La crise du tourisme : c’est aussi une question de confiance

par Christine Rifflart

À l’heure où les pays se
déconfinent et rouvrent leurs frontières[1],
les professionnels du tourisme attendent le retour des visiteurs avec
impatience et inquiétude. Les mois d’été affichent traditionnellement une
activité record dans les secteurs de l’hôtellerie, la restauration, les
transports, les loisirs, toutes ces activités de services ont gravement été impactées
par les fermetures administratives et les mesures de confinement adoptées pendant
les semaines passées. Aujourd’hui, la crise de la Covid-19 n’est toujours pas
finie et la prudence domine dans les comportements. Les déplacements à
l’étranger sont en grande partie différés, les vacanciers préférant rester dans
leur pays. Dès lors, les recettes issues des visiteurs[2]
étrangers ne rentreront pas ou peu cette année, mais les dépenses
habituellement réalisées à l’étranger pourraient être réalisées dans le pays de
résidence.



Le PIB du tourisme[3]
représente en moyenne 4,4 % du PIB des pays de l’OCDE en 2018. L’Espagne tient
le haut du pavé avec un taux atteignant 12,3% du PIB espagnol. La
consommation touristique intérieure représente cette année-là 12,8 % du PIB en
Espagne, suivie de près par l’Italie et la France avec respectivement 8,9 % et
7,3 % du PIB. La reprise du tourisme est un enjeu majeur pour ces pays. Quelle
peut être la perte économique en cas de non reprise du tourisme ?

Le déconfinement au niveau national comme préalable à
la reprise du tourisme local

Après les 8 à 11 semaines
de confinement, le retour à la libre circulation des personnes à l’intérieur
des frontières nationales s’est progressivement amorcé dans les pays qui
avaient mis en place de telles mesures. En France, les premières mesures de
déconfinement ont débuté le 11 mai, avec des restrictions encore fortes et des
déplacements autorisés seulement dans un rayon de 100 kilomètres. Depuis le 2
juin, la libre circulation est possible sur l’ensemble du territoire. Le
déconfinement s’est achevé le 3 juin en Italie. Il a fallu attendre le 21 juin
pour que l’Espagne rouvre ses provinces.

La levée des contraintes de
déplacement constituait le préalable à toute reprise du tourisme domestique. Or,
ce sont respectivement 190 millions de voyages de touristes français, 140
millions de voyages de touristes espagnols et 63 millions de voyages de touristes
italiens, avec nuitées, qui ont été effectués dans le pays de résidence en 2018.
Les dépenses générées par ce tourisme domestique occupent une place importante dans
les dépenses touristiques totales. En Espagne, elles atteignent 4,6 % du PIB. En
Italie et en France, bien que leur poids soit plus faible dans l’économie (près
de 4 % du PIB), elles représentent plus de la moitié des dépenses touristiques
totales. En 2020, une part importante de ces dépenses potentielles n’aura pas
lieu. D’une part, celle qui aurait dû avoir lieu pendant la période de
confinement ne sera pas reportée sur les autres mois de l’année. Par ailleurs,
même si les déplacements sont autorisés, de nombreuses manifestations sont
annulées, notamment les événements culturels et le maintien des règles de
distanciation dans les lieux touristiques réduit le nombre de visiteurs.

Le retour des touristes étrangers : un pari loin
d’être gagné 

Après la levée des barrières aux déplacements internes, le déconfinement des pays a constitué un autre préalable à la reprise du tourisme international. Si l’Allemagne a amorcé le processus dès le mois de mai, la réouverture des frontières intérieures de l’UE et de l’espace Schengen dans les pays qui avaient mis en place des mesures de contrôle s’est installée plus largement en juin. Le 3 juin, l’Italie a rouvert ses frontières, suivi le 15 juin par plusieurs autres pays européens et le 21 juin par l’Espagne (sauf celle avec le Portugal). Au 1er juillet, le mouvement s’amplifie et les frontières intérieures sont rouvertes entre la plupart des pays (notamment entre l’Espagne et le Portugal), avec encore quelques restrictions levées à la mi-juillet  au Rouaume-Uni, en Irlande, et dans les pays nordiques[4]. Par ailleurs, les frontières européennes s’ouvrent à une quinzaine d’autres pays, jugés suffisamment sûrs sur le plan sanitaire. Sont exclus de la liste les États-Unis et la Russie – et la Chine pour des raisons de réciprocité.

Cette réouverture des
frontières a été jugée très favorable par les professionnels du tourisme,
particulièrement dans les pays les plus visités. De fait, la France, première
destination mondiale en termes d’arrivées touristiques, a reçu en 2018, 89,3
millions de touristes étrangers, suivie par l’Espagne avec 82,8 millions. L’Italie
arrive en quatrième position avec 61,6 millions[5].
Si l’on rajoute à ces touristes, les visiteurs d’un jour (excursionnistes), ce
sont alors plus de 200 millions de visiteurs étrangers accueillis en 2018 en
France et environ 100 millions en Espagne et en Italie (tableau 1). Le
Royaume-Uni et les pays limitrophes constituent une part très importante du
tourisme étranger. Les touristes britanniques représentent 15 % de la clientèle
étrangère en France, 9 % en Italie et 22 % en Espagne, et les touristes
allemands 22 % en Italie, et 14 % en France et en Espagne.

Différents scénarios liés à la confiance

Si ces touristes ne
reviennent pas malgré la réouverture des frontières, cela représente un manque
à gagner considérable. En 2018, les dépenses touristiques des non-résidents ont
représenté 6,6 % du PIB en Espagne, 3 % en Italie et 2,7 % en France (tableau
2), les principales dépenses étant destinées à l’hébergement (entre un quart et
un tiers des dépenses totales).

Si les voyages
internationaux seront faibles cet été et probablement d’ici à la fin de l’année,
la contrepartie est que ces visiteurs qui renoncent à partir à l’étranger prendront
leurs vacances dans leur pays de résidence. Ils devraient alors s’ajouter aux flux
de touristes domestiques. Pour autant, cela ne suffira pas à compenser le
manque à gagner pour les professionnels car le nombre de résidants sortants est
bien inférieur à celui des entrées de touristes étrangers en Espagne, en Italie
et en France. En 2018, 33,3 millions de résidents italiens ont voyagé à
l’étranger, 26,9 millions de résidents français et 16,4 millions de résidents
espagnols. Dans ces trois pays, les dépenses touristiques de ces résidents voyageant
à l’étranger ont représenté 2 % du PIB domestique en 2018. En cas de
substitution des dépenses entre les flux entrants des touristes non-résidents et
les flux sortants de touristes résidents (on considère que le tourisme
international est à l’arrêt complet mais que les touristes résidents dépensent
localement), le manque à gagner pour l’économie serait de 4,6 % du PIB en Espagne,
0,7 % en France en 2018 et 0,8 % pour l’Italie (scénario 1 du tableau 2).

Le manque à gagner serait
évidemment moindre si une timide reprise du tourisme international s’amorçait.
Dans le scénario 2, nous supposons que la réouverture des frontières permet de
retrouver 20 % de la dépense effectuée habituellement par des visiteurs étrangers.
Dans ce cas, l’économie domestique capterait aussi 80 % des dépenses faites par
des visiteurs résidents qui habituellement partent à l’étranger. La perte
s’élèverait alors à 3,7 % du PIB en Espagne mais serait à peine plus faible en
Italie et en France que dans le scénario 1.  La perte serait par contre beaucoup plus
importante dans un scénario catastrophe si le tourisme international était à
l’arrêt et qu’une partie des résidents, en dépit du déconfinement, décidaient
de rester chez eux pour des questions de prudence sanitaire. Sous l’hypothèse
que les déplacements touristiques soient réduits de moitié (1 visiteur sur 2
renonce à bouger), le manque à gagner dans l’ensemble de l’économie attendrait
alors près de 8 % du PIB en Espagne, 4 % en Italie et 3,5 % en France (scénario
3).

Dans tous les cas, les secteurs de l’hébergement surtout mais aussi de la restauration devraient être les plus frappés par la crise touristique (Graphique). En France, les touristes étrangers ont dépensé en 2018 plus de la moitié de leur budget dans ces services, ce qui n’est pas le cas pour les touristes domestiques, qui séjournent davantage en famille ou entre amis. D’autres secteurs par contre pourraient s’en sortir moins mal. En conclusion, les mesures de soutien prises par le gouvernement ne suffiront pas à éviter une crise majeure pour les entreprises liées au tourisme. Malgré le retour de l’autorisation de déplacements des personnes, la prudence face à la pandémie est un barrage bien plus important qui devrait perdurer encore plusieurs mois.


[1] Les
mesures de déconfinement et de reconfinement sont complexes et peuvent être
modifiées rapidement compte tenu de l’évolution de l’épidémie. La note s’appuie
sur les informations disponibles à la date de la publication.

[2] Par définition,
on appelle visiteur un voyageur effectuant un voyage vers une destination
différente de son lieu habituel pour un motif autre que de travailler dans le
pays ou lieu visité. Un visiteur est un touriste si son voyage comprend une
nuitée ; sinon, un visiteur est un excursionniste.

[3] Le PIB
du tourisme correspond à la part du PIB générée par l’ensemble des secteurs en
réponse à la consommation du tourisme intérieur

[4] La liste
des pays européens autorisés à entrer librement en Norvège et en Finlande n’est
pas encore totale au 16 juillet.

[5] Derrière
les États-Unis,
selon les données de l’OCDE.




Quel impact du confinement et de son intensité sur la croissance ?

Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux [1]

Depuis la
prise de conscience fin février dernier de la diffusion de l’épidémie de
coronavirus hors de Chine, foyer initial de la pandémie, et la mise en place
courant mars de politiques de confinement des populations dans le monde, le
paradigme conjoncturel a radicalement changé avec des PIB attendus en forte
baisse durant l’année 2020. Concernant le premier trimestre 2020, pour lequel
une première estimation des comptes nationaux est disponible, et même si des
révisions plus importantes que d’habitude sont à attendre, la croissance de
l’activité économique paraît pouvoir être rapprochée des mesures de restriction
de l’activité prises au cours de la même période.



Compte tenu de la multiplicité des mesures de
confinement et de leur nature qualitative, il est difficile de détailler
l’ensemble des décisions prises et surtout d’exprimer leur intensité. Les
chercheurs de l’Université d’Oxford et de la Blavatnik School of Government ont
néanmoins proposé un indicateur mesurant la rigueur des réponses
gouvernementales[2]. Cet
indicateur tente de synthétiser les mesures de confinement adoptées dans 163
pays selon deux types de critères : d’une part la sévérité de la
restriction pour chacune des huit mesures répertoriées (fermeture des écoles,
des entreprises, limitation des rassemblements, annulation d’événements
publics, confinement à domicile, fermeture des transports publics, restriction des
voyages domestiques et internationaux) et d’autre part le caractère local
ou national de chaque mesure dans un pays.

Au sein de l’ensemble des mesures répertoriées, certaines ont des effets directs sur l’activité, comme les fermetures, d’autres des effets plus diffus ou redondants, comme par exemple la limitation des rassemblements, le confinement à domicile ou les restrictions imposées aux activités événementielles. Parmi les mesures qui composent l’indicateur synthétique, deux nous paraissent avoir le plus d’influence sur l’activité : la fermeture des écoles (qui empêche l’activité des parents pour garder les enfants s’ils ne télétravaillent pas) et la fermeture plus ou moins étendue des entreprises et des commerces. Selon la méthodologie conçue par l’Université d’Oxford, le degré de sévérité des mesures est caractérisé sur une échelle conventionnelle allant de 0 (mesure inexistante) à 3 ou 4 dans leur application la plus contraignante. Par ailleurs, selon qu’une mesure est nationale ou reste simplement localisée géographiquement, son impact sur l’activité peut être différencié, caractéristique que nous avons prise en compte[3]. Au final, nous avons reconstruit un indice de sévérité à partir de ces deux seuls critères en appliquant la méthodologie de l’Université d’Oxford pour obtenir un indicateur davantage ciblé sur les effets économiques du confinement (Graphique 1).

À partir de
ces indicateurs, on peut juger de la sévérité des confinements par
pays sous l’angle de la précocité de leur mise en œuvre et de la
contrainte imposée par les mesures de fermeture et leur généralisation (Tableau
1 ).

Après les
premières mesures de confinement adoptées par la Chine courant janvier,
l’Europe est rapidement devenue l’épicentre de la pandémie, conduisant les pays
à prendre progressivement des mesures de fermetures. L’Italie a été le premier
pays développé à prendre de telles mesures : localement dès le 22 février
avec des fermetures très contraignantes dans une dizaine de communes, étendues
le 8 mars aux régions de Lombardie et de Veneto, avant d’être généralisées à
l’ensemble du pays dès le 10 mars.

Les autres
pays européens ont suivi tour à tour pour freiner la propagation du virus face
à la saturation des capacités hospitalières. L’Espagne et la France ont ainsi
mis en place des mesures strictes de confinement. L’Espagne à partir du 9 mars localement
puis le 16 au niveau national pour les écoles, et enfin le 14 mars pour la
plupart des entreprises (mesure qui a été étendue le 30 mars à l’ensemble des
entreprises non essentielles) ; la France à partir du 2 mars avec la fermeture
d’une centaine d’écoles dans l’Oise et dans diverses villes (Normandie, …),
puis la fermeture nationale des écoles le 16 mars et la fermeture totale des
entreprises non essentielles le 17 mars.

À l’autre
bout du spectre, la sévérité des fermetures d’entreprises est restée faible en
Allemagne (fermeture simplement recommandée) et a été appliquée plus
tardivement que dans les autres pays (le 22 mars). En revanche, la fermeture
des écoles a été totale, avec une mise en œuvre en deux temps, à savoir des
fermetures à l’échelon local dès le 26 février suivies d’une généralisation au
pays le 18 mars. Quant au Royaume-Uni, le gouvernement a fait le choix de
confiner plus tardivement, avec une fermeture des écoles le 23 mars[4]. La
fermeture des entreprises a en revanche été concomitante de la France mais
beaucoup moins sévère. Les États-Unis ont aussi conduit un confinement souple
avec l’absence de mesures nationales au premier trimestre, même si ces
dernières ont entraîné localement des fermetures totales d’écoles et d’entreprises
non essentielles. Parmi les pays avancés, seule la Suède se distingue par
l’absence de mesures fortes de confinement[5].

Pour évaluer
dans quelle mesure les politiques de confinement ont pu avoir un impact sur
l’activité économique, nous nous sommes appuyés sur les indices de sévérité des
fermetures (écoles et entreprises/commerces) calculés précédemment. Ces
indicateurs, calculés en moyenne sur le premier trimestre, ont été rapprochés
des taux de croissance du PIB sur la même période par le biais d’une
corrélation. La corrélation établie ainsi apparaît clairement négative, avec un
coefficient de corrélation de -0,76 (Graphique 2).
Au vu du degré de sévérité des fermetures, on pourrait s’attendre à ce que certains
pays révisent leur PIB à la baisse (Irlande, Pologne, Pays-Bas, Grèce, Corée
par exemple), et d’autres à la hausse (Espagne, France, Portugal, Belgique). Certaines
révisions ont déjà eu lieu en ce sens entre la première version des comptes du
premier trimestre publiée fin avril et celle publiée fin mai, de -5,8 à -5,3 %
pour la France et de -4,7 à -5,3 % pour l’Italie[6]. En
revanche, les États-Unis, la Suède et le Danemark affichent une évolution du
PIB qui semble conforme à la sévérité des restrictions qu’ils ont mises en
œuvre[7]. La
Chine quant à elle, pays d’où est partie la pandémie, a passé plus des 2/3 du
premier trimestre en confinement. Selon la première estimation, le PIB chinois
a baissé de 10,7 % au premier trimestre 2020 en rythme trimestriel, soit
nettement plus que les autres pays, ce qui semble en ligne avec l’ampleur du
confinement qui y a sévi même si des révisions en hausse sont possibles.

Naturellement, cette corrélation reste imparfaite dès lors que les comportements des agents économiques peuvent être affectés autrement que par les mesures obligatoires. Par exemple, la crainte de la contamination peut ainsi repousser des achats impliquant des contacts sociaux même en l’absence de contraintes légales. De plus, le caractère anxiogène de la crise peut pousser à la constitution d’une épargne de précaution.


[1] Ce
texte est issu du Policy brief «
Évaluation de l’impact économique de la pandémie de COVID-19 et des mesures de
confinement sur l’économie mondiale en avril 2020 », OFCE Policy brief, n° 69, 5 juin 2020.

[2] Voir Hale Thomas, Sam Webster, Anna
Petherick, Toby Phillips, et Beatriz Kira (2020), Oxford COVID-19 Government Response Tracker, Blavatnik School of
Government.

[3] Les
mesures locales ont été pondérées conventionnellement par 0,5 dès lors qu’elles
peuvent avoir un effet sur l’activité globale.

[4] Le
gouvernement avait initialement fait le pari de l’immunité collective en
laissant se propager le virus au sein de la population.

[5] Il est à
noter que ce pays a enregistré par ailleurs des résultats moins bons en matière
de mortalité que ses voisins nordiques.

[6] Voir
sur ce point, Le Bayon S., Péléraux H., « Les comptes nationaux à
l’épreuve du coronavirus », le Blog
de l’OFCE
, 12 juin 2020.

[7] Le chiffre agrégé pour la
Suède masque toutefois des évolutions contrastées entre la demande intérieure
qui a régressé et le commerce extérieur qui affiche une contribution
positive ; voir sur ce point Dauvin M., Sampognaro R., « Suède et
covid-19 : l’absence de confinement ne permet pas d’éviter la récession »,
le Blog de l’OFCE, 30 juin 2020.




Le chômage partiel, outil crucial en temps de crise : une évaluation au mois d’avril 2020

Par Département Analyse et Prévision, rédigé par Céline Antonin et Christine Rifflart

Le marché du travail a été frappé de plein fouet par la chute d’activité générée par la crise de la Covid-19. Dès la mi-mars 2020, les décisions d’urgence sanitaire prises pour endiguer la propagation du virus ont contraint les entreprises à s’ajuster. Les commerces non essentiels et les lieux recevant du public ont dû fermer mais plus largement, c’est l’ensemble des entreprises qui a dû faire face à ce choc d’ampleur inédite. Afin de protéger la structure productive et de soutenir le pouvoir d’achat, les gouvernements européens ont mis en place des mesures ciblées sur le marché du travail, d’ampleur inégalée – même au pire moment de la crise de 2008 – dans le but de mutualiser le coût économique et social de la crise. En particulier, les dispositifs de chômage partiel (ou activité partielle) indemnisant les salariés en cas de réduction temporaire de la durée du travail, permettent de limiter l’impact de la crise sur l’emploi. Sur la base du Policy Brief 69[1] rédigé par le Département Analyse et Prévision de l’OFCE, nous retraçons brièvement les conséquences de cette crise sur l’emploi au cours du mois d’avril et soulignons que l’impact final sur l’emploi salarié apparaît in fine, du moins en Europe, très faible au regard des pertes potentielles d’emplois liées à la crise, notamment grâce au dispositif du chômage partiel. Faute d’un dispositif similaire, les Etats-Unis connaissent de très fortes destructions d’emplois salariés.



La demande de travail
s’ajuste instantanément et intégralement à la baisse d’activité…

Le Policy Brief 69 évalue l’impact économique de la pandémie sur l’économie mondiale en avril 2020, et notamment sur le marché du travail. L’analyse est menée sur les 5 grands pays de l’Union Européenne (Allemagne, France, Italie, Espagne et Royaume-Uni) et les Etats-Unis. Etant données la sévérité des mesures de confinement prises dans les différents pays, la chute d’activité aura été un peu moins violente aux Etats-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni – la valeur ajoutée ayant chuté de respectivement 22, 24 et 25 % en avril – qu’en France, en Italie et surtout en Espagne, pays dans lesquels la chute atteindrait respectivement 30 %, 32 % et 36 % sur un mois.

Face à un tel choc, nous supposons que les entreprises réduisent immédiatement leur demande de travail et ce, dans les mêmes proportions que la chute d’activité qu’elles enregistrent. Compte tenu de la structure productive de chacun des pays et d’un contenu en emplois particulièrement fort dans les secteurs directement frappés par les fermetures administratives (commerces, hôtellerie-restauration, loisirs), l’impact total est plus fort sur la demande de travail que sur l’activité, à l’exception de l’Allemagne, mieux protégée du fait de sa spécialisation dans l’industrie manufacturière (tableau). Cette caractéristique allemande rend l’ajustement au sein des entreprises, moins coûteux qu’ailleurs. Dans les 5 autres pays, les pertes potentielles d’emploi sont estimées à entre 30 et 40 % de l’emploi total en avril.

… mais le chômage
partiel permet de limiter fortement les destructions d’emplois

Dans ce contexte, les entreprises
ont eu massivement recours au mécanisme de chômage partiel pour reporter leurs coûts
salariaux sur l’Etat, d’autant que les conditions d’éligibilité sont larges
(baisse d’activité liée à la crise, affiliation des salariés au régime de
Sécurité sociale). Le taux de prise en charge par l’Etat est variable : il
dépend à la fois du taux de remplacement et du plafond de compensation du
salaire. Le taux de remplacement est plus ou moins généreux selon les régimes
nationaux, et selon que les autorités se situent dans une logique de maintien
du pouvoir d’achat ou dans une logique de revenu de subsistance (Italie,
Espagne). La France répond à la première logique de maintien du pouvoir
d’achat, avec un taux de remplacement d’environ 84 % du salaire net et un
plafond de compensation élevé au mois d’avril. L’Italie et l’Espagne se situent
davantage dans la seconde logique avec un plafond de compensation faible, de
même que l’Allemagne, qui connaît un taux de remplacement faible (60 à 67 % du
salaire net). Par ailleurs, se pose en Allemagne le problème des Minijobbers, qui bien qu’étant salariés
ne sont pas couverts par l’assurance chômage, et sont donc exclus du dispositif
de chômage partiel. Or, d’après nos estimations, 1,5 million de Minijobbers, soit 3,6 % de l’emploi
salarié allemand, seraient affectés par les fermetures ou la chute d’activité
dans les secteurs où ils travaillent.

Malgré ces imperfections, le mécanisme d’amortisseur du chômage partiel a été une arme efficace pour permettre de sauver, au moins transitoirement, la grande majorité des emplois qui auraient été potentiellement détruits, (graphique). On estime que les pertes effectives d’emplois salariés concerneraient environ 1 % de l’emploi salarié total en France et en Italie et 3 % en Espagne et au Royaume-Uni. L’Allemagne qui rappelons-le, subit une chute d’activité moins forte que les autres pays européens, enregistre des destructions sèches d’emplois plus élevées du fait du poids des Minijobbers : ces derniers représenteraient 80 % des 1,8 million d’emplois salariés perdus.

Le rôle crucial du chômage partiel s’apprécie notamment à l’aune de la situation des Etats-Unis[2]. Le mécanisme de mutualisation du coût du travail n’existant pas (ou peu), il revient aux entreprises de gérer les conséquences de la crise : licencier ou assumer le cout financier de maintenir l’emploi. Selon le Bureau of Labor Statistics, les pertes d’emplois salariés enregistrées pour le mois d’avril atteignent 22,4 millions, soit 14,6 % de l’emploi salarié total. Elles représenteraient 48 % de la baisse de la demande de travail salarié par les entreprises selon nos hypothèses – ce qui suggère une forte rétention de main d’œuvre par les entreprises -, contre 3 % en France et en l’Italie, 8 % en Espagne et au Royaume-Uni, et 19 % en Allemagne (3,4 % hors Minijobs).


[1] https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief69.pdf

[2] https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/quelle-information-tirer-des-chiffres-du-chomage-americain-sur-la-reprise/




Suède et Covid-19 : l’absence de confinement ne permet pas d’éviter la récession

Par Magali Dauvin et Raul Sampognaro, DAP OFCE

Depuis l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 sur le vieux continent, les différents pays ont mis en œuvre des mesures fortes pour limiter les foyers de contamination. L’Italie, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni plus tard se sont distingués par des mesures particulièrement fortes, incluant notamment le confinement de la population ne travaillant pas dans des secteurs essentiels. A contrario, la Suède s’est distinguée par l’absence de confinement. Si les événements avec du public ont été bannis, comme dans le reste des grands pays européens, aucune décision de fermeture administrative de commerces n’a été décidée ni de contrainte légale sur les déplacements domestiques[1].



Compte tenu de la multiplicité des mesures et leur nature qualitative, il est difficile de détailler l’ensemble des décisions prises et surtout d’exprimer leur intensité. Les chercheurs de l’Université de Oxford et de la Blavatnik School of Government ont construit un indicateur mesurant la rigueur des réponses gouvernementales[2]. Cet indicateur montre bien la spécificité du cas suédois en Europe (Figure 1).

Les données de mobilité fournies
par Apple Mobility offrent une image
complémentaire de la sévérité des confinements selon les pays. Au moment où le
confinement a été le plus fort, la mobilité automobile a été réduite de 89 % en
Espagne, 87 % en Italie, 85 % en France et de 76 % au Royaume-Uni. La baisse a
été moins forte en Allemagne et aux États-Unis (de l’ordre de 60 % dans ces
deux pays). Enfin, la Suède aurait vu son trafic réduit de
« seulement » 23 %. Si ces données sont à prendre avec prudence,
elles donnent aussi un signal clair sur le timing et l’ampleur du confinement
mis en place dans les différents pays et montre une nouvelle fois une exception
suédoise.

Au cours de la première quinzaine
du mois de mai, les différents pays européens ont commencé à lever,
progressivement, les mesures prises afin de lutter contre la propagation de
l’épidémie de Covid-19.

Le PIB suédois résiste au 1er
trimestre

Lors de notre évaluation de l’impact du confinement sur l’économie mondiale nous avons mis en avant la corrélation entre la baisse du PIB observée au 1er trimestre et la sévérité des mesures mises en place pour lutter contre la Covid-19. Dans ce contexte, la Suède (en rouge dans la Figure 2) s’en sort nettement mieux que le groupe des pays membres de l’OCDE (barre verte) et surtout que le reste de l’Union Européenne (barre violette). Même s’il s’agit d’une première estimation, le PIB a non seulement mieux tenu qu’ailleurs mais a même affiché une stabilisation (+0,1 %). Seuls quelques économies émergentes, peu touchées par la pandémie en début d’année (Chili, Inde, Turquie et Russie), et l’Irlande qui a bénéficié de facteurs exceptionnels auraient fait mieux au 1er trimestre[3].

La relative résistance du PIB en
Suède au 1er trimestre semble suggérer que la Suède aurait trouvé un
arbitrage différent entre objectifs épidémiologiques et économiques par rapport
aux autres pays[4]. Or, ce
chiffre agrégé masque des évolutions importantes à garder en tête. Au
1er trimestre
, la stabilisation
du PIB suédois s’explique par la contribution positive du commerce extérieur
(+1,7 point de PIB) à la faveur d’exportations dynamiques (+3,4 % en volume),
notamment au mois de janvier avant que toute mesure sanitaire soit prise.

Au 1er trimestre, la
demande intérieure suédoise a pesé sur l’activité (contribution de -0,8 point
de PIB de la consommation des ménages et de -0,2 point de PIB pour
l’investissement) comme dans le reste de l’UE. Certes le choc sur la demande
intérieure a été plus atténué qu’en zone euro où la consommation contribue
négativement sur le PIB à hauteur de 2,5 points et l’investissement de 0,9
point. Néanmoins les recommandations de distanciation physique mises en œuvre
en Suède auraient eu un impact non négligeable au cours du 1er
trimestre.

Dans un contexte global
perturbé, la Suède ne pourra pas échapper à une récession

Si l’on fait l’hypothèse que
l’absence de confinement et des fermetures administratives relativement
limitées (au-delà des spectacles avec du public) ne créent pas de choc
significatif de demande intérieure – ce qui semble optimiste au regard des
données du 1er trimestre- la Suède restera néanmoins fortement
touchée par le choc de commerce mondial[5].

Selon nos calculs, réalisées à l’aide des tableaux entrées-sorties issus de la World Input-Output Database (WIOD)[6] et de notre estimation du choc de confinement du Policy Brief 69, la valeur ajoutée devrait reculer de 8,5 points en Suède au mois d’avril du fait des mesures de confinement dans le reste du monde. Le choc serait particulièrement fort dans l’industrie, il est semblable à celui que nous estimons au niveau mondial (-19 % et – 21% respectivement). Sans surprise, l’industrie du raffinage (-32%), la fabrication de matériels de transports (-30%), de biens d’équipements (-20%) et la branche des autres industries manufacturières (-20%) se prennent de plein fouet l’arrêt de l’activité mondiale. Une part importante de la production étant destinée à être utilisée par les branches étrangères, les mesures de confinement prises au niveau mondial contribuent à la baisse de la production suédoise de près de 15 points au mois d’avril (Figure 3). Du côté des services marchands, le constat reste identique : l’exposition aux chaînes de production mondiales pénalise le transport et entreposage (-15%) et la branche des services aux entreprises (-11%).  Finalement, la diffusion de l’impact des mesures de confinement passe principalement par le commerce intra-branche.

La faiblesse de l’industrie
manufacturière, lestée par les échanges internationaux, semble confirmée par
les premières données dures disponibles. Selon
l’office statistique suédois
, les exportations reculent de 17 % en
glissement annuel, chiffre comparable avec la baisse du commerce mondial telle
que mesurée par le CPB au cours du même mois (-16 % en volume). Dans ce
contexte, la production manufacturière serait inférieure de 17 % au mois
d’avril par rapport à son niveau un an plus tôt.

Que peut-on dire sur la
demande intérieure au T2 ?

Dans un contexte d’incertitude
généralisée, la demande intérieure peut rester pénalisée. En effet, les ménages
suédois peuvent légitimement se questionner sur les conséquences sur l’emploi
du choc – essentiellement industriel- décrit ci-dessus. Par ailleurs, la
peur de l’épidémie peut dissuader des consommateurs à réaliser certains achats
impliquant des fortes interactions sociales même en absence de contraintes
légales. Que nous apprennent les données suédoises du début du 2e
trimestre à propos de la demande intérieure suédoise?

En Suède, la consommation des
ménages a reculé au mois de mars (-5 % en glissement annuel). Pour rappel les
consignes de précaution et les mesures de distanciation physique ont été
instaurées le 10 mars. La baisse s’est accentuée en avril, après un mois
complet d’application des mesures (-10 % en glissement annuel). En effet, les
mesures en place ont sanctionné les achats dans l’habillement (-37%), le
transport (-29%), l’hébergement-restauration (-29%) et les loisirs (-11%). Si
les données restent parcellaires, les ventes de détail du mois de mai,
indicateur qui ne couvre pas la totalité du champ de la consommation suggère que
les ventes restent sévèrement affectées dans les magasins d’habillement (-32%).
Par ailleurs, les immatriculations de véhicules neufs ont poursuivi leur chute
en mai (-15 % sur un mois et -50 % en glissement annuel). Dans l’attente de
données plus récentes sur l’activité dans le reste de l’économie, le volume
d’heures travaillées[7]
au mois de mai reste très faible dans l’hébergement-restauration (-50 %), dans
les services aux ménages et la culture (-18%) suggérant que des pertes
d’activité fortes et durables peuvent être attendues.

Point positif, les données montrent
une tendance à la normalisation des achats des ménages au mois de mai pour certains
postes de la consommation. Comme dans d’autres pays européens, le rebond a été
particulièrement fort dans l’équipement du ménage, secteur où les ventes de
détail ont retrouvé leur niveau d’avant-Covid et dans l’équipement sportif
alors que la consommation alimentaire reste soutenue.

Au final, les mesures sanitaires
prises en Suède depuis le début du confinement semblent proches de celles en
place dans le reste en Europe depuis la levée progressive du confinement. Si
les chocs sur la consommation de certains produits sont moins forts que ceux
observés en France, on remarque que, dans le contexte de l’épidémie, certains
postes de la consommation peuvent être sévèrement affectés même en absence de
fermetures administratives. Au-delà du choc récessif importé du reste du monde,
la Suède souffrirait aussi d’une demande intérieure qui devrait rester contenue
particulièrement dans certains secteurs. Le cas suédois suggère que les
secteurs liés à l’habillement, de l’automobile, de l’hébergement-restauration et
les services aux ménages et activités culturelles pourraient
subir un choc durable même en absence de mesure contraignante. Selon les
données disponibles au mois de mai, ce choc pourrait amputé la consommation des
ménages de 8 points de la consommation des ménages, ce qui représente 3 points
de PIB. La persistance du choc dépendra de l’évolution de l’épidémie en Suède
comme dans le reste du monde.


[1]
Le cadre institutionnel suédois permet d’expliquer en partie cette réponse
différenciée, misant plus sur la responsabilité individuelle que sur la
contrainte (voir https://voxeu.org/article/sweden-s-constitution-decides-its-exceptional-covid-19-policy).
La faible densité de population pourrait aussi expliquer la différence de
comportement vis-à-vis du reste de l’Europe mais pas par rapport à ses voisins
scandinaves.

[2]
Cet indicateur tente de synthétiser les mesures de confinement adoptées selon
deux types de critères : d’une part la sévérité de la restriction pour chaque
mesure répertoriée (fermeture des écoles, des entreprises, limitation des
rassemblements, annulation d’événements publics, confinement à domicile,
fermeture des transports publics, restriction aux voyages domestiques et
internationaux) et d’autre part le caractère local ou généralisé de chaque
mesure dans un pays. Pour une discussion sur l’indicateur voir le Policy
brief 69
.

[3] Les
exportations très dynamiques en mars 2020
(+ 39 %  en valeur) portées par une forte demande de
de produits pharmaceutiques et informatiques ont permis de contrebalancer la
chute de la demande intérieure irlandaise au premier trimestre .

[4] Ce post
de blog ne porte pas sur l’efficacité des mesures suédoises en ce qui concerne
le cantonnement de l’épidémie. La mortalité liée à la covid-19 en Suède serait
supérieure à celles des pays proches (Norvège, Finlande, Danemark) ce qui
semble suggérer que la Suède a pris des risques supérieurs d’un point de vue
épidémiologique. Ceci suscite des débats qui dépassent largement l’objet de ce
post de blog mais qui méritent d’être soulevés.

[5] La
contribution des échanges internationaux à la croissance peut être meilleur que
prévue en lien avec les contraintes sur le tourisme international. En effet, en
2018 la Suède avait une balance touristique négative de 0,6 % de PIB (source :
OECD Tourism Statistics Database) qui pourrait avoir un effet sur
l’activité domestique si les voyages restent limités, notamment pendant l’été.

[6] Timmer, M. P., Dietzenbacher, E.,
Los, B., Stehrer, R. and de Vries, G. J. (2015), “An Illustrated User
Guide to the World Input–Output Database: the Case of Global Automotive
Production”, Review of International
Economics
., 23: 575–605

[7] Au mois
de mai, le volume d’heures travaillées est en baisse de 8 % sur un an (après
-15 %). En mai, le rebond des heures travaillées se retrouvent essentiellement
dans l’industrie manufacturière et la construction. Dans les services
marchands, le rebond est moins marqué voire inexistant.




Réflexions sur la dynamique des faillites : entre court et long terme

par Jean-Luc Gaffard

La crise économique issue de la crise sanitaire a un aspect particulier et immédiat : l’activité économique a été stoppée totalement et brutalement du fait d’une décision administrative prise par les pouvoirs publics. Il s’en est suivi un défaut de liquidité des entreprises pouvant les conduire à la faillite. Dans le même temps, cependant, les mesures de chômage partiel et le report des charges sociales ont permis de réduire significativement ce risque et de prévenir des baisses de salaires qui auraient entraîné l’économie dans la spirale de la déflation et de la dépression. Cette politique peut être présentée comme une réponse au dysfonctionnement des mécanismes de sélection de marché opérant pour partie au détriment des entreprises productives. Elle est complétée par l’octroi de prêts garantis par l’État dans certains secteurs et pour certaines entreprises qui poursuivent le même but à une échéance plus éloignée (Policy Brief, n° 73 de l’OFCE).



La situation
ainsi créée conduit à interroger de manière renouvelée les mécanismes de
sélection, les relations entre l’État et le marché, le rapport entre les
événements de court terme et les performances à moyen terme des entreprises. Un
vieux débat peut resurgir qui est de savoir si, au-delà du très court terme, il
est opportun de privilégier une démarche macroéconomique visant à stabiliser
l’économie (à prévenir la dépression) ou de laisser la sélection de marché opérer
un nettoyage des entreprises structurellement condamnées, le fameux
« cleaning effect » que prônait Schumpeter à l’encontre de Keynes. Poser
la question en ces termes, c’est inévitablement se rapporter à la nature du
phénomène impliqué par la crise sanitaire. Est-ce un épisode extraordinaire et
de ce fait transitoire signifiant que l’on s’attend à une fluctuation en forme
de V ? Ou bien cet épisode, pour extraordinaire qu’il soit, vient-il se
greffer sur une évolution déjà marquée par de profondes et réelles
distorsions ? Dans le premier cas de figure, la dimension macroéconomique
de court terme de l’intervention publique l’emporte dans l’attente d’un retour
rapide à la normale dont l’un des aspects est le rétablissement d’un
fonctionnement efficace de la sélection de marché. Dans le second cas de
figure, une intervention purement conjoncturelle a d’autant moins de sens que
ce qui est en jeu est bel et bien l’interaction entre court et long terme, un
long terme qui ne saurait être réduit à l’existence d’un équilibre vers lequel
l’on convergerait naturellement pourvu de laisse jouer les forces du marché. On
l’aura compris le débat reste ouvert, quoique dans des termes modifiés, entre
tenants d’une analyse qui acceptent temporairement un gonflement des déficits
publics en gardant leur confiance dans le rétablissement aussi rapide que
possible de règles de neutralité monétaire et budgétaire, et tenants d’une
analyse qui entendent reconnaître la complémentarité entre l’État et le marché
dans une perspective de gestion récurrente des processus de destruction
créatrice inhérents aux économies de marché. Le propos, en l’occurrence, n’est
pas de restaurer le débat entre classiques et keynésiens, mais de le dépasser
en établissant le lien qui existe entre phénomènes conjoncturels et structurels,
la complémentarité entre politiques conjoncturelles et structurelles.

Initier ce
dépassement suppose de partir du fonctionnement du marché et du mécanisme de
sélection dont il est le siège en s’intéressant, non pas, d’entrée de jeu, à la
confrontation courante des entreprises sur ce marché, mais à leur confrontation
dans le temps au moyen de l’investissement, impliquant d’en considérer la
dimension financière.

La sélection
de marché s’inscrit dans deux effets. L’effet immédiat porte sur le contrôle
des ressources et se traduit par leur réallocation entre les entreprises
suivant leur niveau de compétitivité à un instant donné. Il n’est autre que
l’effet de nettoyage évoqué plus haut qui doit entraîner une augmentation de la
productivité et de la profitabilité de l’industrie, sans préjuger, au plan
macroéconomique, de la possible montée du chômage ou, plus exactement, en
imaginant que la réallocation en question va de pair avec une mobilité du
travail, fruit de la flexibilité des salaires, qui se dirige vers les emplois
les plus productifs. L’effet indirect porte sur la motivation (les
anticipations) de l’entreprise et relève de la création de ressources, et
concerne son comportement d’investissement. Il détermine la capacité de
l’entreprise de prévoir et de planifier.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est possible de prévoir le futur seulement si des contraintes lient le futur au présent (Richardson 1960). Quand une entreprise planifie d’investir, elle doit pouvoir faire des anticipations fiables à propos des circonstances qui la concernent et, particulièrement, à propos des offres futures, aussi bien concurrentes que complémentaires (les informations de marché) (ibid.). Former de telles anticipations dépend de quantités de facteurs, en fait des modes de coordination mis en œuvre qui sont d’ordre organisationnel. Il peut s’agir de l’imperfection et la division des connaissances qui sont à la base d’une concurrence monopolistique.  Il peut aussi s’agir d’arrangements contractuels à plus ou moins long terme, qui semblent relever d’imperfections de marché, mais sont en réalité des connexions incitant à investir en introduisant des contraintes ou des limites sur les investissements concurrents et complémentaires dont le but est de prévenir l’excès des premiers et le manque des seconds (ibid.). Dans tous les cas, la structure de marché est naturellement imparfaite. Les prix ne jouent nullement le rôle de coordination qui leur est attribué dans la théorie de la concurrence parfaite : ils sont plutôt stables, garantissant l’ancrage nécessaire à la prédiction de la demande et facilitant la planification financière. Le mécanisme de sélection ne s’en trouve pas forcément affecté : il s’exerce dans le temps. L’intérêt public sera d’autant mieux servi par la coexistence de plusieurs entreprises entre lesquelles le mécanisme de sélection opère, si la structure de marché (les imperfections de marché) rend possible l’introduction de nouveaux produits et de nouvelles technologies plus fréquemment et à moindre risque.

Un tel
mécanisme de sélection est étroitement dépendant de l’attitude des détenteurs
de capitaux. Au regard de la situation actuelle, comme nous l’avons souligné,
il est question, non seulement, de prévenir des difficultés de liquidité (de
trésorerie) à court terme imposées par la réponse administrative à la crise
sanitaire, mais aussi de se garder de mesures conduisant à un surendettement
fatal des entreprises à moyen terme.

Pour que les
entreprises puissent former des anticipations fiables et investir en
conséquence, non seulement les structures de marché doivent être imparfaites,
mais les arrangements conclus (y compris les contrats de travail à durée
indéterminée) doivent être validés par l’engagement des détenteurs de capitaux.
Cet engagement signifie que les entreprises doivent disposer de liquidités dans
les montants et les moments requis par des décisions d’investissement prises en
situation d’irréversibilité et d’incertitude. Un tel engagement est le fait des
banques et des actionnaires dont le comportement s’inscrit dans un
environnement institutionnel. Il appartient aux pouvoirs publics de fixer cet
environnement et de procéder, le cas échéant, aux réformes nécessaires. Dans le
cas qui nous occupe, des mesures spécifiques sont nécessaires en même temps que
des réformes à portée générale. Compte tenu de la situation créée par la crise
sanitaire, il est opportun que le soutien financier immédiat de l’État prenne
la forme d’entrées au capital des entreprises concernées ou d’obligations
convertibles en actions, précisément pour éviter un surendettement ultérieur source
de d’illiquidité et d’insolvabilité. De telles mesures n’excluent pas, bien au
contraire, de procéder aux réformes permettant de rendre patients les
détenteurs de capitaux, qu’il s’agisse de se prémunir de l’activisme de
certains fonds de placement en développant les actions de loyauté et
contrariant les transactions financières à haute fréquence, ou de favoriser la
banque dite de proximité plutôt que la banque de marché. Ce sont là autant de
conditions pour que le mécanisme de sélection de marché fonctionne correctement
du double point de vue micro et macroéconomique.

Références

OFCE, 2020, « Dynamique des défaillances d’entreprises en France et crise de la COVID 19 », Policy Brief, n° 73.

Richardson G. B., 1960, Information and Investment : A Study in the Working of the Competitive Economy, Oxford, Clarendon Press. Reedition 1990.




Quelle information tirer des chiffres du chômage américain sur la reprise ?

par Christophe Blot

Alors que certains craignaient
une envolée du chômage aux États-Unis et pronostiquaient un pic
au-delà de 20 %[1], les
chiffres communiqués par le Bureau of
Labor Statistics
pour le mois de mai ont surpris. Selon les données d’enquête,
le nombre de chômeurs a baissé de plus de 2 millions en un mois dans un
contexte marqué par la levée progressive des mesures restreignant l’activité et
la circulation des citoyens américains. Toutefois, les contraintes du
confinement ont également affecté la collecte d’information auprès des
entreprises et des ménages et potentiellement biaisé l’estimation du taux de
chômage. La baisse du chômage pourrait-elle être fallacieuse ? S’il ne
fait aucun doute que l’économie américaine est en récession[2], il n’en
demeure pas moins qu’il est crucial de savoir si le creux est passé ou si les États-Unis
continuent à s’enfoncer dans la crise économique.



Après la plus forte hausse du
chômage enregistré en un seul mois (+10,3 points, soit presque 16 millions de
chômeurs supplémentaires), les chiffres pour le mois de mai faisaient craindre
un nouveau record alors que les États n’assouplissaient que très
progressivement les mesures de confinement. Selon les données des chercheurs de
la Blavatnik School of Government de
l’Université d’Oxford, l’intensité du confinement aux États-Unis serait même sur un
plateau depuis fin mars. En l’absence de dispositif de chômage partiel et du
fait d’une grande flexibilité du marché du travail, l’ajustement de l’emploi à
l’activité se fait rapidement aux États-Unis. Les entreprises peuvent
facilement licencier ou réduire le nombre d’heures travaillées de leurs
salariés en cas de réduction de l’activité. Mais, la reprise se traduit
également par une remontée rapide des embauches, les entreprises pouvant
facilement rappeler les salariés licenciés.[3]  Les estimations publiées par le BLS le 5 juin indiquent une
amélioration de la situation avec une baisse de deux millions du nombre de
chômeurs et un nombre record de créations d’emplois en mai estimées à plus 2,5
millions. Le rebond de l’activité serait donc plus précoce et plus rapide
qu’anticipé même si le nombre de chômeurs restent à un niveau
exceptionnellement élevé, dépassant les 20 millions de personnes contre moins
de 6 millions en février. Néanmoins, les circonstances exceptionnelles ont
modifié les conditions dans lesquelles les enquêtes servant à établir
mensuellement la situation en termes d’emplois, de population active et de chômage,
ce qui perturbe la fiabilité des statistiques depuis le début de la crise. Le Bureau of Labor Statistics a
effectivement publié une mise en garde indiquant qu’en mai, le taux de réponse à
l’enquête auprès des ménages était inférieur de 15 points à son taux habituel et
qu’une partie des individus classés en emploi aurait probablement dû être
considérés comme chômeurs.  En effet,
certains individus auraient déclaré être en emploi mais ne pas travailler. En
l’absence de mécanisme de chômage partiel, ils auraient normalement dû être
considérés comme chômeurs, ce qui n’a semble-t-il pas été le cas. Selon le BLS,
ce problème de classification entre chômage et emploi pourrait représenter 3
points de taux de chômage supplémentaire. Notons cepend,ant que ce biais avait
déjà été signalé pour les deux mois précédents ce qui aurait alors conduit à
une sous-estimation du taux de chômage d’un point en mars
(5,4 % au lieu de 4,4 %) et de 5 points en avril
(19,7  % au lieu de 14,7 %).

Selon James
Hamilton
, professeur à l’Université de Californie, d’autres biais
viendraient s’ajouter à ces estimations du chômage. Pour le mois de mai, il
avance un taux de chômage plutôt proche de 20 %. Il note qu’en plus d’une
mauvaise répartition des individus entre chômage et emploi, il se pourrait que certains
individus soient à tort considérés en dehors de la population active. C’est le
cas notamment lorsque les individus sans emploi déclarent ne pas avoir
entrepris de démarche pour trouver un emploi pendant la période de référence,
condition nécessaire pour être comptabilisé au chômage. Depuis le mois de
février, l’enquête indique une baisse de la population active de 4,7 millions
de personnes. Les conditions économiques ont probablement découragé une
fraction des individus sans emploi à rechercher activement un emploi[4]. Mais,
avec la fin du confinement, une partie d’entre eux pourrait à nouveau rechercher
activement un travail mais sans garantie d’en retrouver un à court terme si
l’activité économique reste inférieure à son niveau d’avant-crise pendant plusieurs
mois, voire plusieurs trimestres. La baisse de la population active pourrait
être moins importante conduisant mécaniquement à sous-estimer le taux de
chômage de 1,6 point[5]. Coibion,
Gorodnichenko et Weber
(2020) indiquent néanmoins qu’il y a une proportion
relativement plus élevée qu’en période normale d’individus déclarant ne pas
avoir recherché d’emploi pare qu’ils faisaient le choix de prendre leur
retraite.

Par ailleurs, Hamilton observe
généralement un biais dans les réponses aux enquêtes selon que les individus
sont ou non interrogés pour la première fois[6]. Le taux
de chômage des personne n’ayant jamais été interrogées est généralement plus élevé
mais serait probablement une meilleure estimation du chômage. Enfin, il
apparaît que le BLS n’a pu enquêter certains individus en mai. Or, il semble
que les personnes n’ayant pu être interrogées un certain mois (m) mais pouvant être interviewées le
mois suivant, ont un taux de chômage 1,7 fois plus élevé que celles ayant été
contactées deux mois consécutivement. Ces deux facteurs contribueraient pour
1,9 point de taux de chômage supplémentaire. La prise en compte de ces
différents éléments suggère donc un taux de chômage de 19,8 % au lieu de
13,3 %. Notons cependant que ces biais ont sans aucun doute également
affecté les estimations du taux de chômage pour les deux mois précédents. La
baisse du chômage ne serait donc pas nécessairement fallacieuse mais, dans tous
les cas, le niveau du chômage resterait à un niveau qui n’avait sans doute pas
été observé depuis la Grande Dépression.

Un autre indicateur conduit à
relativiser l’amélioration sur le marché du travail. Depuis le début de la
crise, une attention particulière a été portée aux nouvelles demandes
d’inscription au chômage qui avaient atteint des niveaux jamais observés.
Ainsi, dès les premières mesures de restriction de l’activité, la semaine du 21
mars, le Département du Travail a enregistré 3,3 millions de nouvelles demandes
d’indemnisation. Le pic a été atteint la semaine suivant avec 6,8 millions de
demandes supplémentaires. Ce chiffre a reculé depuis mais reste toujours à des
niveaux qui n’ont pas été observés même au plus fort de la récession de
2008-2009 (graphique 1). En moyenne, depuis le 2 mai 2019, ces demandes
d’indemnisation supplémentaires s’établissent à 2,1 millions contre moins de 220
000 sur la même période de 2019. Au plus fort de la récession de 2008-2009, la
moyenne s’élevait à 653 000. Ce chiffre ne permet pas de déduire le chiffre du
chômage puisqu’il s’agit uniquement de demandes d’indemnisation. Or, tous les
demandeurs ne seront pas forcément comptabilisés comme chômeurs et il se peut
par ailleurs que certaines personnes sortent aussi du chômage. Néanmoins, il
témoigne du fait que le marché du travail est loin d’un fonctionnement normal
ou même d’un fonctionnement caractéristique d’une récession aussi forte que
celle de 2008-2009 qui, jusqu’à la crise du coronavirus, était la récession la
plus forte depuis la Seconde Guerre mondiale. Si certains individus retrouvent leur
emploi, tout indique que d’autres sont encore nombreux à le perdre !

Notons toutefois qu’en dépit de
ces réserves, d’autres indicateurs conjoncturels suggèrent que le pire de la
crise pourrait être passé. D’une part, l’indice de production industrielle a
amorcé un rebond très léger en mai avec une hausse de 1,4 % (graphique 2).
Le niveau reste néanmoins plus de 15 points inférieur à celui de février. Si
reprise il y a, elle serait donc très modérée et le niveau de production est de
toute évidence bien inférieur au potentiel. Fortement impactées par la
fermeture des commerces non essentiels, les ventes de détail s’étaient repliées
de 14,8 % en avril après une première chute de plus de 8 % observée
dès le mois de mars. En levant progressivement ces restrictions, le rebond a
été direct et les ventes ont progressé de 17,7 % en mai, se situant
néanmoins 8 points en-dessous du niveau observé en janvier.  La reprise de l’emploi et la baisse du chômage
seraient donc cohérentes à l’aune de ces indicateurs.

La situation économique est donc
probablement ambivalente. Le pire de la crise est peut-être passé mais il est
encore prématuré pour en conclure qu’un rebond, même important, effacera
rapidement les effets de la crise. Aujourd’hui, ni le CBO (Congressional Budget Office), ni les membres du FOMC
(Federal Open Market Committee) ne
considèrent que les pertes de PIB seront totalement effacées en fin d’année
2021. Enfin, au-delà du rebond se pose la question des éventuelles cicatrices
de la crise qui pourraient durablement affecter le marché du travail et
probablement surtout les personnes les plus vulnérables.


[1] C’est le cas notamment de Jerome Powell, le président
de la banque centrale américaine : https://www.cnbc.com/2020/05/17/powell-says-jobless-rate-could-top-30percent-but-he-doesnt-see-another-depression.html.

[2] Selon le NBER, la crise de la Covid-19 aura mis fin à la plus
longue phase d’expansion enregistrée par l’économie américaine depuis 1857.

[3] Les enquêtes auprès des ménages font apparaître la
notion de « licenciement temporaire » lorsque les individus
considèrent qu’ils sont susceptibles d’être rappelés par leur employeur dans un
délai de six mois. Notons que même si une date de reprise éventuelle a pu être
communiquée par l’employeur, cette déclaration reste purement indicative et n’engage
ni l’employeur ni le salarié.

[4] En général, les individus déclarent ne pas être en
recherche active d’emploi parce qu’ils sont dans l’incapacité de travailler
pour raison de leur état de santé ou pour s’occuper d’un enfant ou parce qu’ils
partent en retraite ou n’ont pas besoin de travailler. Ils sont proportionnellement
peu nombreux à se déclarer explicitement découragés.

[5] Hamilton estime ce chiffre à 2,7 millions de
personnes. Il résulte du fait que d’une enquête à la suivante, des individus se
déclareraient initialement en dehors de la population active puis, le mois
suivant, avoir été en recherche d’emploi – et donc au chômage – depuis
plusieurs semaines.

[6] Ce phénomène d’attrition a également été identifié
pour la France par Davezies et d’Haultfœuille
(2011).




Observe-t-on une amélioration de la production industrielle en mai ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

En indiquant une chute de plus de
21 %, les chiffres de la production dans l’industrie manufacturière pour le mois
d’avril, publiés par
l’INSEE le 10 juin
, ont douché l’espoir entretenu par les
enquêtes de la Banque de France
d’un
effondrement de moindre ampleur par rapport au mois de mars.



Ce résultat
en forte baisse est en revanche en ligne avec l’analyse
que nous faisions le mois dernier
à partir de la consommation totale
d’électricité en France. Une fois purgée des effets saisonniers, des jours
fériés, des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la
normale saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaissait
très clairement que la consommation d’électricité observée depuis le début du
confinement se situait très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison
pourrait être une moindre utilisation des équipements productifs. Sur la base
d’une relation économétrique, nous avions anticipé une baisse de l’IPI de plus
de 18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice et infirmant tout début d’amélioration de la situation dans l’industrie
en avril (graphique 3).

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois de mai indiquent
que cette consommation est restée, malgré le déconfinement, encore très
nettement inférieure à celle attendue en période normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15 %
par rapport à une « situation normale » en mai contre 18 % en avril
(graphique 2)

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPI). Sur la période 2010-2019, nous avons estimé un modèle statique reliant l’IPI
et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de ce modèle économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI
du mois de mai 2020 qui sera publié le 10 juillet 2020 (Graphique 3). D’après
nos estimations, ce dernier pourrait connaître une hausse de 8 %. L’industrie
tournerait alors à 70% de sa capacité d’avant la crise (graphiques 3). 


[1] Cette
relation entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.




Covid-19 et entreprises : comment éviter le pire ?

par Mathieu Plane

Selon
notre dernière évaluation
, le PIB chuterait de 32 % sur les huit semaines
de confinement. Pour la seule activité marchande hors services immobiliers
(constitués principalement des loyers), la perte de valeur ajoutée serait de 44
%. Les dispositifs mis en place pour préserver l’emploi et le tissu productif
(chômage partiel, indemnisation garde d’enfants, fonds de solidarité) ont
permis d’absorber une partie du choc sur les entreprises. Les reports de
paiement d’impôts et de cotisations sociales et les prêts garantis par l’État
leur ont permis d’avoir accès à la trésorerie pour se financer à court terme et
faire face aux pertes enregistrées.



Malgré ces dispositifs et sous
l’hypothèse d’une dette fiscale qui ne serait pas annulée à grande échelle, la
perte de revenu d’exploitation des entreprises se chiffre à 42 milliards
d’euros en huit semaines, avec des effets sectoriels très forts.

À l’instar du chômage partiel pour la masse salariale, l’État doit prendre en charge le coût pour les entreprises du non usage du capital productif

Si le dispositif de chômage
partiel a permis de socialiser une part importante des salaires du secteur
privé (Ducoudré
et Madec, 2020
)  et de préserver en
grande partie de l’emploi et des revenus des ménages, les pertes accumulées des
entreprises s’expliquent par la chute des recettes et  l’accumulation de coûts fixes non pris en
charge par l’État, dont ceux liés à la non utilisation du capital
productif. Ce sont les coûts des locaux et bâtiments non utilisés, des usines
et machines de production à l’arrêt, des avions au sol, des camions immobilisés
et de l’ensemble des équipements (technologiques, logistiques, …) des
entreprises qui ne sont pas utilisés.

Ainsi les secteurs les plus
intenses en capital, comme l’industrie ou les services de transports, vont consacrer
chaque mois une part importante de leur revenu à financer ce capital pour son
utilisation, son entretien ou son renouvellement. Or si le chômage partiel absorbe
les coûts liés à la masse salariale, aucun dispositif ne prend directement en
charge les coûts liés au non usage du capital productif. Les secteurs intenses
en capital sont des secteurs à haute valeur ajoutée, intenses en technologie et
R&D et qui fournissent une grande part des exportations et participent
largement à la compétitivité de notre économie. Or, de nombreuses entreprises frappées
par le choc économique lié au Covid-19 risquent de se trouver rapidement en
faillite face au non usage de ce capital et des coûts qu’elles doivent
supporter.

Cela a pour effet premier une
contraction drastique de l’investissement, supérieure
à 50 % dans notre dernière évaluation pour les huit semaines de confinement
.
C’est donc au prix d’une réduction massive de leur investissement que les
entreprises essayent de limiter les besoins de financement et éviter la
faillite immédiate. Un tel scénario n’est pas tenable car il sacrifie l’avenir
au profit d’une survie incertaine. De plus, réduire massivement
l’investissement ne suffit pas à couvrir l’ensemble des pertes de revenu
des entreprises : la contraction de l’investissement représente une baisse de
25 milliards, permettant de faire passer le besoin de financement des
entreprises de 42 milliards à 17 milliards d’euros pour huit semaines de
confinement, ce qui reste extrêmement élevé malgré la réduction considérable de
l’investissement.

Pour éviter les faillites en
cascade des entreprises de ces secteurs, l’État a mis en place des
facilités de trésorerie indispensable à la survie des entreprises et a prévu un
plan de recapitalisation de 20 milliards pour les entreprises les plus en
difficulté[1].
Si l’accès à la trésorerie de ces entreprises est un impératif, il ne fait que
repousser le problème : ces entreprises vont devoir absorber les pertes
passées et faire face à une dette bancaire et fiscale de plus en plus élevée.

Si l’on ajoute des perspectives
durablement dégradées par un rebond limité et progressif, les pertes des
entreprises vont inévitablement s’accumuler, augmentant les risques de
faillite. L’État
pourrait recapitaliser les entreprises qui lui semblent nécessaire de sauver, mais
cette politique pourrait être dépassée par le nombre potentiel de faillites.
Des mesures préventives sont nécessaires pour éviter qu’un grand nombre
d’entreprises (ETI et PME) passent sous le radar des pouvoirs publics et
mettent la clé sous la porte.

À l’instar de la mesure du
chômage partiel pour le travail, il nous semble donc indispensable de mettre en
place une mesure d’aide de crise, « Invest-Covid », pour le capital
productif prenant en charge les coûts de ces immobilisations, non utilisées ou
faiblement utilisées (encadré
2 du Policy Brief n°66, 20 avril 2020
, X. Timbeau). Cette mesure d’urgence nous
semble juste car elle cible toutes les entreprises dont la production s’est
réduite à la suite du choc économique et ce à la hauteur de leur stock de
capital inutilisé. Le calcul de l’aide se fait entreprise par entreprise, sur
la base de la dépréciation des immobilisations au bilan de l’entreprise au
prorata du choc sur l’activité, calculé à partir de la variation du chiffre
d’affaires.  Par ailleurs, pour les
locaux et bâtiments que les entreprises utilisent mais dont elles ne sont pas
propriétaires, l’aide ne doit pas être affectée au bailleur qui continue à
percevoir son loyer[2] mais au
locataire qui continue à payer son loyer sur la base de sa perte d’activité.

Pour chaque entreprise et pour chaque
trimestre, le calcul du montant pour l’aide « Invest-Covid » est la
suivante :

Invest-Covid (en €) = Dépréciation des immobilisations du trimestre
(en €) * Perte de CA (en glissement annuel pour le trimestre, en %)

La question du périmètre de
l’aide peut se poser. Elle doit couvrir à minima la dépréciation des
immobilisations corporelles non utilisées mais elle pourrait s’étendre à
l’ensemble des immobilisations, y compris celles incorporelles, comme la
R&D ou les logiciels et les bases de données. Cette mesure d’aide viendrait
renforcer les fonds propres de l’entreprise de façon à diminuer le risque
d’insolvabilité.

Quelques exemples concrets

Pour mieux comprendre le
fonctionnement du dispositif « Invest-Covid », prenons l’exemple du
groupe Air France–KLM. La
seule dépréciation de ses immobilisations aéronautiques lui a coûté 319
millions d’euros pour le premier trimestre 2020
. Sur cette base, en supposant
une baisse du chiffre d’affaire de 80 % au deuxième trimestre 2020, Air France–KLM
recevrait 255 millions (319*0,8) pour le deuxième trimestre pour couvrir 80 %
des coûts de la non utilisation de sa flotte aérienne. Si l’on étend cette aide
à l’ensemble de la dépréciation des actifs du groupe, qui représente 743
millions d’euros pour un trimestre, le groupe recevrait, sur la base d’une
perte d’activité de 80 % sur le trimestre, une aide de près de 600 millions
pour le trimestre.   

Pour donner des ordres de
grandeur, pour le groupe Michelin, la dépréciation
des seuls équipements industriels représente environ 250 millions par trimestre
sur l’année 2019
. Pour Renault, la
dépréciation des outillages spécifiques, matériels et autres ouillages
représentent plus de 400 millions par trimestre
. Et pour la SNCF, c’est
près de 600
millions par trimestre pour la dépréciation des matériels de transport, les
installations techniques, électriques, de télécommunications et de
signalisation, outillage et autres immobilisations
(auxquels s’ajoutent 270
millions de dépréciation de voies, terrassements, ouvrages d’art et passages à
niveaux sans même intégrer les terrains et constructions). Dans tous les cas
d’entreprise, le calcul de l’aide se fait bien sûr en fonction du montant de la
dépréciation au prorata de la perte d’activité.

Pour ces grands groupes
industriels mais aussi pour de nombreuses ETI, PME et sous-traitants, le coût
de la dépréciation de ces immobilisations représente une part importante de
leur valeur ajoutée. En ciblant les aides sur la base du non usage des
immobilisations pendant la crise du Covid, ce dispositif proportionnel au choc
subi sur le capital de l’entreprise couvrirait l’ensemble des entreprises de la
sphère marchande. Il aurait l’avantage d’être juste, rapide à mettre en place
et éviterait des plans d’aides au cas par cas qui ne permettent pas de traiter
l’ensemble des entreprises du tissu productif. Il permettrait certainement
aussi d’éviter en partie des plans de recapitalisation à venir de l’État
si cette aide prenait la forme de renforcement des fonds propres. Il est
important aussi de noter que ce dispositif ne se substitue pas aux prêts
garantis par l’État, indispensables à la trésorerie des entreprises en
temps de crise, mais qui vont donner lieu à un remboursement futur avec
l’épineuse question du traitement de cette dette en sortie de crise. Le
dispositif « Invest-Covid » est donc une aide qui prend la forme
d’une injection directe pour renforcer les fonds propres des entreprises, qui
n’est pas assimilable à un prêt. Par ailleurs, cette aide ciblée peut être
complémentaire et s’intégrer aux plans sectoriels annoncés récemment, que ce
soit dans l’automobile, le tourisme ou l’aérien.

Une aide pour les entreprises allant de 5,5 à 17,2 milliards pour huit semaines de confinement selon le périmètre des immobilisations retenues

Pour l’ensemble de l’économie
française, nous pouvons identifier ces actifs fixes à partir des comptes de
branches de l’Insee. Cela correspond au capital fixe net des branches qui est
décliné par type d’actif : constructions (logements, bâtiments
résidentiels et autres ouvrages de génie civil), machines et équipements (matériels
de transports, équipements TIC, autres) et les droits de propriété
intellectuels (R&D, logiciels et bases de données et œuvres récréatives,
littéraires ou artistiques originales). Il y a également les systèmes d’armes
et les ressources biologiques cultivées mais ce sont des montants relativement
faibles et identifiés uniquement pour les branches « Défense » et
« Agriculture ».

Le stock d’actifs fixes
correspond à l’accumulation nette de capital par les branches, c’est-à-dire la
somme des investissements nette de la dépréciation de capital. Ce capital
représente 7 848 milliards d’euros en 2018 (334 % du PIB) mais la seule
composante « logements résidentiels » représente 4 630
milliards, soit 59 % du capital net total. Si l’on exclut aussi les services
non marchands (1 022 milliards), le capital net productif des entreprises représente
2 196 milliards, soit 93 % du PIB (et 120 % de la VA marchande hors
services immobiliers).

Le coût budgétaire du dispositif
« Invest-Covid » pour les huit semaines de confinement serait de 17,2
milliards[3]
(graphique 1), ce qui représente 1 % de la valeur ajoutée du secteur marchand
hors Covid :  28 % seraient affectés
à la non utilisation des bâtiments non résidentiels et ouvrages de génie civil,
dont 10 % pour compenser les entreprises locataires, 13 % aux matériels de
transports, 3 % aux équipements TIC, 17 % aux machines et équipements, 18 % à
la R&D et 21 % pour les logiciels et bases de données.

Si on limite le dispositif uniquement aux immobilisations de construction (y compris la compensation des loyers) et aux machines et équipements et l’on exclut les immobilisations dites incorporelles au sens de la comptabilité d’entreprise, le coût budgétaire du dispositif serait de l’ordre de 10 milliards d’euros pour huit semaines de confinement. Si l’on restreint l’aide uniquement aux matériels de transport, équipements TIC et autres machines et équipements, le coût budgétaire du dispositif « Invest-Covid » serait d’environ 5,5 milliards pour huit semaines de confinement.

L’industrie qui représente 17 %
de la VA marchande recevrait 5,6 milliards pour les huit semaines de
confinement (tableau 1), soit 36 % de l’enveloppe globale du dispositif. Ce
montant représente 2 points de la valeur ajoutée annuelle (hors Covid) de
l’industrie. Or, ce secteur intense en capital, durement frappé par le choc
économique, concentre 74 % des exportations.

Dans le détail, les branches qui
recevraient le plus d’aides pour les huit semaines de confinement dans le cadre
de ce dispositif sont les matériels de transport (5 % de leur VA annuelle), les
biens d’équipement (2,9 % de leur VA annuelle), les services de transport (1,9
% de leur VA annuelle) et les autres branches industrielles (1,7 % de leur VA
annuelle) (graphique 2). Ces quatre branches, qui représentent seulement 17 %
de la VA marchande, concentrent plus de 50 % de la R&D française et
contribuent à hauteur de 68 % aux exportations nationales. Avec ce dispositif,
elles recevraient 41 % de l’enveloppe globale.

D’autres secteurs sinistrés par
la crise, bien que moins intenses en capital, bénéficieraient également du
dispositif. C’est le cas par exemple des secteurs du Commerce et de
l’Hôtellerie-Restauration qui bénéficieraient à travers ce dispositif d’une
aide de près de 1,5 milliard pour compenser le non usage des immobilisations
pour les huit semaines de confinement, dont environ 600 millions pour les seuls
locaux et bâtiments. Par ailleurs, ce montant n’inclut pas le fait que les
entreprises de ces deux branches qui ne sont pas propriétaires de leurs locaux
recevront une part significative du 1,8 milliard pour compenser leurs loyers.

Pour conclure

En rétablissant la rentabilité
des entreprises les plus capitalistiques et les plus touchées par la crise, ce
dispositif d’aide d’urgence pourrait éviter des faillites qui pourraient
compromettre la compétitivité et l’activité de la France à moyen-long terme.
L’alternative qui se baserait sur le fait de délimiter le périmètre
d’intervention publique sur les potentiels besoins du monde d’après risquerait
de conduire à faire des choix définitifs et irréversibles alors que le futur
est plus que jamais incertain. Cela pourrait conduire à faire des erreurs
profondes sur les besoins productifs à venir et à sacrifier des entreprises
nécessaires à la production du monde de demain ou capables de se transformer
face aux besoins émergents.

Les pertes technologiques et de
savoir-faire peuvent avoir un caractère irréversible pour notre économie, la
disparition de certaines entreprises intégrées dans les chaînes de valeur
ajoutée domestiques peuvent avoir de fortes répercussions sur l’ensemble des filières
productives. Par ailleurs, il ne faut pas écarter le risque de disparition
d’entreprises qui peuvent être considérées comme stratégiques, écologiques ou à
contenu social important alors même que la question des relocalisations
d’activité va être de plus en plus prégnante en sortie de crise. Or préserver
la base industrielle existante en l’adaptant aux exigences du futur semble
primordial si nous souhaitons étoffer et relocaliser certaines filières
productives. Cela veut dire également que les entreprises doivent en
contrepartie de cette solidarité nationale s’engager dans une voie écologique,
économique et socialement responsable, sinon cet engagement autour des forces
productives ne pourra pas fonctionner. 

Si nous ne nous armons pas de ce
type d’aide d’urgence, alors le pire pour l’économie française est à venir.


[1] Dans le cadre de la Loi de finances du 25
avril 2020 rectificative pour 2020, il est voté une ouverture de crédits pour
le renforcement des participations financières de l’État dans les entreprises
stratégiques en difficulté. 20 milliards d’euros alimenteront
progressivement le compte d’affectation spéciale « Participations
financières de l’État », en fonction du volume des opérations financières
nécessaires.

[2] Le
propriétaire continue à percevoir son loyer sauf si un accord est trouvé entre
le bailleur et le locataire ou si l’entreprise qui loue les locaux cesse son
activité.

[3] Sur la
base du taux de dépréciation moyen par type d’actif, que nous avons supposé ne
pas être modifié par le choc économique lié au Covid-19, nous avons simulé le
coût par branche de cette mesure budgétaire pour les huit semaines de
confinement sur la base du choc sectoriel que nous avons estimé.




La crise du COVID-19 et le marché du travail américain : hausse des inégalités et de la précarité en perspective

par Christophe Blot

Aux États-Unis comme en France, la
crise du COVID-19 se traduit par de nombreuses mesures contraignant les
activités économiques afin de limiter la propagation du virus. Il en résultera
une chute du PIB, déjà entrevue au premier trimestre 2020 et qui sera fortement
amplifiée au deuxième trimestre. Dans un pays caractérisé par une faible
protection de l’emploi, cette récession inédite se répercute rapidement sur le
marché du travail comme le reflète l’augmentation du taux de chômage passé d’un
point bas à 3,5 % en février à 14,7 % en avril, soit un niveau qui
n’avait pas été observé depuis 1948. Comme l’ont récemment montré pour la
France Bruno
Ducoudré et Pierre Madec
, la crise en cours aux États-Unis devrait aussi se
traduire par des inégalités et une précarité accrue. Et lee choc sera d’autant
plus important que les filets de protection sociale sont moins développés aux États-Unis.



Aux États-Unis, les restrictions
n’ont pas été fixées au niveau de l’État fédéral mais par les États,
à des dates différentes. Pour autant, dans leur grande majorité, ces États
ont pris la décision de fermer les établissements scolaires, les commerces non
essentiels et d’inciter les individus à rester chez eux. Les premières mesures
de confinement ont ainsi été imposées par la Californie le 19 mars, suivie par
l’Illinois le 21 mars et l’État de New York le 22 mars alors que
cette décision n’a été prise qu’à partir du 6 avril pour la Caroline du Sud. Les
États
du Dakota du Nord, Dakota du Sud, de l’Arkansas, de l’Iowa et du Nebraska n’ont
pris aucune mesure et, dans trois autres États – l’Oklahoma, l’Utah et
le Wyoming –, les mesures ne s’appliquaient pas à l’ensemble de l’État
mais uniquement dans certains comtés. Néanmoins, une grande partie du pays
était confinée, avec sans doute un degré d’intensité variable, au début du mois
d’avril, ce qui concernait entre 92 et 97 % de la population[1].

Qui sont les salariés les plus touchés par la crise ?

Selon une enquête réalisée par
le Bureau of Labor Statistics, près de 25 % des salariés auraient travaillé
chez eux en 2017-2018. Néanmoins, certains salariés déclaraient qu’ils auraient
pu rester chez eux pour travailler mais ne l’ont pas forcément fait sur la
période considérée. Avec la crise du COVID-19 et les incitations à modifier
l’organisation du travail, on peut donc considérer que près de 29 % des
salariés auront pu rester chez eux pendant le confinement[2]. Par
ailleurs, comme le souligne l’enquête réalisée pour la France, la mise en place
du télétravail est plus répandue parmi les salariés occupant un emploi dans
l’encadrement ou les salariés d’activités commerciales ou financières. En
2017-2018, 60 % d’entre eux auraient eu la possibilité de travailler chez
eux. Inversement, moins de 10 % des salariés agricoles, dans la construction, dans
les activités productives ou les services de transport auraient été en mesure
de télétravailler pendant la crise. Sans surprise, l’enquête montre également
que les salariés concernés par le télétravail sont également ceux qui se
situent en haut de l’échelle de la distribution des salaires. Pour le dernier
quartile, 61,5 % des salariés pourraient travailler à la maison contre
moins de 10 % pour les salariés du premier quartile.

En miroir de ces éléments, une étude
plus récente analyse quels sont les emplois qui seraient le plus touchés par le
confinement et en particulier par la fermeture des activités non essentielles[3]. Six
secteurs seraient particulièrement exposés. Sont logiquement concernés le
secteur des bars et de la restauration, du transport et des voyages, des
divertissements des services à la personne, du commerce de détail ainsi que
quelques industries manufacturières. Sur la base des données d’emploi pour
l’année 2019, ces secteurs représenteraient 20,4 % de l’emploi total. Avec
plus de 12 millions d’emplois, le secteur des bars et restaurants serait le
plus fortement touché. Cette enquête fait également ressortir que les salariés
les plus exposés perçoivent généralement des rémunérations inférieures à la
moyenne. Ils sont notamment concentrés sur les deux premiers déciles de salaire.
Par exemple, la masse salariale des travailleurs des bars et restaurants
représentent à peine 3 % de la masse salariale mais plus de 8 % de
l’emploi. Ces individus travaillent le plus souvent dans des entreprises de
moins de 10 salariés. Cette dimension est d’autant plus importante aux États-Unis
que l’accès à l’assurance maladie est souvent lié à l’employeur dont les
obligations à cet égard dépendent du nombre de salariés. Enfin, en croisant la
répartition par secteur et géographique, il ressort que le Nevada, Hawaï, et dans
une moindre mesure la Floride (23,7), concentrent une part plus importante des
secteurs, et donc des emplois, exposés[4].
Inversement, le Nebraska, l’Iowa et l’Arkansas font partie des États
où ces secteurs représentent une part plus faible de l’emploi[5]. Ces
trois États
n’ont de plus pas adopté de mesures de confinement et devraient donc être
relativement épargnés par la montée du chômage.

Les statistiques du chômage sur
les mois de mars et avril
confirment ces perspectives. En un an, le taux de chômage a augmenté de 4,8
points pour les personnes occupant un emploi dans l’encadrement ou les salariés
d’activités commerciales ou financières alors que, sur la même période, il a
grimpé de 23 points pour les emplois de services et de près de 15 points pour
les salariés des activités productives. Les disparités géographiques sont également
importantes. En Californie et dans l’Illinois, premiers États à décider du confinement,
le taux de chômage a augmenté respectivement de 11,3 et 12,2 points en un an.
Inversement, les États n’ayant pas adopté de mesures de confinement sont
ceux parmi lesquels le taux de chômage a le moins progressé en un an. La hausse
atteint par exemple 5,2 points pour le Nebraska, 6,7 points pour l’Arkansas et
7,5 points pour l’Iowa. La structure de l’emploi est cependant un facteur
essentiel pour déterminer les écarts de variation du chômage. Malgré une date
de début de confinement assez proche pour le Connecticut et le Michigan, le
taux de chômage n’a augmenté que de 4,2 points dans premier État
contre plus de 18 points dans l’État industriel du Michigan.
D’ailleurs, les statistiques confirment l’exposition au choc du Nevada et de l’État
de Hawaï qui ont tous les deux enregistré les plus fortes hausses : 24,2
et 19,6 points respectivement, tandis que le Minnesota, peu exposé, a vu son
taux de chômage progresser de 4,9 points, soit une des variations les moins
importantes depuis avril 2019. De même, le District of Columbia est moins
impacté avec une hausse du taux de chômage de 5,5 points.

La santé menacée ?

Cette dégradation de la situation
sur le marché du travail s’accompagnera d’une détérioration des conditions de
vie pour des millions d’Américains surtout si la fin du confinement n’est pas
synonyme d’un rebond rapide de l’activité comme le craint désormais Jerome
Powell, le Président de la Réserve fédérale. Il en résulterait alors une
pauvreté accrue pour les ménages ayant perdu leur emploi. Les analyses
précédentes indiquent que les salariés du bas de la distribution seront les
plus exposés surtout que malgré les mesures
prises pour étendre l’assurance-chômage
, la durée d’indemnisation reste
globalement plus courte aux États-Unis. Pour faire face à la crise,
Le gouvernement fédéral a consacré 268 milliards de dollars (soit 1,3 point de
PIB) à l’assurance-chômage afin d’étendre la durée et le montant de l’indemnisation.
Ce montant s’ajoute au crédit d’impôts pouvant atteindre 1 200 dollars
pour les ménages sans enfant[6]. Le
gouvernement fait donc le choix de soutenir temporairement les revenus mais
contrairement aux dispositifs de chômage partiel en vigueur en France et dans
de nombreux pays d’Europe, l’emploi n’est pas protégé[7]. La
flexibilité du marché du travail américain pourrait cependant être plus
avantageuse dès lors que la reprise est rapide et qu’elle est différente selon
les secteurs. Les salariés perdent effectivement peu en qualifications et
peuvent plus facilement trouver un emploi dans un autre secteur d’activité.
Mais une crise prolongée qui se traduit par un chômage durablement plus élevé accroît
fortement la pauvreté.

En outre, l’accès à l’assurance
maladie est également souvent lié à l’emploi. En effet, 66 % des assurés
sont couverts par leur employeur qui est contraint de proposer une telle
assurance dans les entreprises de plus de 50 salariés. Le corolaire est que de
nombreux salariés risquent de perdre leur couverture santé en même temps que
leur emploi s’ils ne peuvent pas payer la part du coût de l’assurance
auparavant prise en charge par l’employeur. Quant aux salariés des petites
entreprises, exposés au risque de fermeture et de chômage, il est fort probable
qu’ils n’auront plus les moyens de souscrire une police d’assurance privée par
leurs propres moyens. Déjà, début 2019, un peu plus de 9 % de la
population n’avait aucune couverture santé. Si ce taux a fortement baissé
depuis 2010 et la réforme « Obamacare », le rapport
annuel du Census Bureau publié en novembre 2019 estime que plus de 29 millions
de personnes n’avaient aucune couverture en 2019, un chiffre en augmentation
relativement depuis 2017. Les taux de couverture font également apparaître de
fortes disparités régionales qui s’expliquent par la structure démographique
des États.

Bien qu’une partie du plan de
soutien à l’économie soit consacrée à des aides alimentaires[8] et
certaines dépenses de santé, la crise du COVID-19 devrait de nouveau toucher
d’abord les populations les plus fragiles et renforcer des inégalités déjà
importantes et accrues par les récentes réformes fiscales de l’administration
Trump.


[1] En termes de PIB, la part des États ayant imposé des mesures de confinement se situe
dans les mêmes proportions.

[2] Notons que cette enquête ne fait pas apparaître un
écart important entre les hommes et les femmes, même si la possibilité de
télétravail est légèrement plus faible pour les femmes : 28,4 contre
29,2 % pour les hommes.

[3] Voir Matthew Dey et Mark A. Loewenstein, « How many workers are employed in sectors directly
affected by COVID-19 shutdowns, where do they work, and how much do they earn?

 », Monthly
Labor Review
, U.S. Bureau of Labor Statistics, April 2020.

[4] Dans le Nevada, les secteurs exposés représentent
34,3 % des emplois. Ce chiffre dépasse également 30 % à Hawaï et
23,7 % en Floride.

[5] C’est aussi le cas du District of Columbia en raison
de la forte présence d’employés de l’État fédéral.

[6] Ce
montant est octroyé pour les ménages percevant moins de 75 000 dollars
(150 000 pour un couple) par an. 500 dollars sont attribués par enfant. Le
montant du crédit d’impôt est dégressif et devient nul pour les ménages ayant
un revenu supérieur à 99 000 dollars.

[7] Voir ici
notre analyse des stratégies européenne et américaine pour faire face à la
crise.

[8] Le plan
voté le 18 mars (Families
First Coronavirus Response Act
) prévoit effectivement une aide de plus de
20 milliards à destination des plus pauvres.




Doit-on s’attendre à une nouvelle chute historique de la production industrielle en avril ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

Après seulement 15 jours de
confinement, la production dans l’industrie manufacturière avait chuté de plus
de 18 % au mois de mars. Auparavant, la plus forte baisse jamais enregistrée
par l’INSEE était de 6 % en novembre 2008. Cette chute historique confirme,
après la publication de la croissance du PIB au premier trimestre, l’ampleur
inédite des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur
l’industrie française.



Comme
nous l’avions indiqué dans un post précédent
, cette baisse s’observe également
dans la consommation totale d’électricité en France. Une fois purgée des effets
saisonniers, des jours fériés, des aléas météorologiques (écart entre la
température journalière et la normale saisonnière) et des gains d’efficacité
énergétique, il apparaît très clairement que la consommation d’électricité
observée depuis le début du confinement se situe très en deçà de sa valeur
attendue, dont la raison pourrait être une moindre utilisation des équipements
productifs.

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois d’avril indiquent
que cette consommation est restée inférieure à celle attendue en période
normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la baisse observée au mois d’avril est la plus importante
jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en avril
2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 18 % par
rapport à une « situation normale ».

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPÏ). Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme –
cointégration – entre l’IPI et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de cette relation économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée
l’IPI du mois d’avril 2020 qui sera publiée le 10 juin 2020. D’après nos
estimations, ce dernier pourrait connaître, comme au mois de mars, une baisse d’environ
18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice (graphique 3).

Compte tenu
du fait que l’ensemble du mois d’avril a été sous confinement contre 15 jours
au mois de mars, une nouvelle baisse mensuelle de 18% ne serait pas le signe
d’une chute de moindre d’ampleur comme indiqué par les
enquêtes de la Banque de France

Cette chute
après seulement 6 semaines de confinement équivaudrait à une baisse déjà deux
fois supérieure à celle observée au cours des huit trimestres de la Grande
Récession (graphiques 4). 

L’intégration
dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse de
l’IPI correspondrait à une chute de près de 5 % du PIB mensuel, impact
comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation
de l’OFCE du 20 avril 2020
.


[1] Cette
relation de cointégration a été modifiée par rapport au post précédent qui intégrait
également l’emploi industriel. Dans l’analyse qui suit, la relation de
cointégration entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.