La fin d’un cycle ?

Département analyse et prévision

Ce texte s’appuie sur les perspectives 2018-2019 pour l’économie mondiale et la zone euro dont une version complète est disponible ici.

La croissance mondiale est restée bien orientée en 2017 permettant la poursuite de la reprise et la réduction du chômage, notamment dans les pays avancés où la croissance a atteint 2,3 % contre 1,6 % l’année précédente. Même s’il reste quelques pays où le PIB n’a pas retrouvé son niveau d’avant-crise, cette embellie permet d’effacer progressivement les stigmates de la Grande Récession qui a frappé l’économie il y a 10 ans. Surtout, l’activité semblait accélérer en fin d’année puisqu’à l’exception du Royaume-Uni, le glissement annuel du PIB continuait de progresser (graphique 1). Pourtant, le retour progressif du taux de chômage vers son niveau d’avant-crise et la fermeture des écarts de croissance, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne, qui s’étaient creusés pendant la crise pourraient laisser augurer d’un essoufflement prochain de la croissance. Les premières estimations disponibles de la croissance au premier trimestre 2018 semblent donner du crédit à cette hypothèse.

Après une période d’embellie, la croissance de la zone euro a marqué le pas au premier trimestre 2018, passant de 2,8 % en glissement annuel au quatrième trimestre 2017 à 2,5 %. Si le ralentissement est plus significatif en Allemagne et en France, il est aussi observé en Italie, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure, en Espagne (graphique 2). Du côté du Royaume-Uni, le ralentissement se confirme en lien avec la perspective du Brexit mais aussi avec une politique budgétaire plus restrictive que celle des autres pays européens. Au Japon, plus qu’un ralentissement, le PIB – en croissance trimestrielle – a reculé au premier trimestre. Finalement, parmi les principales économiques avancées, seuls les Etats-Unis semblent encore jouir d’une accélération de la croissance avec un PIB en hausse de 2,9 % en glissement annuel au premier trimestre 2018. Le ralentissement témoigne-t-il de la fin du cycle de croissance ? En effet, la fermeture progressive des écarts entre le PIB potentiel et le PIB effectif conduirait progressivement les pays vers leur sentier de croissance de long terme, dont les estimations convergent pour indiquer un niveau plus faible. L’Allemagne ou des Etats-Unis seraient à cet égard représentatifs de cette situation puisque, dans ces pays, le taux de chômage est inférieur à son niveau d’avant-crise. Dans ces conditions, leur croissance serait amenée à ralentir. Force est de constater qu’il n’en n’a rien été aux Etats-Unis. Il faut donc se garder de toute conclusion généralisée. En effet, malgré la baisse du chômage, d’autres indicateurs – le taux d’emploi – apportent un diagnostic plus nuancé sur l’amélioration de la situation sur le marché du travail aux États-Unis. Par ailleurs, dans le cas de la France, cette performance est surtout la conséquence du calendrier fiscal qui a provoqué une baisse du pouvoir d’achat des ménages au premier trimestre et donc un ralentissement de la consommation[1]. Il s’agirait donc plus d’un trou d’air que le signe d’un ralentissement durable de la croissance française.

Surtout, les facteurs qui avaient soutenu la croissance ne vont globalement pas se retourner. La politique monétaire restera effectivement expansionniste même si la normalisation est en cours aux Etats-Unis et devrait être amorcée en 2019 dans la zone euro. Du côté de la politique budgétaire, l’orientation est plus souvent neutre et deviendrait très expansionniste pour les Etats-Unis, ce qui pousserait la croissance au-delà de son potentiel. Enfin, de nombreuses incertitudes entourent les estimations de l’écart de croissance si bien que les marges de manœuvre ne seraient pas forcément épuisées à court terme. De fait, la reprise économique ne s’accompagne toujours pas d’un retour de tensions inflationnistes ou de fortes accélérations des salaires, qui témoigneraient alors d’une surchauffe sur le marché du travail. Nous anticipons le maintien de la croissance dans les pays industrialisés en 2018 et une accélération dans les pays émergents, ce qui porterait la croissance mondiale à 3,7 % en 2018. La croissance atteindrait alors un pic et ralentirait ensuite très légèrement en 2019, revenant à 3,5 %. A court terme, le cycle de croissance ne devrait donc pas s’achever.

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[1] Voir « Economie française : ralentissement durable ou passager ? ».




Comment sauver l’Europe ? Comment changer de paradigme ?

par Xavier Ragot

On assiste à des inflexions nouvelles dans les débats sur la construction européenne. Moins visibles que des déclarations publiques, des conférences essentielles et ateliers se tiennent pour aborder de nouvelles options, sous des angles économiques et politiques différents. Le débat est plus vif en Allemagne qu’en France. En cause probablement le débat caricatural français pendant les élections présidentielles, sur la forme « pour ou contre la monnaie unique », alors que le débat préalable est de discuter comment orienter les institutions de la zone euro au service de la croissance et des inégalités.

Deux conférences ont eu lieu à Berlin à une semaine d’intervalle, considérant les options les plus opposées. La première a abordé les conséquences de la sortie d’un pays de la zone euro ; la seconde la recherche d’un paradigme alternatif pour réduire inégalités en Europe. Autant dire que ces deux conférences couvrent presque tout le spectre des politiques économiques envisageables.

Se faire peur : la fin de la zone euro ?

Première question : Que se passerait-il si un ou plusieurs pays sortaient de la zone euro ? Faut-il le souhaiter ou comment peut-on l’empêcher ? Une conférence a eu lieu le 14 mars avec pour titre « L’euro est-il viable en l’état, et que faire si ce n’est pas le cas ? » a rassemblé des présidents d’instituts influents comme Clemens Fuest, des membres des cinq sages allemands comme Christoph Schmidt et des économistes médiatiques en Allemagne, comme Hans-Werner Sinn, ou encore des économistes comme Jeromin Zettelmeyer. La présence de l’OFCE, en ma personne, a peut-être permis de rappeler des éléments simples, mais utiles.

Cette première conférence a parfois joué sur l’ambiguïté de la question, certaines contributions semblant souhaiter la fin de la zone euro alors que d’autres contributions étaient plus analytiques afin d’en montrer les risques. Dans ces débats la voix de Hans-Werner Sinn est singulière par sa radicalité. Sans aller jusqu’à souhaiter la sortie de l’Allemagne de la zone euro, ce dernier insiste de manière systématique (et biaisée) sur les coûts pour l’Allemagne de la politique monétaire européenne. Sinn insiste en particulier sur le rôle de l’exposition cachée de l’Allemagne à la dette des autres pays par l’intermédiaire de la Banque centrale européenne et de TARGET2, qui enregistre les surplus et déficits des banques centrales nationales vis-à-vis de la Banque centrale européenne. Le solde TARGET2 montre que les pays du sud de l’Europe ont un déficit alors que l’Allemagne a un excédent substantiel de près de 900 milliards d’euros, ce qui représente 30% du PIB allemand. Ces montants sont très importants mais ne sont en aucun cas un coût pour l’Allemagne. Dans le cas le plus extrême d’un non-paiement par une banque centrale nationale (autant dire une sortie de la zone euro), la perte serait partagée par tous les autres États de manière indépendante des surplus. Ces soldes TARGET2 font partie de la politique monétaire européenne pour atteindre un objectif sur lequel on s’était mis d’accord : un niveau d’inflation moyen de 2%. Cette cible n’est pas atteinte depuis de nombreuses années. Par ailleurs, cette politique a conduit à des taux d’intérêt bas dont profitent les Allemands qui paient des charges d’intérêt faibles sur leurs dettes publiques, comme le rappelle Jeromin Zettlemeyer. Enfin, la balance commerciale fortement excédentaire de l’Allemagne montre que l’absence d’ajustement de taux de change dans la zone euro a largement bénéficié à l’Allemagne. Rappelons, que l’Allemagne a exporté plus que la Chine en volume en 2016, selon l’institut allemand Ifo !

Ma présentation s’est basée sur les nombreux travaux de l’OFCE sur la crise européenne. L’OFCE a publié un billet analytique sur les effets d’une sortie de la zone euro en montrant tous les coûts associés. Les travaux de Durand et Villemot fournissent des bases analytiques pour donner des ordres de grandeur. Quelle serait la réduction de la richesse des Allemands en cas d’explosion de la zone euro ? Le résultat n’est, somme toute, pas très surprenant. Les Allemands seraient les premiers perdants avec une perte de richesse de l’ordre de 15% du PIB. Bien sûr, ces chiffres sont extrêmement fragiles, et il faut les interpréter avec la plus grande des prudences. L’explosion de la zone euro nous plongerait dans le domaine de l’inédit, qui nous surprendrait par des déstabilisations que l’on ne soupçonnent pas.

Après ces éléments préliminaires, le cœur de ma présentation s’est ensuite concentré sur un point simple. Notre véritable défi est de construire des marchés du travail cohérents au sein de la zone euro, tout en diminuant les inégalités. Après la politique monétaire commune, la coordination des politiques budgétaires qui a été réalisée dans la douleur après 2014 et les errements des politiques fiscales récessionnistes (l’austérité), la question principale pour l’Europe dans les dix ans à venir est de rendre cohérents les marchés du travail. En effet, une puissante force déstabilisatrice en Europe est la modération salariale en Allemagne, fruit de la difficulté de la réunification au début des années 1990, comme on l’a montré dans un article avec Mathilde Le Moigne. Ce que l’on appelle le problème de l’offre en France est en fait le résultat des divergences européennes sur le marché du travail après la modération salariale allemande. J’ai proposé au Parlement européen l’introduction d’une discussion européenne de la dynamique des salaires nationaux afin de faire converger les salaires de manière non déflationniste et en évitant un chômage élevé dans le sud de l’Europe. Cette coordination des politiques économiques sur le marché du travail est désignée par l’anglicisme wage stance. Coordination de l’évolution des salaires minimums et des salaires réglementés, indication de l’orientation des évolutions salariales pour les négociations sociales, autant d’outils de coordination des marchés du travail.

Un second outil est bien sûr la constitution d’une assurance chômage européenne, qui est bien moins complexe que l’on pourrait le penser. Cette assurance-chômage européenne a vocation à être complémentaire des assurances chômage nationales et non un substitut. En effet, les systèmes nationaux d’assurance chômage sont hétérogènes car, d’une part les marchés du travail sont distincts, et d’autre part les préférences nationales sont différentes. Les systèmes d’assurance chômage sont le fruit de compromis sociaux historiques pour la plupart.

Comment interpréter cette relative radicalité allemande contre l’Europe actuelle ? Peut-être représente-elle le mécontentement d’économistes perdant de l’influence en Allemagne. Cela peut sembler paradoxal, mais nombre d’économistes et d’observateurs allemands évoluent pour reconnaître la nécessité de construire une Europe différente, non assise sur des règles, mais laissant la place à des choix politiques au sein d’institutions fortes. Des institutions agiles et respectées plutôt que des règles. Cette position est associée à la France dans le débat européen : le choix plutôt que la règle. L’accord de coalition allemand qui a rendu possible un gouvernement SPD/CDU place la question européenne au centre de cet accord mais avec un grand flou sur le contenu. Quelques évolutions permettront de tester la pertinence de cette hypothèse, notamment la question d’un ministre de la zone euro, de la nature des règles de décision au sein de l’institution-clé pour résoudre les crises, le mécanisme européen de stabilité.

Europe : Changer de logiciel/modèle/paradigme/narration

Une seconde conférence plus confidentielle s’est avérée plus passionnante encore. Avec la présence de l’European Climate Foundation sur la question du climat, la présence de l’institution INET sur l’évolution de la pensée économique, de l’OFCE sur les déséquilibres européens ; le but de la conférence étant de réfléchir à un changement de paradigme, ou de narration, pour penser une articulation nouvelle entre politique et économie, État et marché, afin de penser une croissance soutenable, sur le plan climatique mais aussi social. Une narration est une vision du monde véhiculée par un langage simple. Ainsi la narration « néolibérale » se construit-elle sur des mots positifs : « concurrence », « marchés », « liberté », et des mots négatifs : « rentes », « interventionnisme », « égalitarisme », qui ont permis de créer un langage. Donald Trump produit une narration tout aussi efficace : « giving power back to the people », « America first » ; cette narration marque le retour du politique sur le mode d’un nationalisme assumé.

Comment construire une autre narration qui place au centre l’évidence de la lutte contre le réchauffement climatique, l’augmentation des inégalités, l’instabilité financière ? Pendant une journée des économistes renommés en Europe ont parlé de l’intelligence artificielle, du réchauffement climatique, des formes actuelles de politiques économiques et industrielles, de la dynamique du crédit et des bulles financières, etc. Des travaux empiriques à la pointe de la recherche et des réflexions sur la possibilité d’un discours cohérent se sont mélangés dans la promesse d’un discours (narration) alternatif. Ce n’est qu’un début. On perçoit là la possibilité d’un renouvellement de la pensée au-delà des clivages politiques pour parler au fond que de l’essentiel : comment mettre l’économie au service d’un projet politique qui ne vise pas à reconstruire des frontières pour exclure mais à penser notre humanité commune ?

Ces deux conférences montrent la vitalité du débat européen, qui est présenté sous un angle trop technique en France. La raison d’être de l’euro, c’est un projet commun. C’est à ce niveau qu’il faut amener le débat avant les échéances électorales européennes de 2019.

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L’économie européenne 2018 : l’hymne aux réformes

par Jérôme Creel

L’OFCE vient de publier L’économie européenne 2018. L’ouvrage dresse un bilan de l’Union européenne (UE) après une période de fortes tensions politiques mais dans un climat conjoncturel raffermi qui devrait être propice aux réformes, avant que s’enclenche le processus de séparation entre l’UE et le Royaume-Uni.

De très nombreuses questions économiques et politiques cruciales pour mieux appréhender l’avenir de l’UE sont au sommaire de l’ouvrage : l’histoire de son intégration et les risques de désintégration, l’amélioration récente de sa conjoncture, les enjeux économiques, politiques et financiers du Brexit, l’état de la mobilité du travail en son sein, sa politique climatique, la représentativité de ses institutions européennes, et les réformes de sa gouvernance économique, tant budgétaires que monétaires.

L’année 2018 est une année charnière avant les élections au Parlement européen au printemps 2019 mais aussi avant les vingt ans de l’euro, le 1er janvier 2019. La question des performances de l’euro sera centrale. Or, en 2018, la croissance du produit intérieur brut passera enfin bien au-dessus de son niveau d’avant-crise, grâce à la reprise de l’investissement des entreprises et au soutien de la politique monétaire, et désormais sans entrave de la part des politiques budgétaires.

L’année 2018 sera aussi celle du début des négociations sur les relations économiques et financières futures entre le Royaume-Uni et l’UE, après qu’en fin d’année 2017, les deux parties ont su trouver un terrain d’accord sur les modalités de sortie du Royaume-Uni. La croissance retrouvée de l’UE réduira les coûts éventuels du divorce d’avec les Britanniques et pourrait aussi accroître le désintérêt des Européens pour cette question.

Le Brexit aurait pu servir de catalyseur pour réformer l’Europe ; que ses modalités puissent désormais sembler moins cruciales au futur fonctionnement de l’UE ne doit pas retentir sur les réformes dont a besoin l’UE, en les faisant apparaître comme superflues. Dans les domaines politiques et monétaires, le besoin est grand de renforcer la représentativité démocratique des institutions (parlement, banque centrale) et d’assurer la légitimité de l’euro. Dans le domaine budgétaire comme dans celui des migrations, l’expérience passée a démontré la nécessité de disposer d’outils coordonnés pour mieux gérer les crises économiques et financières futures.

Il y a donc urgence à revitaliser un projet vieux de plus de soixante ans qui a su assurer la paix et la prospérité en Europe mais qui manque de souplesse face aux imprévus (les crises), qui manque de souffle face aux impératifs de la transition écologique, et qui manque singulièrement de créativité pour renforcer les convergences en son sein.




Brexit : réussir sa sortie ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le sommet européen des 14-15 décembre 2017 marquera-t-il le début d’une nouvelle phase de négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) ?

Theresa May souhaite faire du Brexit un succès et que soit mis en place un partenariat spécial entre le Royaume-Uni et l’UE, un partenariat sur mesure qui permettrait aux échanges commerciaux et financiers de se poursuivre avec un minimum de frictions après la sortie du Royaume-Uni de l’UE, tout en redonnant au Royaume-Uni sa souveraineté nationale, en particulier en retrouvant la possibilité de pouvoir limiter l’immigration des travailleurs en provenance de l’UE et en n’étant plus soumis à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Pour les pays de l’UE-27, il faut, au contraire, montrer que sortir de l’UE a un coût économique important, sans gain budgétaire notable, que ceux qui sortent doivent continuer à accepter une partie importante des règles européennes et qu’ils ne peuvent prétendre bénéficier des avantages du marché unique sans en supporter les coûts. Il faut éviter que d’autres États membres soient tentés de suivre l’exemple britannique.

Ce billet fait le point sur les positions de négociation de l’UE-27 et du gouvernement britannique, sur les divisions britanniques à l’approche du sommet européen. Les négociations, en cours depuis près de six mois sont difficiles et recouvrent de nombreux enjeux : droits des citoyens, règlement financier, frontière en Irlande et futur partenariat entre le Royaume-Uni et l’UE-27.

Le sommet européen des 14-15 décembre 2017 marquera-t-il le début d’une nouvelle phase de négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) ? À l’approche de ce sommet, les enjeux sont importants pour les Britanniques. Une majorité de Britanniques avait voté en faveur d’une sortie de l’Union européenne le 23 juin 2016, mais ce n’est que le 29 mars 2017 que Theresa May a notifié officiellement la décision britannique de sortir de l’UE en déclenchant l’article 50 du Traité sur l’Union européenne. Cet article stipule que « L’État membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. À la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union ». Le déclenchement de l’article 50 ouvre une période de deux ans pour négocier la sortie du Royaume-Uni, le 29 mars 2019.

Ces négociations sont en cours depuis près de six mois. Elles sont difficiles et recouvrent de nombreux enjeux. C’est la première fois qu’un pays demande à sortir de l’UE, et ni le Royaume-Uni ni l’UE-27 ne souhaitent en sortir perdants. Pour le gouvernement britannique, le point clé est celui de la mise en place d’un futur partenariat commercial et financier avec l’UE. Theresa May souhaite faire du Brexit un succès et que soit mis en place un partenariat spécial entre le Royaume-Uni et l’UE, un partenariat sur mesure qui permettrait aux échanges commerciaux et financiers de se poursuivre avec un minimum de frictions après la sortie du Royaume-Uni de l’UE, tout en redonnant au Royaume-Uni sa souveraineté nationale, en particulier en retrouvant la possibilité de pouvoir limiter l’immigration des travailleurs en provenance de l’UE et en n’étant plus soumis à la Cour de justice de l’union européenne (CJUE). Pour les pays de l’UE-27, il faut, au contraire, montrer que sortir de l’UE a un coût économique important, sans gain budgétaire notable, que ceux qui sortent doivent continuer à accepter une partie importante des règles européennes et qu’ils ne peuvent prétendre bénéficier des avantages du marché unique sans en supporter les coûts. Il faut éviter que d’autres États membres soient tentés de suivre l’exemple britannique.

La position de l’UE-27 et les divisions britanniques

Le 29 avril 2017, le Conseil européen a défini ses orientations (des « lignes de négociations ») et a nommé Michel Barnier, négociateur en chef des négociations pour le compte de l’UE. Pour l’UE, les négociations doivent, dans un premier temps, porter sur un « retrait ordonné », soit sur trois points seulement : les droits des citoyens européens au Royaume-Uni, le règlement financier de la séparation et la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. L’UE-27 a adopté une position dure sur chacun de ces trois points, refuse de discuter des relations futures entre l’UE et le Royaume-Uni avant que ceux-ci ne soient réglés, a interdit toute discussion bilatérale (entre le RU et un pays membre) et bloqué toute pré-négociation entre le RU et un pays tiers sur leurs futures relations commerciales. Cela place le Royaume-Uni dans une situation délicate puisque les entreprises (britanniques ou étrangères) réclament que soit levée l’incertitude sur les conditions des échanges entre le RU et l’UE après mars 2019, menaçant de réduire leurs investissements au RU, voire de délocaliser dans l’UE-27 tant que l’incertitude n’est pas levée.

L’UE est en position de force puisque le commerce avec l’UE est 5 fois plus important pour le RU que le commerce avec le RU ne l’est pour l’UE. De plus, l’UE a marqué son unité dans la sortie britannique (comme dans la crise grecque). Dans les deux cas, des positions fermes l’ont emporté. Ni au Conseil européen, ni au Parlement, les partisans de lignes plus conciliantes ne se sont exprimés, comme s’ils avaient peur d’être accusés de rompre l’unité européenne.

Au contraire, les Britanniques sont partagés en quatre positions qui traversent les rangs des conservateurs et des travaillistes. Parmi les partisans de rester dans l’UE, les remainers, certains, comme Tony Blair ou Michael Heseltine, très minoritaires, espèrent encore que, devant les difficultés, le Royaume-Uni renoncera à sortir de l’UE. Lord Kerr, le rédacteur de l’article 50, rappelle que la décision d’activer cet article est réversible. Mais ce serait contraire à la tradition démocratique britannique que de ne pas respecter le vote populaire. Un nouveau référendum pourrait être organisé, mais au regard des sondages rien n’assure que le vote serait aujourd’hui différent de celui du 23 juin 2016.

Pour une majorité de remainers, le Brexit aura bien lieu, et il s’agit maintenant d’en minimiser les coûts économiques. Certains remainers, en particulier parmi les travaillistes, préconisent maintenant un soft Brexit, qui permettrait au RU de rester dans le marché unique. Mais, compte-tenu des conditions imposées par l’UE-27 (le respect des « 4 libertés fondamentales » – libre circulation des marchandises, des services, du capital et du travail – et le maintien de l’autorité de la CJUE), le Brexit n’aurait finalement abouti qu’à priver le Royaume-Uni de toute voix au chapitre pour des décisions qu’il devrait appliquer. Les partisans d’un soft Brexit sont aussi en faveur d’un délai de transition (prévu par le Traité, sous réserve d’un accord unanime des pays de l’UE), qui repousserait de deux ans la sortie du Royaume-Uni et éviterait le risque que le Royaume-Uni quitte l’UE le 29 mars 2019 sans accord négocié.

Les plus fervents partisans du Brexit sont prêts à prendre le risque d’un hard Brexit, sans accord avec l’UE. Le Royaume-Uni n’aurait plus à contribuer au budget de l’UE (soit environ 0,5 point de PIB par an en termes nets) ; il aurait le statut de pays tiers dans le cadre des règles de l’OMC. Le Royaume-Uni devrait alors renégocier des accords commerciaux avec tous ses partenaires, en particulier les États-Unis. Les contrôles aux frontières devraient être rétablis. Les partisans d’un hard Brexit ne sont pas favorables à une période de transition, qui ne ferait que retarder le moment où le Royaume-Uni « reprendrait le contrôle », et l’empêcherait de négocier des accords avec les pays hors UE. En cas de hard Brexit, le risque serait que les multinationales relocalisent en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, que de façon générale il devienne moins attractif d’investir au Royaume-Uni et qu’une large partie des activités bancaires et financières de la zone euro quittent Londres pour Paris, Francfort, Amsterdam ou Dublin. Londres pourrait cependant jouer la carte de la concurrence fiscale (en particulier par la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés) et du paradis réglementaire, surtout en matière financière. Toutefois, le Royaume-Uni ne pourrait guère s’abstraire des contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux de la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur les échanges d’informations fiscales et bancaires, les accords de Bâle III). Les conditions financières de son départ feraient l’objet d’un règlement judiciaire. Pour les plus libéraux, le Brexit permettrait de renforcer le modèle libéral du Royaume-Uni. Il est cependant peu probable que le Royaume-Uni, dont la législation est déjà très libérale, bénéficie d’un choc important de croissance induit par des réformes encore plus libérales.

La position du gouvernement britannique est intermédiaire et évolutive. Theresa May, qui, lorsqu’elle était ministre du gouvernement Cameron en 2016, avait appelé à voter pour le maintien dans l’UE, se donne comme objectif de faire du Brexit une réussite : le Royaume-Uni doit devenir un champion de la mondialisation (« A global Britain »), un champion du libre-échange commercial, dans la tradition libérale britannique, qui doit se tourner vers le grand large. Le pays affiche d’ailleurs un excédent commercial vis-à-vis de ses partenaires hors UE, avant tout avec les États-Unis, et conserve des liens historiques avec les pays du Commonwealth, tandis qu’il affiche un important déficit commercial avec les pays de l’UE (il est cependant excédentaire en matière de services).

Theresa May a pris acte de la position de l’UE-27 selon laquelle le Royaume-Uni ne pourra pas rester dans le marché unique s’il ne respecte pas les quatre « libertés fondamentales ». Elle souhaite cependant maintenir des relations commerciales et financières privilégiées avec l’UE en signant un partenariat spécifique de libre-échange. Comme le RU souhaite pouvoir reprendre le contrôle sur ses frontières, gérer l’arrivée de travailleurs en provenance de l’UE, ne plus être soumis à la CJUE, et refuse (contrairement aux pays de l’AELE) de se plier, pour accéder librement au marché européen, à des normes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire, Theresa May propose que soit établi un « partenariat spécifique et approfondi » entre le RU et l’UE. Par ailleurs, depuis le discours de Florence de septembre 2017, Theresa May demande qu’une période de transition de deux ans soit mise en place, de mars 2019 à 2021.

Theresa May avait organisé des élections législatives anticipées en juin 2017, afin de renforcer sa majorité au Parlement. En fait, les attaques des travaillistes contre l’austérité et les positions des conservateurs en faveur d’une réduction des aides à la dépendance, ont fait perdre aux conservateurs leur majorité. Theresa May a dû faire un accord avec le DUP, parti Unioniste nord-Irlandais, conservateur en matière de questions de société, mais opposé à l’austérité budgétaire et au compromis avec l’Irlande. Theresa May a donc abordé les négociations sur le Brexit avec une majorité affaiblie et divisée où certains ministres (David Davis, Secrétaire d’État en charge des négociations sur le Brexit, Boris Johnson, Secrétaire d’État aux Affaires Etrangères, Liam Fox, Secrétaire d’État au Commerce International) se déclarent prêts à prendre le risque de l’absence d’un accord.

Le 15 novembre 2017, le parlement britannique a définitivement voté la loi d’abrogation du droit européen, mettant fin à son application au RU et confiant au gouvernement la tâche de transposer (ou non) dans le droit britannique les lois et règlements européens (soit 12 000 textes). Toutefois, il a été acté que l’accord avec l’UE, s’il est signé, sera soumis au Parlement, un refus de celui-ci impliquant une sortie sans accord.

L’état des négociations à la veille du sommet du 14-15 décembre

Cinq rounds de négociation étaient initialement prévus en 2017, de juin à octobre. L’objectif était que lors du sommet européen des 19-20 octobre, les négociations aient suffisamment avancé sur les trois points fixés en avril pour que les pays de l’UE-27 acceptent d’engager la négociation sur le futur partenariat. Dès le round du 19 juin, David Davis avait accepté la demande de séquençages de l’UE-27. Ainsi, seuls les trois points souhaités par l’UE-27 ont été discutés, alors que pour le gouvernement britannique (et les entreprises du pays), c’est le futur partenariat qui est crucial. Lors de la clôture du cinquième round, le 12 octobre 2017, Michel Barnier avait déclaré que les négociations sur les aspects financiers étaient dans une impasse et qu’il ne pourrait pas proposer au sommet européen du 19 octobre d’engager les discussions sur un accord commercial, tout en espérant que des progrès soient faits d’ici le sommet européen du 14-15 décembre. Le 20 octobre, le Conseil européen a cependant ouvert la possibilité d’un accord de transition, proposant que des discussions préparatoires soient menées en vue du sommet de décembre, qui sera donc crucial.

En ce qui concerne les droits des citoyens, en particulier des 3,2 millions de citoyens de l’UE résidents au Royaume-Uni, Theresa May a proposé que tous les citoyens de l’UE, installés au Royaume-Uni avant le 29 mars 2017, puissent obtenir un statut de résident qui leur garantisse les mêmes droits que les citoyens britanniques en matière d’emploi et de droits sociaux. Ceci serait automatique pour ceux qui y résident depuis plus de 5 ans et, quand ils atteindront 5 années de résidence pour les autres. Les négociations ont achoppé sur la date de référence (mars 2017 ou 2019 ?), sur le maintien du droit au regroupement familial et surtout le contrôle de l’application de l’accord par la CJUE, que l’UE-27 réclame pour éviter que le RU ne puisse durcir sa réglementation, mais que le RU ne peut accepter (toutefois, il pourrait consentir à la mise en place d’un tribunal d’arbitrage).

Sur la question de la frontière irlandaise, les deux parties sont d’accord pour préserver l’accord de paix en Irlande du Nord et pour maintenir l’absence de frontière terrestre, afin de ne pas mettre d’obstacles aux intenses échanges entre les deux parties de l’île et à la liberté de circulation entre les deux zones (30 000 personnes par jour franchissent la frontière), ce qui est difficile si le Royaume-Uni n’est plus ni dans le marché unique ni dans l’Union douanière. La République d’Irlande refuse toute frontière dure, et menace d’apposer un veto à tout accord qui mettrait des barrières supplémentaires entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. Elle demande un statut spécial pour l’Irlande du Nord, qui maintiendrait celle-ci dans l’union douanière. En sens inverse, le DUP refuse le maintien de l’Irlande du Nord dans l’union douanière après le Brexit, du moins tout accord qui ne s’appliquerait pas à l’ensemble du Royaume-Uni ; le gouvernement britannique souhaite maintenir l’intégrité du Royaume-Uni, refuse que l’Irlande du Nord reste soumise à la réglementation de l’UE et que la frontière passe entre l’Irlande du Nord et le reste du RU. Il propose de mettre en place une frontière invisible, ce qui va demander une grande créativité. Sur ce point, l’UE-27 estime que c’est au Royaume-Uni de faire des propositions acceptables. Devant les difficultés de concilier des exigences inconciliables, les deux parties pourraient s’accorder pour reporter la question à la fin des négociations sur leur partenariat futur.

Sur la question du règlement financier, les positions semblent s’être rapprochées. Du côté de l’UE, on évoquait des montants de 60 à 100 milliards d’euros comme contribution britannique aux dépenses européennes déjà engagées, tandis que le Royaume-Uni ne souhaitait pas aborder la question du règlement financier indépendamment de la négociation du futur accord. En septembre 2017, Theresa May a cependant affirmé clairement que le Royaume-Uni honorerait ses engagements financiers envers l’UE, à savoir sa part dans les dépenses de 2017-19, ses engagements pour 2020, les dépenses d’investissements engagés au-delà, sa part des retraites des fonctionnaires européens. Le Royaume-Uni devrait devoir débourser entre 45 et 50 milliards d’euros. Dans le cadre des négociations sur le futur partenariat, le gouvernement britannique pourrait s’engager sur une éventuelle future contribution au fonctionnement du marché unique.

Bien qu’aucun des trois points de négociation initiaux ne soit aujourd’hui vraiment réglé, il semble que l’UE-27 acceptera que des négociations sur le partenariat futur puissent s’ouvrir en 2018. Ceci nécessitera que les pays de l’UE-27 s’entendent sur une position commune, ce qui reportera à mars 2018, le début d’une nouvelle série de négociations. Il est probable, et souhaitable, que le Conseil européen des 14-15 décembre accepte la demande britannique d’une période de transition de deux ans de sorte que le risque d’une sortie sans accord en mars 2019 serait levé.

Il faudra alors trouver un accord sur le futur partenariat entre l’UE-27 et le Royaume-Uni. L’UE-27 ne doit pas céder à la tentation de punir un pays sortant, en ne lui appliquant plus que les règles de l’OMC, ce qui nuirait aussi aux exportations européennes vers le Royaume-Uni, d’autant que l’UE affiche un excédent courant de 130 milliards d’euros vis-à-vis du pays. De même, les accords de coopération industrielle (Airbus, armement, énergie, …) pourront difficilement être remis en question. Il parait impossible que l’UE-27 accepte que le RU reste dans le marché unique, en choisissant les règles qu’il veut bien appliquer. Mais le minimum serait un accord commercial, sur le modèle du CETA. Le plus porteur pour les deux parties serait sans doute d’aboutir à un accord équilibré de partenariat commercial qui servirait de modèle pour créer un troisième cercle en Europe, ce qui pourrait à terme permettre d’intégrer la Norvège, l’Islande la Suisse, l’Ukraine, la Turquie, le Maroc et d’autres pays, et éviterait de placer les pays tiers dans l’alternative entre maintien de la souveraineté nationale et bienfaits de la libéralisation commerciale.

 

 




Une (ré) assurance chômage européenne

par Léo Aparisi de Lannoy et Xavier Ragot

Le retour de la croissance ne peut faire oublier la mauvaise gestion de la crise au niveau européen sous son aspect économique, mais aussi social et politique. Les divergences des taux de chômage, des balances courantes et des dettes publiques entre les pays de la zone euro sont inédites depuis des décennies. Les évolutions de la gouvernance européenne doivent viser la plus grande efficacité économique pour la réduction du chômage et des inégalités tout en explicitant et en justifiant leurs enjeux financiers et politiques afin de les rendre compatibles avec des choix politiques nationaux. La constitution d’une assurance chômage européenne remplit ces critères.

L’idée d’un mécanisme européen d’indemnisation des chômeurs est une vielle idée dont les premières traces remontent au moins à 1975. Cette idée est aujourd’hui très débattue en Europe avec des propositions émanant d’économistes ou d’administrations italiennes, françaises, des études menées par des instituts allemands, dont le dernier Policy Brief de l’OFCE propose une synthèse. Cette possibilité est même évoquée dans des communications de la Commission européenne. Cette note présente les débats européens, ainsi que le système en place aux États-Unis.

Le mécanisme de réassurance chômage européen présenté dans cette note vise à financer les indemnités chômage des pays en cas de récession sévère et s’inspire pour cela de l’expérience des États-Unis. Ce mécanisme constitue un second niveau européen en plus de niveaux nationaux d’assurance chômage différents. Il permet de soutenir les chômeurs dans les pays touchés par une récession importante, ce qui contribue à soutenir la demande agrégée et l’activité tout en réduisant les inégalités dans les pays bénéficiaires, et est compatible avec une réduction des dettes publiques. Ce mécanisme n’engendre ni transferts permanents vers les pays qui ne se réformeraient pas, ni de distorsions de concurrence, ni le transfert de pouvoirs politiques relevant aujourd’hui de la subsidiarité. Il est en effet, comme c’est le cas aux États-Unis, compatible avec une hétérogénéité de systèmes nationaux.

Pour donner des ordres de grandeur, un système de réassurance, équilibré sur le cycle économique européen et sans transferts permanents entre les pays, aurait augmenté la croissance de 1,6% du PIB en Espagne au cœur de la crise, et l’Allemagne aurait reçu une aide européenne de 1996 à 1998 et de 2003 à 2005. La France aurait connu une augmentation du PIB de 0,8% en 2013 grâce à un tel système, comme le montrent des simulations présentées par des équipes européennes.

Pour accéder à l’étude complète, consulter ici le Policy Brief de l’OFCE, n°28 du 30 novembre 2017.




Croissance et inégalités dans l’Union européenne

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Croissance et inégalités : défis pour les économies de l’Union européenne » : tel était le thème du 14e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 9 juin 2017 à Berlin. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes.

Cette année, 27 contributions de chercheurs, retenues par un comité scientifique, ont été présentées au colloque dont la plupart sont disponibles sur la page web de la conférence. Ce texte fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Ainsi que l’a souligné Marcel Fratzcher, Président du DIW, dans son allocution d’ouverture, la montée des inégalités depuis quelque 30 années, a fait que les inégalités qui étaient auparavant un sujet réservé aux chercheurs spécialisés en politique sociale sont maintenant devenus des sujets d’étude pour de nombreux économistes. Se posent plusieurs questions : pourquoi cette hausse des inégalités ? La hausse des inégalités dans chaque pays est-elle une conséquence obligée de la diminution des inégalités entre pays, que ce soit en Europe ou au niveau mondial ? Quelles sont les conséquences macroéconomiques de cette hausse ? Quelles politiques économiques pour l’éviter ?

Inégalités de revenus : les faits. Mark Dabrowski (CASE, Varsovie) : “Is there a trade-off between global and national inequality ?”, souligne que la croissance des inégalités à l’intérieur de chaque pays (en particulier aux Etats-Unis et en Chine) va de pair avec la diminution des inégalités entre pays, les deux étant favorisés par la mondialisation commerciale et financière. Toutefois, certains pays avancés ont réussi à stopper la croissance des inégalités internes, ce qui montre que les politiques nationales continuent à avoir de l’importance.

Oliver Denk (OCDE) : “Who are the Top 1 Percent Earners in Europe ?” analyse la structure de la couche des 1% de salariés ayant les plus hauts salaires dans les pays de l’UE. Ceux-ci représentent de 9% de la masse salariale au Royaume-Uni à 3,8% en Finlande (4,7% en France). Statistiquement, ils sont plus âgés que l’ensemble des salariés (ceci étant moins net dans les pays de l’Est), plus masculins (ceci étant moins net dans les pays nordiques), plus diplômés. Ils sont plus nombreux dans la finance, la communication, les services aux entreprises.

Tim Callan, Karina Doorley et Michael Savage (ESRI Dublin) : “Inequality in EU crisis countries: Identifying the impacts of automatic stabilisers and discretionary policy”, analysent la croissance des inégalités de revenus dans les pays qui ont le plus souffert de la crise (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal, Chypre). Dans ces cinq pays, les inégalités de revenus primaires ont augmenté en raison de la crise, mais le jeu des transferts fiscaux et sociaux automatiques a fait que les inégalités de revenu disponible sont restées stables en Irlande et au Portugal et (à un moindre degré) en Grèce.

Carlos Vacas-Soriano et Enrique Fernández-Macías (Eurofound) : “Inequalities and employment patterns in Europe before and after the Great Recession”, montrent que les inégalités de revenus diminuaient globalement dans l’UE avant 2008 puisque les nouveaux entrants rattrapaient les anciens membres. Depuis 2008, la Grande Récession a creusé les inégalités entre pays et à l’intérieur de nombreux pays. La croissance des inégalités internes provient surtout de la hausse du chômage ; elle frappe des pays traditionnellement égalitaristes (Allemagne, Suède, Danemark) ; elle est atténuée par la solidarité familiale et la protection sociale, dont les rôles sont cependant remis en cause.

Modélisation de la relation croissance/inégalité. Alberto Cardaci (Universita Cattolica del Sacro Cuore Milan) et Francesco Saraceno (OFCE, Paris) : “Inequality and Imbalances: an open-economy agent-based model”, présentent un modèle à deux pays. Dans l’un, la recherche d’excédents extérieurs induit une pression sur les salaires et une dépression de la demande intérieure compensée par des gains à l’exportation. Dans l’autre, la croissance des inégalités induit une tendance à la baisse de la consommation compensée par le développement du crédit. Il en résulte une crise endogène de la dette quand la dette des ménages du deuxième pays atteint une valeur limite.

Alain Desdoigts (IEDES, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et Fernando Jaramillo, (Universidad del Rosario, Bogota) “Learning by doing, inequality, and sustained growth: A middle-class perspective”, présentent un modèle où les innovations ne peuvent être appliquées dans la production que dans les secteurs d’une taille suffisante, et donc ceux qui produisent les biens achetés par la classe moyenne (et ni dans les secteurs de biens de luxe, ni dans les secteurs de biens de bas de gamme). La croissance est donc d’autant plus forte que la classe moyenne est développée. La redistribution est favorable à la croissance si elle se fait des riches vers la classe moyenne, défavorable si elle va de la classe moyenne aux pauvres.

Inégalité, financiarisation, politique monétaire. L’article de Dirk Bezemer et Anna Samarina (Université de Groningen) : “Debt shift, financial development and income inequality in Europe”, distingue deux types de crédit bancaire, celui qui finance les activités financières et l’immobilier et celui qui finance les entreprises non-financières et la consommation. Il explique la croissance des inégalités dans les pays développés par la place croissante du crédit finançant la finance au détriment de celui qui finance la production.

L’article de Mathias Klein (DIW Berlin) et Roland Winkler (TU Dortmund University) : “Austerity, inequality, and private debt overhang”, soutient que les politiques budgétaires restrictives ont peu d’impact sur l’activité et l’emploi quand les dettes privées sont faibles (car l’effet Barro joue à plein) ; elles ont un effet restrictif sur l’activité et augmentent les inégalités de revenus quand les dettes privées sont fortes. De sorte qu’il faudrait ne pratiquer l’austérité budgétaire qu’une fois que l’endettement privé a été réduit.

Davide Furceri, Prakash Loungani et Aleksandra Zdzienicka (FMI) : “The effect of monetary policy shocks on inequality,” rappellent que l’impact de la politique monétaire sur les inégalités de revenus est ambigu. Une politique expansionniste peut faire baisser le chômage et réduire les taux d’intérêt (ce qui réduit les inégalités) ; elle peut aussi induire de l’inflation et faire augmenter le prix des actifs (ce qui augmente les inégalités). Empiriquement, il apparaît qu’une politique restrictive augmente les inégalités de revenu, sauf si elle est provoquée par une croissance plus forte.

Inégalités et politique sociale. Alexei Kireyev et Jingyang Chen (FMI) « Inclusive growth framework », plaident pour des indicateurs de croissance incluant l’évolution de la pauvreté et des inégalités de revenu et de consommation.

Dorothee Ihle (University of Muenster) : « Treatment effects of Riester participation along the wealth distribution: An instrumental quantile regression analysis » ,analyse l’impact des plans de pensions Riester sur le patrimoine des ménages allemands. Ceux-ci augmentent significativement le patrimoine des ménages participants au bas de la distribution des revenus, mais ils sont relativement peu nombreux, tandis qu’ils ont surtout des effets de redistribution du patrimoine pour les ménages des classes moyennes.

Inégalité, pauvreté et mobilité. Katharina Weddige-Haaf (Utrecht University) et Clemens Kool (CPB and Utrecht University) : “ The impact of fiscal policy and internal migration on regional growth and convergence in Germany”, analysent les facteurs de convergence du revenu par habitant entre les anciens et nouveau Länder allemands. La convergence a été impulsée par les migrations internes, les subventions à l’investissement et les fonds structurels, mais les transferts fiscaux en général n’ont pas eu d’effet. La crise de 2008 a favorisé la convergence en affectant surtout les régions les plus riches.

Elizabeth Jane Casabianca et Elena Giarda (Prometeia, Bologne) “From rags to riches, from riches to rags: Intra-generational mobility in Europe before and after the Great Recession” analysent la mobilité des revenus individuels dans quatre pays européens : Espagne, France, Italie, Royaume-Uni. Avant la crise, elle était forte en Espagne et faible en Italie. Elle a nettement diminué après la crise, en particulier en Espagne ; elle est restée stable au Royaume-Uni.

Luigi Campiglio (Università Cattolica del S. Cuore di Milano) : “Absolute-poverty, food and housing”, analyse la pauvreté absolue en Italie à partir d’un indicateur basé sur la consommation alimentaire. Il montre que les familles pauvres supportent des coûts de logement particulièrement importants, ce qui pèse sur leur consommation alimentaire et leurs dépenses de santé. Les familles pauvres avec enfants, locataires de leur logement, ont été particulièrement touchés par la crise. La politique sociale devrait mieux les protéger par des transferts ciblés, en espèces ou en nature (santé, éducation).

Georgia Kaplanoglou et Vassilis T. Rapanos (National and Kapodistrian University of Athens and Academy of Athens) : “Evolutions in consumption inequality and poverty in Greece: The impact of the crisis and austerity policies”, rappellent que la crise et les politiques d’austérité ont réduit en Grèce le PIB et la consommation des ménages d’environ 30 %. Cela s’est accompagné d’une hausse des inégalités en matière de consommation que l’article documente avec précision. Il analyse en particulier l’effet des hausses de TVA. Les familles avec enfants ont été particulièrement affectées.

Marché du travail. Christian Hutter (IAB, German Federal Employment Agency) et Enzo Weber, (IAB et Universität Regensburg)  : “Labour market effects of wage inequality and skill-biased technical change in Germany”, estiment sur données allemandes un modèle structurel vectoriel pour analyser le lien entre les inégalités salariales, l’emploi, le progrès technique neutre et le progrès technique favorisant le travail qualifié. Ce dernier augmente la productivité du travail, les salaires, mais aussi les inégalités salariales et réduit l’emploi. Les inégalités salariales ont elles un effet négatif sur l’emploi et sur la productivité globale.

Eckhard Hein et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law, Institute for International Political Economy Berlin) : “Opportunities and limits of rebalancing the Eurozone via wage policies: Theoretical considerations and empirical illustrations for the case of Germany”, analysent l’impact des hausses de salaires en Allemagne sur le rééquilibrage des soldes courants en Europe. Ils montrent que celles-ci ne jouent pas seulement par effet compétitivité, mais aussi par effet demande en modifiant la répartition salaire/profit et en impulsant la consommation. Aussi, doivent-ils être appuyés par une hausse des dépenses publiques.

Camille Logeay et Heike Joebges (HTW Berlin) : “Could a wage formula prevent excessive current account imbalances in euro area countries? A study on wage costs and profit developments in peripheral countries”, montrent que la règle « les salaires doivent croître comme la productivité du travail et l’objectif d’inflation », aurait eu des effets stabilisateurs en Europe tant sur les compétitivités des pays membres que sur leurs demandes intérieures. Toutefois, cela suppose que les entreprises n’en profitent pas pour augmenter leurs profits et qu’aucun pays ne recherche de gain de compétitivité.

Hassan Molana (University of Dundee), Catia Montagna, (University of Aberdeen) et George E. Onwordi, (University of Aberdeen) : “Reforming the Liberal Welfare State – International Shocks, unemployment and household income shares” construisent une maquette pour montrer qu’un pays libéral, comme le Royaume-Uni, pourrait améliorer le fonctionnement de son marché du travail en en réduisant la flexibilité pour aller vers un modèle de flexi-sécurité : hausse des prestations chômage, restrictions aux licenciements, hausse des dépenses de formation, aides à l’embauche. Cette stratégie, en augmentant la productivité du travail, réduirait le taux de chômage structurel et augmenterait la part des profits.

Guillaume Claveres, (Centre d’Economie de la Sorbonne, Paris) et Marius Clemens (DIW, Berlin) : ”Unemployment Insurance Union” proposent une modélisation d’une assurance-chômage européenne qui prendrait en charge une partie des dépenses de prestations chômage. Celle-ci pourrait réduire les fluctuations de la consommation et du chômage à la suite de chocs spécifiques. Cela suppose cependant qu’elle ne s’applique qu’au chômage conjoncturel, qu’il est difficile de définir.

Bruno Contini, (Università di Torino et Collegio Carlo Alberto), José Ignacio Garcia Perez, (Universidad Pablo de Olavide), Toralf Pusch, (Hans-Boeckler Stiftung, Düsseldorf) et Roberto Quaranta, (Collegio Carlo Alberto) : “New approaches to the study of long term non-employment duration via survival analysis: Italy, Germany and Spain”, analysent la non-activité involontaire (les personnes qui souhaiteraient travailler mais ont renoncé à chercher un emploi et ont perdu leurs droits aux prestations chômage) en Allemagne, Italie et Espagne,. Celle-ci est particulièrement importante et durable en Espagne et en Italie. Ils mettent en garde contre les mesures favorisant les licenciements et la précarisation du travail ou incitant au travail au noir.

Fiscalité. Markku Lehmus, (ETLA, Helsinski) : “Distributional and employment effects of labour tax changes: Finnish evidence over the period 1996-2008” utilise un modèle d’équilibre général avec agents hétérogènes pour évaluer l’impact de la baisse de la fiscalité du travail en Finlande de 1996 à 2008. Il montre que celle-ci explique une faible part de la hausse de l’emploi (1,4 point sur 16%) et de la hausse des inégalités de revenu.

Sarah Godar (Berlin School of Economics and Law) et Achim Truger ( IMK and Berlin School of Economics and Law) : “Shifting priorities in EU tax policies: A stock-taking exercise over three decades” analysent l’évolution de la fiscalité dans les Etats de l’UE : de 1980 à 2007, la fiscalité est devenue moins progressive avec la baisse des taux marginaux supérieurs de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, et un traitement privilégié des revenus du capital. La crise de 2008 et les difficultés des finances publiques ont freiné temporairement ce mouvement ; la hausse des recettes a cependant été souvent recherchée par la hausse de la TVA.

Alexander Krenek et Margit Schratzenstaller (WIFO) : “Sustainability-oriented future EU funding: A European net wealth tax” plaident pour l’instauration d’un impôt européen sur la richesse des ménages, qui pourrait contribuer à financer le budget européen.

Les conséquences macroéconomiques des inégalités. Bjoern O. Meyer (University of Rome – Tor Vergata) : “Savings glut without saving: retirement saving and the interest rate decline in the United States between 1984 and 2013 », explique 60 % de la baisse du taux d’intérêt aux Etats-Unis entre 1983 et 2013, malgré la baisse du taux d’épargne global des ménages par des facteurs démographiques (la hausse différenciée de l’espérance de vie), le ralentissement des gains de productivité du travail et l’augmentation des inégalités de revenu.

Marius Clemens, Ferdinand Fichtner, Stefan Gebauer, Simon Junker et Konstantin A. Kholodilin (DIW Berlin) : “How does income inequality influence economic growth in Germany?” présentent un modèle macroéconométrique où, à court terme, les inégalités de revenu augmentent la productivité de chaque actif (effet d’incitation), mais réduisent la consommation globale (effet d’épargne) ; à long terme, elles ont un impact négatif sur la formation du capital humain des jeunes des classes populaires. Ainsi, une hausse exogène des inégalités de revenu a d’abord un effet négatif sur le PIB (effet demande), puis positif (effet incitation individuel), puis négatif à long terme (effet capital humain). L’effet est toujours négatif sur la consommation des ménages et positif sur la balance extérieure.

 

 

 




La BCE prépare l’avenir

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE du jeudi 8 juin, Mario Draghi a annoncé la stabilité des taux directeurs de la politique monétaire (soit 0 % pour le taux des opérations principales de refinancement, -0,40 % pour le taux des facilités de dépôts et 0,25 % pour le taux des facilités de prêt). Il a surtout donné de précieuses indications sur l’orientation future de la politique monétaire menée dans la zone euro en modifiant sa communication. Alors qu’il déclarait systématiquement que les taux pourraient être diminués (« at lower levels »), il a déclaré que ceux-ci serait maintenus au niveau actuel (« at present level »), ceci pendant une « période prolongée » et « bien au-delà de la fin du programme d’achat de titres ».

En annonçant qu’il n’y aurait pas de baisse supplémentaire des taux, la BCE juge que l’orientation actuelle de la politique monétaire devrait lui permettre d’atteindre ses objectifs et fait le premier pas vers un resserrement futur des conditions monétaires. On peut toutefois noter que dans le même temps, la BCE n’anticipe pas un retour de l’inflation à sa cible de 2 % d’ici 2019. Les nouvelles projections macroéconomiques de l’Eurosystème publiées pendant la conférence de presse prévoient une inflation à 1,5 % en 2017, 1,3 % en 2018 et 1,6 % en 2019[1]. Certes la reprise se confirme mais l’inflation resterait inférieure à sa cible sur un horizon d’au moins 3 ans, de quoi justifier le maintien d’une politique monétaire expansionniste. En précisant que les taux ne remonteraient pas aussitôt les achats de titres terminés[2], la BCE entend bien continuer à soutenir l’activité.

Vient alors la question de la date de fin du programme d’achats de titres. Selon le discours actuel, les achats se poursuivront jusqu’en décembre 2017 mais ils pourraient se prolonger si la BCE le juge nécessaire. Quelle stratégie adoptera la BCE après cette date ? Il est possible que les achats de titres diminuent progressivement à l’image de ce qu’avait fait la Réserve fédérale en 2014[3]. Dans ce cas, la fin de l’assouplissement quantitatif prendrait encore quelques mois. C’est aujourd’hui l’option la plus probable ce qui repousserait la hausse des taux à la fin de l’année 2018. On peut cependant envisager que des annonces de réduction des achats se fassent d’ici la fin de l’année, ce qui pourrait conduire à mettre un terme au QE dès le début de l’année 2018. Quelle que soit l’option choisie, la BCE prendra très certainement soin de communiquer sa stratégie afin d’orienter progressivement les anticipations sur la première hausse des taux.

Pour autant, s’il s’agit d’un élément important de la stratégie de normalisation de la politique monétaire en zone euro, celle-ci ne se cantonne pas à la question de la remontée des taux. La BCE doit également apporter des éléments sur ses intentions relatives à sa politique de taux négatifs ou encore sur le moment où elle décidera de ne plus satisfaire l’intégralité des demandes de refinancement à taux fixe comme elle le fait depuis octobre 2008. Enfin, elle devra également indiquer à quel rythme, elle envisage ensuite de réduire la taille de son bilan comme a commencé à le faire récemment la Réserve fédérale (voir ici). Sur ces points, la BCE devra également faire preuve de transparence.

[1] Ces anticipations ont même été revues à la baisse depuis mars 2017.

[2] Depuis avril 2017, les achats de titres s’élèvent à 60 milliards par mois contre 80 milliards les mois précédents.

[3] La Réserve fédérale avait étalé la réduction de ces achats de titres entre janvier et octobre.

 

 




Des inégalités européennes : inégalités sans frontière

par Guillaume Allègre

Dans le préambule du traité instituant la Communauté économique européenne, les chefs d’Etat et de gouvernement se déclarent « décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe ». L’article 117 rajoute que « les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès ». Soixante ans après le Traité de Rome, qu’en est-il des inégalités économiques et sociales en Europe ? Comment ont-elles évolué durant la crise, entre les pays de l’Union et au sein des pays ?

Selon Eurostat, la grande récession a fait croître, un peu, les inégalités au sein des  Etats-membres de l’UE. Le coefficient de Gini calculé à partir du niveau de vie[1] est passé de 0,306 en 2007 à 0,31 en 2015 en moyenne dans les 28 pays membres de l’UE. Toutefois, une partie de la hausse est due à d’importantes ruptures de série en France et en Espagne en 2008. L’élément saillant est que les inégalités en Europe apparaissent nettement plus faibles que celles qui prévalent aux Etats-Unis : en effet, ce même Gini est estimé à 0,394 aux Etats-Unis en 2014 alors qu’il s’échelonne de 0,25 (République Tchèque) à 0,37 (Bulgarie) dans l’Union Européenne. Les Etats-Unis sont donc plus inégalitaires que n’importe quel pays dans l’UE et nettement plus inégalitaires que la moyenne européenne.

Toutefois, la présentation d’un Gini moyen dans l’Union Européenne peut être trompeuse (cf. Allègre, 2017, dans OFCE, L’économie européenne 2017, Repères, La Découverte). En effet, il ne tient compte que des inégalités à l’intérieur de chaque pays et non des inégalités entre pays. Or, ces dernières sont importantes.  En comptabilité nationale, les revenus des ménages en standard de pouvoir d’achat de consommation par pays de l’UE s’échelonnent en 2013 de 37% de la moyenne européenne (Bulgarie) à 138% (Allemagne), soit un rapport de 1 à 4. Au niveau européen, Eurostat  calcule une moyenne des inégalités nationales, ainsi que les inégalités inter-nationales. Par contre, Eurostat ne calcule pas les inégalités entre citoyens européens : qu’en est-il des inégalités si l’on élimine les barrières nationales et que l’on calcule au niveau européen les inégalités entre citoyens de la même façon qu’on calcule des inégalités au sein de chaque nation ? Il peut paraitre légitime de calculer ces inégalités entre citoyens européens – sans tenir compte des frontières nationales – dans la mesure où l’Union Européenne constitue une communauté politique avec ses propres institutions (Parlement, exécutif…).

La base de données EU-SILC qui fournit le revenu disponible équivalent (en parité de pouvoir d’achat) d’un échantillon représentatif de ménages dans chaque pays européen permet de faire ce calcul. Il en ressort que le niveau des inégalités globales en 2014 dans l’Union Européenne est équivalent à celui qui prévaut aux Etats-Unis (graphique). Quelle conclusion en tirer ? Si l’on voit le verre à moitié vide, on peut souligner que les inégalités européennes sont du même niveau que le pays développé le plus inégalitaire au monde. Si l’on voit le verre à moitié plein, on peut souligner que l’Union Européenne ne constitue pas une nation avec des transferts sociaux et fiscaux, qu’elle s’est élargie récemment à des pays beaucoup plus pauvres et que malgré tout, les inégalités n’y sont pas supérieures qu’aux Etats-Unis.

 

gini

Sur le graphique, on observe également une légère baisse des inégalités globales dans l’Union Européenne entre 2007 et 2014. L’indice de Theil, un autre indicateur d’inégalité, permet de décomposer l’évolution des inégalités européennes entre ce qui provient de l’évolution des inégalités entre pays et ce qui provient de l’évolution au sein des pays. Entre 2007 et 2014, l’indice de Theil passe de 0.228 à 0,214 (-0.014). Les inégalités au sein du pays sont globalement stables (+0.001) tandis que les inégalités entre pays baissent (-0.015). Ces évolutions se rapprochent de celles observées par Lakner et Milanovic au niveau mondial (« Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession ») : augmentation des inégalités au plan national et baisse des inégalités entre pays (notamment du fait du rattrapage de la Chine et de l’Inde).

Jusqu’ici, l’Union Européenne a fait de l’ouverture des frontières son principal instrument pour réduire les inégalités en Europe. Mais si l’ouverture des frontières peut aider au rattrapage des pays les moins aisés de l’Union (notamment la Bulgarie et la Pologne), elle peut aussi peser sur les inégalités au sein des pays (notamment en Espagne et au Danemark). Or, il n’existe jusqu’ici pas de politique sociale européenne. Ce domaine relève avant tout de la compétence des Etats. Malheureusement, l’ouverture des frontières exacerbe la concurrence sociale et fiscale plutôt qu’elle ne favorise l’harmonisation. Ainsi les taux marginaux supérieurs d’IRPP et d’IS ont largement chuté depuis le milieu des années 1990 tandis que le taux de TVA a augmenté (A. Bénassy-Quéré et al. : « Renforcer l’harmonisation fiscale en Europe »).

En France, le gouvernement s’est engagé à porter le taux d’IS de 33,3 à 28% d’ici 2020. Ceci fait suite à un mouvement de baisse de la fiscalité des entreprises et de hausse de celle des ménages. L’impact sur les inégalités a été jusqu’ici compensé par le fait que la hausse de la fiscalité s’est concentrée sur les ménages les plus aisés. Toutefois, deux candidats à l’élection présidentielle, MM. Fillon et Macron, prônent une baisse substantielle de l’imposition des revenus des capitaux (prélèvement libératoire, réduction de l’ISF au capital immobilier pour M. Macron, suppression de l’ISF pour M.  Fillon) au nom de la compétitivité. Les dangers que la concurrence fiscale et sociale fait peser sur les inégalités pourraient alors prochainement commencer à se ressentir.

[1]  Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité variant de 0 à 1, 0 signifie l’égalité parfaite et 1 signifie une inégalité parfaite. Il est ici calculé à partir du niveau de vie, ou revenu disponible équivalent, c’est-à-dire d’un revenu ajusté tenant compte de la taille des ménages.

 

Pour en savoir plus : “The Elusive Revovery”, IAGS 2017




Traité de Rome : Une sélection de travaux sur l’Union européenne

Par Paul Hubert

Depuis la création de l’OFCE, les questions européennes ont une place centrale dans ses analyses. A l’occasion du 60e anniversaire de la signature du Traité de Rome le 25 mars 1957, bien qu’il soit difficile de faire une recension complète, nous proposons une sélection, non exhaustive, de travaux qui ont été menés par les économistes de l’OFCE sur les thèmes abordés dans le préambule du Traité.

Ce préambule met l’accent sur différentes problématiques : le progrès économique et social, l’amélioration des conditions de vie et d’emploi, la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges, la réduction de l’écart entre les différentes régions et du retard des moins favorisées, la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux.

Jacques Drèze et Edmond Malinvaud proposent un ensemble de politiques de court, moyen et long terme pour répondre au défi économique et social du chômage européen : “Croissance et emploi : l’ambition d’une initiative européenne”, Revue de l’OFCE, 49, 247-288 (1994).

Gérard Cornilleau, Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak, avec d’autres co-auteurs, évaluent dans quelles mesures l’avènement du marché unique a fait apparaître la nécessité d’une harmonisation de plusieurs impôts : “Vers une fiscalité européenne?”, Revue de l’OFCE, 31(1), 121-189 (1990).

Jean-Paul Fitoussi et ses coauteurs du Groupe international de politique économique de l’OFCE ont publié au début des années 90 lors de l’approfondissement de la construction européenne trois rapports sur les différentes stratégies de croissance en Europe : “La désinflation compétitive, le mark et les politiques budgétaires en Europe”, Editions du Seuil, (1992), “Taux d’intérêt et chômage”, Presses de Sciences Po (1993), “Pour l’emploi et la cohésion sociale”, Presses de Sciences Po (1994).

Jean-Paul Fitoussi discute le rôle de l’acceptation des inégalités dans les choix de politiques macroéconomiques: “Macroeconomic Policies and Institutions”, Document de Travail de l’OFCE, n°2006-06 (2006).

Jacky Fayolle et Anne Lecuyer apportent leur contribution au débat sur le mouvement de la géographie économique européenne au travers des performances économiques entre les régions de l’Union européenne et de leur accès aux fonds structurels européens : “Croissance régionale, appartenance nationale et fonds structurels européens. Un bilan d’étape”, Revue de l’OFCE, 73(1), 165-196 (2000).

Jean-Paul Fitoussi et Francesco Saraceno analysent les arguments contre et en faveur des règles budgétaires et les normes sociales qui les sous-tendent : “Normes sociales et politiques européennes”, Revue de l’OFCE, 102, 283-314 (2007) et  “European Economic Governance: The Berlin-Washington Consensus”, Cambridge Journal of Economics, 37(3), 479–96 (2013).

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux posent la question de la cohérence de la stratégie de Lisbonne entre ses différents objectifs fixés et les moyens déployés La ‘stratégie de Lisbonne’ engluée dans la tactique de Bruxelles”, Lettre de l’OFCE, n°259 (2005).

Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux analysent l’économie politique et les conséquences économiques de la Constitution européenne : “What (Economic) Constitution does the EU need?”, Document de Travail de l’OFCE, n°2007-04 (2007).

Frédéric Zumer et Jacques Mélitz examinent la question des transferts budgétaires entre régions européennes et donc du fédéralisme budgétaire : “Partage du risque dans l’Union européenne, Expériences interrégionales et internationales”, Revue de l’OFCE, 83 bis, 299-323 (2002).

Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak proposent une réflexion critique sur le fonctionnement économique de l’UE et sur l’organisation des instances communautaires à l’aune du rapport Sapir, publié en juillet 2003 : “Comment améliorer les performances économiques de l’Europe?”, Revue de l’OFCE, 87, 227-253 (2003).

Christophe Blot et Fabien Labondance comparent les institutions économiques de la zone euro avec celles des Etats-Unis et de l’empire austro-hongrois : “Réformer la zone euro : un retour d’expériences”, Revue de l’Union européenne, 566, 140-147 (2013).

Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta proposent un cadre visant à permettre la concurrence et la coopération entre les différents acteurs de l’innovation au sein de l’UE : “Competition and innovation, A challenge for the European Union”, Revue de l’OFCE, 134, 231-238 (2014).

Jérôme Creel et Jacques Le Cacheux examinent les stratégies non coopératives que suivent les gouvernements nationaux des pays européens pour renforcer leur compétitivité dans les échanges intra zone et internationaux : “La nouvelle désinflation compétitive européenne”, Revue de l’OFCE, 98 (2006).

Depuis 2013, le projet iAGS, coordonné par Xavier Timbeau, fournit chaque année une alternative indépendante à l’enquête annuelle sur la croissance (Annual Growth Survey, AGS) publiée par la Commission européenne. Ce projet cherche à informer le débat public sur la stratégie économique en Europe sur les questions de divergence nominale, de soutenabilité des dettes publiques, des ajustements budgétaires et stratégies de sortie de crise, de la transition énergétique, des inégalités de genre ou territoriales.

L’OFCE publie aussi chaque année depuis 2016 dans la collection “Repères” L’économie européenne, ouvrage  coordonné par Jérôme Creel. L’ouvrage de 2017 fait un large tour d’horizon des questions que pose le projet d’Union européenne : Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques.




La politique de concurrence européenne ou l’extension du domaine de l’intégration

par Sarah Guillou

Le principe de la « loyauté dans la concurrence » est énoncé dans les principes généraux du Préambule du Traité des Communautés Européennes (TCE) de 1957 ainsi que l’engagement que les Etats mettront en œuvre les politiques pour assurer cette loyauté. La politique de la concurrence – assurée par la Direction de la concurrence – est la politique de référence en matière de régulation des marchés mais aussi de stratégies industrielles et assez récemment de régulation fiscale.

Conséquence directe du projet du marché commun, la politique de la concurrence est incontournable en Europe et de nombreuses tentatives de politique industrielle se sont brisées sur l’autel des articles 81 à 89 du TCE (et à présent article 101 à 109 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne) qui instituent la concurrence en régime général. En pratique, les deux politiques sont clairement complémentaires dans l’Union européenne et l’espace accordé à la première se déploie grâce au régime d’exception de la seconde.

La concurrence érigée en régime général dans l’Union européenne

Fondement du marché commun, le respect et le contrôle de la concurrence des marchés est un principe général qui sous-tend toutes les politiques européennes. Plus fondamentalement, la concurrence est assimilable à un principe constitutionnel de l’Union européenne. Elle permet de définir l’espace européen, l’espace commun dont l’existence est conditionnée à un contrôle de la concurrence entre les Etats. Donc le droit de la concurrence européen se construit d’abord pour contrôler la concurrence économique entre les Etats. Il s’agit en effet d’empêcher que les Etats adoptent des politiques qui créent des avantages pour les entreprises de leur territoire qui seraient discriminants à l’égard des entreprises des autres Etats.

Au sein de la Commission européenne, la direction de la concurrence a donc une responsabilité et un poids importants. Le contrôle de la concurrence s’exerce à travers le contrôle des ententes et des fusions d’une part, le contrôle des aides d’Etat d’autre part. Concernant le contrôle des ententes ou autres abus de position dominante, le droit de la concurrence s’exerce ex-post afin de protéger consommateurs et concurrents de comportements prédateurs et de pratiques de prix abusives. Le contrôle des concentrations, lui, s’est surtout développé à partir de la deuxième moitié des années 1980 en parallèle avec l’augmentation de la taille des fusions et des opportunités de rapprochements européens, fruits de la réussite du marché unique. De plus en plus, les projets de fusion-acquisitions font l’objet de négociations entre l’entreprise et la Commission européenne et se concluent par des concessions d’activités. C’est ainsi que le rachat de la branche énergie d’Alstom par l’américain General Electric en 2015 s’est accompagné de cessions d’une partie des activités dans les turbines à gaz à l’italien Ansaldo Energia. La Commission a acquis par ce contrôle un rôle actif dans la structuration du marché, c’est un super pouvoir mais depuis les années 1990, moins de 1% des concentrations notifiées ont conduit à un veto de la Commission.

Le contrôle européen des aides est plus continu car il suppose un exercice permanent de surveillance de la « concurrence non faussée » dans l’espace européen. C’est un outil pour contrôler les distorsions de concurrence induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises et lutter contre une course au « plus-disant » en termes de subventions. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission si elles dépassent 200 000 € sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’UE. La majeure partie des aides examinées est autorisée (presque 95%). Concernant la France, le pourcentage d’aides refusées sur celles accordées est conforme à la moyenne européenne. Bien sûr, il y a eu quelques décisions retentissantes comme lorsque EDF s’est vu infligé le remboursement de 1,4 milliard d’euros en 2015 à la suite d’une aide fiscale remontant à 1997. Mais par ailleurs, la Commission a récemment accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA (2015). De même, la Commission a autorisé le partenariat public-privé qui sous-tend la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne.

Une évolution récente de l’usage de ce contrôle est à noter. La régulation des aides d’Etat a été mobilisée pour examiner les situations d’accords fiscaux négociés par des entreprises auprès de certains gouvernements comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Mettant en situation de privilège certaines entreprises au détriment de leurs concurrents, ces accords fiscaux créent non seulement des distorsions de concurrence mais également une concurrence entre les Etats pour attirer les profits et emplois des grands groupes multinationaux. C’est ainsi qu’en octobre 2016 la Commissaire à la concurrence, Margarethe Vespager, a qualifié, après investigation, d’aide d’Etat non autorisée, l’accord fiscal dont a bénéficié Apple en Irlande et en conséquence a exigé que le gouvernement irlandais récupère 13 milliards d’euros auprès de la société Apple. Cet usage de la régulation des aides publiques est un tournant de la politique de concurrence en ce qu’il rappelle que l’objet de la politique de concurrence est de veiller à contrôler la concurrence entre les Etats qui romprait l’idée du marché commun.

La politique industrielle s’exprime dans les exceptions de la politique de concurrence

Il faut reconnaître que si la politique de concurrence est bien définie au niveau européen, il existe beaucoup d’acceptions de la politique industrielle en Europe, presqu’autant qu’il y a de membres. Il est donc plus difficile de trouver les compromis politiques préalables à la définition d’une telle politique. De plus les logiques institutionnelles mais aussi économiques ne sont pas les mêmes. Comme on l’a dit, la politique de concurrence a un fort ancrage institutionnel, ce qui n’est pas le cas de la politique industrielle. Même si la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier a été à l’origine des Communautés européennes, la politique industrielle n’est pas au cœur du projet européen. De plus la logique économique est différente, la politique de concurrence se définit en référence à l’espace (le marché pertinent), alors que la politique industrielle ne se comprend qu’en intégrant le cycle de vie des entreprises et des industries et donc en référence à l’histoire industrielle de chaque pays. Dans une acception partagée, la politique industrielle se définit comme une politique qui vise à orienter la spécialisation sectorielle et/ou technologique de l’économie. Il est donc aisé de saisir la dépendance d’une telle politique aux préférences nationales. L’outil privilégié par les Etats pour exprimer cette politique sont les aides aux entreprises qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes.

Les aides d’Etat sont classées en fonction de 15 objectifs qui vont de la « conservation de l’héritage » aux aides à « la recherche et développement et à l’innovation ». Les 3 postes les plus alimentés en pourcentage de l’aide totale sont, pour l’ensemble de l’UE : la protection environnementale (dont les aides aux économies d’énergie), les aides régionales et les aides à la R&D et à l’innovation. Les montants mobilisés sont loin d’être négligeables, ils sont en 2014 par exemple de 15 milliards d’euros pour la France et de 39 milliards d’euros pour l’Allemagne. L’augmentation des aides en 2014 est largement due à l’augmentation des aides aux énergies renouvelables en conséquence de l’adoption de la révision des règles concernant ce type d’aide en 2014. L’Allemagne est le pays qui a le plus contribué à cette augmentation. Le soutien des énergies renouvelables est en effet le cœur de sa politique industrielle.

La politique industrielle européenne se déploie dans les dérogations à l’application du contrôle des aides et donc à la politique de concurrence. Ces dérogations sont énoncées dans le règlement général d’exemption par catégorie. Les blocs d’exemption sont nombreux et gravitent autour des cinq thèmes suivants : l’innovation et la R&D, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois, et la cohésion sociale et régionale. On voit là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression des choix politiques européens orientant les aides publiques et donc orientant les ressources publiques vers des utilisations en conformité avec ces choix. Ces choix sont le fruit d’un consensus relatif au futur de l’économie européenne qui dessine la politique industrielle. Les postes d’aides les plus alimentés sont principalement la Recherche & Développement et la protection environnementale. En deux mots, l’économie européenne sera technologique et durable. C’est une politique d’orientation et non une politique de moyens et qui se déploie dans le cadre du magistère de la politique de la concurrence.

Quel futur pour la politique de la concurrence européenne ?

Il apparaît qu’étant donné la primauté du principe de concurrence, pilier des fondements européens, la politique de concurrence est le chef d’orchestre des politiques microéconomiques. Elle a su, jusque là, faire preuve de capacité d’adaptation. Ainsi, dans le respect du projet européen, les contraintes économiques et les orientations sociétales ont fait évoluer la définition des dérogations au contrôle des aides qui permettent l’expression de la politique industrielle. De même s’est-elle emparé de l’hyper-différenciation fiscale entre certains Etats qui contrevenait fortement au projet d’intégration et de marché commun.

La politique de la concurrence ne saurait perdre en autorité et en dimension mais elle doit garder sa capacité d’adaptation tant aux orientations industrielles qu’aux déploiements des stratégies des Etats membres pour se faire concurrence. Elle est par ailleurs un contre-pouvoir essentiel au pouvoir grandissant des multinationales et il faut que les gouvernements la soutiennent en ce sens plutôt que de se faire le porte-voix de leurs champions nationaux.