Quels ont été les freins à la croissance depuis 2010 ?

par Eric Heyer et Hervé Péléraux

A la fin de l’année 2012, cinq ans après le début de la crise, le PIB de la France n’est toujours pas revenu à son niveau antérieur (graphique 1). Dans le même temps, la population active en France a augmenté continûment et le progrès technique n’a pas cessé d’accroître la productivité des travailleurs. Nous sommes donc plus nombreux et plus productifs qu’il y a 5 ans alors que la production est moindre : l’explosion du chômage observé est le symptôme de ce désajustement. Pour quelles raisons la reprise entrevue en 2009 s’est-elle étouffée mi-2010 ?

Le principal facteur de l’étouffement de la reprise est la politique d’austérité mise en place en France et en Europe dès 2010, puis accentuée en 2011 et en 2012 (tableau 1). Les effets de cette politique de rigueur sont d’autant plus marqués qu’elle est générale dans l’ensemble des pays de la zone euro. Les effets restrictifs internes se cumulent avec ceux qui résultent du freinage de la demande adressée par les partenaires européens. Alors que 60 % des exportations de la France sont à destination de l’Union européenne, la stimulation extérieure s’est quasiment évanouie à la mi-2012, moins du fait du ralentissement de la croissance mondiale qui reste voisine de 3 %, mais en conséquence des mauvaises performances de la zone euro, au bord de la récession. Cette politique est à l’origine du déficit de croissance, avec un freinage apparent dès 2010 (-0,7 point), freinage qui s’est accentué en 2011 et en 2012 (respectivement -1,5 et -2,1 points) du fait de l’intensification de la rigueur et de l’existence de multiplicateurs budgétaires élevés. En effet, la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs). Le débat théorique sur la valeur du multiplicateur et le rôle des anticipations des agents doit s’effacer devant le constat empirique : les multiplicateurs sont positifs et supérieurs à 1.

Au frein budgétaire est venu s’ajouter l’effet de conditions monétaires restrictives : l’assouplissement de la politique monétaire – visible notamment dans la baisse des taux d’intérêt directeurs – est loin d’avoir compensé l’effet négatif sur l’économie du durcissement des conditions d’octroi de crédit ainsi que de l’élargissement du spread entre les investissements privés et les placements publics, sans risques.

Au total, en prenant aussi en compte l’effet de la remontée du prix du pétrole après la récession, la croissance spontanée de l’économie française aurait été de 2,6 % en moyenne au cours des trois dernières années. La réalisation de ce potentiel aurait conduit à la poursuite de la résorption des surcapacités de production et aurait finalement coupé court au scénario de retournement à la baisse de l’économie qui s’est effectivement réalisé.

 




Programme de stabilité : la ligne manquante

par Eric Heyer

Le 17 avril dernier, le gouvernement a présenté son Programme de stabilité à l’horizon 2017 pour l’économie française. Pour les deux prochaines années (2013-2014), le gouvernement s’est calé sur les prévisions de la Commission européenne en prévoyant une croissance de 0,1 % en 2013 et 1,2 % en 2014.  Notre propos ici n’est pas de revenir sur ces prévisions, qui nous semblent par ailleurs trop optimistes, mais de discuter de l’analyse et des perspectives explicites, mais aussi implicites, pour la France que recèle ce document pour la période 2015-2017.

D’après le document fourni à Bruxelles, le gouvernement s’engage à maintenir sa stratégie de consolidation budgétaire tout au long du quinquennat. L’effort structurel s’atténuerait au fil des années pour ne représenter plus que 0,2 point de PIB en 2017, soit neuf fois moins que l’effort imposé aux citoyens et aux entreprises en 2013. Selon cette hypothèse, le gouvernement table sur un retour de la croissance de 2 % chaque année au cours de la période 2015-2017. Le déficit public continuerait à se résorber et atteindrait 0,7 point de PIB en 2017. Cet effort permettrait même d’arriver, pour la première fois depuis plus de 30 ans, à un excédent public structurel dès 2016 et qui atteindrait 0,5 point de PIB en 2017. De son côté, la dette publique franchirait un pic en 2014 (94,3 points de PIB) mais commencerait sa décrue à partir de 2015 pour s’établir en fin de quinquennat à 88,2 points de PIB, soit un niveau inférieur à celui qui prévalait à l’arrivée des socialistes au pouvoir (tableau 1). Il est à noter cependant que dans ce document officiel, rien n’est dit sur l’évolution prévue par le gouvernement du chômage induit par cette politique d’ici à la fin du quinquennat. Telle est la raison de notre introduction d’une ligne manquante dans le tableau 1.

En retenant des hypothèses similaires à celles du gouvernement sur la politique budgétaire ainsi que sur le potentiel de croissance et en partant d’un court terme identique, nous avons tenté de vérifier l’analyse fournie par le gouvernement et de la compléter en y intégrant l’évolution du chômage sous-jacente à ce programme.

Le tableau 2 résume ce travail : il indique que la croissance accélèrerait progressivement au cours de la période 2015-2017 pour dépasser les 2 % en 2017. Sur la période, la croissance serait en moyenne de 1,8 %, taux proche mais légèrement inférieur au 2 % prévu dans le programme de stabilité[1].

Fin 2017, le déficit public serait proche de la cible du gouvernement sans l’atteindre toutefois (1 point de PIB au lieu de 0,7 point de PIB). La dette publique baisserait également et reviendrait à un niveau comparable à celui de 2012.

Dans ce scénario, proche de celui du gouvernement, l’inversion de la courbe du chômage n’interviendrait pas avant 2016 et le taux de chômage s’établirait à la fin du quinquennat à 10,4 % de la population active, soit un niveau supérieur à celui qui prévalait au moment de l’arrivée de François Hollande au pouvoir.

Le scénario proposé par le gouvernement dans le Programme de stabilité apparaît optimiste à court terme et se trompe d’objectif à moyen terme. Sur ce dernier point, il paraît surprenant de vouloir maintenir une politique d’austérité après que l’économie soit revenue à l’équilibre structurel de ses finances publiques et alors que le taux de chômage grimpe au-dessus de son maximum historique.

Une stratégie plus équilibrée peut être envisagée : elle suppose que la zone euro adopte dès 2014 un plan d’austérité « raisonnable » visant à la fois un retour à l’équilibre structurel des finances publiques mais aussi la réduction du taux de chômage. Cette stratégie alternative consiste à revenir sur les impulsions budgétaires programmées et de les limiter, dans tous les pays de la zone euro, à 0,5 point de PIB[2]. Il s’agit-là d’un effort budgétaire qui pourrait s’inscrire dans la durée et permettre à la France, par exemple, d’annuler son déficit structurel en 2017. Par rapport aux plans actuels, il s’agit d’une marge de manœuvre plus importante qui permettrait de répartir le fardeau de l’ajustement de façon plus juste.

Le tableau 3 résume le résultat de la simulation de cette nouvelle stratégie. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays. Mais, notre simulation tient compte aussi des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. En 2017, dans le scénario « moins d’austérité », les finances publiques seraient dans la même situation que dans le scénario central, le supplément de croissance compensant la réduction de l’effort. En revanche, dans ce scénario, le chômage baisserait dès 2014 et se situerait en 2017 à un niveau comparable à celui de 2012.


[1] La différence de croissance peut provenir soit de la non prise en compte de l’impact via le commerce extérieur des plans d’austérité menés dans les autres pays partenaires, soit d’un multiplicateur budgétaire plus faible dans le Programme de Stabilité que dans notre simulation où il se situe aux alentours de 1. En effet, nous considérons que la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs).

[2] Cette stratégie a déjà été simulée dans des travaux antérieurs de l’OFCE comme celui de Heyer et Timbeau en mai 2012, de Heyer, Plane et Timbeau en juillet 2012 ou le rapport iAGS en novembre 2012.




Le calice de l’austérité jusqu’à la lie

Céline Antonin, Christophe Blot et Danielle Schweisguth

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La situation macroéconomique et sociale de la zone euro reste préoccupante. L’année 2012 a été marquée par un nouveau recul du PIB (-0,5 %) et une hausse continue du taux de chômage qui atteignait 11,8 % en décembre. Si l’ampleur de cette nouvelle récession n’est pas comparable à celle de 2009, elle l’est cependant au moins par la durée puisque, au dernier trimestre 2012, le PIB a baissé pour la cinquième fois consécutive. Surtout, pour certains pays (Espagne, Grèce et Portugal) cette récession prolongée marque le commencement d’une déflation qui pourrait rapidement s’étendre aux autres pays de la zone euro (voir Le commencement de la déflation). Enfin, cette performance est la démonstration d’un échec de la stratégie macroéconomique mise en œuvre dans la zone euro depuis 2011. La consolidation budgétaire amplifiée en 2012 n’a pas ramené la confiance des marchés ; les taux d’intérêt n’ont pas baissé sauf à partir du moment où le risque d’éclatement de la zone euro a été atténué grâce à la ratification du TSCG (Traité de stabilité, de coordination et de gouvernance) et à l’annonce de la nouvelle opération OMT permettant à la BCE d’intervenir sur les marchés de la dette souveraine. Pour autant, il n’y a aucune remise en cause du dogme budgétaire, si bien que les pays de la zone euro poursuivront en 2013, et si nécessaire en 2014, leur marche forcée pour réduire leur déficit budgétaire et atteindre le plus rapidement possible le seuil symbolique de 3 %. Le martellement médiatique de la volonté française de tenir cet engagement est le reflet parfait de cette stratégie et de son absurdité (voir France : tenue de rigueur imposée). Ainsi, tant que le calice ne sera pas bu jusqu’à la lie, les pays de la zone euro semblent condamnés à une stratégie qui se traduit par de la récession, du chômage, du désespoir social et des risques de rupture politique. Cette situation représente une plus grande menace pour la pérennité de la zone euro que le manque de crédibilité budgétaire de tel ou tel Etat membre. En 2013 et 2014, l’impulsion budgétaire de la zone euro sera donc de nouveau négative (respectivement de -1,1 % et -0,6 %), ce qui portera la restriction cumulée à 4,7 % du PIB depuis 2011. Au fur et à mesure que les pays auront réduit leur déficit budgétaire à moins de 3 %, ils pourront ralentir le rythme de consolidation (tableau). Si l’Allemagne, déjà à l’équilibre des finances publiques, cessera dans les deux prochaines années de faire des efforts de consolidation, la France devra maintenir le cap pour espérer atteindre 3 % en 2014. Pour l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, l’effort sera moindre que celui qui vient d’être accompli mais il continuera à peser significativement sur l’activité et l’emploi, d’autant plus que l’effet récessif des impulsions passées restera important.

Dans ce contexte, la poursuite de la récession est inévitable. Le PIB reculera de 0,4 % en 2013. Le chômage devrait battre de nouveaux records. Le retour de la croissance n’est pas à attendre avant 2014 ; mais même en 2014, en l’absence d’inflexion du dogme budgétaire, les espoirs risquent à nouveau d’être déçus dans la mesure où cette croissance, attendue à 0,9 %, sera insuffisante pour enclencher une baisse significative du chômage. De plus, ce retour de la croissance sera trop tardif et ne pourra pas effacer le coût social exorbitant d’une stratégie dont on aura insuffisamment et tardivement discuté les alternatives.

 




France : la hausse du chômage conjoncturel se poursuit

par Bruno Ducoudré

La Grande Récession, débutée en 2008, s’est traduite par une montée continue et inexorable du chômage en France, de 3,1 points entre le point bas atteint au premier trimestre 2008 (7,1 % en France métropolitaine) et le pic du quatrième trimestre 2012. Le taux de chômage atteint désormais un niveau proche des niveaux record atteints à la fin des années 1990. Cette hausse peut être décomposée en une variation du taux de chômage conjoncturel liée à l’insuffisance de la croissance économique, et en une variation du taux de chômage structurel. Or ce dernier donne une information sur la mesure de l’output gap, information cruciale pour la mesure du déficit structurel. En conséquence, les choix de politique budgétaire portant sur la restauration de l’équilibre des finances publiques nécessitent d’établir un diagnostic sur la nature du chômage additionnel dû à la crise. Autrement dit, la crise a-t-elle engendré principalement du chômage conjoncturel ou du chômage structurel ?

L’étude du NAIRU[1] peut être un moyen d’établir un diagnostic sur le caractère structurel ou conjoncturel du chômage. Partant d’une estimation de la boucle prix-salaires, nous nous proposons dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française de revenir sur l’évaluation du niveau du taux de chômage d’équilibre (TCE) au moyen d’une estimation récursive du NAIRU depuis 1995, afin d’identifier la part du chômage conjoncturel.

Premièrement, notre estimation du TCE rend bien compte de l’absence de réelles tensions inflationnistes depuis 1995. En effet, le taux de chômage effectif est constamment supérieur au TCE sur cette période (graphique 1). Or entre 1995 et 2012, l’inflation sous-jacente oscille entre 0 et 2 %. Elle atteint 2% en 2002 et en 2008, moments où le taux de chômage effectif se rapproche du TCE, sans que cela traduise une réelle tension inflationniste. En 2012 la hausse du taux de chômage a creusé l’écart avec le taux de chômage d’équilibre et fut accompagnée d’un ralentissement de l’inflation sous-jacente qui est repassée sous 1% en fin d’année.

Deuxièmement, le NAIRU est estimé à 7,2 % en moyenne sur la période 2000-2012, avec un taux d’inflation moyen de 1,9 % sur la période. Il s’élèverait en moyenne à 7,7 % sur la période 2008-2012 (tableau 1), et à 7,8 % en 2012 (graphique 1).

Troisièmement, ces estimations montrent aussi que le NAIRU aurait augmenté de 0,9 point depuis le début de la crise. Cette hausse permet donc tout au plus d’expliquer 30 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008, le reste provenant d’une hausse du chômage conjoncturel. La composante conjoncturelle du chômage représenterait dès lors 2,1 points de chômage en 2012. Cette évolution de l’écart entre le taux de chômage effectif et le taux de chômage d’équilibre est par ailleurs cohérente avec l’inflation sous-jacente, qui diminue depuis 2009. Compte-tenu de notre prévision de chômage, cet écart augmenterait de 1,5 point pour s’établir à 3,6 % en 2014 en moyenne annuelle.

Les estimations du taux de chômage d’équilibre indiquent que l’écart avec le taux de chômage effectif s’est donc creusé au cours de la crise. Ainsi, la part du chômage conjoncturel a augmenté, et cette augmentation du chômage conjoncturel explique environ 70 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008. Elle confirme notre diagnostic d’un output gap élevé pour l’économie française en 2012, et qui continuera à se creuser à l’horizon 2014 avec la poursuite de la politique d’austérité budgétaire conjuguée à un multiplicateur budgétaire élevé.

Ce texte fait référence à l’analyse de la conjoncture et la prévision à l’horizon 2013-2014, disponible sur le site de l’OFCE.


[1] Le NAIRU (Non-accelerating inflation rate of unemployment) est le taux de chômage pour lequel le taux d’inflation reste stable. Au-delà, l’inflation ralentit, ce qui permet à terme une hausse de l’emploi et une baisse du chômage. En deçà, le mécanisme inverse conduit à une hausse de l’inflation, à des réductions d’emplois et à un retour du chômage à son niveau d’équilibre.




Tenue de rigueur imposée

par Eric Heyer

Ce texte résume les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française.

En moyenne annuelle, l’économie française devrait connaître en 2013 un léger recul de son PIB (-0,2 %) et une modeste reprise en 2014, avec une croissance de 0,6 % (tableau 1). Cette performance particulièrement médiocre est très éloignée du chemin que devrait normalement emprunter une économie en sortie de crise.

Quatre ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l’économie française est important : il aurait dû conduire à une croissance spontanée moyenne de près de 2,6 % l’an au cours des années 2013 et 2014, permettant de rattraper une partie de l’écart de production accumulé depuis le début de la crise. Mais cette reprise spontanée est freinée, principalement par la mise en place de plans d’économies budgétaires en France et dans l’ensemble des pays européens. Afin de tenir son engagement d’un déficit public à 3 % en 2014, le gouvernement français devrait poursuivre la stratégie –  adoptée en 2010 – de consolidation budgétaire imposée par la Commission européenne à l’ensemble des pays de la zone euro. Cette stratégie budgétaire devrait amputer de 2,6 points de PIB l’activité en France en 2013 et de 2,0 points de PIB en 2014 (tableau 2).

 

En s’établissant à un rythme éloigné de son potentiel, la croissance attendue accentuera le retard de production accumulé depuis 2008 et continuera à dégrader la situation sur le marché du travail. Le taux de chômage augmenterait régulièrement pour s’établir à 11,6 % fin 2014.

Seul un changement de cap dans la stratégie budgétaire européenne permettrait d’enrayer la hausse du chômage. Elle supposerait que les impulsions budgétaires négatives se limitent à -0,5 point de PIB au lieu de – 1,0 point prévu au total dans la zone euro en 2014. Cet effort budgétaire plus faible pourrait être répété jusqu’à ce que le déficit public ou la dette publique atteigne un objectif à définir. Par rapport aux plans actuels, parce que l’effort serait plus mesuré, le fardeau de l’ajustement pèserait de façon plus juste sur les contribuables de chaque pays, évitant l’écueil des coupes sombres dans les budgets publics. Cette nouvelle stratégie conduirait certes à une réduction plus lente des déficits publics (-3,4 % en 2014 contre -3,0 % dans notre scénario central) mais également et surtout à plus de croissance économique  (1,6 % contre 0,6 %). Ce scénario « moins d’austérité », permettrait à l’économie française de créer 119 000 emplois en 2014 soit 232 000 de plus que dans notre prévision centrale et le chômage baisserait au lieu de continuer à augmenter.

 




Le commencement de la déflation

par Xavier Timbeau

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La crise économique et financière mondiale, amorcée à la fin de l’année 2008, entre maintenant dans sa cinquième année. Et 2012 aura été pour l’Union Européenne une nouvelle année de récession, ce qui montre à quel point la perspective d’une sortie de crise, maintes fois annoncée, aura été démentie par les enchaînements économiques. Nos prévisions pour les années 2013 et 2014 peuvent se résumer assez sinistrement : les pays développés vont rester englués dans le cercle vicieux d’une hausse du chômage, d’une récession qui se prolonge et de doutes croissants quant à la soutenabilité des finances publiques.

De 2010 à 2012, les efforts budgétaires réalisés et annoncés ont été sans précédent pour les pays de la zone euro (-4,6% du PIB), le Royaume-Uni (-6% du PIB) ou les Etats-Unis (-4,7% du PIB). L’ajustement budgétaire longtemps reporté aux Etats-Unis, mais précipité par l’absence de consensus politique entre les démocrates et les républicains va se reproduire en 2013 et 2014. En 2014, l’austérité en zone euro s’atténuerait, quoiqu’elle se poursuivrait très intensément dans les pays encore en déficit, qui sont également ceux dans lesquels les multiplicateurs budgétaires sont les plus élevés.

Dans un contexte de multiplicateurs élevés, l’effort budgétaire a un coût en termes d’activité. Cette expression, reprise de Marco Buti, économiste en chef de la Commission européenne, sonne à la fois comme un aveu et comme un euphémisme. Un aveu parce que la prise de conscience de la valeur élevée des multiplicateurs budgétaires a été tardive et a été trop longtemps négligée ; Olivier Blanchard et David Leigh rappellent que cette méprise se traduit dans les erreurs systématiques de prévision et que ces erreurs ont été d’autant plus grandes que la situation des pays était dégradée et que les efforts de réduction des déficits étaient importants.

Mais cette méprise a également conduit à ce que les espoirs de réduction des déficits publics soient déçus. L’impact plus fort que « prévu » des plans d’austérité sur l’activité implique des recettes fiscales moins importantes, donc une réduction moins grande du déficit public. Mais, en voulant coûte que coûte respecter des objectifs nominaux de déficits, les Etats n’ont fait qu’accentuer l’effort budgétaire.

L’aveu pourrait laisser penser que l’erreur était inévitable et que la leçon en a été tirée. Il n’en est rien. D’une part, depuis 2009, de nombreuses voix se sont élevées pour prévenir que les multiplicateurs pouvaient être plus élevés qu’en « temps normal », que la possibilité d’une consolidation expansive telle que décrite et documentée par Alberto Alesina était un leurre fondé sur une mauvaise interprétation des données, et que le risque de négliger l’impact de la consolidation sur l’activité était réel.

En octobre 2010, le FMI, sous l’impulsion déjà d’Olivier Blanchard, décrivait les risques à poursuivre une consolidation trop brutale. Ainsi, la prise de conscience générale du début de l’année 2013 semble céder à l’accumulation d’éléments empiriques tellement importants que la thèse opposée est indéfendable. Mais le dommage a été fait.

La leçon n’en a pas été tirée non plus. Selon la Commission européenne, les multiplicateurs étaient élevés[1]. L’utilisation du temps passé révèle la nouvelle position de la Commission européenne : si les multiplicateurs étaient élevés, ils sont désormais revenus à leur valeur d’avant la crise.  Cela signifie que selon la Commission européenne, la zone euro est à nouveau dans une situation de « conjoncture normale ». L’argument est ici théorique et non empirique. En temps normal, les agents économiques seraient « ricardiens », au sens que Robert Barro a donné à ce terme. Ils pourraient donc lisser leurs choix de consommation ou d’investissement et ne seraient pas contraints par leur revenu à court terme. Les multiplicateurs seraient donc bas, voire nuls. La consolidation budgétaire (qui est le nom donné à ces efforts budgétaires sans précédent conduits depuis 2010 en zone euro) pourrait donc continuer, cette fois-ci sans les désagréments observés précédemment. Cet argument est sans aucun doute pertinent en théorie mais son utilisation en pratique, aujourd’hui, laisse songeur. C’est en effet bien vite oublier que nous sommes dans une situation de chômage élevé, que le chômage de longue durée s’accroît, que les bilans d’entreprises sont encore dévastés par la chute d’activité amorcée en 2008, jamais récupérée, sauf en Allemagne, que les banques elles-mêmes peinent à afficher une situation conforme aux règles comptables et que la directrice générale du FMI, Madame Christine Lagarde, exhorte à la fermeture de quelques-unes d’entre elles. C’est donc oublier que ce fameux crédit supposé lisser la consommation ou l’investissement s’effondre, credit crunch rampant mais puissant. C’est oublier que dans cette époque où l’injonction de préférer le secteur privé au secteur public se fait plus forte que jamais, la panique sur les marchés financiers conduit les détenteurs d’épargne et les décideurs des placements à choisir la dette souveraine d’Etats et à accepter une rémunération inférieure à 2 % à 10 ans. Et ce malgré les dégradations par les agences de notation, parce que ces Etats sont perçus (et « pricés » pour suivre le dialecte des salles de marché) comme présentant le risque le plus faible. Paradoxe d’une époque où l’on se soumet volontairement à la taxation en acceptant un taux réel négatif sur ses placements et en payant chèrement une assurance contre le défaut.

Si donc l’aveu paraît tardif et sans grande conséquence sur le dogme pour sortir de la crise, il procède également par euphémisme. Car que sont ces coûts auxquels Marco Buti fait référence ? Le prix à payer pour une situation budgétaire inextricable ? Un mauvais moment à passer avant d’en revenir à un futur assaini ? C’est bien en ne voulant pas se lancer dans l’analyse détaillée de ce que l’on risque à poursuivre cette stratégie économique, dont on a finalement reconnu qu’elle avait été mal calibrée, que l’on passe à côté du plus important. En poursuivant un objectif à court terme de consolidation, alors que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, on maintient ou renforce les conditions qui font que les multiplicateurs budgétaires sont élevés. On prolonge ainsi la période de chômage et de sous-emploi des capacités. On empêche le désendettement privé, point de départ de la crise et on induit la continuation de la crise.

L’effort budgétaire est donc décevant à court terme, puisque la conséquence d’un multiplicateur élevé est que le déficit public se réduit moins qu’espéré, voire ne se réduit pas. La dette publique quant à elle augmente, l’effet du dénominateur l’emportant sur le ralentissement de la hausse du numérateur (voir le rapport iAGS pour une discussion et une formalisation simple). Les exemples sont nombreux, le plus récent en date étant la France, le plus spectaculaire l’Espagne. Mais, la déception n’est pas qu’à court terme. La persistance d’une croissance nulle, de la récession, modifie les anticipations de croissance future : ce qui était analysé il y a quelques trimestres comme un déficit public conjoncturel est considéré aujourd’hui comme structurel. Mais la déception modifie aussi le potentiel futur. Les effets d’hystérèse sur le marché du travail, de moindre R&D, de retard pris dans les infrastructures, voire, comme on l’observe maintenant dans les pays d’Europe du Sud, les coupes dans l’éducation, dans la lutte contre la pauvreté ou dans l’insertion des populations immigrées obscurcissent les perspectives de long terme.

En 2013 puis en 2014, l’ensemble des pays développés continuera l’effort de consolidation budgétaire. Pour certains pays, ce sera la répétition et donc l’accumulation d’un effort sans précédent pendant 5 années consécutives. L’Espagne s’engagerait ainsi dans un effort budgétaire cumulé de plus de 8 points de PIB ! À quelques exceptions près le chômage continuera d’augmenter dans les pays développés, jusqu’à produire une situation de chômage involontaire dépassant la capacité des systèmes nationaux d’assurance chômage à remplacer les revenus salariaux perdus, d’autant qu’ils sont sous la pression des coupes budgétaires. Dans ce contexte, la déflation salariale commence par les pays les plus touchés. Mais, puisque la zone euro est un espace de changes fixes, cette déflation salariale ne pourra que se transmettre aux autres pays. Il y aura là un nouveau levier par lequel la crise se prolongera. Lorsque les salaires décroissent, l’accès au système financier pour lisser les choix des agents économiques devient impossible. Les dettes que l’on cherche à réduire depuis le début de la crise vont s’apprécier en termes réels. La déflation par la dette deviendra le nouveau vecteur du piège de la crise.

Il existe, face à cette situation, un argument particulièrement spécieux pour en justifier le déroulement. Il est qu’il n’y avait pas d’alternative. Que l’histoire avait été écrite avant 2008 et que les erreurs de politique économique commises avant la crise rendaient celle-ci inévitable. Que surtout, tout autre choix, comme reporter la consolidation des finances publiques à une conjoncture où les multiplicateurs budgétaires sont plus bas n’était tout simplement pas possible. La pression des marchés, la nécessité de restaurer la crédibilité perdue avant 2008, obligeait à une action prompte. Que si cette action n’avait pas été menée telle qu’elle a été menée, alors, le pire se serait produit. Eclatement de l’euro, défaut sur les dettes publiques ou privées auraient plongé la zone euro dans une dépression comparable à celle des années 1930, voire pire. Ainsi, l’effort considérable qui a été accompli a permis d’éviter un désastre et le résultat de cet effort est, somme toute, très encourageant.

Mais cet argument oublie les risques qui sont pris aujourd’hui. La déflation, la prolongation du chômage de masse, la désagrégation des Etats sociaux, le discrédit de leurs politiques, la diminution du consentement à l’impôt portent en eux des menaces sourdes dont nous ne faisons qu’entrevoir les conséquences. Et surtout, il écarte l’alternative qui aurait été pour la zone euro d’exercer sa souveraineté et d’afficher sa solidarité. Il repose sur l’idée que la discipline budgétaire des Etats doit se régler par l’accès au marché. Il occulte que la dette publique et la monnaie sont indissociables. Cette alternative existe ; elle passe par une mutualisation des dettes publiques en zone euro ; elle demande un saut vers un transfert de souveraineté ; elle demande de compléter le projet européen.

 


[1] « With fiscal multipliers higher than in normal times, the consolidation efforts have been costly in terms of output and employment. » Marco Buti et Karl Pichelmann, ECFIN Economic Brief Issue 19, février 2013, European prosperity reloaded: an optimistic glance at EMU@20.

 




Hommage à Alain Desrosières, statisticien, sociologue, historien et philosophe de la statistique

par Françoise Milewski et Henri Sterdyniak

 

Alain Desrosières vient de disparaître à l’âge de 72 ans. Administrateur de l’INSEE, il avait été rédacteur en chef de la revue Économie et statistique puis chef de la division des Études sociales, avant de travailler sur l’analyse comparée des systèmes statistiques en Europe.

Il était la conscience inquiète de la statistique publique française.

Ses nombreux articles et ouvrages en ont retracé la naissance et l’essor. Ils en discutent  les bases scientifiques et les fondements sociaux. Ils mettent en lumière les liens entre les normes et la production des statistiques, entre l’histoire des politiques économiques et celle des méthodes et catégories statistiques, alors que la tendance est à les « naturaliser ». « Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables » affirmait-il. La statistique ne peut être séparée de ses usages et elle évolue avec les transformations des politiques publiques. Ainsi, Alain Desrosières s’interrogeait sur « la qualité des quantités ».

Alain a passionnément vécu et étudié les contradictions de la statistique, outil de connaissance et outil de gouvernement. Est-elle au service de la démocratie, permettre à la société de se mieux connaître, ou de l’Etat, pour lui permettre de mieux atteindre ses objectifs ? Et, cet Etat, qui organise et finance l’appareil statistique, a lui-même deux visages, c’est l’Etat social, instrument de résistance face aux forces du marché comme c’est l’Etat au service d’une organisation sociale façonnée par le capitalisme.

La statistique classe et mesure. Mais est-ce une discipline scientifique neutre ou exprime-t-elle la vision que la société a d’elle-même à un moment donné, d’autant plus qu’elle doit s’appuyer sur des sources administratives, qui ne sont pas neutres elles-mêmes ? Doit-elle partir du vécu des individus ou, au contraire, le récuser au nom de la science ?

Peut-on rendre compte de sociétés différentes avec des catégories communes ? Alain s’est beaucoup interrogé sur l’harmonisation statistique qu’implique l’Union européenne, au risque d’une négation des différences entre les sociétés.

Alain s’est interrogé sur la politique des indicateurs, mise en œuvre par la Méthode Ouverte de Coordination ou la LOLF, loi organique sur les lois de finances. Les politiques définissent des indicateurs, que les statisticiens sont censés mesurer, puis fixent des objectifs pour ces indicateurs. Mais cette pratique est dangereuse puisque ces indicateurs deviennent le centre de l’analyse tandis les politiques visent à améliorer les indicateurs, ce qui tend à leur faire perdre de leur significativité.

Nous reproduisons ci-dessous quelques courts extraits de ses articles, comme une invitation à les lire dans leur intégralité. Le mythe du chiffre incontestable parce qu’impartial, le respect inconditionnel devant des faits quantifiés donc incontestables, devant des résultats de modèles nécessairement justes parce que formalisés, indépendamment des conditions de leurs constructions, des normes et des conventions, restent un danger permanent pour les sciences sociales, et en particulier l’économie. Et pour la cité.

Alain Desrosières  participait à de nombreux colloques de statisticiens pour donner à ses collègues matière à réfléchir à leurs pratiques et à leurs méthodes (voir en particulier le colloque du 30 mars 2011 : « La statistique publique, un bien public original », atelier 3). Il avait tissé des liens fertiles entre la pratique statistique et les sociologues, en particulier  Pierre Bourdieu et Bruno Latour.

Il avait montré l’influence des nomenclatures sur la constitution de l’information statistique et, à travers elle, sur la structuration de la société (Les Catégories socioprofessionnelles, publié avec Laurent Thévenot, La Découverte, collection Repères, 1988).

Alain nous laisse plusieurs grands ouvrages : La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique (Editions La Découverte, Paris, 1993) et L’argument statistique, en deux tomes : I : Pour une sociologie historique de la quantification, et II : Gouverner par les nombres (Les Presses des Mines ParisTech, collection Sciences sociales, Paris, 2008).

Il nous laisse  un dernier texte : « Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans le gouvernement de la cité néolibérale » (Nouvelles perspectives en sciences sociales, volume 7, n°2, mai 2012).

Alain nous laisse l’exemple d’un intellectuel modeste et exigeant, qui cherchait à mettre sa pratique professionnelle et son activité scientifique au service de la démocratie.

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Quelques courts extraits de ses textes :

« Comment résoudre la contradiction entre l’ethos du statisticien et la prise en compte des rétroactions, même quand celles-ci lui apparaissent seulement comme de fâcheux obstacles à sa mission, qu’il pense être de « fournir des reflets non biaisés de la réalité » ? Il n’est  pas possible d’isoler un moment de la mesure, qui serait indépendant de ses usages, et notamment des conventions qui sont la première étape de la quantification. Il faudrait désenclaver la formation des statisticiens, en la complétant par des éléments d’histoire, de sciences politiques, et de sociologie de la statistique, de l’économétrie, des probabilités, de la comptabilité et de la gestion. Ce programme, inspiré des acquis des Sciences Studies (Pestre 2006), pourrait faciliter la prise en compte des outils quantitatifs dans les débats sociaux, sans verser ni dans le rejet a priori, ni dans le respect inconditionnel et naïf devant des « faits incontestables parce que quantifiés ».

Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans la cité néolibérale. Conclusion de la communication au séminaire L.’Informazione Prima Dell.’Informazione. Conoscenza E Scelte Pubbliche, Milan Bicocca, 27 mai 2010, Nouvelles perspectives en sciences sociales, volume 7, n°2, mai 2012.

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« La quantification est devenue un signe d’objectivité, de rigueur et d’impartialité mobilisée dans des situations très variées, depuis le débat politique jusqu’à la démonstration scientifique, en passant par les indicateurs d’entreprise ou la mesure de l’opinion publique. Or, la quantification, sous ses différents formats statistiques, ne se contente pas de fournir un reflet du monde, elle crée une nouvelle façon de le penser, de le représenter, de l’exprimer et d’agir sur lui, à la fois par la puissance de ses modèles et de ses procédures, par leur diffusion et par leurs usages argumentatifs. Ce livre montre comment s’est historiquement construit «l’argument statistique», et quels sont aujourd’hui les effets cognitifs et sociaux des dispositifs de quantification. »

Pour une sociologie historique de la quantification, tome 1 de L’argument statistique, (Les Presses des Mines Paris-tech, collection Sciences sociales, Paris, 2008), quatrième de couverture.

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« Le gouvernement des hommes use et abuse de «l’argument statistique». Avec l’émergence d’un État néo-libéral, l’action publique s’appuie de plus en plus sur des indicateurs chiffrés qui fournissent des évaluations de la performance des différentes actions politiques. Des «palmarès» variés connaissent une grande diffusion (souvent sous l’appellation anglo-américaine de benchmarking), en hiérarchisant les lycées, les universités, et même les nations. Ce passage par la quantification, loin de fournir une image neutralisée des phénomènes, les transforme et les performe. Ce livre propose des études de cas précis, enquêtes sur le budget des familles, commissions du Plan, statistiques locales ou comptabilité nationale, analysant la production des statistiques publiques et leurs usages par les autorités publiques. Et l’on verra comment la statistique s’est imposée à la fois comme un outil de preuve, dans les sciences empiriques, et comme un outil de gouvernement, selon l’intuition que Foucault avait déjà présentée dès les années 1970 sous le nom de «gouvernementalité».

Gouverner par les nombres, tome 2 de L’argument statistique, (Les Presses des Mines Paris-tech, collection Sciences sociales, Paris, 2008), quatrième de couverture.

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« Les grandes crises sont bien sûr des moments où les statistiques sont intensément mobilisées pour exprimer la gravité de la situation. Mais elles sont aussi des moments de grands débats, lors desquels le rôle de l’Etat dans la régulation et le pilotage de l’économie est profondément repensé. A chacune de ces crises correspond l’émergence de façons nouvelles de quantifier le monde social. De nouveaux modèles d’action impliquent de nouvelles variables et de nouveaux systèmes d’observation.

L’histoire économique et politique des années 1880 à nos jours offre au moins trois (sinon quatre) exemples de telles configurations, associant une façon de penser la société, des façons d’agir sur elle, et des statistiques adaptées à ces situations. La crise des années 1880 a suscité la grande statistique du travail et de l’emploi. Celle de 1929 a été à l’origine des politiques macroéconomiques keynésiennes et de la comptabilité nationale. La crise des années 1970 a été pensée dans les catégories néolibérales de la microéconomie, et a induit des réformes de l’État centrées notamment sur des indicateurs de performances. Enfin, les deux crises, écologique puis financière, des années 2000 seront peut-être à l’origine de façons radicalement nouvelles de penser et de quantifier l’action publique. Un rappel des façons dont quelques crises plus ou moins anciennes ont été vécues, et de leurs conséquences sur les usages des statistiques publiques, peut être utile pour réfléchir à l’ampleur des transformations qui peuvent résulter de ces deux crises récentes. »

Crises économiques et statistiques, de 1880 à 2010“, ParisTech Review, 30 août 2010.

 




Jusqu’ici tout va bien…

par Christophe Blot

La zone euro est toujours en récession. En effet, selon Eurostat, le PIB a de nouveau reculé au quatrième trimestre 2012 (-0,6 %). Ce chiffre, inférieur aux attentes, est la plus mauvaise performance trimestrielle pour la zone euro depuis le premier trimestre 2009, et c’est aussi le cinquième trimestre consécutif de baisse de l’activité. Sur l’ensemble de l’année 2012, le PIB baisse de 0,5 %. Ce chiffre annuel cache de fortes hétérogénéités (graphiques 1 et 2) au sein de la zone puisque l’Allemagne affiche une croissance annuelle de 0,9 % tandis que la Grèce devrait subir, pour la deuxième année consécutive, une récession de plus 6 %. Surtout, pour l’ensemble des pays, le taux de croissance sera plus faible en 2012 qu’il ne l’était en 2011 et certains pays (Espagne et Italie pour n’en citer que deux), s’enfonceront un peu plus dans la dépression. Cette performance est d’autant plus inquiétante que, depuis plusieurs mois un regain d’optimisme avait suscité l’espoir de voir la zone euro sortir de la crise. Cet espoir était-il fondé ?

Bien que très prudente sur la croissance pour l’année 2012, la Commission européenne, dans son rapport annuel sur la croissance, soulignait le retour de quelques bonnes nouvelles. En particulier, la baisse des taux d’intérêt publics à long terme en Espagne ou en Italie et la réussite des émissions de dettes publiques par l’Irlande ou le Portugal sur les marchés financiers témoignaient du retour de la confiance. Force est de constater que la confiance ne suffit pas. La demande intérieure est au point mort en France et en chute libre en Espagne. Le commerce intra-zone pâtit de cette situation puisque la baisse des importations des uns provoque la baisse des exportations des autres, ce qui amplifie la dynamique récessive de l’ensemble des pays de la zone euro. Comme nous le soulignions lors de notre précédent exercice de prévision ou à l’occasion de la publication de l’iAGS (independent Annual growth survey), la sortie de crise ne peut en aucun cas s’appuyer uniquement sur un retour de la confiance tant que des politiques budgétaires très restrictives sont menées de façon synchronisée en Europe.

Depuis le troisième trimestre 2011, tous les signaux ont confirmé notre scénario et montré que la zone euro s’enfonçait progressivement dans une nouvelle récession. Le chômage n’a pas cessé d’augmenter battant chaque mois un nouveau record. En décembre 2012, il a atteint 11,7 % de la population active de la zone euro selon Eurostat. Pourtant, ni la Commission européenne, ni les gouvernements européens n’ont infléchi leur stratégie budgétaire, arguant que les efforts budgétaires consentis étaient nécessaires pour restaurer la crédibilité et la confiance, qui à leur tour permettraient la baisse des taux d’intérêt et créeraient des conditions saines pour la croissance future. Ce faisant, la Commission européenne a systématiquement sous-estimé l’impact récessif des mesures de consolidation budgétaire, négligeant ainsi une littérature de plus en plus abondante qui montre que les multiplicateurs augmentent en temps de crise et qu’ils peuvent être nettement supérieurs à l’unité (voir le post d’Eric Heyer sur le sujet). Les partisans de l’austérité budgétaire considèrent par ailleurs que les coûts d’une telle stratégie sont inévitables et temporaires. Ils jugent que l’assainissement des finances publiques est un préalable indispensable au retour de la croissance et négligent le coût social durable d’une telle stratégie.

Cet aveuglement dogmatique rappelle la réplique finale du film La Haine (réalisé par Mathieu Kassovitz) « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il serait temps de reconnaître que la politique économique menée depuis 2011 est une erreur. Elle ne permet pas de créer les conditions d’une sortie de crise. Pire, elle est directement responsable du retour de la récession et de la catastrophe sociale qui ne cesse de s’amplifier en Europe. Comme nous l’avons montré, d’autres stratégies sont possibles. Elles ne négligent pas l’importance de restaurer à terme la soutenabilité des finances publiques. En reportant et en atténuant l’austérité (voir le billet de Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth), il est possible de retrouver la croissance plus rapidement et de permettre une décrue plus rapide du chômage.

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Quelle politique monétaire pour la BCE en 2013 ?

par Paul Hubert

La Banque centrale européenne (BCE), après sa réunion mensuelle du Conseil des gouverneurs du 7 février 2013, a décidé de maintenir son principal taux directeur à 0,75%. L’analyse de la situation économique faite par Mario Draghi lors de la conférence de presse qui a suivi révèle des développements contrastés qui justifient ce statu quo. Dans une récente étude, nous montrons que les projections d’inflation de la BCE permettent d’apporter un autre éclairage sur les évolutions futures du taux directeur.

Le statu quo actuel s’explique par plusieurs facteurs qui se compensent mutuellement. Les banques ont commencé à rembourser une partie des liquidités obtenues à travers le mécanisme du LTRO (140 milliards d’euros sur 489), ce qui reflète une amélioration de leur situation financière, mais dans le même temps les prêts accordés aux entreprises non financières continuent de se contracter (-1,3% en décembre 2012) tandis que les prêts aux ménages restent à des niveaux très faibles.

D’un point de vue macroéconomique, la situation au sein de la zone euro ne donne pas de signaux clairs sur la politique monétaire à venir : après une contraction de 0,2% au deuxième trimestre 2012, le PIB réel de la zone euro a encore baissé de 0,1% au troisième trimestre, tandis que l’inflation, mesurée en rythme annuel, est passée de 2,6% en août 2012 à 2% en janvier 2013 et devrait repasser sous la barre des 2% dans les mois à venir sur la base des chiffres de croissance du PIB et des prix du pétrole actuels et anticipés.

De plus, les anticipations d’inflation des agents privés, mesurées par le Survey of Professional Forecasters, restent solidement ancrées autour de la cible d’inflation de la BCE. Au quatrième trimestre 2012, elles étaient de 1,9% pour les années 2013 et 2014. Avec un objectif d’inflation « inférieur à, mais proche de 2% » atteint en l’état actuel, une zone euro en récession et un chômage à des niveaux records, la BCE pourrait porter soutien à l’activité réelle. Cependant, la BCE anticipe que l’activité économique devrait reprendre graduellement au second semestre 2013, en partie grâce au caractère accommodant de la politique monétaire actuelle.

De cette anticipation, et compte tenu du niveau historiquement bas auxquels sont les taux directeurs aujourd’hui et des délais de transmission de la politique monétaire à l’économie réelle[1], la probabilité d’une future baisse des taux paraît bien faible. Un dernier élément vient finir de brouiller les pistes: la hausse récente de l’euro  – même si on est encore bien loin des niveaux records – pourrait tuer dans l’œuf la faible reprise économique qui s’annonce et justifierait, selon certains, un soutien aux secteurs exportateurs[2].

Dans un récent document de travail de l’OFCE (n°2013-04), nous discutons de l’utilisation que peut faire la BCE de ses prévisions d’inflation pour améliorer la mise en œuvre de sa politique monétaire. Nous proposons un nouvel élément d’éclairage sur les évolutions futures du taux directeur basé sur les projections macroéconomiques que publie la BCE trimestriellement. Dans cette étude consacrée aux effets de la publication des projections d’inflation de la BCE sur les anticipations d’inflation des agents privés, nous montrons qu’une baisse des projections d’inflation de la BCE de 1 point de pourcentage est associée à une baisse du taux directeur de la BCE de 1,2 point de pourcentage dans les deux trimestres suivants. Nous concluons que les projections d’inflation de la BCE sont un outil qui permet de mieux comprendre les décisions de politique monétaire courantes ainsi que de mieux anticiper les décisions futures.

Les dernières projections d’inflation pour les années 2013 et 2014, publiées en décembre 2012, s’établissent respectivement à 1,6% et 1,4%. La publication, le 7 mars prochain, des nouvelles projections pourrait donner une indication complémentaire sur l’orientation de la politique monétaire à attendre en 2013.


[1] En moyenne, une variation des taux directeurs est estimée produire ses effets sur l’inflation après 12 mois et sur le PIB après 18 mois.

[2] Rappelons tout de même qu’environ 64% du commerce de la zone euro se fait avec des partenaires de la zone euro et est donc indépendant des variations de change.




Répéter

par Jérôme Creel

Dans un très bel ouvrage pour enfants, Claude Ponti dessinait, toutes les deux pages, deux poussins dont l’un disait à l’autre : « Pète et Répète sont dans un bateau. Pète tombe à l’eau. Qui reste-t-il ? » ; alors l’autre poussin de répondre : « Répète », et c’était reparti pour un tour. En fin d’ouvrage, le second poussin, les yeux exorbités, hurlait : « Répète ! » et cela n’en finissait pas. Un peu comme ces analyses sur la croissance économique et les contractions budgétaires où l’on redécouvre presque chaque mois que les contractions budgétaires réduisent la croissance économique ou que la sous-estimation des effets réels de la politique budgétaire engendre des erreurs de prévision.

Dernièrement, et après avoir signé en octobre 2012, un encadré dans les Perspectives économiques 2013, Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI ont publié un document d’appui qui confirme que les erreurs récentes de prévision du FMI s’expliquent par des hypothèses erronées à propos de l’effet multiplicateur. Parce que cet effet a été sous-estimé, notamment en bas de cycle économique, les prévisionnistes du FMI, mais ils ne sont pas les seuls (voir notamment le billet de Bruno Ducoudré), ont sous-estimé les prévisions de croissance : ils n’avaient pas anticipé que les prescriptions de cure d’austérité et leur mise en œuvre auraient autant d’impact négatif sur la consommation des ménages et sur l’investissement des entreprises. La tentative de désendettement des Etats intervenant en pleine période de désendettement des ménages et des entreprises, le piège de la récession allait être difficile à éviter.

Puisqu’il faut répéter, répétons ! « Les-contractions-budgétaires-expansionnistes et Répète sont dans un bateau. Les-contractions-budgétaires-expansionnistes tombent à l’eau. Qui reste-t-il dans le bateau ? Répète ! ». Pour étayer cette courte histoire, on pourra utilement se reporter à la revue de littérature d’Eric Heyer : il y montre, en effet, l’étendue du consensus sur la valeur des multiplicateurs budgétaires, consensus ayant émergé dès 2009, soit en pleine récession et au moment même où des prescriptions de cure d’austérité commençaient à voir le jour. Le billet de Xavier Timbeau montre que l’analyse des restrictions budgétaires en cours étaye une évaluation de la valeur du multiplicateur budgétaire en temps de crise bien plus élevée qu’en temps normal … Quels paradoxes !

Que faire désormais ? Répéter, une fois de plus, que la récession ne peut être une fatalité : comme l’ont souligné Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth en complément du rapport iAGS 2013, il est urgent d’atténuer l’austérité budgétaire dans la zone euro : la croissance européenne mais aussi l’assainissement budgétaire effectif en seraient enfin améliorés.