits de toujours de la construction européenne. Le Royaume-Uni, qui avait été l’un des seuls pays à ne pas prendre de mesures transitoires pour limiter l’entrée de travailleurs étrangers lors de l’adhésion des PECO en 2004, demande aujourd’hui que de telles mesures soient prévues en cas de futures adhésions. Le projet d’accord rappelle que le séjour d’un Européen dans un pays autre que le sien suppose qu’il ne soit pas à la charge du pays d’accueil, donc qu’il ait des ressources suffisantes ou qu’il y travaille.
  • La question du droit aux allocations familiales quand les enfants ne vivent pas dans le même pays qu’un de leur parent est inextricable. Dans la plupart des pays, les allocations familiales sont universelles (ne dépendent pas des cotisations des parents). On ne peut pas respecter en même temps les deux principes : tous les enfants vivant dans un pays donné ont droit à la même allocation ; tous les salariés travaillant dans un pays donné ont droit aux mêmes prestations. Le Royaume-Uni a obtenu le droit de pouvoir réduire les allocations en fonction du niveau de vie et des allocations familiales du pays de résidence des enfants. Mais ce droit ne pourra heureusement pas être étendu aux prestations retraites.
  • La plupart des pays européens ont aujourd’hui des mécanismes favorisant l’emploi des travailleurs non qualifiés. Grâce à des exonérations de cotisations sociales, à des crédits d’impôts et à des prestations spécifiques (comme la prime d’activité ou les allocations-logement en France), le revenu qu’ils perçoivent est fortement déconnecté de leur coût salarial. L’exemple britannique montre que ces dispositifs peuvent devenir problématiques en cas de libre circulation des actifs. Comment faire pour inciter les citoyens d’un pays à travailler sans trop attirer les travailleurs étrangers ? Là encore, c’est un non-dit de l’ouverture des frontières. Le point paradoxal est que c’est le Royaume-Uni qui soulève la question alors qu’il est proche du plein-emploi et qu’il prétendait que la flexibilité de son marché du travail lui permettait d’intégrer facilement les travailleurs étrangers. Ainsi, le Royaume-Uni a obtenu qu’un pays faisant face à un afflux exceptionnel de travailleurs en provenance d’autres Etats membres de l’UE puisse obtenir du Conseil le droit, pendant 7 ans, de n’accorder que progressivement les aides non-contributives aux nouveaux travailleurs des autres pays membres, ceci pendant un laps de temps pouvant aller jusqu’à 4 ans. Le Royaume-Uni a aussi fait préciser qu’il pourra utiliser ce droit immédiatement. Il s’agit d’une remise en cause de la citoyenneté européenne, mais ce concept était déjà bien écorné pour les inactifs et les chômeurs.

 

L’Union européenne, telle qu’elle se construit actuellement, soulève de nombreux problèmes. Les pays membres ont des intérêts et des points de vue divergents. En raison de la disparité des situations nationales (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), de nombreux dispositifs posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites en matière de politique budgétaire. Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées.

Le Royaume-Uni a toujours choisi de rester à l’écart de l’intégration européenne, en sauvegardant sa souveraineté. Aujourd’hui, il met le doigt sur les points sensibles. Se réjouir de son départ ne serait pas pertinent. L’utiliser pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe devrait se saisir de cette crise pour reconnaître qu’elle doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer la pauvreté et le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Si l’accord négocié par les Britanniques pouvait y contribuer, ce serait une bonne chose, mais les pays européens auront-ils ce courage ?

 




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.