Après l’Accord de Paris, sortir de l’incohérence climatique

Par Eloi Laurent

S’il fallait résumer d’une formule la teneur des 32 pages de l’Accord de Paris (et des décisions afférentes) adopté le 12 décembre 2015 par la COP 21, on pourrait dire que jamais l’ambition n’a été aussi forte mais que jamais la contrainte n’a été aussi faible. C’est l’arbitrage fondamental du texte et sans doute était-ce la condition de son adoption par tous les Etats de la planète. On pensait que l’enjeu, à Paris, serait d’étendre aux pays émergents, à commencer par la Chine et l’Inde, les engagements contraignants acceptés à Kyoto voilà dix-huit ans par les pays développés. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : sous l’impulsion du gouvernement américain, qui aura dominé de bout en bout et jusqu’à la dernière minute ce cycle de négociations (dont l’UE a été cruellement absente), tous les pays se trouvent désormais de fait hors de l’Annexe 1 du Protocole de Kyoto, libérés de toute contrainte juridique quant à la nature de leurs engagements dans la lutte contre le changement climatique, qui se résument à  des contributions volontaires qu’ils déterminent seuls et sans référence à un objectif commun.

Ce faisant, l’Accord de Paris fait apparaître une nouvelle variable climatique, dont on pourra suivre avec précision l’évolution au cours des prochaines années : le facteur d’incohérence, qui met en rapport objectifs et moyens. Au terme de la COP 21, ce ratio situe dans une fourchette qui va de 1,35 à 2 (la cible climatique choisie, indiquée à l’Article 2, est comprise entre 1,5 et 2 degrés tandis que la somme des contributions nationales volontaires visant à l’atteindre conduit à un réchauffement de 2,7 à 3 degrés). La question qui s’impose aujourd’hui est donc la suivante : comment sortir de l’incohérence climatique en alignant les moyens déployés sur les ambitions déclarées (et ramener le facteur d’incohérence climatique à 1) ?

Les réponses à cette question ont à vrai dire été formulées lors des deux semaines de la COP 21 mais elles n’ont pas survécu aux tractations entre Etats et ne figurent donc pas dans le texte final sous une forme opérationnelle. Elles sont au nombre de trois : la justice climatique, le prix du carbone et la mobilisation des territoires.

La justice climatique, dont l’importance décisive a été soulignée à juste titre notamment par le Président français dès son discours d’ouverture (« C’est au nom de la justice climatique que je m’exprime aujourd’hui devant vous »), fait l’objet d’un contresens dans le texte de l’Accord : alors qu’il ne mentionne qu’une fois le terme « justice », celui-ci dispose que les parties reconnaissent « l’importance pour certains de la notion de justice climatique ». Tout le point de la justice climatique est précisément qu’elle ne concerne pas certaines nations mais toutes, ensemble. Tout reste donc à faire sur ce terrain, et notamment sur la question de la répartition des efforts d’atténuation et d’adaptation.

La nécessité de donner un prix au carbone (et donc de lui conférer une valeur sociale), dont l’affirmation croissante aura été mise en lumière dès l’inauguration de la COP 21 sous l’égide d’Angela Merkel et du nouveau gouvernement canadien, figurait encore dans l’avant-dernière version du texte. Elle a disparu de la dernière mouture (sous la pression combinée de l’Arabie Saoudite et du Venezuela). Il ne fait pourtant pas de doute que c’est en internalisant le prix du carbone que l’on mettra le système économique au service de la transition climatique. Mais il semble à ce stade que les Etats aient choisi d’externaliser cette fonction d’internalisation au secteur privé. Il leur faudra vite reprendre la main, au plan interne et mondial.

Enfin, le rôle essentiel des territoires, à la fois pour compenser les insuffisances des Etats et pour constituer des laboratoires de l’économie bas-carbone, est trop rapidement et vaguement mentionné dans l’Accord. Le sommet organisé par la Mairie de Paris le 4 décembre a pourtant bien montré que les villes, les métropoles et les régions sont devenues des acteurs à part entière de la lutte contre le changement climatique, renouant avec l’esprit du sommet de Rio de 1992. Il faudra mettre en place, au plus vite, une véritable instance de coopération entre les territoires et les Etats nations, en France et ailleurs, pour faire vivre l’Accord de Paris.

On le voit bien à la lumière de ces trois enjeux déterminants, la critique la plus sévère que l’on peut adresser à un accord d’architecture, qui est un programme d’intentions plutôt qu’un véritable plan d’action, est de n’être pas assez évolutif et dynamique et de ne pas davantage anticiper ses propres insuffisances et son dépassement futur en ouvrant la voie à de nouveaux principes, de nouveaux instruments et de nouveaux acteurs. En outre, comment comprendre qu’il faille patienter jusqu’en 2020 pour sa mise en œuvre, alors que les signes du dérèglement climatique sont partout visibles ?

Le desserrement de cette contrainte temporelle viendra peut-être du grand pays qui s’est montré le plus constructif avant et pendant la COP 21 : la Chine. C’est de Chine qu’est venue, cinq jours avant la conclusion de l’Accord, la meilleure nouvelle climatique depuis l’annonce du ralentissement de la déforestation amazonienne au cours de la décennie 2000 : les émissions mondiales de CO2, après avoir connu une quasi-stabilisation en 2014, devraient légèrement diminuer en 2015. Cette atténuation tient à leur fléchissement en Chine sous l’effet combiné de la décélération économique (la sortie choisie de l’hyper-croissance) et de la dé-carbonisation de la croissance (liée à la moindre consommation de charbon). Cette baisse elle-même s’explique par la pression de plus en plus forte des Chinois sur leur gouvernement, car ils ont compris que le développement économique de leur pays est en train de détruire le développement humain de leurs enfants. On peut donc espérer que la Chine contienne les émissions mondiales dans les cinq années qui nous séparent de 2020 et rende l’attente de l’Accord de Paris plus supportable. A condition de la mettre à profit pour sortir de l’incohérence climatique.




Notre maison brûle, et nous ne regardons que Paris

par Paul Malliet

Alors que la 21e Conférence des Parties, la COP 21, a débuté la semaine dernière, tous les regards sont braqués sur Paris dans l’attente d’un accord  global ambitieux qui permettrait de limiter la hausse de la température moyenne mondiale à 2°C et de mener les Etats  à s’orienter très rapidement sur le chemin d’une décarbonisation rapide de leurs économies. Toutefois il est une autre bataille qui se mène actuellement et qui est passée sous silence alors que ses conséquences sont d’une ampleur catastrophique.

Les forêts primaires et les tourbières d’Indonésie, principalement localisées sur les îles de Sumatra et de Kalimantan (et considérées comme l’un des trois poumons verts de la planète) ont été ravagées par le feu pendant plusieurs mois, conséquence d’une saison sèche plus longue que prévue, elle-même alimentée par le phénomène El Niño d’une ampleur rarement observée[1], mais également et surtout par la poursuite des pratiques de culture sur brûlis, pourtant illégales, afin de déboiser des terres nécessaires à l’extension de la culture de l’huile de palme.

Ce sont ainsi 1,62 Gigatonnes de CO2 qui ont été relâchées dans l’atmosphère en l’espace de quelques semaines, triplant les émissions annuelles de l’Indonésie et faisant passer ce pays du 6e au 4e plus gros émetteur mondial derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et devant la Russie[2]. A titre de comparaison, cela représente près de 5 % des émissions mondiales pour l’année 2015.

Pourtant la question de la déforestation était centrale dans la contribution de l’Indonésie à l’effort global de réduction des émissions de gaz à effet de serre, puisque elle représente plus de 80 % de l’effort consenti[3] jusqu’à présent. De surcroît, dans le cadre du mécanisme onusien REDD+ (Reduction Emissions from Deforestation and Forest Degradation) lancé en 2008, l’Indonésie bénéficiait d’un financement international depuis 2011 de 1 milliard de dollars pour lutter justement contre la déforestation et pour promouvoir une gestion durable des forêts.

Or, faute d’une réponse rapide et significative qui aurait sans doute pu limiter les incendies, c’est cet effort qui est littéralement parti en fumée ces derniers mois. Trois éléments d’explication peuvent être avancés à ce stade. Le premier relève des capacités matérielles propres à l’Indonésie lui permettant de répondre à une telle catastrophe. Les autorités ne disposaient à titre d’exemple que de 14 avions, et s’appuyaient principalement sur les populations locales pour lutter contre l’extension des feux de forêts en construisant des bassins de rétention. Le deuxième élément relève de questions géopolitiques régionales. Plusieurs tensions diplomatiques émaillent les relations que l’Indonésie entretient avec ses voisins et il a fallu plusieurs semaines d’incendies avant que le gouvernement ne consente à accepter l’aide internationale. Enfin, une culture de la corruption telle qu’elle existe à plusieurs échelons de l’administration a favorisé des années de déforestation, fragilisant encore plus les écosystèmes au risque d’incendie.

Pourtant, il est désormais indéniable que les débats autour des réponses et des moyens à apporter aux situations de catastrophes climatiques sont à l’heure actuelle totalement absents des discussions dans le cadre de la COP 21. Il est aujourd’hui plus qu’urgent que la communauté internationale soit en mesure de fournir un cadre et des moyens d’intervention en réponse à ce type d’événement, qui malheureusement devrait être de plus en plus fréquent, et dont les conséquences seraient sources de profonds déséquilibres régionaux. Le renforcement des financements destinés à la lutte contre la déforestation est évidemment primordiale, surtout que le coût de la tonne de CO2 évité est dans ce cas très faible ; mais c’est principalement au niveau des pratiques que de nombreux progrès restent à faire, que ce soit  par l’introduction de plus de transparence dans la gestion des fonds ou une intégration plus forte des  populations locales et des ONG dans la mise en œuvre de nouvelles pratiques.

François Hollande déclarait lors de son discours d’ouverture de la COP 21 que « ce qui est en cause avec cette conférence sur le climat, c’est la paix ». Effectivement, les conditions de la paix risquent de plus en plus de dépendre des capacités d’adaptation des sociétés face au risque climatique. Le désastre de la Seconde Guerre mondiale a conduit la communauté internationale à créer le corps des casques bleus dont le mandat est « le maintien ou le rétablissement de la paix et de la sécurité internationale ». Combien de désastres écologiques seront-ils nécessaires pour voir apparaître des casques verts ?

 


[1] D’après l’OMM (Organisation météorologique mondiale), le phénomène El Niño 2015-2016 s’inscrit comme étant l’un des trois plus puissants jamais enregistrés depuis que les données sont répertoriées, en 1950,  et les prochaines décennies sont susceptibles de voir une accélération d’épisodes extrêmes sous l’effet du changement climatique.

[2] World Resources Institute, With Latest Fires Crisis, Indonesia Surpasses Russia as World’s Fourth-Largest Emitter, 29 octobre 2015.

[3] L’Indonésie s’était engagée en 2009 à réduire de 29 %, voire 41% (avec un support international), ses émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à un scénario de référence (Source : National Action Plan for Greenhouse Gas Emissions Reduction (RAN-GRK)).




La fin du pétrole et du charbon

par Xavier Timbeau

L’idée qu’il faut mettre fin à l’usage du pétrole et du charbon n’est pas nouvelle. Elle est portée par des ONG depuis longtemps, comme 350.org et sa campagne gofossilfree. Ce qui est plus frappant c’est que le candidat démocrate à la primaire, le sénateur Bernie Sanders, en ait fait la proposition à mette au cœur du débat de la présidentielle américaine. Des investisseurs institutionnels ou des détenteurs de grands fonds ont également annoncé leur intention de limiter ou cesser leurs investissements dans le charbon (Allianz, ING par exemple) et dans le pétrole (le fonds de pension néerlandais ABP). Quelques grandes villes penchent dans cette direction pour l’orientation de leurs politiques d’aménagement urbain. Interrogée sur cette option, la directrice de l’Agence environnementale américaine (EPA), Gina McCarthy, a déclaré (prudemment) que cette option n’était pas irrationnelle.

Figure : Scénarios d’émission de CO2

post-XT3

Source : Graphique SMP 11, AR5, IPCC, p. 21.

Ceci dit, le graphique SPM 11 du 5e rapport du GIEC ne dit pas autre chose. Pour limiter le réchauffement climatique à 2 degrés, nous disposons d’un budget carbone de 2 900±250 GtCO2e depuis 1870 ; nous en avons consommé autour de 1 900 GtCO2e à ce jour. Il nous reste ainsi, pour faire moins que +2°C (par rapport à l’époque préindustrielle) avec une probabilité de 66 %, à peu près 1 000 GtCO2e. Compte tenu d’un flux d’émissions annuelles de l’ordre de 50 GtCO2e, une simple règle de trois nous donnerait 40 années d’émissions décroissantes linéairement. La prise en compte des puits de carbone, des inerties du climat et des forçages radiatifs  négatifs sur le climat étend l’horizon temporel à 2090±10 années, mais la prudence demanderait d’aboutir à l’objectif zéro émission plus tôt. Pour mémoire, il reste dans le sol des réserves exploitables de l’ordre de 5 000 ±1 400 GtCO2en charbon seul, soit de quoi dépasser largement notre actuel budget carbone. Notons que l’arrêt de l’utilisation des combustibles fossiles ne règle pas tout. Une part des émissions actuelles de gaz à effet de serre (du CO2, mais aussi du méthane ou d’autres gaz) n’est pas liée aux fossiles mais à l’agriculture, la déforestation ou aux processus industriels. Dans le cas d’un système énergétique renouvelable à presque 100 %, le gaz serait nécessaire lors des pointes de consommation. Ces émissions non fossiles peuvent être réduites mais pas complètement. Il est possible d’avoir des émissions négatives, mais la seule « technologie » aujourd’hui disponible est celle de la reforestation et ne peut contribuer à abaisser les émissions que de 2 GtCO2 par an. La capture du carbone et son stockage sont également un moyen de conserver l’usage des fossiles à la condition qu’elle fonctionne et que l’on dispose de suffisamment de capacité de stockage (une fois la capacité de stockage épuisée, le problème subsiste).

Le principe de « responsabilité commune mais différenciée » conduirait les pays développés à s’appliquer la contrainte plus rapidement (disons aux alentours de 2050). Certains voient dans cette perspective l’explication de la baisse du prix du pétrole. Puisque toutes les ressources fossiles ne seront pas brulées, seules celles qui le seront d’ici à 2050 valent quelque chose et ce prix est inférieur à celui qui découle d’une demande toujours croissante. L’Arabie saoudite a donc intérêt à produire davantage plutôt que de garder des réserves sans valeur. Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de la stabilité financière a ainsi évoqué les « stranded reserves », de la même façon qu’une centrale au charbon est un « stranded asset », soit un actif bloqué que l’on est obligé de déprécier prématurément.

La fin du pétrole et du charbon n’est plus seulement une lubie de quelques activistes verts. Cela rejoint d’ailleurs les appels persistants et presque convergents de nombreux économistes à un prix du carbone. Un prix élevé et croissant du carbone obligerait en effet les agents économiques à désinvestir dans le capital qui émet du carbone, voire à déprécier prématurément celui qui est installé. Lorsqu’un prix du carbone élevé est réclamé (disons entre 50 et 100€/tCO2, le prix du carbone augmentant dans le temps et au fur à mesure que le budget carbone s’épuise), c’est pour qu’il envoie un fort signal-prix aux agents économiques et que la conséquence d’un tel prix soit la réduction des émissions jusqu’au point compatible avec un climat restant en deçà de +2°C par rapport à l’époque préindustrielle.  C’est donc, de leur point de vue, équivalent de dire « le prix du carbone doit être de 50€/tCO2 et plus » que de dire « il faut tout faire pour que l’on cesse d’utiliser le charbon et le pétrole dans le prochain demi-siècle ». Le prix du carbone nous donne d’ailleurs une précieuse information sur le coût de cette transition. Il sera de l’ordre de (quelques) 1 000 milliards d’euros par an (à l’échelle de l’économie mondiale). Proposer un prix c’est également proposer le principe pollueur-payeur (les émetteurs de carbone doivent payer), bien qu’il ne soit pas clair de savoir à qui les pollueurs doivent payer. C’est tout le débat sur le fonds vert et la justice climatique qui est au centre de la COP21.

Il serait dommage de se focaliser sur le prix du carbone et d’en faire l’enjeu central de la COP21. L’économie zéro carbone est notre avenir et nous n’aurons pas d’excuse si nous continuons à brûler les combustibles fossiles. Oscar Wilde ne disait-il pas : « Aujourd’hui les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien » ?

 

 




Investir dans l’économie zéro carbone pour échapper à la stagnation séculaire

par Xavier Timbeau

Ce que les révisions à la baisse des différentes prévisions (FMI, OCDE, OFCE) présentées en ce début d’automne 2015 nous disent sur la zone euro n’est pas très réconfortant. Une reprise est en cours, mais elle est à la fois poussive et fragile (voir : « Une reprise si fragile »). Or le taux de chômage de la zone euro est encore très élevé (presque 11 % de la population active au deuxième trimestre) et une reprise poussive signifie une baisse si lente (0,6 point par an) qu’il faudra plus de 7 années pour revenir au niveau de 2007. Dans l’intervalle, la politique monétaire non-conventionnelle de la Banque centrale européenne peine à ré-ancrer les anticipations d’inflation. L’annonce du Quantitative Easing en début d’année 2015 avait fait remonter l’inflation à 5 ans dans 5 ans[1], mais depuis le mois de juillet 2015 le soufflé est à nouveau retombé et les anticipations à moyen terme sont de 0,8 % par an, en deçà de la cible de la BCE (2 % par an). L’inflation sous-jacente s’installe dans un territoire bas (0,9 % par an) et le risque est élevé que la zone euro se bloque dans une situation d’inflation basse ou de déflation, ressemblant étrangement à ce qu’a connu le Japon du milieu des années 1990 à aujourd’hui. Peu d’inflation n’est pas une bonne nouvelle parce qu’elle est enclenchée par un chômage élevé et des salaires nominaux encore moins dynamiques. Résultat, les salaires réels progressent moins vite que la productivité. Peu ou pas d’inflation, c’est à la fois des taux d’intérêt réels qui restent élevés, qui renchérissent les dettes et paralysent l’investissement, mais c’est aussi une politique monétaire non-conventionnelle qui bloque la capacité de valoriser les risques et qui perd peu à peu sa crédibilité à maintenir la stabilité des prix, à savoir tenir l’inflation dans la cible annoncée. Mario Draghi l’avait annoncé en août 2014 au symposium de Jackson Hole, face à un chômage persistant, la politique monétaire ne peut pas tout. Il faut des réformes structurelles (que peut dire d’autre un banquier central ?) mais il faut aussi une politique de demande. Ne pas le faire c’est courir le risque de la stagnation séculaire, formulée par Hansen à la fin des années 1930 et remise au goût du jour très récemment par Larry Summers.

Pourtant, les opportunités d’investissements ne manquent pas en Europe. Les engagements à la COP21, bien que timides, supposent de réduire les émissions de CO2 (équivalent) par tête de 9 tonnes à 6 tonnes en 15 ans et demanderont une sérieuse accélération pour que l’anomalie de température globale ne dépasse pas 2°C. D’ici à 35 ans, c’est en pratique la fin de l’utilisation du pétrole et du charbon (ou le développement à grande échelle de la capture et du stockage du carbone) qu’il faut viser. Pour y arriver, un volume massif d’investissements est nécessaire (estimé à plus de 260 milliards d’euros  (soit presque 2 % du PIB) par an d’ici à 2050 dans la Energy Road Map de la Commission européenne). La rentabilité sociale de ces investissements est considérable (puisqu’elle permet d’éviter la catastrophe climatique et qu’elle permet de tenir les engagements de l’UE vis-à-vis des autres pays de la planète) mais, et c’est bien le problème de notre reprise poussive, leur rentabilité privée est basse, les incertitudes sur la demande future et une coordination défectueuse peuvent faire vaciller les esprits animaux de nos entrepreneurs. La stagnation séculaire découle en effet d’une profitabilité trop basse des investissements, une fois pris en compte les taux réels anticipés et les risques d’une dépression encore plus grave. Pour sortir de ce piège, il faut que les rendements sociaux des investissements dans une économie zéro carbone soient une évidence pour tous et en particulier coïncident avec des rendements privés. Les outils pour ce  faire sont nombreux. On peut utiliser un prix du carbone et des marchés d’échange des droits à émettre, on peut utiliser une taxe carbone, on peut valoriser des certificats pour des investissements nouveaux (à supposer que l’on sache assurer qu’ils réduisent les émissions de CO2 par rapport à un contrefactuel opposable) ou imposer des normes (si elles sont respectées !). La difficulté de la transition et de l’acceptation d’un changement de prix relatif douloureux peut être accompagnée par des mesures de compensation (qui ont un coût budgétaire, voir le chapitre 4 de l’iAGS 2015, mais qui font partie du package de stimulation). On peut aussi vouloir mobiliser la politique monétaire pour amplifier le stimulus (voir cette proposition de Michel Aglietta et Etienne Espagne). La mise en œuvre d’une telle artillerie pour réduire les émissions et relancer l’économie européenne n’a rien de simple et oblige à tordre le cadre institutionnel. Mais c’est le prix à payer pour éviter de sombrer dans une interminable stagnation qui, par les inégalités et l’appauvrissement qu’elle engendrerait, briserait certainement le projet européen.

Ce texte a été publié sur Alterecoplus le 22 octobre 2015

 


[1] L’inflation à 5 ans dans 5 ans est un indicateur parmi d’autres des anticipations d’inflation, très suivi par les banques centrales. Il résulte du prix de marché d’un contrat d’échange (un swap) contingent à la réalisation de l’inflation future.




COP 21 : la nécessité du compromis

Par Aurélien Saussay

La Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) a rendu publique, mardi 6 octobre 2015, une version préliminaire du projet d’accord qui formera la base des négociations lors de la Conférence de Paris en décembre prochain. Six ans après l’accord de Copenhague, présenté comme un échec, le secrétariat français met tout en œuvre pour assurer le succès de la COP 21 – au prix d’un certain nombre de compromis. Si elle réduit l’ambition du texte, la stratégie des « petits pas » permet seule d’arriver à un accord.

Le projet renonce à l’approche contraignante, où les contributions de chaque pays étaient négociées simultanément, pour la remplacer par un appel aux contributions volontaires, où chaque pays s’engage séparément. Cet abandon était nécessaire : le protocole de Kyoto, pour ambitieux qu’il fût, n’a jamais été ratifié par les Etats-Unis, principal émetteur mondial de carbone à l’époque – et la tentative d’élaborer son successeur sur le même modèle s’est soldé par une absence d’accord à Copenhague.

Les engagements, ou Contributions Prévues Déterminées au Niveau National (INDC), se répartissent en trois grandes catégories : la réduction des émissions par rapport au niveau d’une année donnée – généralement utilisée par les pays développés –, la réduction de l’intensité en émissions du PIB (la quantité de GES émise pour chaque unité de PIB produite), et enfin la réduction relative des émissions par rapport à un scénario de référence, dit « business-as-usual », qui représente la trajectoire projetée des émissions en l’absence de mesures spécifiques.

La plupart des pays émergents ont choisi d’exprimer leurs objectifs en intensité (Chine et Inde en particulier) ou en relatif à une trajectoire de référence (Brésil, Mexique et Indonésie notamment). Ce type de définition présente l’avantage de ne pas pénaliser leur développement économique – au prix certes d’une incertitude sur le niveau de l’objectif visé : si la croissance économique est supérieure aux projections retenues, l’objectif pourrait être rempli tout en obtenant une réduction des émissions plus faible qu’attendue. Par ailleurs, une partie de l’objectif est souvent indexée sur la disponibilité de financements et de transferts de technologie en provenance des pays développés – une condition à nouveau parfaitement légitime. Par sa contribution à la juste répartition des efforts entre pays développés, émetteurs de longues date, et pays au développement plus récent, la pluralité des objectifs est une source essentielle de compromis.

En ce qui concerne le niveau des cibles d’émissions visées à l’horizon 2030, si certaines sont triviales – on notera le cas de l’Australie qui propose d’augmenter ses émissions par rapport au niveau de 1990 – beaucoup impliquent une accélération des efforts en cours. Pour respecter ses engagements, l’Europe devra ainsi réduire ses émissions deux fois plus vite de 2020 à 2030 par rapport à la décennie précédente, les Etats-Unis une fois et demi ; la Chine devra réduire son intensité carbone trois fois plus rapidement qu’elle ne l’a fait ces cinq dernières années, l’Inde deux fois et demi.

A titre indicatif, si les INDCs rendues publiques à ce jour étaient pleinement réalisées, le réchauffement atteindrait, d’après le consortium de recherche Climate Action Tracker[1], 2,7°C au‑dessus des températures préindustrielles à la fin du siècle. Ce simple calcul doit toutefois être relativisé, puisqu’il est prévu que les engagements soient révisés tous les cinq ans et qu’il ne soit possible que de les durcir. Ce mécanisme de négociations itérées doit permettre progressivement de se rapprocher de l’objectif, toujours officiellement affiché, des 2°C.

Pour être efficace, la réalisation des engagements doit en outre être vérifiée et faire l’objet d’un suivi indépendant. Sur ce plan, si des lignes directrices sont mises en avant dans la version actuelle du projet d’accord, les négociations finales devront préciser les dispositions retenues. En l’absence d’un mécanisme de vérification efficace, les réévaluations successives des engagements pourraient se muer en une partie de poker menteur mondiale, et desservir au final la lutte contre le changement climatique.

Par ailleurs, l’existence d’engagements relativement ambitieux ne doit surtout pas retarder la mise en place de nécessaires mesures d’adaptation, qui font pour l’heure l’objet d’un unique article du projet provisoire, sans référence aux moyens financiers qui y seront consacrés. C’est l’une des principales faiblesses du projet, avec la question du financement –  le Fonds Vert pour le Climat, qui devait être doté de 100 milliards de dollars dès 2010 et n’a levé que 10,2 milliards à ce jour, y est à peine mentionné.

En tournant la page de Copenhague, le projet d’accord de Paris peut constituer un grand pas en avant pour la préservation du climat. Il résulte d’un changement de méthode et d’une série de compromis qui, s’ils réduisent son ambition, sont absolument nécessaires à son existence même. Une plus grande exigence quant aux objectifs du texte pourrait conduire à l’échec des négociations, et serait autrement plus dommageable. Dans sa version actuelle, le projet d’accord fournit une base robuste pour la coordination future des efforts contre le changement climatique.

 


[1] Consortium des organismes de recherches suivant : Climate Analytics, Ecofys, NewClimate Institute, Postdam Institute for Climate Impact Research