L’euro-isation de l’Europe

par Guillaume Sacriste, Paris 1-Sorbonne et Antoine Vauchez, CNRS et Paris 1-Sorbonne

Dans le dernier article de La Revue de l’OFCE (n° 165, 2019) accessible ici, les auteurs analysent l’émergence d’un nouveau gouvernement européen, celui de l’euro, construit pour une large part à la marge du cadre institutionnel de l’Union. Ce faisant, il rend compte d’un processus de transformation de l’Europe (Union européenne et États membres), qu’on qualifie ici « d’€-isation de l’Europe », autour de trois dimensions : 1) la formation en son cœur d’un puissant pôle des Trésors, des banques centrales et des bureaucraties financières nationales et européennes ; 2) la consolidation d’un système de surveillance européen des politiques économiques des États membres ; 3) la progressive re-hiérarchisation des priorités politiques et des politiques publiques de l’Union européenne comme des États membres autour d’une priorité donnée à la stabilité financière, à l’équilibre budgétaire et aux réformes structurelles. L’article permet ainsi de redéfinir la nature des « contraintes » que la gestion de la monnaie unique fait peser sur les économies des États membres, des contraintes moins juridiques que socio-politiques, moins extérieures et surplombantes qu’immanentes et diffuses, et au final étroitement liées à la position clé désormais occupée par le réseau transnational de bureaucraties financières dans la définition des problèmes et des politiques européennes.




Pourquoi l’intégration économique des réfugiés est-elle si difficile ?

par Gregory Verdugo

L’immigration, mesurée par la part de nés à l’étranger[1], est en hausse dans les principaux pays de l’UE entre 2007 et 2017. Le tableau 1 montre que sa progression sur la dernière décennie est impressionnante au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves tandis qu’en France, où l’immigration est plus ancienne, la progression est plus modérée. Dans tous les pays, en 2017, à l’exception de la Hongrie, une large majorité des immigrés provient d’un pays hors-UE, tendance que la crise des réfugiés a renforcée.

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Le graphique 1 montre qu’en 2015, l’Europe a reçu 1,5 million de demandes de statut de réfugié. Ce pic représente le double de celui de 1992 au plus fort de la crise des réfugiés qui a suivi la chute du Mur de Berlin et la désintégration de la Yougoslavie.

graph 1

Bien avant la vague récente de réfugiés, de nombreuses études ont identifié que d’imposantes barrières ralentissaient l’intégration économique des immigrés, en particulier des réfugiés sur le marché du travail. Le graphique 2, reproduisant des estimations de Dustmann et al. (2017) à partir de l’Enquête européenne de 2008 sur les forces de travail, montre que les taux d’emploi des immigrés économiques d’origine non-européenne sont de 10 à 15 points inférieurs à ceux des natifs[2]. Pour les réfugiés des mêmes origines, l’écart avec les natifs est deux fois plus large jusqu’à atteindre 30 points.

graph 2

Comment expliquer que les réfugiés aient beaucoup moins de chance que les immigrés économiques d’être employés ? Une première explication se situe dans l’origine de la décision de migration. Les individus ne décident pas d’immigrer par hasard. La migration se prépare. Lorsqu’elle est coûteuse et s’appuie sur des motifs économiques, une prédiction simple de l’analyse économique des migrations est que ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger (Borjas, 1987).

Or, par définition, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Ces différences dans l’origine de la migration impliquent que les immigrés économiques sont mieux préparés. Dès leur arrivée, les immigrés économiques maîtrisent plus souvent la langue du pays d’accueil que les réfugiés. Ils sont guidés par des réseaux de solidarité nationale formés de compatriotes déjà installés dans le pays d’accueil qui facilitent leur recherche de travail et d’emploi. Chez les plus éduqués, les immigrés économiques ont des professions d’origine les plus facilement transposables dans le pays d’accueil, et ils sont plus souvent médecins et ingénieurs. Au contraire, les réfugiés sont plus souvent d’anciens fonctionnaires ou juristes spécialisés dans le droit de leur pays d’origine dont la valeur des connaissances est faible dans le pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller 2005).

Mais une autre caractéristique importante des réfugiés suggère qu’ils ont des incitations à rattraper leur retard. Les réfugiés fuyant les persécutions, la possibilité d’une migration de retour dans le pays d’origine est incertaine et n’est généralement pas possible à court ou moyen terme. Si l’insertion initiale des réfugiés pâtit de leur absence de préparation, leur horizon temporel est plus long que celui des immigrés économiques, ce qui les pousse à nouer des relations de long terme avec des membres du pays hôte et à investir dans du capital humain valorisable sur le marché du travail du pays d’accueil. Au fur et à mesure de leur séjour, les réfugiés se familiarisent avec leur pays d’accueil et alors que le travail qu’ils offrent devient plus semblable à celui des natifs, les écarts sur le marché du travail s’amenuisent progressivement. Conformément à ces prédictions, Dustmann et al. (2017) montrent que les écarts de taux d’emploi entre les natifs et les refugiés sont résorbés au bout de 20 ans de durée de séjour. De même, Cortes (2004) constate qu’aux États-Unis, si les réfugiés partent de plus bas, ils accumulent plus rapidement des connaissances et rattrapent le plus souvent les migrants économiques.

Bien sûr, même si la distinction entre migrant économique et réfugié est utile, elle est souvent trop simple par rapport à la réalité et la frontière entre les migrants économiques et réfugiés n’est pas toujours claire. En cas de guerre, l’insécurité physique s’accroît en même temps que l’économie d’un pays s’effondre. Alors que la plupart des réfugiés ne quittent pas les pays limitrophes, les motivations de ceux qui gagnent les pays occidentaux peuvent être multiples. Leur décision de migration combine vraisemblablement à la fois des considérations économiques et des motifs de sûreté. On parle de « migration mixte » ou « mélangée » pour désigner ces situations où la décision de migration s’appuie autant sur des facteurs économiques que des risques de violence (Van Hear, Brubaker, et Bessa, 2009). Dans ce cas, la capacité des réfugiés à s’assimiler peut être proche de celle des migrants économiques.

 

Pour en savoir plus : Gregory Verdugo, « L’Europe au défi de la nouvelle immigration » in OFCE, L’économie européenne 2019, Paris, Editions La Découverte, pp. 99-112.

[1] La notion d’immigré est statistique et non administrative. Elle se définit par le fait d’être né de nationalité étrangère à l’étranger. Pour offrir des données harmonisées entre pays, Eurostat et l’OCDE diffusent le nombre d’habitants nés à l’étranger, notion qui va au-delà du statut d’immigré car elle inclut les nationaux nés à l’étranger.

[2] Ces écarts sont ajustés par un modèle statistique prenant en compte les différences d’âge et de niveau d’éducation des immigrés par rapport aux natifs. En pratique, les écarts ajustés sont très proches de ceux non-ajustés.

 

Références

Borjas George, 1987, « Self-Selection and the Earnings of Immigrants », The American Economic Review, vol. 77, n° 4, pp. 531-53.

Chiswick Barry R., Yew Liang Lee et Paul W. Miller, 2005, « A Longitudinal Analysis of Immigrant Occupational Mobility: A Test of the Immigrant Assimilation Hypothesis1 », International Migration Review, vol. 39, n° 2, pp. 332-53.

Cortes Kalena E., 2004, « Are Refugees Different from Economic Immigrants? Some Empirical Evidence on the Heterogeneity of Immigrant Groups in the United States », The Review of Economics and Statistics, vol. 86, n° 2, pp. 465-80.

Dustmann Christian, Francesco Fasani, Tommaso Frattini, Luigi Minale et Uta Schönberg, 2017, « On the Economics and Politics of Refugee Migration », Economic Policy, vol. 32, n° 91, pp. 497-550.

OECD, 2018, « International Migration Outlook 2018 », Text. 2018.

Van Hear Nicholas, Rebecca Brubaker et Thais Bessa, 2009, « Managing Mobility for Human Development: The Growing Salience of Mixed Migration », MPRA Paper, n° 1.

 




L’économie européenne 2019

par Jérôme Creel

L’ouvrage L’économie européenne 2019 dresse le bilan de l’Union européenne (UE) vingt ans après la naissance de l’euro et à quelques semaines de la nouvelle date-butoir du 12 avril 2019 supposée clarifier le scénario, impensable il y a encore quelques années, d’une sortie d’un État membre de l’UE, en l’occurrence le Royaume-Uni. Fêter l’anniversaire de l’euro dans ces conditions n’est donc pas chose aisée, tant les sujets de discorde et d’inquiétude sont nombreux.

L’euro aura vécu une enfance et une adolescence difficile : frappé à moins de dix ans par une crise financière mondiale sans précédent, il a montré très tôt sa résilience grâce aux efforts coordonnés de ses États membres. Les divergences financières entre pays créanciers et débiteurs replongent cependant bien vite la zone euro dans la crise dont elle sort après une surenchère de politiques monétaires expansionnistes et dotée de nouveaux instruments de gouvernance. Ceux-ci restent en cours d’achèvement (l’union bancaire) ou en phase d’extension de leurs prérogatives (le mécanisme européen de stabilité).

Vingt ans après, la zone euro et la gestion de l’euro en particulier ne ressemblent plus vraiment au projet initial et aux prévisions. L’ouvrage revient ainsi sur l’évolution du projet de monnaie unique, rapport officiel après rapport officiel depuis les années 1960 et sur l’influence allemande, notamment dans le domaine monétaire. Ainsi l’euro, largement approuvé par les citoyens européens est-il devenu une monnaie stable qui, en contribuant globalement à la stabilité des prix, a protégé le pouvoir d’achat des Européens. Ce n’est pas une mince réussite.

Cette réussite ne doit pas pour autant masquer les difficultés à faire émerger des convergences dans de nombreux domaines : structures des marchés du travail, dynamiques industrielles, politiques migratoires, systèmes de retraite, fiscalité des entreprises et adaptation aux défis numériques pour ne citer que ceux auxquels un chapitre est consacré. En l’absence de convergences structurelles entre ses États membres, la protection et le dynamisme attendus de l’appartenance à l’UE et à la zone euro ne semblent pas faire le poids face aux turbulences économiques et financières de l’économie mondiale. Les divergences nourrissent le ressentiment à l’égard du projet d’intégration européenne.

La persistance de spécificités nationales ou régionales rend difficile le renouveau du projet d’UE, dans une phase longue et ardue de sortie de crise économique. L’énergie qu’a dû déployer l’UE pour négocier et préparer le Brexit n’est sans doute pas étrangère au fait que le projet européen semble marquer le pas. Dépasser les divergences économiques et sociales à l’œuvre requerrait des instruments de politique publique plus performants ou nouveaux ; in fine, il y faudrait une volonté politique partagée qui fait aujourd’hui cruellement défaut.

 

L’économie européenne 2019, sous la direction de Jérôme Creel, Repères La Découverte

Disponible sous cairn (abonnés): https://www.cairn.info/economie-europeenne-2019–9782348041822.htm

Sommaire :

Introduction, par Jérôme Creel

I/ La genèse de l’euro : retour aux sources, par Sandrine Levasseur.

II/ La Banque centrale européenne au prisme de l’ordolibéralisme, par Marc Deschamps et Fabien Labondance.

III/ Les vingt ans de l’euro : bilan et enjeux futurs, par Christophe Blot, Jérôme Creel et Xavier Ragot.

IV/ Marché(s) du travail : à la recherche du modèle européen, par Eric Heyer et Pierre Madec.

V/ Dynamique et synchronisation des industries manufacturières de l’Union européenne, par Mattia Guerini, Mauro Napoletano et Lionel Nesta.

VI/ Brexit : une sortie impossible ?, par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak.

VII/ Quelle imposition des multinationales en Europe ?, par Guillaume Allègre et Julien Pellefigue.

VIII/ L’Europe des retraites : des réformes sous la pression de populations vieillissantes, par Frédéric Gannon, Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

IX/ L’Europe au défi de la nouvelle immigration, par Grégory Verdugo

X/ L’Europe face aux défis numériques, par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou.




Brexit : le jeu de la poule mouillée

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni devrait quitter l’UE. Mais plus de 2 ans et demi après le vote des Britanniques pour une sortie de l’UE, rien n’est réglé. L’accord de retrait et la déclaration politique négociés par l’UE-27 et le gouvernement britannique et approuvés lors du Conseil européen du 25 novembre 2018[1] ont été massivement rejetés par le parlement britannique le 15 janvier 2019 (432 voix contre, 202 voix pour). Le 29 janvier, le parlement britannique a voté deux amendements : l’un refusant une sortie sans accord, l’autre demandant à Theresa May de rouvrir les négociations avec l’UE sur la question de la frontière irlandaise. L’UE-27 a immédiatement répliqué que cela n’était pas envisageable. Face à la menace d’une sortie sans accord, un No Deal, que ni l’UE-27, ni le gouvernement et le Parlement britannique ne souhaitent, qui calera le premier ? L’UE-27, qui accepterait de renoncer à un filet de sécurité irlandais sans date limite de sortie ? Le Royaume-Uni, qui resterait dans l’Union douanière ?

La négociation sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE était obligatoirement difficile puisque l’objectif de l’UE-27 ne pouvait être de trouver un accord avantageux pour le Royaume-Uni, mais, au contraire, de faire un exemple, de montrer que sortir de l’UE a un coût important et ne permet pas de définir une autre stratégie économique. Le Royaume-Uni voulait à la fois pouvoir s’abstraire des réglementations européennes, pouvoir signer des accords commerciaux avec les pays tiers tout en conservant l’accès au Marché unique. Pour l’UE-27, le risque était qu’une fois sorti, le Royaume-Uni devienne un paradis fiscal et réglementaire, qui aurait pu être un cheval de Troie pour les entreprises américaines ou asiatiques.

Mais c’est la question de la frontière irlandaise qui a cristallisé les difficultés du Brexit. L’accord du 25 novembre prévoit en effet que pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du nord et la République d’Irlande, un filet de sécurité s’appliquera (le backstop) : le Royaume-Uni restera membre de l’Union douanière, si aucun autre accord n’a été conclu avant la fin de la période de transition, et ce, tant qu’un accord n’aura pas été conclu, c’est-à-dire de façon possible pendant une période indéfinie. Le Royaume-Uni n’aura pas le droit d’appliquer une politique commerciale différente de celle de l’Union. Les produits britanniques entreront librement dans le marché unique, mais le Royaume-Uni s’alignera sur les dispositions européennes en matière d’aides publiques, de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité. De plus l’Irlande du Nord continuera de s’aligner sur les règles du marché unique en matière de TVA, droits d’accise, règles sanitaires.

Une majorité de parlementaires britanniques sont opposés à ce backstop, pour deux raisons principales. Tout d’abord, il serait susceptible d’aboutir à un traitement de l’Irlande du Nord différent de celui du reste du Royaume-Uni, ce à quoi s’oppose particulièrement le parti unioniste irlandais (DUP), qui permet au gouvernement conservateur de Theresa May d’avoir la majorité absolue au parlement. De plus, pour les Brexiters, le caractère illimité dans le temps du backstop, qui empêcherait le Royaume-Uni de quitter l’union douanière sans accord de l’UE, pose aussi problème. Car en vertu de l’accord, le Royaume-Uni pourrait rester dans l’union douanière de façon permanente, ce qui interdirait des négociations commerciales avec des pays tiers, de s’éloigner des réglementations européennes, de se lancer dans une politique de dérégulation qui pourrait faire du Royaume-Uni un paradis fiscal et réglementaire. Certains Brexiters, dont Dominic Raab, étaient en faveur de limiter le backstop dans le temps (par exemple jusqu’à la fin de la période de transition). L’intransigeance de l’UE-27 sur le backstop dans le temps avait d’ailleurs conduit Dominic Raab à démissionner de son poste de ministre en charge du Brexit à la mi-novembre.

Le 15 janvier 2019, les parlementaires travaillistes ont voté contre le projet d’accord, même les partisans d’un soft brexit, tel que le Traité l’organise. Les travaillistes espèrent depuis de nombreux mois mettre le gouvernement en minorité et provoquer des élections anticipées qui leur permettraient de revenir au pouvoir. Ils prétendent qu’ils reprendraient ensuite les négociations, se faisant fort de parvenir à un accord meilleur pour le Royaume-Uni, qui lui permette à la fois de bénéficier « des mêmes avantages qu’actuellement en tant que membres de l’union douanière et du marché unique » et de contrôler les flux migratoires, mais l’UE-27 refuse nettement toute reprise des négociations. Rester membre du Marché unique impliquerait d’accepter la souveraineté de la CJUE de renoncer au contrôle des flux migratoires, à la possibilité de conclure des accords commerciaux avec les pays tiers. Le Royaume-Uni devrait se plier aux règles européennes sans avoir la moindre influence à Bruxelles.

Theresa May présentera au parlement britannique les résultats de ses demandes de renégociation du backstop avec l’UE-27 le 13 février prochain. Quatre issues semblent également envisageables aujourd’hui, mais aucune n’est jugée acceptable à la fois par le Royaume-Uni et l’UE-27 :

  • L’UE-27 accepterait de discuter rapidement de nouveaux arrangements pour remplacer le backstop. Il n’y aurait pas de frontière physique, mais des enregistrements des marchandises dans des bureaux de douane en Irlande et Irlande du Nord, des patrouilles de douaniers, des contrôles phytosanitaires à l’arrivée des bateaux dans les ports et aéroports de l’île d’Irlande. Mais le Royaume-Uni n’échappera pas au choix entre libre entrée de ses produits dans le marché unique et libertés douanière et réglementaire.
  • Le Royaume-Uni demanderait un report de la date de sortie de l’UE. L’UE-27 n’y serait pas opposée en principe, mais à condition que les Britanniques envisagent des propositions susceptibles d’être acceptées par l’UE-27, ce qui n’est pas le cas actuellement.
  • Un nouveau référendum pourrait être organisé, susceptible de défaire le premier et de laisser le Royaume-Uni dans l’UE. Jusqu’à présent, le gouvernement britannique reste ferme sur le point qu’un nouveau référendum serait un affaiblissement de la démocratie et ne ferait qu’accroître les divisions entre Britanniques. Il faudrait aussi s’entendre sur la question qui serait soumise aux électeurs entre rester dans l’UE, sortir sans accord, sortir avec l’accord du 25 novembre, renégocier. Par ailleurs, il ne serait guère porteur pour l’UE que le RU y reste finalement de mauvaise grâce.
  • Le No Deal n’est souhaité par personne, mais c’est la solution par défaut. Dans cette situation, les préparations dans la perspective d’une sortie sans accord s’intensifient au Royaume-Uni comme dans l’UE.

No deal : quels impacts macroéconomiques à court terme ?

La non-ratification entraînerait une sortie sans accord. Nous écartons les scénarios catastrophes où les échanges seraient immédiatement paralysés ; où les accords en matière de transports aériens, maritimes ou ferroviaires seraient rompus ; où des visas seraient établis ; où les diplômes et autres permis de conduire ne seraient plus reconnus. Selon le scénario le plus noir envisagé par la Banque d’Angleterre fin novembre (Banque d’Angleterre, 2018), la chute du PIB britannique pourrait atteindre 10,5 % en un an dans le cas d’une sortie sans accord ni période de transition. Mais l’intérêt des deux parties serait un accord minimal de sorte que des dispositifs provisoires évitent ces ruptures brutales. Et depuis plusieurs mois le Royaume-Uni comme les pays de l’UE-27 mettent en place des plans d’action d’urgence qui éviteront une sortie chaotique.

En cas de sortie sans accord, les deux pays devront respecter les principes de l’OMC. L’UE devra appliquer des droits de douane aux produits britanniques et les britanniques aux produits européens, du moins tant qu’un accord de libre-échange n’est pas signé (sinon, tous les pays tiers pourraient demander le même régime). Ces droits de douane seraient faibles en moyenne, de l’ordre de 3 à 4 %, compte tenu de la structure des échanges, mais importants dans certains secteurs (céréales, viande, …).

Jusqu’à présent, les marchés financiers n’envisagent pas non plus de sortie chaotique : l’indice FTSE-All Share a évolué comme les autres grandes bourses européennes (baisse au second semestre 2018 et légère reprise en janvier 2019) ; le taux de change livre-euro fluctue entre 1,10 et 1,15 depuis la fin novembre ; le taux des obligations publiques à 10 ans britanniques a légèrement baissé, passant de 1,4 % fin novembre à 1,3%, soit un écart restant de l’ordre 1,1 point avec le taux allemand.

Dans sa prévision publiée le 6 février, le NIESR (Hantzsche et al., 2019) retient comme scénario central celui d’un soft Brexit, qui conduirait à une croissance de 1,5 % du PIB britannique en 2019, ce qui est similaire à la prévision de l’OFCE d’octobre 2018, et de 1,7 % en 2020 (soit un peu plus que la prévision de l’OFCE, à 1,5 %). En cas de No deal, le NIESR présente deux simulations réalisées à l’aide du modèle NiGEM : dans la première, en l’absence de réaction de politique économique, la croissance du PIB serait de 0 % en 2019 et en 2020 ; dans la deuxième, la politique monétaire et la politique budgétaire interviendraient pour soutenir l’activité, ce qui porterait la croissance du PIB à 0,3% en 2019 et la ramènerait à 1,7% en 2020, soit un coût à court terme du No deal de l’ordre de 1,2%.

Brexit : quels impacts macroéconomiques à long terme ?

De nombreuses études ont cherché à évaluer l’impact à long terme du Brexit (pour une revue de littérature récente, voir par exemple : Tetlow et Stojanovic, 2018, Mathieu, 2018). La plupart des études estiment que l’impact sera négatif pour l’économie britannique, à l’exception notable de celles des économistes libéraux (Leave Means Leave et al., 2017). Le tableau présente les impacts à long terme sur le PIB selon les études les plus souvent citées, l’impact à long terme allant de quasiment 0, dans le cadre d’un accord de libre-échange (Felbermayr et al., 2017) à -13,3% dans le cas d’un accord de type OMC (Dhingra et al., 2017). Les études considèrent généralement que même un accord de libre-échange, sans droits de douane, mettrait des barrières non tarifaires aux échanges, en particulier aux chaînes de production internationales. Leur analyse se déroule généralement en trois étapes. Dans une première phase, elles utilisent un modèle de gravité pour évaluer la réduction des échanges qu’induirait la sortie du Royaume-Uni du marché unique, en tenant compte des barrières tarifaires, des barrières non tarifaires et des gains potentiels d’accords de libre-échange avec des pays tiers. Dans une deuxième phase, elles utilisent un modèle d’équilibre général calculable (MEGC) pour évaluer les pertes d’efficacité, induites par ces barrières, par la réduction des échanges, par la diminution de la taille de la production (pertes de gain d’économies d’échelle), par la moindre intensité de la concurrence. Ces pertes d’efficacité se traduiraient par des pertes de PIB. Dans une troisième phase, certaines études y ajoutent des effets dynamiques : la moindre ouverture économique (en termes d’échanges commerciaux et d’investissements directs étrangers) réduirait l’incitation à innover, la capacité à importer les innovations technologiques, donc la croissance de la productivité du travail, et par conséquent pas seulement le niveau, mais aussi le taux de croissance du PIB.

En règle générale, les effets statiques obtenus avec un MEGC sont relativement faibles puisque ces modèles font les hypothèses de maintien du plein emploi et d’une forte flexibilité entre les secteurs économiques. Par ailleurs, on peut penser que les études surestiment en général l’impact du Brexit dans la mesure où elles supposent une totale symétrie (les pertes à la sortie du marché unique sont évaluées à partir des gains à l’entrée) en oubliant les effets d’hystérèse ; elles prennent mal en compte la volonté des Britanniques de s’ouvrir sur le « grand large », en particulier vers les États-Unis, la Chine et les pays du Commonwealth. Les effets dynamiques inscrits dans les modèles sont toujours très forts mais ils n’ont guère de base empirique : le ralentissement constaté des gains de productivité dans les pays développés affaiblit la vision d’un fort impact de l’ouverture économique sur les gains de productivité.

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Durant les négociations, Theresa May a poursuivi un double objectif : celui de faire sortir le Royaume-Uni de l’UE pour respecter le résultat du référendum de juin 2016, tout en maintenant un partenariat étroit avec l’UE. Mais elle n’est pas parvenue à rassembler une majorité autour d’une stratégie forte et crédible. L’UE27 a pour sa part montré son unité et son intransigeance : sortir de l’UE était pénible et coûteux ; ce n’était pas en fait pas un choix possible. Deux ans et demi après le référendum, la question que pose le Brexit demeure : que faut-il laisser à la souveraineté nationale face à la mondialisation et à la construction européenne ? La réponse n’est pas évidente si l’on considère des questions telles que la concurrence fiscale, la lutte contre le changement climatique, l’immigration, le système social…

Bibliographie

Banque d’Angleterre, 2018, EU withdrawal scenarios and monetary and financial stability – A response to the House of Commons Treasury Committee, novembre.

Dhingra S., H. Huang, G. Ottaviano, J. P. Pessoa, T. Sampson et J. Van Reenen, 2017, « The Costs and Benefits of Leaving the EU: Trade Effects », CEP Discussion Paper, 1478, avril.

Felbermayr G., C. Fuest, J. Gröschl et D. Stöhlker, 2017, « Economic effects of Brexit on the European Economy », Econ Pol Policy Report, 04-2017, novembre.

Felbermayr G., J. Gröschl et M. Steininger, 2018, « Brexit through the Lens of New Quantitative Trade Theory”, mimeo.

FMI, 2018a, Long Term Impact of Brexit on the EU, Euro Area Policies Selected Issues, IMF Country Report 18/224, juillet.

FMI, 2018b, Brexit : Sectoral Impact and policies, United Kingdom Selected Issues, IMF Country Report 18/317, novembre.

Hantzsche A., Kara A. et G. Young, 2019, « Prospects for the UK economy », National Institute Economic Review, février.

Hantzsche A., Kara A. et G. Young, 2018, The economic effects of the government’s proposed deal, NIESR Report, 26 novembre.

HM Treasury, 2016, The long-term economic impact of EU membership and the alternatives, avril.

Kierzenkowski, R., N. Pain, E. Rusticelli, et S. Zwart, 2016, « The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision» OECD Economic Policy Paper 16.

Leave Means Leave, Labour Leave and Economists for Free Trade, 2017, New Model Economy For A Post-Brexit Britain.

Mathieu C., 2018, Brexit : Le prix de la liberté, Mimeo.

Rojas-Romagosa H., 2016, « Trade effects of Brexit for the Netherlands », CPB Background Paper, juin.

Tetlow G. et A. Stojanovic, 2018, Understanding the economic impact of Brexit, Institute for Government, octobre.

Note

[1] Pour une présentation de l’accord, voir : Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak « Brexit : l’accord du 25 novembre », OFCE Le Blog, 30 novembre 2018 – https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/10652-2/




Brexit : l’accord du 25 novembre

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le Royaume-Uni quittera l’UE le 29 mars 2019 à minuit, deux ans après la notification officielle du gouvernement britannique de son souhait de quitter l’UE. Les négociations avec l’UE-27 ont officiellement commencé en avril 2017.

Le 8 décembre 2017, les négociateurs de la Commission européenne et le gouvernement britannique avaient signé un rapport conjoint sur les trois points de l’accord de retrait que la Commission considérait comme prioritaire[1] : les droits des citoyens, le règlement financier de la séparation et l’absence de frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. Le Conseil européen des 14-15 décembre avait accepté la demande britannique d’une période de transition, en fixant sa fin au 31 décembre 2020 (de façon à coïncider avec la fin de la programmation du budget européen actuel). Ainsi, de mars 2019 à fin 2020, le Royaume-Uni devra respecter toutes les obligations du marché unique (dont les quatre libertés et la compétence de la CJUE), sans plus avoir voix au chapitre à Bruxelles. Cet accord a permis l’ouverture de la deuxième phase des négociations.

Ces négociations ont abouti le 14 novembre 2018 à un accord de retrait[2] (de près de 600 pages) et à une déclaration politique sur les relations futures entre l’UE27 et le Royaume-Uni, finalisée le 22 novembre[3] (36 pages). Ces deux textes ont été approuvés le 25 novembre lors d’une réunion exceptionnelle du Conseil européen[4] (réuni à 27), lequel a, à cette occasion, adopté trois déclarations[5]. L’accord de retrait et la déclaration politique doivent être maintenant soumis à l’accord du Parlement européen, ce qui ne devrait pas poser problème et, ce qui s’avère nettement plus difficile, du Parlement britannique.

L’accord de retrait correspond à l’article 50 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). C’est un accord international précis, qui a une valeur juridique ; il doit être appliqué par les tribunaux britanniques sous l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour ce qui concerne les lois de l’UE. Il reprend les points déjà réglés par les négociations en décembre 2017 : les droits des citoyens britanniques dans les pays de l’UE et les droits des citoyens de l’UE au Royaume-Uni ; le règlement financier. Il comprend trois protocoles concernant l’Irlande, Chypre et Gibraltar. Les désaccords sur l’interprétation de l’accord seront gérés par un comité mixte, puis, si nécessaire, par un tribunal arbitral. Celui-ci devra consulter la CJUE s’il s’agit d’une question que l’une des parties juge concerner le droit de l’Union. En juillet 2020, il pourra être décidé de prolonger la période de transition au-delà du 31 décembre 2020 : cela demanderait une contribution financière du RU.

Pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, une clause de sauvegarde s’appliquera (le backstop) : le Royaume-Uni restera membre de l’Union douanière, si aucun autre accord n’était conclu avant la fin de la période de transition, et pendant une période indéfinie, tant qu’un accord n’aura pas été conclu. Cet accord devra être agréé par le comité mixte. L’Union douanière couvrira tous les biens, sauf les produits de la pêche (et de l’aquaculture). Le Royaume-Uni n’aura pas le droit d’appliquer une politique commerciale différente de celle de l’Union. Les produits britanniques entreront librement dans le marché unique, mais le Royaume-Uni s’alignera sur les dispositions européennes en matière d’aides publiques, de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité. De plus l’Irlande du Nord continuerait de s’aligner sur les règles du marché unique en matière de TVA, de droits d’accise, de règles sanitaires… Des contrôles pourront être mis en place sur les produits entrant en Irlande du Nord en provenance du reste du Royaume-Uni (en particulier pour les produits agricoles), mais ces contrôles seront réalisés par les autorités britanniques.

Ainsi, pris au piège de la frontière irlandaise, le Royaume-Uni doit renoncer pour un temps indéfini à toute politique commerciale autonome. Il devra s’aligner sur les réglementations européennes dans beaucoup de domaines, ceci sous la menace d’un recours à la CJUE.

La déclaration politique commune du 22 novembre donne les grandes lignes de ce que pourraient être les relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE27. D’un côté, elle correspond bien à l’objectif d’une relation étroite, spécifique et équilibrée, que demandaient les Britanniques. De l’autre, le Royaume-Uni prend un certain nombre d’engagements qui écartent la possibilité d’une stratégie de « paradis fiscal et réglementaire ».

Ainsi, l’article 2 indique que les deux parties entendent maintenir des normes de haut niveau pour la protection des droits des travailleurs et des consommateurs et de l’environnement. L’article 4 indique que seront respectés l’intégrité du marché unique et les quatre libertés pour l’UE27, le droit à mener une politique commerciale autonome et à mettre fin à la libre circulation des personnes pour le Royaume-Uni.

De façon générale, la déclaration stipule que les deux parties chercheront à coopérer, à échanger, à agir de concert ; que le Royaume-Uni pourra participer à des programmes de l’Union en matière de culture, éducation, science, innovation, espace, défense, etc. sous des conditions à négocier.

L’article 17 annonce la mise en place d’un accord de libre-échange ambitieux, étendu, approfondi, équilibré. Les articles 20 à 28 proclament la volonté de créer une zone de libre échange pour les biens, grâce à une coopération approfondie en matière douanière et réglementaire et des dispositions qui mettront tous les participants sur un pied d’égalité pour une concurrence ouverte et loyale. Les droits de douane (ainsi que les vérifications aux frontières des règles d’origine) seront évités. Le Royaume-Uni s’efforcera de s’aligner sur les règles européennes dans les domaines pertinents[6]. Ces coopérations en matière de normes techniques et sanitaires permettront aux produits britanniques d’entrer librement dans le marché unique. Dans ce cadre, la déclaration rappelle l’intention de l’UE 27 et du Royaume-Uni de remplacer le « filet de sécurité » irlandais par un autre dispositif assurant l’intégrité du marché unique et l’absence de frontière physique en Irlande.

En matière de services et d’investissements, les deux parties envisagent des accords de libéralisation des échanges, larges et ambitieux. L’autonomie des réglementations sera préservée, mais celles-ci devront être « transparentes, efficaces, compatibles, dans la mesure du possible ». Des accords de coopération et de reconnaissances mutuelles seront signés en matière de services, en particulier de télécommunications, de transports, de services aux entreprises, de commerce par internet. La liberté de circulation des capitaux et des paiements sera garantie. En matière financière, des accords d’équivalence seront négociés ; une coopération sera instituée en matière de régulation et de supervision. Les droits intellectuels seront protégés, en particulier en matière d’indications géographiques protégées. Des accords seront signés en matière de transports aériens, maritimes, terrestres, en matière d’énergie, de marchés publics. Les pays s’engagent à coopérer en matière de lutte contre le changement climatique, de développement durable, de stabilité financière, de lutte contre le protectionnisme. Les possibilités de voyages pour des raisons touristiques, scientifiques, d’enseignement, d’affaires, ne seront pas affectées. Un accord sur la pêche devra être signé avant le 1er juillet 2020.

Des dispositions devront couvrir les aides publiques, les normes en matière de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité, pour assurer une compétition ouverte et loyale entre des acteurs placés sur un pied d’égalité (level playing field).

Le texte prévoit des instances de coordination aux niveaux techniques, ministériels, parlementaires. Tous les six mois, une conférence de haut niveau dressera un bilan de l’accord.

Les négociations continueront en matière commerciale pour assurer la compatibilité entre l’intégrité du marché unique et de l’Union douanière et le développement d’une politique commerciale autonome du Royaume-Uni.

D’un côté, le texte prévoit bien un partenariat étroit et spécial, comme le demandait le Royaume-Uni ; de l’autre, le Royaume-Uni le paye par l’engagement de respecter les règles européennes ; enfin, les points problématiques restent encore à négocier, que ce soient les droits de pêche ou l’autonomie de la politique commerciale britannique ou la sortie du filet de sécurité irlandais. Le 25 novembre, le Conseil européen a souhaité adopter deux déclarations. La première insiste sur l’importance de trouver un accord sur la pêche, avant la fin de la période de transition et permettant de maintenir l’accès des pêcheurs de l’UE-27 aux eaux maritimes britanniques. Elle lie aussi l’extension de la période de transition au respect par le Royaume-Uni de ses obligations sur le protocole irlandais. Elle rappelle les conditions que l’UE27 avait fixées le 20 mars 2018 pour un accord : « La divergence au niveau des tarifs extérieurs et des règles internes, ainsi que l’absence d’institutions et d’un système juridique communs nécessitent des vérifications et des contrôles pour préserver l’intégrité du marché unique de l’UE et celle du marché du Royaume-Uni. Cela aura malheureusement des conséquences économiques négatives, en particulier au Royaume-Uni… Un accord de libre-échange ne saurait offrir les mêmes avantages que le Statut d’État membre ». La deuxième déclaration précise que Gibraltar ne sera pas inclus dans le futur accord commercial négocié entre le Royaume-Uni et l’UE27 ; un accord séparé sera nécessaire et soumis à l’agrément préalable de l’Espagne. Ces déclarations ne faciliteront pas la tâche de Theresa May pour faire voter l’accord par le Parlement britannique.

Signalons deux points qui n’ont guère été évoqués dans la négociation. Ce partenariat privilégié pourrait servir de modèle pour les relations avec d’autres pays. L’UE a signé de nombreux accords d’union douanière avec ses voisins, les pays de l’espace économique européen (Norvège, Islande, Lichtenstein), la Suisse, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Cinq pays sont candidats à l’entrée (Albanie, Monténégro, Serbie, Kosovo et Macédoine du Nord). Ne pourrait-on formaliser ces partenariats dans un troisième cercle autour de l’UE ?

L’engagement de pratiquer une concurrence loyale n’impose-t-il pas une certaine harmonisation fiscale dans l’UE27, en particulier quant aux taux et aux modalités de l’impôt sur les sociétés ? L’UE27 a-t-elle eu raison de soutenir la République irlandaise sans contrepartie ? On voit mal comment l’UE27 pourrait reprocher au Royaume-Uni de pratiquer de la concurrence déloyale quand elle tolère les pratiques de l’Irlande, des Pays-Bas ou du Luxembourg. De même, l’insistance sur les dispositifs pour empêcher le RU de pratiquer une concurrence fiscale et sociale déloyale contraste avec le laxisme de l’UE tant dans ses relations avec des pays tiers que dans le contrôle des politiques de dévaluation interne de certains pays membres (Allemagne, par exemple).

Au bilan, le Royaume-Uni obtient de retrouver sa souveraineté nationale, de ne plus être soumis à la CJUE, de ne plus avoir à respecter la liberté d’installation des travailleurs des pays de l’UE. En contrepartie, il n’aura plus de voix au chapitre à Bruxelles.

Les milieux d’affaires ont accueilli favorablement le projet dans la mesure où il écarte les risques de No Deal et annonce un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et l’UE, qui n’imposerait que peu de restrictions aux échanges commerciaux.

A ce jour, il n’y a aucune certitude que le parlement britannique validera l’accord proposé par Theresa May et les négociateurs de l’UE-27. Theresa May doit trouver une majorité pour un accord de compromis. Elle rencontrera l’opposition des conservateurs hard brexiters qui sont prêts à une sortie sans accord pour que le Royaume-Uni puisse « reprendre le contrôle », s’engager dans des négociations commerciales avec des pays tiers, sortir des réglementations européennes, se lancer dans une politique de dérégulation qui ferait du Royaume-Uni un paradis fiscal et réglementaire. Mais le Royaume-Uni est déjà l’un des pays où les régulations des marchés des biens et du travail sont les plus souples. Une forte baisse des impôts supposerait de nouvelles baisses des dépenses sociales, contraire aux promesses du parti conservateur. Et le No deal mettrait des barrières à l’accès au marché unique des produits et services du RU. Theresa May se heurtera au parti unioniste irlandais (DUP), opposé à tout traitement différent de l’Irlande du Nord, comme aux nationalistes écossais, qui souhaitent que l’Ecosse reste dans l’UE. Elle se heurtera aussi aux remainers (conservateurs, travaillistes ou libéraux-démocrates) qui, forts de certains sondages récents, réclament un nouveau referendum. Jeremy Corbyn ne remet pas en cause le résultat du referendum, mais beaucoup de parlementaires travaillistes pourraient voter contre le texte, même s’ils sont partisans d’un soft Brexit, tel que le Traité l’organise. Ils espèrent provoquer des élections anticipées qui pourraient leur permettre de revenir au pouvoir. Ils prétendent reprendre ensuite les négociations, se faisant fort de parvenir à un accord meilleur pour le Royaume-Uni, qui lui permette à la fois de bénéficier « des mêmes avantages qu’actuellement en tant que membres de l’Union douanière et du marché unique » et de contrôler les flux migratoires. Mais l’UE-27 a refusé nettement toute reprise des négociations et certains travaillistes souhaitent un nouveau referendum… L’espoir de Theresa May est que la crainte d’un No deal sera suffisamment forte pour que son compromis soit voté.

Si, au départ, le Brexit semblait fragiliser l’UE, en montrant qu’un départ était possible, l’UE a montré son unité dans les négociations. Il est vite apparu que sortir de l’UE était pénible et coûteux. L’UE est une cage, plus ou moins dorée, dont il est difficile, sinon impossible, de sortir.

 

[1] Voir : Joint report from the negotiators of the EU and the UK government on progress during phase 1 of negotiations under Article 50 on the UK’s orderly withdrawal from the EU, 8 décembre 2017. Voir Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, « Brexit réussir sa sortie », blog de l’OFCE, 6 décembre 2017.

[2] https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/draft_withdrawal_agreement_0.pdf

[3] https://www.consilium.europa.eu/media/37059/20181121-cover-political-declaration.pdf

[4] https://www.consilium.europa.eu/media/37114/25-special-euco-final-conclusions-fr.pdf et

[5] https://www.consilium.europa.eu/media/37137/25-special-euco-statement-fr.pdf

[6] Le flou est dans le texte : “The United Kingdom will consider aligning with Union rules in relevant areas”.

 




Comment l’interaction entre institutions et choc économique a-t-elle contribué à la divergence des marchés européens du travail ?

par Aizhan Shorman et Thomas Pastore

On assiste en Europe à une divergence des marchés du travail, tant du point de vue économique qu’institutionnel. D’une part, le miracle allemand illustré par un taux de chômage continûment décroissant en pleine Grande Récession, parfois attribué à des mesures décentralisatrices visant à flexibiliser le marché du travail, d’autre part, une Europe du Sud dont le degré relativement plus élevé de centralisation dans la fixation des salaires est parfois présenté comme la cause de la médiocrité de ses performances macroéconomiques.

Cependant, cette divergence économique ne peut s’expliquer par la simple dichotomie rigidité versus flexibilité, comme le montre le faible taux de chômage dans les pays scandinaves, traditionnellement plus centralisés.

Trois profils de marché du travail

En nous focalisant sur le taux de syndicalisation, le taux de couverture (pourcentage des salariés couverts par des accords collectifs) et l’extension des accords aux acteurs initialement non- signataires, notre analyse permet de dégager trois profils de marchés du travail selon le degré de centralisation des négociations salariales : décentralisé, centralisé et intermédiaire[1]. Comme le montre la figure 1, le premier groupe rassemble les pays anglo-saxons, dont les indicateurs susmentionnés sont faibles. Le second groupe englobe les pays scandinaves, dont les indicateurs sont au contraire élevés. Enfin, le troisième groupe correspond aux pays d’Europe occidentale (France, Allemagne, Espagne et Italie).

Figure1_post7-11

 

Calmfors-Driffill et la Grande Récession

L’hypothèse d’une relation concave et non-monotone entre le degré de centralisation des négociations salariales et la performance macroéconomique des pays avait été avancée par Calmfors et Driffill (1988)[2]. Cette « courbe en cloche » s’avère robuste d’après nos estimations, et permet d’expliquer la trajectoire économique et institutionnelle des pays européens.

Une comparaison statique des pays révèle que les pays anglo-saxons se situent largement à gauche de la courbe de Calmfors-Driffill (figure 2) cumulant un faible taux de chômage (dû probablement à un ajustement plus flexible du salaire réel au choc de 2008) et un cadre de négociation salariale très décentralisé, tandis que les pays scandinaves sont regroupés à droite de la courbe, conjuguant une performance macroéconomique équivalente aux pays anglo-saxons et un système de négociation salariale centralisé, impliquant des accords signés à l’échelle nationale par des représentants syndicaux et patronaux. Entre ces deux modèles opposés du point de vue institutionnel mais similaires du point de vue de leur taux de chômage, les pays « intermédiaires » se situent au sommet de la courbe en cloche, avec un taux de chômage plus élevé que dans les autres pays. Dès lors, ce juste-milieu institutionnel cumulerait les inconvénients des deux systèmes : une fixation des salaires inadaptable aux chocs et le manque de protection des travailleurs en contexte de crise.

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Des trajectoires différentes le long de la courbe en cloche

Dans une perspective dynamique, notre analyse montre également que l’hypothèse de Calmfors-Driffill s’avère pertinente pour comprendre l’évolution des performances des pays avant et pendant la Grande Récession, en particulier la trajectoire de l’Allemagne à partir des années 1990 (figure 3). L’Allemagne semble en effet quitter son groupe initial et glisser à gauche de la courbe de Calmfors et Driffill vers le groupe anglo-saxon. Cette trajectoire le long de la courbe en cloche illustre le profond mouvement de décentralisation en Allemagne, impulsé après la Réunification en 1990, renforcé par les lois Hartz (2003-2005) et corroboré par une désyndicalisation massive et une chute brutale du taux de couverture dans les deux dernières décennies. À l’inverse, le fort taux de chômage en Italie et l’absence de tendance claire vers plus ou moins de décentralisation place ce pays au sommet de la courbe en cloche.

Les marchés du travail européens témoignent d’une certaine variété de profils qui implique des résultats économiques inégaux. Certes les idiosyncrasies de chaque pays empêchent de prescrire un remède centralisé ou décentralisé à ces déséquilibres, mais notre analyse montre que des performances macroéconomiques élevées pourraient résulter d’un choix économique plus tranché, compte-tenu des caractéristiques initiales du pays, entre l’un ou l’autre des deux modèles.

Figure3_post7-11

[1] Thomas Pastore et Aizhan Shorman, 2018, « Calmfors and Driffill Revisited : analyse de l’hétérogénéité institutionnelle et macroéconomique en Europe », in Sciences-Po OFCE Working Paper, octobre.

[2] Lars Calmfors et John Driffill, « Bargaining Structure, Corporatism and Macroeconomic Performance », in Economic Policy, 3.6, 1988, p. 13-61.

 




Brexit : voies sans issue ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le résultat du référendum du 23 juin 2016 en faveur d’une sortie de l’Union européenne a ouvert une période de forte incertitude économique et politique au Royaume-Uni. Il pose aussi des problèmes délicats à l’UE : pour la première fois, un pays choisit de quitter l’UE. Alors que les partis populistes montent en puissance dans plusieurs pays européens, que l’euroscepticisme est de mise dans d’autres (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Slovaquie), que la crise des migrants divise les États membres, l’UE-27 doit négocier la sortie britannique avec l’objectif d’éviter d’offrir une alternative séduisante aux adversaires de l’intégration européenne. Une négociation satisfaisante pour le RU et l’UE est impossible puisque le but de l’UE ne peut être de trouver un accord avantageux pour le RU, mais, au contraire, de faire un exemple, de montrer que la sortie de l’UE a un coût économique important sans gain financier notable, qu’elle ne permet pas de définir une autre stratégie économique.

Selon le calendrier actuel, le Royaume-Uni quittera l’UE le 29 mars 2019, deux ans après la notification officielle du gouvernement britannique de quitter l’UE, le 29 mars 2017. Les négociations avec l’UE ont officiellement commencé avril 2017.

Jusqu’à présent, sous l’égide de la Commission européenne et de son négociateur en chef, Michel Barnier, l’UE-27 a maintenu une position ferme et unie. Cette position n’a guère donné lieu à des débats démocratiques, ni au niveau national, ni au niveau européen. Ni au Conseil européen, ni au Parlement, les partisans de lignes plus conciliantes ne se sont exprimés, de peur d’être accusés de rompre l’unité européenne.

L’UE-27 refuse de remettre en cause, en quoi que ce soit, le fonctionnement de l’UE pour aboutir à un accord avec le RU ; elle considère que les quatre libertés de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) sont indissociables ; elle refuse que le rôle de juge suprême du CJUE puisse être remis en cause ; elle refuse que le RU puisse pratiquer le « cherry picking », choisir les programmes européens auxquels il participe. En même temps, les pays de l’UE-27 saisissent la situation pour mettre en cause le statut de la City, de l’Irlande du Nord (pour la République d’Irlande), de Gibraltar (pour l’Espagne).

Des négociations difficiles

Le 29 avril 2017, le Conseil européen avait adopté ses positions de négociations et nommé Michel Barnier comme négociateur en chef. Les Britanniques souhaitaient négocier en priorité le futur partenariat entre l’UE et le RU, mais l’UE-27 a imposé que les négociations ne portent, en premier lieu, que sur trois points : les droits des citoyens, le règlement financier de la séparation et la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. L’UE-27 a adopté une position dure sur chacun de ses trois points, refusant de discuter du partenariat futur avant que ceux-ci ne soient réglés, interdisant toute discussion bilatérale (entre le RU et un pays membre) et toute pré-négociation entre le RU et un pays tiers sur leurs futures relations commerciales.

Le 8 décembre 2017, un accord a enfin été obtenu entre le Royaume-Uni et la Commission sur les trois points initiaux [1]; cet accord a été ratifié au Conseil européen des 14-15 décembre[2]. Cependant, de fortes ambiguïtés persistent, tout particulièrement sur la question de l’Irlande.

Le Conseil européen accepté la demande britannique d’une période de transition, en fixant sa fin au 31 décembre 2020 (de façon à coïncider avec la fin de la programmation du budget européen actuel). Ainsi, de mars 2019 à fin 2020, le RU devra respecter toutes les obligations du marché unique (dont les quatre libertés et la compétence de la CJUE), sans plus avoir voix au chapitre à Bruxelles.

L’UE-27 a accepté l’ouverture de négociations sur la période de transition et sur le partenariat futur. Ces négociations devaient aboutir lors du sommet européen d’octobre 2018 à un accord fixant les conditions du retrait, les règles de la période de transition et esquissant, par une déclaration politique, le futur traité fixant les relations entre le Royaume-Uni et l’UE-27, de sorte que les instances européennes et britanniques aient le temps de les examiner et de les voter avant le 30 mars 2019.

Cependant, aussi bien l’UE-27 que le RU ont proclamé qu’« il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout », de sorte que les accords sur les trois points comme sur la période de transition sont conditionnés à l’accord sur le partenariat futur.

Les négociations du côté britannique

Les membres du gouvernement formé par Theresa May en juillet 2016 ont dès le départ été divisés sur les modalités du Brexit : d’un côté, les partisans d’un Brexit dur, dont, Boris Johnson, alors chargé des affaires étrangères et David Davis, alors chargé de négocier la sortie du Royaume-Uni de l’UE ; de l’autre, les membres favorables à un compromis pour limiter l’impact du Brexit sur l’économie britannique, dont Philip Hammond, chancelier de l’Échiquier. Les partisans d’un Brexit dur avaient fait campagne en soutenant que quitter l’UE permettrait d’arrêter de verser une contribution financière à l’UE et de « mieux utiliser » cet argent pour financer le système de santé britannique ; que le Royaume-Uni pourrait signer librement des accords commerciaux avec les pays hors UE et se tourner vers le monde extérieur, ce qui serait porteur pour l’économie britannique ; que sortir du carcan des réglementations européennes permettrait d’impulser l’économie. Pour eux, il ne faut pas céder aux demandes de l’UE-27, quitte à prendre le risque d’une sortie sans accord. L’objectif doit être de s’extraire des contraintes européennes, de « reprendre le contrôle ». Pour les partisans d’un compromis avec l’UE, il faut absolument éviter une sortie sans accord, une « chute de la falaise », qui serait nuisible aux entreprises britanniques et à l’emploi. Au cours des derniers mois, c’est ce camp qui a progressivement fait avancer ses positions au sein du gouvernement, amenant Theresa May à demander à l’UE-27 une période de transition, lors du discours de Florence de septembre 2017, ce qui répondait aussi à la demande des représentants des entreprises britanniques (dont la Confédération des industriels britanniques, CBI). Le 6 juillet 2018, Theresa May a tenu une réunion du gouvernement dans la résidence de Chequers afin de s’accorder sur les propositions britanniques sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Les concessions faites au fil des mois par le gouvernement britannique et ces propositions ont conduit David Davis puis Boris Johnson à démissionner le 8 juillet 2018.

Le 12 juillet 2018, le gouvernement britannique a publié un livre blanc sur le futur partenariat[3]. Celui-ci propose un « Brexit basé sur des principes et pratique »[4]. Celui-ci doit « respecter le résultat du referendum de 2016 et la décision du Royaume-Uni de reprendre les commandes de ses lois, de ses frontières et de ses finances ». Il s’agit de construire une nouvelle relation entre le RU et l’UE, « plus profonde que la relation actuelle entre l’UE et aucun pays tiers, tenant compte de l’histoire et des liens étroits actuels ».

Le livre blanc comporte quatre chapitres : partenariat économique, partenariat de sécurité, coopérations intersectorielles et relations institutionnelles. En ce qui concerne le partenariat économique, l’accord doit permettre une « relation vaste et approfondie avec le reste de l’UE ». Le Royaume-Uni propose d’établir une zone de libre échange des biens. Cela permettrait aux entreprises britanniques et européennes de maintenir les chaînes de production et éviterait les contrôles douaniers et réglementaires aux frontières. Cette zone de libre-échange permettrait de « tenir la promesse » de maintien de l’absence de frontière entre l’Irlande du Nord et de la république d’Irlande. Le RU s’alignerait sur les règles pertinentes de l’UE pour permettre un commerce sans friction à la frontière ; il participerait aux agences européennes pour les produits chimiques, la sécurité aérienne et les médicaments. Le livre blanc propose d’appliquer les règles douanières de l’UE aux importations de marchandises qui arriveront au RU en étant à destination de l’UE et de percevoir la TVA sur ces marchandises pour le compte de l’UE.

Pour les services, le RU reprendrait sa liberté réglementaire, acceptant de renoncer au passeport européen en matière de services financiers, tout en évoquant des dispositions de reconnaissance mutuelle des réglementations, qui préserveraient les avantages de marchés intégrés. Il souhaite le maintien de la coopération dans les domaines de l’énergie et des transports. En contrepartie, le RU s’engage à maintenir des dispositions coopératives en matière de réglementation de la concurrence, de droit du travail et d’environnement. La liberté de circulation serait maintenue pour les citoyens de l’UE et du RU.

Le partenariat de sécurité comporterait le maintien de la coopération en matières policière et juridique, la participation du Royaume-Uni à Europol et Eurojust, la coordination en matière de politique étrangère, de défense, de lutte contre le terrorisme.

Le livre blanc propose une coopération étroite pour la circulation et la protection des données personnelles, des accords de coopération scientifique dans les domaines de l’innovation, de la culture, de l’éducation, du développement et de l’action internationale, de la R&D dans le secteur de la défense et de l’aérospatiale. Le RU souhaite continuer à participer à des programmes européens de coopération scientifique, en y apportant une contribution financière suffisante. Enfin, le Royaume-Uni ne participera plus à la politique commune de la pêche, mais propose des négociations sur le sujet.

En matière institutionnelle, le Royaume-Uni propose un accord d’association, avec un dialogue régulier entre les ministres de l’UE et du RU, dans un Comité mixte (Joint Committee). Le RU reconnaît la compétence exclusive de la CJUE pour interpréter les règles de l’UE, mais les litiges entre le RU et l’UE seraient tranchés par le Joint Committee ou par un arbitrage indépendant.

Jusqu’à présent, Theresa May tente de ménager les partisans d’un Brexit dur, les hard Brexiters – le Royaume-Uni quittera l’UE – et ceux d’un Brexit souple – le Royaume-Uni souhaite un partenariat profond et spécial avec l’UE. Theresa May répète régulièrement que le Royaume-Uni quitte l’UE mais non l’Europe, mais sa position de compromis ne satisfait pas les partisans d’un Brexit net. En septembre 2018, Boris Johnson accuse Theresa May d’avoir capitulé devant l’UE : « Dans cette négociation, l’UE a jusqu’à présent remporté toutes les manches importantes. Nous avons placé une veste-suicide sur la Constitution britannique – et donné le détonateur à Michel Barnier. Nous lui avons donné un pied-de-biche avec lequel Bruxelles peut choisir – à tout moment – de séparer le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord »[5]. Selon lui, le plan de Chequers fait perdre tous les avantages du Brexit. Les remainers, partisans de rester dans l’UE, militent eux pour un nouveau referendum. Celui-ci est cependant peu probable. Theresa May l’écarte absolument, comme une « trahison de la démocratie ».

Le congrès annuel des conservateurs qui se tiendra du 30 septembre au 3 octobre pourrait voir la candidature de Boris Johnson ou de Jacob Rees-Mogg[6] à la tête du parti. Néanmoins, leurs positions ne sont pas majoritaires et les sondages accordent à Theresa May une popularité plus forte que celles de ses challengers. Sauf coup de théâtre, Theresa May continuera à porter les négociations sur le Brexit dans les mois à venir.

Le Parlement britannique avait décidé, le 13 décembre dernier, que l’accord conclu avec l’Union européenne devra être soumis à son vote. Aussi Theresa May doit trouver une majorité parlementaire pour un accord de retrait ordonné du Royaume-Uni, malgré l’opposition des remainers et des hard Brexiters, ce qui demande le soutien de certains députés travaillistes et sera délicat.

Les propositions du livre blanc de juillet n’ont pas été jugées acceptables par Michel Barnier. En août, Jeremy Hunt, le nouveau ministre des affaires étrangères estimait les risques de l’absence d’accord à 60%. Le 23 août 2018, le gouvernement a publié 25 notes techniques (sur 80 prévues) qui précisent les mesures prévues par le gouvernement en cas de sortie sans accord en mars 2019. Leur objectif est de rassurer les entreprises et les ménages sur les risques de pénurie de produits importés, notamment de certains produits alimentaires et de médicaments. Lors de la publication de ces notes, Dominic Raab, le nouveau ministre chargé des négociations sur la sortie de l’UE, a pris soin de rappeler que le gouvernement souhaite qu’un accord soit signé et que les négociateurs sont d’accord sur 80 % des dispositions de l’accord de retrait.

Si l’UE-27 reste inflexible, le gouvernement britannique aura le choix entre sortir sans accord, ce que les Brexiters « durs » sont prêts à faire, ou faire de nouvelles concessions. Philip Hammond a rappelé les risques de l’absence d’accord. Mais Theresa May reste sur sa ligne selon laquelle l’absence d’accord serait préférable à un mauvais accord. Le 28 août, elle reprenait les propos du Directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, selon lequel une sortie sans accord ne « serait pas la fin du monde », mais ne serait pas non plus « une promenade dans un parc ». Dans une tribune du Sunday Telegraph du 1er septembre 2018, elle réaffirme sa volonté de construire, en dehors de l’UE, un Royaume-Uni plus fort, plus audacieux, basé sur la méritocratie, adapté au futur.

Les négociations du côté de l’UE

L’UE-27 refuse que le RU reste dans le marché unique et l’union douanière, en choisissant les règles qu’il veut bien appliquer. Elle ne veut pas que le RU bénéficie de règles plus favorables que les autres pays tiers, en particulier les membres actuels de l’Espace économique européen (EEE, Norvège, Islande, Liechtenstein) ou la Suisse. Les membres de l’EEE doivent actuellement intégrer toute la législation du marché unique (en particulier la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Le passeport européen des institutions financières leur est aujourd’hui accordé, mais la Suisse n’en bénéficie pas.

En décembre 2017, Michel Barnier avait affirmé clairement qu’il fallait tirer les leçons du refus du Royaume-Uni de respecter les quatre libertés, de retrouver sa souveraineté commerciale, de ne plus reconnaître l’autorité de la Cour de justice européenne. Ceci écarte toute possibilité de participation au marché unique et à l’union douanière. L’accord avec le Royaume-Uni sera un accord de libre-échange, sur le modèle des accords signés avec le Canada le CETA, la Corée du Sud et plus récemment le Japon. Il ne concernera pas les services financiers.

Durant les négociations de 2018, l’UE-27 a été particulièrement peu conciliante sur l’obligation du RU d’appliquer toutes les règles de l’UE et la garantie de la liberté d’installation des personnes jusqu’à la fin de la période de transition, sur la frontière irlandaise (soutenant que l’absence de frontières physiques n’était pas compatible avec le retrait du RU de l’union douanière, demandant que l’Irlande du Nord reste dans le marché unique tant que le RU ne trouve pas une solution garantissant l’intégrité du marché intérieur sans frontière physique en Irlande), sur le rôle de la CJUE (qui devrait être compétente pour interpréter l’accord de retrait), sur l’autonomie de décision de l’UE (refusant la mise en place d’organes permanents de décisions conjointes avec le RU), et même sur Gibraltar et les bases militaires britanniques à Chypre.

Ainsi, le 2 juillet 2018, Michel Barnier[7] accepte le principe d’un partenariat ambitieux, mais refuse toute frontière terrestre entre les deux parties de l’Irlande, tout en indiquant qu’une frontière terrestre est nécessaire pour protéger l’UE (ce qui voudrait dire que le seul accord acceptable impliquerait que la frontière passe entre l’Irlande du Nord et le reste du RU, solution inacceptable pour le RU). Il refuse que l’UE « perde le contrôle de ses frontières et de ses lois ». Il refuse donc que le RU soit chargé d’appliquer des règles douanières européennes et de percevoir la TVA pour l’UE. Il insiste sur le fait que la future coopération avec le RU ne pourra s’appuyer sur le même degré de confiance qu’entre les pays membres. Il réclame des engagements précis et contrôlables du Royaume-Uni, en particulier sur les normes sanitaires et la protection des indications géographique. Il souhaite que l’accord se limite à un accord de libre-échange, avec des garanties britanniques quant à la réglementation et les aides d’État, avec une coopération en matière de douane et de réglementation.

Ainsi le Royaume-Uni devra renégocier l’ensemble des traités commerciaux, tant avec l’UE qu’avec les pays tiers. Ces accords seront probablement longs à mettre en place, en tout cas nécessiteront plus de deux ans. Le manque de préparation et la désorganisation avec lesquels le Royaume-Uni a abordé les négociations du Brexit augure mal de sa capacité à négocier rapidement de tels accords. La question du rétablissement de contrôles douaniers est cruciale et délicate, que ce soit en Irlande, à Gibraltar ou à Calais. De nombreuses entreprises multinationales relocaliseront en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux. La perte du passeport financier est acquise. C’est sur ce point que les Britanniques risquent de plus perdre, vu le poids des activités de la City (7,5% du PIB britannique). Le Royaume-Uni devra choisir entre se plier aux règles européennes pour conserver un certain accès aux marchés européens ou jouer l’affrontement par une politique de libéralisation. L’UE-27 pourrait saisir l’occasion du départ du RU pour revenir à un modèle financier rhénan, basé sur les banques et le crédit, plutôt que sur les marchés ou, au contraire, essayer de supplanter la City pour les activités de marchés par des mesures de libéralisation. C’est la seconde branche de l’alternative qui l’emportera.

Choisir entre trois stratégies

Jusqu’à présent, les pays de l’UE-27 ont adopté une position dure mais facile à tenir : puisque c’est le Royaume-Uni qui choisit de quitter l’Union, c’est à lui de faire des propositions acceptables pour l’UE-27, pour son retrait comme pour les relations ultérieures. C’est ainsi que l’on est arrivé à une situation d’enlisement. L’UE-27 doit aujourd’hui choisir entre trois stratégies :

– Ne pas faire de propositions acceptables par les Britanniques et se résigner à une sortie sans accord : les relations entre le RU et l’UE-27 seraient gérées selon les principes de l’OMC ; les conditions financières du divorce seraient fixées de façon juridique. Le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté. Deux raisons amènent à redouter ce scénario : le commerce serait obligatoirement perturbé par la réinstallation de barrières douanières dans les ports et en Irlande ; ce « Brexit dur » inciterait le Royaume-Uni à devenir un paradis fiscal et réglementaire, de sorte que l’UE serait devant l’alternative, soit de suivre, soit de prendre des mesures de rétorsion, deux solutions néfastes ;

– Prendre la question à bras le corps et instaurer un troisième cercle pour les pays qui veulent participer à une union douanière avec les pays de l’UE soit, à court terme, en outre le Royaume-Uni et les pays de l’EEE. C’est dans ce cadre que seraient négociés les accords concernant les réglementations techniques et les normes des biens et services. Ainsi, l’aspect « liberté des échanges » serait dissocié des questions de souveraineté politique. Cela pose cependant deux problèmes : ces accords devraient être négociés dans des comités techniques où les opinions publiques, les parlements nationaux comme le parlement européen, n’auraient guère voix au chapitre. Les champs de l’union douanière sont problématiques, en particulier, pour les questions fiscales, les réglementations financières, la liberté de circulation des personnes et des services ;

– Choisir la solution du « partenariat spécial et approfondi », qui suppose des concessions réciproques. Et qui obligatoirement pourra servir de modèle aux relations de l’UE avec d’autres pays. Il comporterait une union douanière limitée aux marchandises, des comités d’harmonisation des normes, des accords au coup par coup pour les services, le droit pour le RU à limiter la circulation des personnes, sans doute une cour d’arbitrage (qui limiterait les pouvoirs de la CJUE), un engagement à éviter la concurrence fiscale et réglementaire. On le voit, cela ne pourrait satisfaire ni les partisans d’un brexit dur, ni les partisans d’une Union européenne autonome et intégrée.

 

[1] Voir : Joint report from the negotiators of the EU and the UK government on progress during phase 1 of negotiations under Article 50 on the UK’s orderly withdrawal from the EU, 8 décembre 2017.

[2] Voir Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak : Brexit, réussir sa sortie, Blog de l’OFCE, 6 décembre 2017.

[3] HM Government : « the future relationship between the United Kingdom and the European Union », juillet 2018.

[4] L’expression étant dans le texte d’origine : « A principled and practical Brexit ». Des traductions de la note de synthèse dans les 25 langues de l’UE sont disponibles sur le site web du Department for Exiting the European Union. La version française utilise le terme de « Brexit vertueux et pratique ».

[5] Tribune de Boris Johnson, Mail on Sunday, 9 septembre 2018.

[6] Favorable à un Brexit dur, mais aussi issu d’Eton-Oxford, catholique traditionaliste, opposé à l’avortement, aux dépenses publiques et à la lutte contre le changement climatique.

[7] Voir : « Un partenariat ambitieux avec le Royaume-Uni après le Brexit », 2 juillet 2018.

 




Au-delà du taux de chômage …

Par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage une partie des individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique présente pour les années 2008, 2012 et 2017 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus situation de temps partiel subi et d’autre part les personnes âgées de 15 ans et plus, sans emploi, et ne recherchant pas activement un emploi mais qui désirent travailler et sont disponibles pour prendre un emploi. De plus elles ont recherché un emploi au cours de 12 derniers mois. Ces dernières sont définies par l’OCDE comme ayant « un lien marginal à l’emploi ».

En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2012, mais surtout entre 2012 et 2017, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2017, 25%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2012 et 2017, le sous-emploi a augmenté de 2,2 points quand le chômage au sens strict diminuait de 0,1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période, le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+2,7 point). En 2017, le taux de chômage BIT était en Espagne de 6,2 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 10 points.

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Après la déclaration de Meseberg…

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Rien n’est facile en Europe. S’il y a un certain consensus sur la nécessité d’améliorer le fonctionnement de l’UE, les projets diffèrent entre la Commission européenne, les États membres et à l’intérieur même des pays de l’UE. Sur la base du rapport des Cinq présidents de juin 2015 : Compléter l’Union économique et monétaire, la Commission propose de nouvelles avancées pour la zone euro, comme finaliser l’Union bancaire, développer l’Union des marchés de capitaux, créer de nouveaux instruments pour inciter les États membres à entreprendre des réformes structurelles ; créer une capacité de stabilisation budgétaire à l’échelle de la zone euro.

Si le projet de rénovation de l’Europe, basé sur l’impulsion du couple franco-allemand, présenté par Emmanuel Macron, en particulier dans son discours de la Sorbonne du 21 septembre 2017, a été reçu avec un grand intérêt, de grandes réserves sont aussi apparues. Beaucoup d’États membres réclament que les 27 soient traités sur un pied d’égalité ; ils rejettent tout projet accentuant les disparités entre les pays de la zone euro et les autres et tout projet créant un « groupe de rénovation » à l’intérieur même de la zone euro. L’approfondissement de l’Union économique et monétaire doit se limiter à ce « qui est nécessaire » et non s’étendre à « ce qui serait agréable d’avoir »[1]. Par ailleurs, beaucoup d’économistes ou personnalités politiques allemands, refusent toute une Europe des transferts, qui organiserait des transferts permanents, sans un montant limité voté par le Parlement allemand et sans une stricte conditionnalité.

La déclaration faite le 19 juin dernier par Angela Merkel et Emmanuel Macron, à l’issue du sommet franco-allemand de Meseberg, était donc très attendue pour préciser les intentions des deux plus grands pays de l’UE, avant le Conseil européen des 28-29 juin. La déclaration[2] est un compromis qui reste souvent vague.

Les deux dirigeants reprennent la proposition de la Commission de développer « les liens entre les fonds structurels et la coordination des politiques économiques », ce qui est contestable si, par coordination, il faut comprendre le respect des règles budgétaires actuelles, et non une véritable coordination des politiques économiques. Les traités prévoient certes des dispositifs de sanctions financières, en l’absence de respect des règles budgétaires, mais ceux-ci ne peuvent consister en des diminutions de fonds structurels.

Les deux dirigeants acceptent de soutenir le projet présenté par la Commission d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (ACIS), tout en refusant certains aspects contestables (comme la déduction d’intérêts notionnels sur les fonds propres). Toutefois, la discussion devra être poursuivie sur deux points : la possibilité pour un pays d’introduire ou de maintenir des dispositifs de crédit d’impôt, le rapprochement des taux[3].

Les deux dirigeants envisagent de réviser le Traité sur le mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci pourrait être incorporé dans le droit de l’UE, comme le demande la Commission, tout en restant un organisme inter-gouvernemental, comme le réclament les pays du Nord. Le MES pourrait changer de nom, mais le nom souvent proposé de Fonds monétaire européen semble écarté. ll n’est pas écrit clairement (contrairement aux souhaits de beaucoup d’économistes et personnalités politiques allemands) que tout pays aidé devra aussi imposer à ses créanciers privés une restructuration de sa dette, mais il est précisé que la soutenabilité de la dette d’un pays aidé devra être examinée ; que des clauses d’action collective pourraient être introduites ; que le MES facilitera le dialogue entre le pays aidé et ses créanciers privés. Certains proposaient que le MES soit chargé de surveiller les politiques budgétaires des États membres, de façon purement technique, pour imposer le respect des traités. La déclaration stipule que le MES devra évaluer la situation économique des États membres (« sans dupliquer le rôle de la Commission et dans le plein respect des traités »). On voit mal comment éviter cette duplication (en fait sans doute une « triplication », compte-tenu du rôle des Comités budgétaires). Un pays aidé par le MES pourrait demander aussi l’aide du FMI (ce qui suppose que l’UE renonce à l’objectif de siège unique au FMI). Une ligne de crédit de précaution pourrait soutenir un pays membre, qui n’a plus accès aux marchés financiers, sans avoir besoin d’un programme complet. La feuille de route précise, bizarrement, que ce soutien serait réservé aux pays économiquement et budgétairement sains.

Les deux dirigeants acceptent le projet d’Union des marchés de capitaux. Ils acceptent le principe de renforcement de l’Union bancaire, mais, selon le souhait allemand, les risques des systèmes bancaires nationaux actuels devront être réduits avant d’être partagés. Le MES devrait établir une ligne de crédit, servant de filet de sécurité pour le Fonds de résolution unique, de taille légèrement inférieure à celle du fonds lui-même. Les éventuelles contributions de cette ligne à des banques en difficulté seront remboursées par le secteur bancaire en 3 (voire 5) ans. Son entrée en vigueur, avant 2024, dépendra donc de l’évolution des risques des secteurs bancaires nationaux. La négociation politique sur la garantie européenne des dépôts pourrait débuter dès juin 2018 ; sa mise en place dépendra elle-aussi de la réduction des risques.

La feuille de route franco-allemande rejette nettement le projet de la Commission de mettre en place un actif synthétique, déclaré comme sans risque, élaboré à partir d’un portefeuille titrisé de titres publics. Par contre, elle est silencieuse sur l’autre projet de la Commission, celui de décourager les banques de détenir trop de titres publics émanant de leur pays, en les obligeant à les considérer comme risqués, de sorte qu’elles auraient été incitées à détenir cet actif synthétique. Ces deux propositions auraient affaibli la capacité des États membres à se financer et auraient fait augmenter les spreads en Europe.

L’Allemagne s’est ralliée à la proposition française de mettre en place un budget de la zone euro pour promouvoir « la compétitivité, la convergence et la stabilité ». Cependant, la taille de ce budget n’est pas précisée (plusieurs centaines de milliards d’euros ou quelques dizaines ?). Il serait financé par des contributions nationales, des contributions européennes et des ressources spécifiques : une taxe sur les transactions financières (selon le modèle français, donc uniquement sur les achats d’actions), la taxation des entreprises numériques et une partie des ressources de l’impôt sur les sociétés, une fois l’ACIS mise en place. Il est précisé que les dépenses viendront en substitution des dépenses nationales et que la réduction du ratio dette publique/PIB reste une priorité. Il n’est pas dit que ce budget pourrait être déficitaire. Il est précisé que la fonction de stabilisation n’induira pas des transferts permanents : la déclaration envisage un simple report des contributions au budget de la zone euro du pays frappé par un choc (mais cela suppose que ces contributions soient importantes) ou un Fonds européen de stabilisation du chômage qui prêterait de l’argent au système d’indemnisation du chômage d’un pays frappé par une perte importante d’emplois. Cela ne serait qu’un prêt de taille limité ; on en voit mal l’intérêt pour des pays qui empruntent sans problème sur les marchés financiers. Le texte précise que les décisions stratégiques concernant la zone euro seront prises par les pays de la zone euro, mais les dépenses seront effectuées par la Commission.

Selon le Financial Times, Wopke Hoekstra, le ministre des Finances néerlandais, aurait adressé le 22 juin au président de l’Eurogroupe, une lettre au nom de douze pays de l’UE (les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Finlande, l’Irlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l’Autriche, Malte, le Danemark et la Suède) se déclarant hostiles au projet de budget de la zone euro, refusant toute hausse des dépenses de l’UE et tout impôt commun.

Il n’est pas simple de « rénover l’Europe ». Certains pays refusent toute avancée institutionnelle, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Tout projet créant plus de solidarité se heurte aux pays qui refusent toute hausse des transferts. Enfin, les pays réticents refusent aussi toute Europe à plusieurs vitesses.

 

 

[1] Déclaration du 6 mars 2018 des ministres des Finances de huit pays du Nord (Pays-Bas, Irlande, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Danemark, Suède).

[2] Elle est complétée par une feuille de route franco-allemande.

[3] Voir la Position commune de la France et de l’Allemagne sur la directive ACIS.




Espagne : un budget 2018 dans les clous, n’en déplaise à la Commission

Par Christine Rifflart

Avec un déficit à 3,1 % du PIB en 2017, l’Espagne a réduit son déficit de 1,4 point par rapport à 2016 et satisfait ses engagements vis-à-vis de la Commission européenne. Elle devrait franchir le seuil des 3 % en 2018 sans difficulté et serait donc le dernier pays à sortir de la Procédure pour déficit excessif (PDE), après la France en 2017. Après avoir été présenté à la Commission européenne le 30 avril, le budget 2018 a été voté au Congrès des députés espagnols le 23 mai dans un contexte politique extrêmement tendu qui a conduit le 1er juin à la destitution du président du gouvernement Mariano Rajoy (avec notamment le soutien des élus nationalistes basques du PNV qui avaient voté le budget 2018 quelques jours plus tôt). Il devrait être adopté au Sénat prochainement par une nouvelle majorité. L’orientation expansionniste du budget 2018, validée par le gouvernement du nouveau président socialiste Pedro Sanchez, ne satisfait pas la Commission qui juge l’ajustement des finances publiques insuffisant pour atteindre l’objectif de 2,2 % du PIB repris dans le Pacte de stabilité et de croissance 2018-2021. Selon les hypothèses du gouvernement précédent, non seulement le déficit reviendrait en dessous des 3 % mais la cible nominale serait respectée.

Certes, si, compte tenu de la vigueur de la croissance espagnole attendue en 2018, le déficit public sera facilement inférieur à 3 % en 2018 et répondra donc aux exigences fixées dans le cadre de la PDE, la nouvelle loi budgétaire ne va pas dans le sens de l’orthodoxie budgétaire attendue à Bruxelles. L’absence de majorité au Congrès des élus du Parti Populaire a conduit l’ex-président Mariano Rajoy à des alliances stratégiques avec Ciudadanos et le PNV pour faire adopter le budget 2018 (avec notamment l’espoir d’éviter des élections législatives anticipées), au prix d’importantes concessions :

  • Une hausse du salaire des fonctionnaires de 1,75 %[1] en 2018 et d’au moins 2,5 % en 2019, avec une hausse plus importante si la croissance du PIB est supérieure à 2,5 % (coût estimé à 2,7 milliards en 2018 et à 3,5 milliards en 2019 selon le gouvernement sortant) ;
  • Une baisse des impôts pour les ménages à bas revenus (via la hausse du seuil d’abattement fiscal de 12 000 à 14 000 euros de revenu par an, des crédits d’impôt pour les frais de garde, l’aide aux personnes handicapées et les familles nombreuses, baisse de l’impôt sur les revenus bruts salariaux compris entre 14 000 et 18 000 euros) (coût 835 millions en 2018 et 1,4 milliard en 2019) ;
  • La revalorisation des pensions et des retraites de 1,6 % en 2018 et 1,5 % en 2019 (coût de 1,5 et 2,2 milliards), en plus d’une hausse jusqu’à 3 % des pensions minimales et des non contribuables, et entre 1 et 1,5 % pour les pensions les plus basses (coût 1,1 milliard en 2018).

Selon l’ancien gouvernement, ces mesures coûteraient un peu plus de 6 milliards en 2018 (0,5 % du PIB) et près de 7 milliards en 2019 (0,6 % du PIB). La revalorisation des retraites devrait être en partie couverte par l’introduction d’une taxe sur les activités numériques (Google tax) en 2018 et 2019 dont les recettes sont attendues à 2,1 milliards d’euros. Au final, les dépenses qui devaient baisser de 0,9 point de PIB en 2018 selon les engagements inscrits dans le précédent PSC 2017-2020, ne baisseraient que de 0,5 point de PIB dans le PSC 2018-2021 (à 40,5 % du PIB) (tableau). Mais surtout, malgré les baisses d’impôts qui viennent d’être introduites, le surcroît de recettes attendu du supplément de croissance devrait représenter 0,1 point de PIB (à 38,3 % du PIB). De fait, le caractère redistributif du budget, combiné à la révision à la baisse de l’impact de la crise catalane sur l’économie (0,1 % du PIB selon l’AIReF[2]) ont conduit tous les instituts (Banque d’Espagne, gouvernement, Commission européenne) à relever leurs prévisions de croissance 2018 par rapport à celles de l’hiver dernier de 0,2 ou 0,3 point de PIB pour l’amener légèrement en dessous de 3 % (2,6 % pour l’OFCE selon nos prévisions d’avril[3]).

Table_post13-06Néanmoins, au-delà de l’optimisme partagé sur la croissance espagnole, le chiffrage diverge sur le coût des nouvelles mesures entre autorités espagnoles et Commission. Selon le gouvernement, le surcroît de croissance devrait comme on l’a dit, doper les recettes fiscales et neutraliser le coût attendu des nouvelles dépenses. En 2018, la réduction de 0,9 point du déficit (qui passerait de 3,1 % à 2,2 %) serait donc atteint par l’accroissement de 0,8 point de PIB du solde conjoncturel, combiné à la baisse de 0,2 point des charges de la dette, le solde structurel restant stable (la politique budgétaire deviendrait neutre au lieu d’être restrictive comme inscrit dans la version antérieure du Pacte). Mais ce scénario n’est pas partagé par Bruxelles[4], pour qui le coût des mesures, et notamment de la hausse du salaire des fonctionnaires est sous-évalué. Les dépenses devraient être plus importantes de 0,2 point de PIB et les recettes inférieures de 0,2 point de PIB que ce qui est annoncé par le gouvernement. Selon la Commission, le solde conjoncturel devrait certes s’améliorer de 0,9 point de PIB mais l’impulsion budgétaire dégraderait le solde structurel de 0,6 point de PIB. Dans ces conditions, le déficit franchirait bien la barre des 3 % mais la politique budgétaire deviendrait clairement expansionniste et l’objectif des 2,2 % ne serait pas atteint. Le déficit public se situerait à 2,6 % en 2018 (graphique 1).

IMG1_post13-06Cette orientation plus expansionniste du budget 2018 résulte avant tout de considérations politiciennes de l’ancien gouvernement Rajoy pour débloquer une impossibilité à gouverner (les faits ont d’ailleurs démontré la fragilité de cette posture). Néanmoins, le timing est idéal. Car le seul engagement budgétaire qui s’impose en 2018 est de franchir le seuil des 3 % de déficit afin de sortir du volet correctif du PSC. L’année 2018 rend donc encore possible de mener une politique budgétaire généreuse, tout en franchissant la barre des 3 %, sans s’exposer à des sanctions. La situation aurait été plus délicate en 2019, lorsque s’appliqueront les règles communautaires visant à réduire une dette encore très supérieure au 60 % du PIB, notamment par l’ajustement du solde structurel (graphique 2).

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[1] https://www.boe.es/boe/dias/2018/03/26/pdfs/BOE-A-2018-4222.pdf

[2] https://elpais.com/economia/2018/04/17/actualidad/1523949570_477094.html?rel=str_articulo#1526464987471

[3] Voir la Partie Espagne du dossier :  https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/11-155OFCE.pdf , pp 137-141.

[4] Ni par l’AIReF d’ailleurs.