Des vertes et des pas mûres : quand les économistes sont pris pour des pommes

Informations complémentaires au communiqué de presse de l’OFCE du 24 janvier 2012 relatif à l’évaluation des projets des candidats à l’élection présidentielle.

par Paul Malliet, Frédéric Reynès, Yasser Y. Tamsamani et Xavier Timbeau

Un « exercice inédit » : c’est ainsi que le site de campagne d’Eva Joly[1] présente un travail d’analyse fait à propos de son projet de budget 2012. Cet exercice est inédit en particulier en ce qu’il attribue à 3 économistes de l’OFCE un travail qu’ils n’ont pas réalisé !

Comme il en est de signer un travail qui n’est pas le sien, voir apposer sa signature sur un travail auquel on n’a pas participé constitue une violation de la déontologie scientifique la plus élémentaire. Paul Malliet, Frédéric Reynès et Yasser Y. Tamsamani déclarent qu’ils n’ont ni participé, ni signé, ni contribué directement ou indirectement au travail d’évaluation proposé par Europe Ecologie Les Verts. Ce travail est la responsabilité pleine et entière de Gaël Callonnec et n’engage que lui.

La présentation erronée et l’attribution indue de ce travail conduit à penser que l’OFCE, en tant qu’institution, apporte une quelconque validation à ce travail. Il n’en est rien, pour la simple et bonne raison que pour valider un travail, il faut en avoir eu connaissance (ce qui n’est pas le cas de cette évaluation), qu’il y ait eu matière à validation et qu’une discussion critique ait été conduite, ce qui n’est pas le cas non plus.

Cette étude indique avoir mobilisé un « modèle économique de l’OFCE » pour conduire son évaluation. Un tel modèle existe : l’OFCE a développé en collaboration avec l’ADEME un modèle macroéconométrique, Threeme, destiné aux évaluations de politique économique en particulier lorsqu’elles ont une dimension environnementale. Intégrer les contraintes environnementales est une préoccupation fondamentale, que nous partageons probablement avec bien des membres d’EELV, pour laquelle il nous a paru important de développer des outils et des méthodes. Le modèle est décrit dans un document de travail de l’OFCE, et a été utilisé pour des évaluations de politique économique (voir par exemple ici, dans le numéro 120 de la revue de l’OFCE consacré à la problématique du développement soutenable). Gaël Callonnec est un des auteurs de ce modèle, mais les autres auteurs de ce modèle (MM. Malliet, Reynès et Tamsamani) ne cautionnent pas nécessairement tous les travaux réalisés à partir de ce modèle, simplement parce qu’ils découlent de son utilisation.

La raison en est que l’utilisation d’un modèle ne garantit pas la justesse des évaluations. Evaluer une proposition de politique économique, c’est d’abord choisir comment intégrer telle mesure dans le cadre restrictif et quantifié d’un modèle. Ce choix est laborieux et, suivant que l’on insiste sur un mécanisme, que l’on omet un comportement, que l’on privilégie un scénario, le résultat final peut varier. Pour lever les indéterminations, pour traquer les erreurs, contourner les idées préconçues et débusquer les a priori du modélisateur, il est nécessaire de confronter l’analyse à d’autres, dans un long processus itératif. Il faut discuter et échanger sur les hypothèses hors modèle et dans le modèle. La validation passe par ces étapes. Rien ne nous indique que l’évaluation de l’étude en question ne soit passée à travers ces filtres et nous ne pouvons donc en rien apporter une caution à ce travail. Apposer le label « OFCE » sur cette étude supposerait que nous ayons pu participer à cette validation. Il n’en est rien.

Mais au-delà de la validation, il nous faut admettre que la méthode économique n’a pas la capacité aujourd’hui d’apporter des certitudes chiffrées sur des sujets pourtant importants pour notre avenir. A cela, on ne peut opposer que la transparence sur les éléments qui alimentent les modèles ou les hypothèses qui les sous tendent. On ne peut répondre à cette incertitude que par des demi-conclusions, des scénarios possibles. C’est une des raisons pour lesquelles l’OFCE a déjà exprimé des réticences à se poser en arbitre des programmes des candidats aux élections (voir ici). Nous croyons en revanche que la discussion des effets, leur quantification et des options de modélisation permettent de faire avancer les débats sur les choix de politiques économiques.

L’évaluation est donc peu propice aux coups médiatiques et aux effets d’annonce spectaculaires. Nous sommes pourtant attachés à ce lent processus scientifique.


[1] Le document indûment attribué peut être consulté ici. Il avait été mis en ligne sur le site de campagne de Eva Joly, et y figurait encore vendredi 27 janvier 2012, à 17h.  Ensuite, il  a été modifié.




Après Durban : pour un axe sino-européen

par Eloi Laurent

L’Union européenne doit absolument tenir le cap à Durban et après le sommet : non seulement réaffirmer son ambition climatique mais plus encore la consolider en maîtrisant davantage ses liaisons carbones (voir la note de l’OFCE : L’Union européenne à Durban : tenir le cap), c’est-à-dire l’impact global de son développement économique. Cela suppose de passer, au besoin seule, d’un objectif de 20% de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020 à un objectif de 30% de ses émissions, plus en conformité avec le but qu’elle a par ailleurs fait sien de limitation du réchauffement terrestre de 2°C par rapport à la période pré-industrielle.

De sa détermination dépend la possibilité d’une transition de l’économie mondiale vers l’économie bas-carbone. Premier marché du monde, l’Union européenne possède en effet un très grand pouvoir sur les politiques écologiques des autres pays de la planète : plus elle sera ambitieuse sur le plan climatique et plus, par effet d’influence et d’entraînement, les autres pays le seront aussi.

Mais la poursuite de cette dé-carbonisation de l’économie européenne implique la réforme et l’articulation cohérente des instruments économiques nationaux et européens.

Pour la France, cela signifie atteindre ses objectifs climatiques (le « facteur 4 », c’est-à-dire la division par 4 de ses émissions d’ici à 2050), en instaurant un signal-prix pour contenir ses émissions diffuses de gaz à effet de serre (provenant du logement et du transport) non incluses dans le marché du carbone européen. En clair, il faudra instaurer une taxe carbone dont il conviendra de préciser les modalités d’insertion dans le système fiscal français mais qui, comme le montre une étude récente de l’OFCE, peut parfaitement générer un double dividende, social et environnemental. Le rapport Perthuis est sur ce point tout à fait clair : accompagnée par un signal-prix, la transition climatique française sera créatrice d’emplois. Cette transition ne doit cependant pas négliger les enjeux de justice sociale, à commencer par le problème urgent de la précarité énergétique.

L’Union européenne doit également réformer au plus vite ses marchés du carbone, dont le signal-prix est aujourd’hui quasi-inopérant (la tonne de CO2 est tombée à 7 euros) et qui pourraient être encore plus affectés par l’issue de la conférence de Durban, comme ce fut le cas après celle de Copenhague. Diverses options existent comme celle d’instituer une banque centrale européenne du carbone.

Enfin, l’instauration d’un tarif carbone aux frontières de l’Union européenne pourrait redonner de la cohérence à la politique climatique de la région en traitant le problème des fuites de carbone et des émissions importées et en fournissant une source de financement au Fonds vert, dont l’architecture pourrait constituer le seul véritable acquis de Durban.

Il y a, au fond, trois raisons fondamentales pour lesquelles l’Union européenne doit confirmer et renforcer son ambition climatique à Durban et plus encore après Durban :

  1. La première tient à la sécurité humaine des Européens : l’UE doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre parce que, comme le montre un rapport récent du GIEC, celles-ci sont et seront à l’avenir plus encore, à l’origine de la multiplication des événements climatiques extrêmes sur notre planète. L’Union européenne a subi près de 350 de ces événements au cours de la seule décennie 2000, près de quatre fois plus qu’au cours de la décennie 1980. La canicule de l’été 2003, a elle seule, aura coûté la vie à 70 000 Européens.
  2. La deuxième raison tient à la prospérité économique des Européens. L’UE doit consolider son avantage comparatif écologique et se libérer au plus vite du piège des énergies fossiles. La dépendance européenne à l’égard du carbone n’a fait que se renforcer depuis deux décennies. Le taux de dépendance énergétique des pays membres de l’Union européenne a augmenté en moyenne d’environ dix points de pourcentage ces quinze dernières années pour atteindre 53% en 2007, dont 82% pour le pétrole et 60% pour le gaz, qui représentent à eux deux 60% de toute l’énergie consommée dans l’UE. A l’inverse, le coût économique à court terme (sans inclure les bénéfices de plus long terme) du passage d’un objectif de 20% de réduction des émissions à 30% de réduction d’ici à 2020 est minime, de l’ordre de 0,6% du PIB européen par an (estimation de la Commission européenne).
  3. La troisième raison, peut-être la plus fondamentale, tient au besoin actuel de cohésion politique de l’Union européenne. Il faut aujourd’hui rien moins que reconstruire l’Union européenne qui a été dévastée économiquement et politiquement par la crise globale. La perspective de dépression économique coordonnée proposée actuellement aux citoyens européens par leurs gouvernements signera la dislocation de la zone euro mais aussi par ricochet, on peut le craindre, l’arrêt de la construction européenne, voire son dé-tricotage. La transition écologique peut certes « sauver le climat », mais elle peut aussi sauver l’Europe en lui redonnant un horizon.

Le meilleur espoir de ce qu’il faut déjà appeler « l’après-Durban » réside sans doute dans la constitution d’un axe sino-européen sur le climat : la Chine est en train de prendre conscience que son effet sur le changement climatique n’a d’égal que l’effet du changement climatique sur elle (premier émetteur mondial, elle sera en retour la première victime de ses émissions) ; l’Union européenne peut confirmer, à la suite de la désertion américaine, son rôle de leader climatique global.

Les responsables européens semblent parfois agacés de devoir porter seuls, parmi les pays développés, cette responsabilité et sont fatigués d’essuyer les critiques que l’on réserve à celui qui tient le manche, alors même que l’Union européenne est la seule région du monde à respecter ses engagement de Kyoto, qu’elle est la seule à s’être dotée d’objectifs intermédiaires de réduction de ses gaz à effet de serre (GES), qu’elle est la seule en mesure d’atteindre ces objectifs. Cet agacement européen est déplacé : vu les catastrophes que nous annonce la science, la lutte contre le changement climatique pourrait être la plus grande contribution de l’Europe à l’avenir de l’humanité. Tenir le cap climatique est donc son devoir le plus impérieux. Il se trouve que c’est aussi dans son intérêt.




R&D à la dérive : les producteurs d’électricité ont-ils disjoncté ?

par Evens Salies

Les efforts technologiques fournis pour répondre aux exigences des politiques environnementales et la libéralisation des marchés de l’électricité sont-ils antinomiques ? En effet, l’évolution depuis trois décennies des dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité peut nous faire douter de la capacité de l’Union européenne à atteindre son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 80 à 93% d’ici à 2050 (Commission européenne, COM/2010/0639).

C’est ce que révèle le graphique ci-dessous, où nous avons isolé les dépenses des 15 principaux producteurs. Ce graphique met en évidence un étonnant retournement de tendance concomitant à la vague de libéralisation du secteur, souhaitée par l’Union européenne. Concomitance ne voulant pas dire causalité, nous nous sommes penchés sur l’éventuelle responsabilité de la libéralisation sur ce retournement.

Les dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité ont fondu de 70 % entre 2000 et 2007, passant de 1,9 milliard d’euros à 570 millions d’euros environ (chiffres corrigés de l’inflation). Les géants EDF et E.ON, qui représentent les deux plus gros budgets R&D dans le secteur, sont largement responsables de cette baisse. Les dépenses de R&D de l’électricien français ont chuté de 33 % de 2000 à 2007, passant de 568 à 375 millions d’euros. Sachant que les charges de R&D sont majoritairement des charges de personnel, le lecteur ne s’étonnera pas d’apprendre que, dans le cas d’EDF, le nombre de salariés affectés à la R&D (chercheurs et personnel d’accompagnement technique et administratif) a été réduit d’environ un quart depuis 2007, sans que nous puissions précisément quantifier cette baisse par type d’activité.

Comment les producteurs peuvent-ils relever le défi technique des énergies alternatives avec une dépense de R&D si faible ? Certains pourraient penser que la situation n’est pas aussi dramatique que le laisse supposer le graphique ci-dessus. En effet, les dépenses de R&D des grands groupes de l’électricité ne représentent que la partie congrue du total, autour de 10 %, l’essentiel étant réalisé par des équipementiers et des laboratoires publics. En se penchant sur les chiffres de l’ensemble des dépenses privées, on constate une part relativement croissante depuis l’année 2000 de celles destinées non seulement à accroître l’efficience énergétique, mais aussi de celles destinées à la production d’électricité à partir de sources d’énergies renouvelables. Ceci est la conséquence de nombreuses aides en faveur de l’innovation (mesures de rachat de l’électricité « verte », financement de projets réunissant des partenaires publics/privés, etc.), sans oublier le crédit d’impôt-recherche dont bénéficie d’ailleurs EDF.

Il vaut mieux cependant attendre avant de se réjouir du déplacement susmentionné de l’activité d’innovation environnementale des producteurs vers les équipementiers dans la mesure où la concurrence risque d’avoir pour effet de peser sur la capacité de ces premiers à acheter ces innovations. La question du pourquoi de la chute des dépenses de R&D reste donc pertinente. Etaient-elles anormalement élevées dans le passé, lorsque les producteurs jouissaient du statut de monopole public ? On peut cependant trouver des raisons objectives à leur baisse, en commençant par la libéralisation des marchés dans l’Union européenne qui, comme l’ont montré plusieurs études, est l’événement déclencheur de ce changement radical dans la politique d’innovation des producteurs d’électricité [1].

La thèse défendue dans ces études est que l’accroissement prévisible de la concurrence, à la suite de l’ouverture des marchés, rend la valeur des revenus futurs des producteurs plus incertaine. L’argument avancé pour soutenir cette thèse est que certains projets de recherche orientés vers des objectifs d’intérêt public (ceux qui permettront de réduire les émissions) ne confèrent pas à court terme des réductions de coûts qui seraient profitables aux producteurs. Les producteurs se sont recentrés sur leur cœur de métier et ont abandonné les programmes de recherche pour lesquels ils n’ont pas d’avantages tangibles, notamment en termes de brevets. En Europe, les projets d’innovation environnementale sacrifiés continuent, en revanche, à être développés chez des équipementiers (Vestas pour l’éolien, par exemple). Quand aux recherches dans l’électronucléaire, elles sont accaparées par les prestataires de recherche comme Areva ou Siemens. Les producteurs tendent à leur substituer des programmes autour de la maîtrise de la demande d’énergie ou de l’amélioration d’efficience énergétique qui requièrent des temps de recherche moins longs. Il faut noter que la nature de bien public de l’innovation rend prudents les producteurs qui devraient supporter le coût de projets de recherche dont ils ne seront pas seuls à récolter les bénéfices. Cela favorise le comportement de « passager clandestin » de certains et conduit donc à un sous-investissement en R&D au niveau agrégé dans le secteur.

De manière intéressante, on constate que ce décrochage succède à une accélération des dépenses de R&D avant la période de libéralisation. Ce fait d’abord observé aux Etats-Unis, s’observe clairement en Europe si l’on se penche sur les dépenses de R&D en niveau. Dès 1996, date à laquelle fut votée la directive contenant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, la baisse des dépenses suit une hausse plus forte que celle observée, en moyenne entre 1980 et 1995.

Cependant, l’instauration de règles de marché n’explique pas tout. S’est opérée une restructuration/fragmentation du secteur avec ouverture du capital qui n’est pas sans conséquences sur l’innovation. De manière similaire à ce qu’on a pu observer dans d’autres secteurs comme les TIC, le comportement des grands groupes de l’électricité a été de s’endetter – nécessairement au détriment des dépenses de recherche et d’autres investissements – en réalisant des opérations de croissance externe. Les firmes réorganisent leur activité de recherche en les externalisant. L’exemple en France est celui d’EDF Energies Nouvelles, 100 % filiale d’EDF depuis le mois d’août 2011. L’organisation industrielle qui prévaut aujourd’hui dans le secteur de l’énergie électrique est un oligopole avec frange concurrentielle (voir encadré). Bien que soumis à une séparation comptable de leurs activités, les principaux producteurs historiques restent verticalement intégrés de la production à la commercialisation.

Cette fragmentation/restructuration renvoie à une hypothèse de recherche bien connue des économistes sur l’avantage des grandes entreprises en termes d’innovation : l’hypothèse schumpétérienne [2]. Formellement, il s’agit de savoir si l’intensité de R&D, c’est-à-dire le ratio entre les dépenses de R&D et une variable de taille (l’actif du bilan, par exemple), est corrélée positivement à la taille. Nous avons pu montrer ce lien pour un échantillon des 15 principaux producteurs européens d’électricité pour la période 1980-2007 [3] . Or, ce résultat est largement contingent à la période étudiée, durant laquelle la plupart des producteurs étaient protégés de l’entrée et de toute pression concurrentielle sur le territoire où ils exerçaient leur activité en tant qu’entreprises publiques désignées alors « monopoles naturels ».

Cette position leur conférait au moins trois avantages qui ont maintenant disparu. Tout d’abord, une sorte de droit de préemption sur l’utilisation des innovations fournies par les constructeurs d’équipements, ou de leurs propres innovations, craignant moins ainsi d’être imités. Pour chaque entreprise, les possibilités de réplication étaient limitées à une zone d’activité bien précise, généralement le territoire national, permettant de répartir les coûts liés à l’innovation sur tous les consommateurs domestiques. De plus, étant certains de ne pas perdre de clients, les opérateurs historiques pouvaient prendre le risque de lancer des projets de recherche fondamentale. Enfin, la réglementation des tarifs assurait un niveau de recette prévisible.

On peut donc penser que l’effet schumpétérien d’appropriation de la rente a dominé l’effet négatif sur l’incitation à innover dû au manque de concurrence réelle ou potentielle. Une fois le secteur ouvert à la concurrence, certains des avantages susmentionnés ont disparu. La grande majorité des clients reste fidèle à cause de coûts de migration importants, mais une partie croissante de l’électricité produite est vendue sur des marchés de gros peu régulés, aux prix volatils. L’hypothèse schumpétérienne pourrait donc disparaître. La concurrence serait donc en train de nuire à l’innovation induite par les dépenses de R&D.

Oligopole de producteurs avec frange concurrentielle

Dans le secteur européen de l’énergie électrique, il s’agit d’un petit nombre de gros producteurs (l’oligopole) qui détiennent une vaste part de marché, pendant qu’un grand nombre de petites entreprises (la frange concurrentielle) détiennent, chacune, une petite part du marché résiduel. Contrairement à l’idée que l’on se fait de la concurrence, la frange peut avoir une influence sur les prix de gros. En effet, l’électricité ne se stockant pas, un producteur sollicité par le transporteur responsable de l’équilibre production-consommation, peut offrir les MWh d’une centrale dont le coût marginal de génération est faible à un prix supérieur à ce coût. C’est le cas du producteur de la centrale marginale qui, en période où la demande butte sur les capacités de production (la pointe), est sollicité pour assurer l’équilibre global en dernier recours.

[1] L’étude de Kammen, D.M. et R. M. Margolis (Underinvestment: the energy technology and R&D policy challenge, Science, Energy–Viewpoint, n° 285, 1999, pp. 690-692) avait anticipé cette situation pour les Etats-Unis. L’étude de P. Sanyal (The effect of deregulation on environmental research by electric utilities. Journal of Regulatory Economics, Vol. 31, n° 3, 2007,  pp. 335-353) est la première à montrer de manière économétrique le rôle de la libéralisation des marchés de l’électricité sur la baisse des dépenses de R&D.

[2] Le lecteur pourra se référer à http://fr.wikipedia.org/wiki/Destruction_cr%C3%A9atrice.

[3] A test of the Schumpeterian hypothesis in a panel of European electric utilities, Document de Travail de l’OFCE, n° 2009-19, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2009-19.pdf.




Quelle place pour le développement soutenable dans la campagne présidentielle et législative ?

par Eloi Laurent

Comment relancer l’activité économique et l’emploi sans dégrader les conditions environnementales et consommer encore plus de ressources naturelles ? Peut-on concilier lutte contre les inégalités sociales et préoccupation écologique ? Où en sommes-nous de la conception et de la mise en œuvre des nouveaux indicateurs de bien-être, de progrès social et de soutenabilité, deux ans après la publication du Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi ? Voici des questions cruciales pour les prochaines échéances électorales.

D’autres enjeux se font jour à plus ou moins brève échéance : quelle politique climatique française et européenne en prévision du sommet de Durban (novembre-décembre 2011) ? Sur quelles analyses s’appuyer pour comprendre les grands enjeux du prochain sommet de Rio+20 (juin 2012) – la gouvernance environnementale et l’économie verte ? Comment concilier les contraintes alimentaire et écologique ? Ce sont certaines des interrogations qui animent le premier ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE consacré au développement soutenable, contribution à 14 voix au débat écologique des campagnes présidentielle et législative qui s’annoncent, et bien au-delà.

Cet ouvrage s’ouvre par une introduction qui s’efforce de définir la place de l’économie dans la science de la soutenabilité. Il peut ensuite se lire de deux manières. Les douze contributions qu’il contient s’organisent en trois parties (Gouvernance écologique et justice environnementale, Economie du climat, Economie de la soutenabilité) mais aussi selon trois axes correspondant aux trois contributions majeures de l’économie à la résolution des grandes crises écologiques contemporaines : l’économie comme science de la dynamique, l’économie comme science des incitations et de la répartition, l’économie comme science de la mesure de ce qui compte.

L’économie comme science de la dynamique

L’économie se révèle en effet capable d’élaborer des modèles de prévision, de simulation et d’actualisation utiles à la décision publique, mais l’évaluation des indicateurs existants de soutenabilité environnementale montre l’insuffisance des dispositifs actuels. L’article de Didier Blanchet est sur ce point éloquent. Synthèse de la méthodologie et des enseignements du rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi et évocation de ses premières mises en œuvre, il lève très utilement les malentendus qui ont pu entourer ses travaux pour préciser le cadre et les enjeux des instruments de pilotage de la soutenabilité dont nous disposons et de ceux qui sont en cours de construction, pour mieux en percevoir les orientations et en évaluer la portée. C’est sur ces mêmes insuffisances qu’insistent Céline Antonin, Thomas Mélonio et Xavier Timbeau, qui, après en avoir rappelé les conditions de validité théorique et la méthodologie, pointent les limites de l’épargne nette ajustée telle qu’elle est aujourd’hui calculée par la Banque mondiale, dès lors que sont prises en compte la dépréciation du capital éducatif et des émissions de carbone plus conformes à la réalité. Jacques Le Cacheux se livre pour sa part à un exercice de prospective sur une question stratégique étrangement délaissée dans le débat public actuel : l’avenir des systèmes agricoles, notamment européens, pris entre les dynamiques démographique, alimentaire et écologique. Un article de ce numéro revient précisément sur le concept de découplage, qui, malgré toutes ses limites, ne devrait pas être caricaturé et encore moins abandonné : il se révèle très utile pour penser et favoriser la transition que doivent accomplir nos économies. L’économie, science de la dynamique, éclaire donc la question des coûts et des bénéfices des politiques de soutenabilité, et cette dimension renvoie à la capacité des systèmes économiques de façonner les incitations qui influencent les comportements mais aussi à celle de la discipline économique de mettre en lumière les enjeux de répartition qui se trouvent au cœur de la transition écologique.

L’économie comme science des incitations et de la répartition

Il est difficile d’imaginer meilleures cartographie et feuille de route que la conférence Nobel d’Elinor Ostrom pour se repérer sur le chemin restant à parcourir en matière de science de la gouvernance écologique et plus précisément de théorie des incitations appliquée à la gestion des ressources communes. Depuis le monde conceptuel de l’après-guerre, où deux types de biens s’offraient à un type d’individu selon deux formes optimales d’organisation, Lin Ostrom a considérablement enrichi l’économie de l’environnement par une approche social-écologique et polycentrique qui a complètement renouvelé le cadre des interactions entre systèmes humains et naturels et la conception des politiques environnementales. Dans cette contribution majeure, elle s’efforce d’être aussi pédagogue qu’elle est savante. Ses travaux, dont elle retrace ici le cheminement, seront au cœur du sommet Rio + 20 en juin prochain, dont l’ambition est de progresser sur les questions connexes de « l’économie verte dans le cadre du développement durable et de l’élimination de la pauvreté » et du « cadre institutionnel du développement soutenable ».

L’économie comme science des incitations fournit ainsi aux décideurs publics une palette d’instruments qui ne sont pas des panacées prêtes à l’emploi mais au contraire des mécanismes de précision dont les conditions d’efficacité, si elles sont de mieux en mieux connues, n’en demeurent pas moins déterminantes. L’économie du climat offre une illustration de la richesse de cet arsenal et de sa nécessaire intégration à différents niveaux de gouvernance. Gaël Callonnec, Frédéric Reynès et Yasser Yeddir-Tamsamani reviennent sur l’évaluation des effets économiques et sociaux de la taxe carbone en France pour mettre en évidence, à l’aide d’un modèle unique en son genre, la possibilité d’un double dividende économique et environnemental autant à court terme qu’à long terme. Christian de Perthuis explore les pistes de réforme de la surveillance et de la supervision des marchés européens du carbone et conclut à la nécessité de mettre en place une « banque centrale européenne du carbone » capable d’aider l’autorité publique et la société à découvrir graduellement le « bon » prix du carbone. Olivier Godard s’attache enfin à évaluer la pertinence, les modalités et la faisabilité de l’institution d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, visant à restaurer l’intégrité économique et environnementale de la politique climatique européenne. Il montre que sous certaines conditions un tel mécanisme contribuerait à renforcer la cohérence et la crédibilité de l’engagement européen. Ces contributions, prises ensemble, tracent les contours d’une politique française et européenne intégrée, cohérente et efficace en matière d’atténuation du changement climatique. Elles sont rien moins qu’essentielles pour les décideurs français et européens dans la perspective du sommet de Durban (novembre-décembre 2011), qui ne verra  pas d’avancées sur le front de l’adoption de cibles contraignantes de réduction de gaz à effet de serre et qui laissera donc la France et l’Union européenne face à leurs engagements et leurs responsabilités.

Il serait illusoire et même contre-productif d’isoler cette question des incitations économiques de celle des enjeux de justice et de répartition, omniprésents dans ce qu’il est convenu d’appeler l’économie politique de l’environnement. Ce sont ces enjeux que mettent en évidence Michael Ash et James Boyce qui rappellent le parcours de l’idée de justice environnementale aux États-Unis depuis les années 1980 avant de montrer comment celle-ci peut s’incarner dans des instruments quantitatifs susceptibles de modifier les comportements des entreprises et les pratiques des secteurs industriels les plus polluants. Ces avancées empiriques sont riches d’enseignements pour l’Union européenne, où l’idée de justice environnementale commence tout juste à trouver une traduction dans les politiques publiques. Il faut là aussi progresser et d’abord, comme le montre le dernier article de la première partie, sur le front de la précarité et des inégalités énergétiques, qui touchent durement la population française. Si les enjeux de répartition jouent un rôle dans les incitations, celle qui se révèle peut-être la plus puissante pour modifier les comportements et les attitudes des citoyens dépend de l’action des pouvoirs publics non pas seulement sur le prix mais sur la valeur. C’est l’économie comme science de la mesure de ce qui compte qui s’avère ici décisive.

L’économie comme science de la mesure de ce qui compte

« Il ne se passe pas une année sans que nos systèmes de mesure ne soient remis en question ». Dans la foulée du Rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, Jean-Paul Fitoussi et Joe Stiglitz reviennent en clôture de ce numéro sur la nécessité de dépasser les mesures actuelles de l’activité économique pour concevoir et surtout mettre en application de véritables mesures du progrès social et du bien-être. De la catastrophe de Fukushima à la crise financière, de la révolution dans le monde arabe aux causes et aux conséquences du chômage de masse et à la crise européenne, ils livrent ici de nouvelles réflexions qui annoncent de nouveaux travaux et de nouvelles avancées. Leur article illustre parfaitement l’idée qui fonde le rôle essentiel de l’économie comme science de la mesure de ce qui compte vraiment dans les sociétés humaines : mesurer, c’est gouverner.

Contributions théoriques et empiriques s’inscrivant au cœur des débats scientifiques les plus intenses du moment sur les grand enjeux écologiques (climat, biodiversité, ressources agricoles, pollutions chimiques, soutenabilité, bien-être), les articles rassemblés ici sont également des appels à l’action, c’est-à-dire à la réforme des politiques publiques françaises et européennes. On trouvera dans les pages de ce numéro des propositions explicites ou seulement suggérées de réforme de la politique agricole commune européenne, de création de nouveaux instruments européens de mesure d’exposition au risque environnemental et industriel, de mise en place d’une politique européenne de lutte contre la précarité énergétique, de réforme et d’évaluation des politiques de gestion des ressources écologiques communes, d’institution d’une taxe carbone en France, de création d’une Banque centrale européenne du carbone, de mise en place d’un tarif carbone aux frontières de l’UE, de conception et de mise en œuvre de nouveaux indicateurs de progrès social et de bien-être au sein d’une institution permanente. Ces propositions méritent toutes d’être entendues et débattues dans la période politique capitale qui s’ouvre. Ce numéro aura alors réalisé ses ambitions.