Décarboner en réindustrialisant, un enjeu fondamental pour l’Union européenne

Vincent Aussilloux, économiste

Note qui fait suite à l’intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.

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Compte tenu des enjeux cruciaux au niveau mondial pour la préservation de l’humanité, il est important que les règles et la gouvernance multilatérales se développent dans de multiples domaines notamment pour faire évoluer notre société humaine vers un système de production et de consommation en économie circulaire et plus soutenable. Le monde a besoin de règles définies collectivement et de mécanismes pour assurer leur mise en œuvre. L’Union européenne pourrait ouvrir la voie avec un premier groupe de pays partenaires.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), considèrent qu’ils peuvent s’affranchir des règles internationales en tant que première puissance mondiale. Ils ne réalisent pas qu’ils sapent ainsi la mise en place d’une gouvernance impliquant tous les pays et qu’ils donnent une raison de plus à des puissances comme la Chine ou la Russie de ne pas respecter les règles internationales. C’est offrir à la Chine, qui pourrait devenir prochainement la première puissance mondiale, un blanc-seing pour définir seule les règles mondiales.

Faire des subventions notre levier principal pour la décarbonation ne serait pas optimal. La France est déjà un des pays avec le plus d’aides publiques aux entreprises[1] et en même temps les prélèvements obligatoires les plus élevés ! Or notre base industrielle et notre compétitivité se sont beaucoup dégradées[2]. En France comme dans l’Union européenne, l’enjeu fondamental est de rendre les aides publiques plus efficaces, en particulier pour développer l’offre des technologies indispensables à la transition écologique et les innovations. C’est bien sûr étroitement lié à l’environnement des affaires, en particulier aux normes et aux standards souvent trop complexes et bloquants pour nos entreprises. Il est crucial d’être beaucoup plus performant pour le développement de nos entreprises et l’industrialisation des innovations.

Augmenter encore davantage les subventions comme outil principal de la transition écologique serait extrêmement coûteux pour la puissance publique. La France, comme l’Italie, avec une importante dette publique, serait en risque de crise financière et devrait augmenter ses prélèvements obligatoires, ce qui plomberait encore davantage notre compétitivité et notre base productive.

Il faut mobiliser les aides publiques pour développer l’offre, mais surtout les rendre plus efficaces. L’Union européenne peut ici reproduire des pratiques américaines par exemple :

a/ Mieux financer les innovations et leur industrialisation en mobilisant davantage les achats publics et les aides en ce sens. En particulier, beaucoup mieux financer les start-ups et les licornes, donc développer le capital-risque financé par les grandes entreprises privées et les fonds d’épargne.

Nombre d’entreprises françaises aux innovations intéressantes ne trouvent pas les financements suffisants. Elles sont surtout financées par des fonds et des investisseurs étrangers, ce qui souvent les amène à s’incorporer et à se développer dans un autre pays. On perd ainsi souvent l’intérêt majeur de nos innovations pour notre croissance et notre qualité de vie.

b/ Mieux développer en Europe et en particulier en France les appels à projet pour les innovations et l’accompagnement de leur industrialisation, en particulier en s’appuyant sur le concept de « bac à sable », qui lève  les réglementations bloquantes. Nous y avons peu recours par rapport à d’autres pays, alors même que nous avons plus de réglementations bloquantes.

c/ Un objectif fondamental est de progresser sur l’Union des marchés de capitaux afin que des financements de montants nettement plus élevés soutiennent les solutions  performantes.

d/ Un facteur essentiel du succès des entreprises américaines au niveau mondial est leur capacité de développement très rapide sur le marché américain. Nous devons progresser sur le marché intérieur européen en réduisant notamment les réglementations qui bloquent les entreprises dans leur développement. On pourrait avoir un modèle de réglementations européennes où les entreprises qui auraient un statut européen et non national prendraient juste les règles européennes qui s’appliqueraient dans tous les domaines. Des propositions ont vu le jour en ce sens[3], mais elles n’ont pas encore été suffisamment mises en oeuvre. Bien sûr, cela peut s’appliquer à une partie des États membres et non pas nécessairement à tous.

Choisir les normes comme facteur principal de décarbonation n’est pas non plus le bon vecteur. Cela entraîne des coûts pour les entreprises et les particuliers, ce qui nécessite de mobiliser d’importantes aides publiques, donc de nouveaux prélèvements obligatoires néfastes pour la compétitivité. En outre, nos normes ne peuvent pas s’appliquer de la même manière sur l’ensemble du processus de production des importations. Dans l’agriculture notamment, cette stratégie se traduit par une forte perte de compétitivité, donc par un gros désavantage pour les producteurs locaux.

Choisir la taxation sur les énergies carbonées comme levier majeur crée également un problème de compétitivité. Car on ne peut pas taxer toute la consommation d’énergie carbonée dans les pays tiers impliqués dans l’ensemble de la chaîne de production. Les importations sont donc moins taxées que les productions locales. Par ailleurs, même en redonnant le montant de la taxe aux entreprises, on ne corrige pas totalement leur perte de compétitivité car les montants sont insuffisants pour financer les investissements de décarbonation. Même chose pour les ménages, en particulier ceux qui ont des bas revenus et une forte dépendance à leurs véhicules thermiques et à leur chauffage au fioul.

Les mesures de décarbonation actuelles européennes sont négatives pour la compétitivité et la productivité, comme le montrent les études récentes[4]. La base industrielle européenne se dégrade, ce qui est un scénario catastrophique à la fois pour les finances publiques, l’emploi, le bien-être, la capacité à répondre aux enjeux technologiques et nos capacités d’innovation.

Une mesure de décarbonation beaucoup plus positive pour notre base productive, nos innovations, le pouvoir d’achat et les finances publiques serait une contribution carbone sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fioul), en tenant compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production et en prévoyant une hausse préalable du revenu des ménages. Les taxes carbone déjà payées à certaines étapes de production, y compris dans les pays tiers, seraient déduites, à condition de preuves que ces taxes ont été acquittées par l’entreprise.

Cette mesure serait complémentaire de celles existantes et orienterait fondamentalement la demande vers les produits moins carbonés. Ainsi, l’impact serait positif sur la compétitivité, sur l’attractivité donc la base productive, et sur notre capacité d’innovation. Cela renforcerait la capacité de développer puis d’exporter de nouvelles technologies vertes, nous positionnant mieux à la frontière technologique.

Ce serait aussi une mesure positive pour les ménages car elle réduirait les inégalités du fait de la hausse préalable des revenus liée à la baisse des prélèvements obligatoires par exemple la TVA, ou un système bonus/malus. La hausse mensuelle du revenu serait identique pour chaque individu, ce qui réduirait les inégalités par une hausse en proportion plus forte des bas revenus. Contrairement à ce qu’on observe avec une augmentation de la taxe sur l’essence et le fioul, les ménages peu aisés et les habitants des zones rurales et périphériques ne seraient pas désavantagés : même avec peu de magasins, il y a toujours des choix entre différents produits d’alimentation, habits, produits ménagers, cosmétiques, véhicules, etc. Pour la grande majorité des ménages à part les très riches, le pouvoir d’achat augmenterait car ils seraient incités à acheter les produits moins carbonés donc moins chers. La hausse de leur revenu serait équivalente à la hausse du surcoût de leur panier de consommation s’ils avaient continué à acheter des produits plus carbonés donc plus chers. La réduction des inégalités et la hausse du pouvoir d’achat pour la grande majorité seront des atouts en termes d’acceptabilité et de bien-être.

Tous les produits de grande consommation finale, hors essence et fuel, seront concernés par la prise en compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, les produits finis importés, et les consommations intermédiaires importées, seraient traités par un système de taxe intérieure sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fuel). Or, ces produits finis couvrent environ 60% de notre empreinte carbone. La contribution carbone s’appliquerait aux achats sur le territoire national et ne pénaliserait pas les exportations.

Cela garantit une meilleure rentabilité des investissements de décarbonation et diminue par conséquent les besoins en aides publiques pour inciter et accompagner ces investissements : la demande s’orientant massivement vers les produits moins carbonés en raison de prix plus bas, ce serait une forte incitation à décarboner les productions pour faire baisser le prix de vente au consommateur et ainsi augmenter la demande à l’entreprise.

C’est également un avantage compétitif donné à la production dans les pays aux mix énergétiques moins carbonés, ce qui aidera à renforcer la base industrielle en Europe par un effet d’attractivité et améliorer la souveraineté. Cela aura un impact positif sur la croissance donc l’emploi, le niveau de vie et les finances publiques, et donnera davantage de moyens publics pour activer d’autres leviers comme les subventions pour la transition écologique.

Après quelques années, la contribution carbone serait élargie à l’ensemble des biens et services, en intégrant les autres dimensions environnementales (biodiversité et autres pollutions…). Cela inciterait fortement à l’économie circulaire et soutenable car la demande s’orienterait vers les produits à très faibles impacts environnementaux.

Une première étape très utile au niveau européen serait d’inciter à un étiquetage carbone sur les produits de grande consommation. Avec cette information, les puissances publiques pourraient acheter de manière légale des produits moins carbonés. L’entreprise européenne ou étrangère qui voudrait argumenter que ses produits sont moins carbonés que ce que donnent les bases de données actuelles aurait l’autorisation sous condition de mettre en place une comptabilité carbone et une certification par un organisme labellisé par la puissance publique européenne.

L’étiquetage carbone inciterait une partie des entreprises à développer une comptabilité carbone qui pourrait être mise en place à un coût très faible, comme le montre le collectif Carbones sur Factures avec leur méthode originale[5]. Cela alimenterait une base robuste pour la mise en place rapide de la contribution carbone sur les produits finis de grande consommation. L’Union européenne pourrait promouvoir au niveau international l’étiquetage carbone et cette comptabilité carbone. Les pays proactifs envers la décarbonation répliqueraient cette initiative très positive. Cela constituerait un facteur majeur pour inciter l’ensemble des pays à réduire le contenu carbone de leurs productions, sous peine de perdre en compétitivité sur d’importants marchés de consommation finale.

L’orientation de la demande vers les produits moins carbonés est le levier le plus puissant d’incitation à la décarbonation de la production et de la consommation, en complément des mesures de politique industrielle ciblées sur l’offre. Cette mesure ferait baisser plus rapidement l’empreinte carbone des pays européens et donc optimiserait les dépenses publiques en faveur de la décarbonation par rapport à la trajectoire actuelle. Ce serait la meilleure incitation pour la décarbonation des pays tiers et la meilleure garantie de rentabilité pour les investissements de décarbonation des entreprises dans tous les domaines.


[1] https://www.strategie.gouv.fr/publications/reduire-poids-de-depense-publique

[2] https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales

[3] https://www.fondation-droitcontinental.org/fr/le-code-europeen-des-affaires%E2%80%AF-le-constat-dun-instrument-pertinent-pour-assurer-la-competitivite-de-notre-continent%E2%80%AFa-loccasion-de-notre-conference-du-14-mars-dernie/

[4] 4ème rapport du Conseil national de productivité : https://www.strategie.gouv.fr/publications/quatrieme-rapport-conseil-national-de-productivite-cnp

[5] https://carbones-factures.org/




Le Pacte vert européen : mesurer pour consolider

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Emma Laveissière

Alors que les capitales et les gazettes européennes bruissent de rumeurs insistantes sur sa fin prochaine, il peut être utile de se souvenir que le Pacte vert européen n’aurait pas dû voir le jour. Le « European Green Deal » est, de fait, un accident résilient : il n’était au programme d’aucun parti lors de la campagne électorale pour le Parlement européen de 2019 et il a depuis lors survécu au Covid 19, à l’impérialisme russe et au choc inflationniste.



Les organisations non gouvernementales ont assurément raison aujourd’hui de s’inquiéter des régressions environnementales en cours et à venir dans un contexte où les urgences sociales sont trop souvent instrumentalisées contre l’urgence écologique, mais il y a au moins trois raisons de penser que le Pacte vert européen est là pour longtemps : la dépendance institutionnelle au sentier (path dependency), le socle de valeurs de l’UE et les aspirations des Européens.

Premièrement, le Pacte vert fait désormais partie de la construction européenne :  inscrit dans le marbre de dizaines de dispositions législatives protégées par les réglementations communautaires, il ne sera pas aisément démantelé. Deuxièmement, il découle directement de l’engagement de l’UE en faveur de la soutenabilité, qui date d’il y a au moins 30 ans et n’a jamais été aussi pertinent, à une époque où la biosphère souffre et s’effondre par endroits et où le continent européen réalise sa vulnérabilité grandissante (l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite au monde). Troisièmement, bien qu’imparfaitement, il reflète les aspirations des citoyennes et citoyens de l’UE, qui placent désormais systématiquement les questions environnementales parmi leurs préoccupations principales.

En revanche, le Pacte vert manque encore de cadrage analytique et de précision statistique, en somme de consolidation empirique. Comment mieux comprendre son architecture ? Comment mieux évaluer sa robustesse ?

Comprendre le Pacte vert : l’apport de l’économie écologique

Le Pacte vert est souvent synthétisé visuellement sous la forme du graphique qui figure en ouverture de la communication inaugurale du 11 décembre 2019 « Le pacte vert pour l’Europe » :

Ce schéma est utile mais il ne permet pas de comprendre l’architecture du Pacte vert, ni notamment de saisir l’articulation entre ses différents objectifs. On peut choisir pour clarifier le cadre conceptuel du Pacte vert de s’appuyer sur les principes de l’économie écologique, l’une des sources d’inspiration de la Commission européenne, laquelle encastre les systèmes économiques et sociaux dans leur contexte biophysique. Le Pacte vert européen apparaît alors constitué de quatre piliers : la neutralité climatique (climat et énergie), le métabolisme économique (ressources et pollutions), le système de support (agriculture et alimentation) et le système vital (biodiversité et écosystèmes). Ces piliers peuvent être plus avant ordonnés en une pyramide dont l’ambition primordiale du Pacte vert, « devenir le premier continent neutre pour le climat », constitue logiquement le sommet (Figure 1) et dont le système vital constitue la base écologique.

Figure 1. Le Pacte vert européen en un coup d’œil

Source : auteurs.

Évaluer le Pacte vert : trois principes méthodologiques

Se pose alors la question de savoir comment traduire ces différents étages en indicateurs opérationnels. Pour cela, nous proposons trois principes.

Le premier consiste à mesurer la performance au niveau de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que de comparer celles des États membres, en considérant les indicateurs sous forme de moyennes des 27. Ce choix résolument européen vise à éviter la tentation de faire du Pacte vert un « concours de beauté » où les « bons élèves » sont montrés en exemple aux « cancres ». D’une part, les spécificités nationales rendent souvent ces comparaisons dénuées de fondement, mais, plus fondamentalement, il nous semble que cette logique de rivalité et de concurrence fait suffisamment de dégâts en matière fiscale, budgétaire et sociale pour ne pas être reproduite dans le champ de la transition écologique.  Le Pacte vert est une stratégie commune pour les décennies à venir, et c’est au niveau de l’Union européenne que l’on peut mesurer son succès (ou son échec) avec le plus de pertinence.

Le deuxième principe consiste à utiliser tous les indicateurs inscrits dans les textes de loi et uniquement ceux-là. Eurostat propose par exemple une batterie de 25 indicateurs « pour le Pacte vert européen » mais la plupart d’entre eux ne figurent pas dans les dispositions législatives adoptées entre 2019 et 2024.

Enfin, pour suivre les progrès tangibles du Pacte vert, nous utilisons la distance à l’objectif 2030 de nos indicateurs à l’aide des données Eurostat en temps réel (les 25 indicateurs Eurostat mentionnés plus haut sont présentés sans rapport à un objectif).

Nous avons identifié 13 indicateurs intégrés dans les textes législatifs du Pacte vert dotés d’objectifs quantitatifs à horizon 2030 (en croisant différentes sources européennes, en particulier la Commission européenne et l’Agence européenne de l’environnement), ces indicateurs étant représentatifs des quatre piliers ou étages identifiés plus haut. Ces indicateurs forment un tableau de bord du Pacte vert.

Pour chaque indicateur, notre outil apporte trois éléments d’évaluation : l’historique reconstitué à partir des données officielles et mis à jour automatiquement à partir des bases d’Eurostat, le pourcentage réalisé par rapport à l’objectif 2030 (à la dernière date disponible) et le sens, positif ou négatif, de la dernière année de performance mesurée.

Nous avons en outre constitué à partir de ce tableau de bord un instrument de mesure synthétique ou composite : le « Green Deal Radar » (Figure 2) qui fait la moyenne des indicateurs de chaque pilier.

Figure 2. Le radar du Green Deal

Lecture : sur une échelle de 0 à 100%, 0 indiquant qu’aucun progrès n’a été accompli et 100% que tous les objectifs ont été atteints à horizon 2030 à date, les quatre piliers du Pacte vert sont positionnés et comparés.

Source : https://greendealemma.shinyapps.io/Pacteverteurop/

Tableau de bord et indicateur composite forment ensemble la boussole du Green Deal ou « Green Deal Compass ». Il ressort de notre indicateur composite, dont la forme évoque une pyramide, deux réalités parlantes : la première est que le Pacte vert est en bonne voie au regard des indicateurs en vigueur, le chemin déjà parcouru vers les objectifs 2030 oscillant entre les deux tiers (pour le pilier énergie-climat) et un quart (pour le pilier agriculture et alimentation). Mais, deuxième réalité objective, le Pacte vert est fortement déséquilibré en faveur de son pilier énergie-climat, les trois autres piliers étant compris entre environ un quart et un tiers du chemin parcouru (le pilier le moins avancé étant le pilier agriculture et alimentation, ce qui éclaire d’une lumière intéressante les débats intenses qui secouent le monde agricole dans nombre d’États membres depuis plusieurs mois au sujet des règlementations environnementales). 

On peut ensuite vouloir détailler la dynamique propre de chacun de ces piliers pour mieux comprendre les évolutions en cours (à l’aune des indicateurs existants, encore partiels). Le pilier énergie-climat est celui qui compte le plus d’indicateurs inscrits dans les textes européens et mesurables objectivement (six au total), ce qui n’est guère surprenant car c’est le cœur de la stratégie définie dès décembre 2019 par l’ambition d’« être le premier continent neutre pour le climat ». Mais, précisément, cette ambition de neutralité carbone se heurte à une réalité que les données permettent de dévoiler. Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre est indéniablement forte pour l’ensemble de l’Union européenne, avec plus de la moitié du chemin parcouru vers la cible de 2030 (progrès soutenu par le déploiement des renouvelables et le développement de l’efficacité énergétique que les indicateurs retenus mettent en lumière), la tendance post-Covid n’est pas bonne, avec un fort rebond des émissions en 2021 (qui n’a pas été compensé par la baisse de 2022) et une réduction dont le rythme est jugé insuffisant par l’Agence européenne de l’environnement.

Mais surtout, la stratégie de neutralité carbone adoptée par l’UE suppose que le reliquat des émissions brutes (qui ne seront pas réduites à zéro) soit absorbé par les puits de carbone. Or l’indicateur d’absorption des émissions par les puits de carbone a lourdement chuté au cours de la dernière décennie sous l’effet de la crise climatique (feux géants, épuisement des écosystèmes, etc.).

Notre « boussole du Pacte vert » met donc en lumière une faille sérieuse, insuffisamment connue, de la stratégie européenne concentrée sur ses objectifs énergie-climat mais pas assez attentive à la vitalité des écosystèmes qui pourtant conditionne, à terme, leur atteinte (c’est aussi le problème de la performance climatique française sur l’année 2023).

On retrouve un autre déséquilibre dans l’analyse du pilier « Ressources et pollutions » qui montre qu’en parallèle du recul des émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources naturelles ne diminue plus depuis dix ans, l’économie européenne est donc loin d’être encore soutenable. De la même manière, si les indicateurs de conservation des terres et des espaces maritimes au sein du pilier « Biodiversité et Écosystèmes » donnent à voir des progrès réels et encourageants vers les objectifs 2030, le recul des espèces d’oiseaux (qui symbolise une érosion bien plus large de la biodiversité dans l’Union européenne, notamment des populations d’insectes ou d’amphibiens) est continu depuis le début des années 1990 et s’est accéléré au cours des deux dernières décennies. Il existe bien entendu d’autres déséquilibres que notre outil ne permet pas de mesurer, à commencer par le manque d’ambition sociale du Pacte vert tel qu’il est aujourd’hui, une lacune soulignée dès son lancement (voir à ce sujet l’étude « A Blueprint for a European Social and Green Deal »).

La « boussole du Pacte vert » est un outil partiel et imparfait d’évaluation qui demande à être perfectionné et complété à mesure que les indicateurs du Pacte vert deviendront plus précis et nombreux. Cet outil permet néanmoins d’éclairer de manière objective un certain nombre de débats en cours et nous autorise une réponse claire à la question posée en ouverture de cet article. « Le Pacte vert européen atteint-il ses objectifs ? » Oui, mais de manière déséquilibrée, ce qui pourrait rapidement remettre en cause son succès encore fragile.




IRA vs NZIA : un regard géopolitique

Cyrille P. Coutansais, Directeur du département Recherches du CESM[1]

Intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques des années 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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IRA (Inflation Reduction Act) aux États-Unis et NZIA (Net-Zero Industry Act) dans l’Union européenne, s’ils paraissent les deux faces d’une même pièce, sont en réalité profondément dissemblables dans leur motivation. L’un, le premier, s’inscrit dans le temps long et n’est qu’un jalon dans une stratégie géopolitique qui vient de loin tandis que l’autre, le second, se veut juste une réponse au premier.

L’IRA prend sa source dans les années 2007-2008 et la crise des subprimes : le monde affronte une crise financière venue des Etats-Unis et redémarre grâce à la Chine. C’est dans ces années-là que Washington prend conscience qu’il ne peut plus être le « gendarme du monde » du fait de l’épuisement de son modèle impérial comme tant d’autres avant-lui, de la Rome antique à la Grande-Bretagne. Et comme ses devanciers, il décide de rationaliser son modèle, se concentrant sur l’essentiel – l’Asie-Pacifique –, l’accessoire étant laissé à ses alliés. Cette vision se formalise en 2011 à travers le fameux « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama, manière de signifier que les intérêts des Etats-Unis sont désormais essentiellement dans cette zone où s’est réveillé le géant chinois, perçu de plus en plus comme un rival. Cette perception conduit à revoir l’ensemble des dépendances nées de la globalisation des chaînes de valeur et à agir sur un certain nombre de secteurs jugés stratégiques. De ce point de vue, on trouve une continuité frappante entre les administrations Trump et Biden qui, à travers des taxes douanières, le Chips Act ou encore l’IRA, n’ont qu’un but : réindustrialiser, relocaliser, produire à proximité ou dans des pays « amis » pour offrir le moins de prise possible à l’Empire du milieu. Et si l’on suit les perspectives économiques de juin 2023 de l’OCDE, il semble que cette politique produise ses effets : la part de Pékin dans les importations de biens manufacturés de l’oncle Sam s’est tassée de 25 % en 2018 à 19 % en 2022, la Chine chutant même au troisième rang des fournisseurs en 2023 – derrière le Mexique et le Canada –, après une bonne quinzaine d’années au sommet du podium.

On peut certes soupçonner une importation de biens manufacturés chinois par le Mexique à des fins de réexportation chez son grand voisin du Nord mais que dire alors de l’évolution de l’Union européenne ? Selon la même source, la part de biens manufacturés chinois dans les importations du Vieux Continent est passée de 26 % en 2018 à 33 % en 2022. Dépendance croissante donc qui ne laisse pas d’interroger à l’heure où le gendarme du monde n’entend plus jouer son rôle. Car c’est lui qui, par sa puissance, freinait toute velléité de remise en cause de l’ordre post-guerre froide. Or ce retrait a été bien perçu par un certain nombre de chefs d’État dans le monde, qui n’excluent pas de remettre au goût du jour le vieil axiome clausewitzien : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et cela d’autant plus que la mondialisation a été le moyen pour leur pays de se développer, s’enrichir, et par là d’investir dans un réarmement qui est mondial : en 2023, les dépenses militaires du globe ont augmenté pour la neuvième année consécutive pour atteindre le niveau record de 2 443 milliards de dollars[2]. Les premiers effets s’en font déjà sentir en Ukraine comme en Arménie, et peut-être un jour au Guyana, le Venezuela ayant organisé un référendum pour revendiquer les deux tiers de son voisin. Et un nouveau seuil vient d’être franchi avec les frappes de l’Iran sur Israël : pour la première fois la République islamique agit directement, sans passer par des faux-nez, et surtout elle le fait malgré l’avertissement américain de ne pas le faire et le positionnement de moyens en général dissuasifs à base de porte-avions et autres.

Alors oui, l’Union européenne s’efforce de s’adapter à ce nouveau monde, oui, elle est en capacité d’arriver à un accord relativement rapide sur son NZIA. Reste que le financement reposera en grande partie sur un assouplissement des aides d’État, quelques reliquats de fonds européens pouvant tout juste s’y ajouter. Comme si l’Union européenne peinait à se faire une raison, ne se résignait pas à abandonner le monde d’avant, celui de la mondialisation « heureuse ». Il est vrai qu’il avait bien des attraits, Bruxelles pouvant façonner (en partie) le monde grâce au pouvoir de la norme[3]. Force est de constater d’ailleurs que ce modèle a eu des résultats, par exemple dans le cadre de la lutte contre la pêche illégale et non réglementée, où un système de cartons rouges, jaunes et verts a contraint les pays désireux d’exporter leurs produits halieutiques chez nous à refonder leurs pratiques, faute de quoi le premier marché de consommation du monde leur était interdit. La taxe carbone aux frontières s’inscrit d’ailleurs dans le même paradigme.

Mais le monde change et il est peut-être temps pour l’Union européenne d’entamer sa troisième vie. Elle en eut une première, celle de la réconciliation franco-allemande, de l’Europe des six, des douze, celle de la CEE, puis une deuxième, celle de la réunification du continent, de l’élargissement sous l’effet de la chute du mur de Berlin, de l’effondrement de l’URSS. Sa troisième sera placée sous le sceau de la lutte contre le réchauffement climatique et des fracas géopolitiques. Reste à l’écrire…


[1] Auteur, notamment, de La (re)localisation du monde, CNRS-éditions, 2021

[2] SIPRI Yearbook 2023, Stockholm International Peace Research Institute.

[3] Zaki Laïdi, La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2005.




Un Fonds Européen pour le Climat

Jérôme Creel, Fipaddict, Clara Leonard, Nicolas Leron et Juliette de Pierrebourg

Comment sortir du dilemme entre épuisement planétaire et contraintes budgétaires dans lequel se trouvent les États européens ? Ces derniers sont pris en étau entre l’ampleur des investissements à réaliser pour respecter leurs engagements en matière de réduction des émissions carbone et la nécessité de respecter un équilibre budgétaire dicté par les règles européennes. Si ce dilemme n’est pas résolu, les gouvernements risquent de revoir à la baisse leurs ambitions climatiques. Sans assouplissement des règles budgétaires nationales, une seule voie est possible pour résoudre ce dilemme : celle d’un projet et d’un financement commun au niveau de l’Union européenne au travers de la création d’un Fonds Européen pour le Climat[1].



Les États membres de l’Union européenne font face à des injonctions contradictoires que la création d’un Fonds Européen pour le Climat participerait à atténuer, sinon à résoudre. D’un côté, ils doivent réaliser les investissements nécessaires pour respecter leurs objectifs de réduction des émissions carbone et atteindre l’objectif net zéro à l’horizon 2050. De l’autre, ils sont contraints par les règles budgétaires européennes et la remontée des taux, qui limitent leurs capacités d’endettement et de financement. Pris dans cet étau, les gouvernements ont, jusqu’ici, préféré abandonner leurs ambitions climatiques et privilégier la soutenabilité budgétaire. En France, le rabot de 2,1 milliards d’euros sur les crédits dédiés à l’écologie dans le cadre du décret d’annulation visant à tenir nos objectifs budgétaires en constitue l’illustration la plus frappante. Pour répondre à ce dilemme qui met en péril notre capacité à faire face au défi climatique, nous proposons la création d’un Fonds Européen pour le Climat. Chargé d’assurer le financement de la transition, il constituera un pas de plus vers une Europe unie autour d’un enjeu commun.

Les estimations du déficit actuel d’investissements pour atteindre les objectifs de décarbonation s’accordent sur des besoins additionnels significatifs : une fourchette basse autour de 2 à 3 % du PIB européen (cf. tableau). Ces besoins interviennent dans un contexte marqué par un accord sur de nouvelles règles budgétaires européennes tout autant restrictives que les précédentes, et par la disparition à l’horizon 2026 des financements liés au plan de relance Next Generation EU. Au total, ces nouvelles contraintes imposeraient aux États européens de réaliser des économies d’environ 2,5 points de PIB d’ici quatre ans, ce qui paraît difficilement tenable.

Tableau – Estimations des besoins additionnels d’investissement dans la transition écologique en Europe

Estimation (à prix constants) Source
406 milliards d’euros (2,6% du PIB) I4CE (2024)
360 milliards d’euros (2,3% du PIB) Institut Rousseau (2024)
2% du PIB par an jusqu’en 2030, puis 1% jusqu’en 2050. Bruegel (2022)
La Commission Européenne chiffre à 416 milliards d’euros (soit 2,6% du PIB) le besoin d’investissements en Europe jusqu’à 2030. À cela s’ajoutent 205 milliards d’euros additionnels (soit 1,3% du PIB) entre 2030 et 2050. Commission européenne (2020) Commission européenne (2024)

Les investissements nécessaires pour assurer la transition ne sont pas tous rentables et certains, par essence, relèvent de l’échelle supranationale et du bien commun européen (cf. Allemand et al., 2023). Le Fonds pourrait orienter ses financements vers ces investissements qui sont, à l’heure actuelle, mal pris en charge tant par le secteur public que par le secteur privé. Un financement commun aurait de nombreux effets positifs : cela permettrait de réaliser des économies d’échelle, de répondre à la demande concrète des citoyens européens de voir des projets financés à l’échelle européenne, de coordonner et planifier l’effort de transition et de garantir que toutes les dépenses nécessaires aient lieu tout en réduisant leur poids budgétaire pour les États membres. Pour cela, il faudrait privilégier les subventions. D’autres outils pourraient être cependant envisagés en complément, tels que des prêts concessionnels aux États membres à des taux plus faibles que le taux de marché et des garanties de prêts (par exemple, ceux de la Banque Européenne d’Investissement).

Pour financer le Fonds, il faudra à la fois réfléchir à des ressources propres et au versement d’un capital par les États membres en fonction de clés de répartition adaptées à l’enjeu. Si de nouvelles ressources propres de l’Union Européenne pourraient être envisagées, elles risquent de ne pas suffire ou d’être politiquement trop coûteuses pour être mises en place. L’expérience de NGEU ne plaide pas en faveur de cette solution : les ressources propres additionnelles pour rembourser la dette émise pour financer NGEU sont encore bien loin des attentes et des enjeux financiers (et passées assez largement sous silence dans l’évaluation à mi-parcours de NGEU). Il faudra donc avoir recours à un financement commun par les États membres. Il sera alors nécessaire de mener une négociation sur des clés de répartition entre États membres afin de déterminer les critères selon lesquels les fonds seront abondés puis alloués. Différents critères pourraient être envisagés et qui ne refléteraient pas simplement le poids économique ou de population de ces différents États. Le Fonds européen pour le climat pourrait être financé en priorité par les États membres ayant le plus de capacités budgétaires et les émissions historiques les plus importantes ; il pourrait bénéficier en particulier aux États dont les capacités sont trop limitées pour répondre convenablement au défi de la transition, et qui ont les besoins de financement les plus importants pour atteindre leurs cibles de réduction d’émissions. Une telle clé de répartition contribuerait à renforcer la symétrie entre les règles budgétaires et des règles climatiques complémentaires qu’il conviendrait de créer.

Envisager un Fonds Européen pour le Climat permettra à terme de mettre en place une stratégie de financement ordonnée et transparente de la transition écologique en nous forçant à chercher à résoudre le dilemme entre épuisement planétaire et budgétaire. En effet, la répartition de la charge entre l’échelle nationale et européenne, entre États membres, mais également entre le secteur public, les entreprises, le secteur financier et les ménages doit être le fruit d’une concertation. Elle devra mener à la définition d’une stratégie de financement évitant de faire peser des risques systémiques sur l’Europe, que ce soit par surcharge budgétaire ou par inaction climatique. La note dont ce texte est tiré met également en avant la nécessité de développer des estimations des besoins de financement pour chaque pays européen avec une méthodologie harmonisée pour assurer une planification et développer une vision systémique.

Enfin, ce Fonds, en ciblant les investissements essentiels mais peu rentables, répondrait à l’appel des citoyens pour une action à l’échelle de l’UE en faveur des énergies renouvelables, notamment (cf. Eurobaromètre 100 de l’automne 2023). Il pourrait également contribuer à « faire l’Europe », en renforçant la capacité budgétaire de l’UE, que les citoyens européens appellent de leurs vœux.


[1] Ce texte reprend les propositions et analyses d’un rapport publié par l’Institut Avant-Garde dans le cadre de la préparation des Élections européennes de juin 2024.




Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Existe-t-il de très bons arguments en faveur d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine ?

par Guillaume Allègre

Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz évoque la proposition d’un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine des plus aisés afin de financer la transition climatique. Cette proposition est précisée dans une tribune du Monde signé par Jean Pisani-Ferry. On peut regretter que le débat suivant la publication de ce rapport ne porte pas principalement sur le climat et qu’il se soit focalisé sur la proposition de prélèvement exceptionnel de 5 % sur le patrimoine financier des plus aisés. Pour autant, et puisque la discussion porte sur l’équité du financement de l’action publique, elle mérite d’être menée jusqu’au bout.



         13. Pour financer la transition, au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l’endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire. Celui-ci pourrait notamment prendre la forme d’un prélèvement exceptionnel, explicitement temporaire et calibré ex ante en fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques, qui pourrait être assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés. Rapport Pisani-Ferry – Mahfouz, Synthèse.

Une proposition de politique publique, normative, n’est pas vraie ou fausse mais convaincante ou non convaincante. Elle peut s’appuyer sur des hypothèses comportementales vraies ou fausses, mais la conclusion porte sur ce que l’on devrait faire et non sur ce qui est, et doit donc convaincre. Idéalement, elle doit convaincre largement les personnes concernées, en l’occurrence dans le cadre fiscal, nous tous, des économistes aux citoyens en passant par le personnel politique. Pour être convaincant, il est nécessaire de montrer et discuter des justifications, expliciter les arbitrages, l’analyse coût-bénéfice, discuter des hypothèses…. La barre est haute car nous ne changeons pas d’avis si facilement, et encore moins en matière fiscale : chacun a son idée sur la meilleure façon de prélever l’impôt.

Quels sont les critères pour juger de propositions normatives découlant d’un modèle économique normatif ? Premièrement les hypothèses doivent être réalistes. Les conclusions normatives ne peuvent être testées, elles découlent des hypothèses de manière logique et donc ne peuvent avoir plus de force que l’hypothèse la plus faible. Deuxièmement, comme il s’agit de convaincre, il est nécessaire de partir d’objectifs sociaux et de valeurs partagés, ou du moins pouvant faire l’objet d’une discussion publique. Il est nécessaire de répondre aux objections : peut-être que le modèle n’est pas assez réaliste ou que d’autres objectifs sociaux ne sont pas pris en compte. Parfois le problème n’est pas ce qui est dans le modèle mais dans ce qui n’y est pas : la discussion doit donc être large et pluraliste. Enfin, les propositions doivent être comparées aux alternatives possibles et il faut pouvoir convaincre que le modèle économique utilisé est le plus adapté pour comparer ces alternatives, c’est-à-dire qu’il modélise l’élément crucial ou les éléments cruciaux.       

Quid de la proposition d’impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus aisés ? Xavier Ragot, cité par Pisani-Ferry, résume l’argument principal :

La fiscalité du capital possède un avantage par rapport à la fiscalité du travail : elle génère des ressources élevées sans désinciter au travail. Bien sûr, l’anticipation d’une fiscalité du capital élevée réduit les incitations à épargner, ce qui réduit les fonds disponibles pour investir. De ce fait, la hausse de la fiscalité du capital non anticipée et transitoire, avec un engagement de l’État à ne pas utiliser cet outil dans le futur, possède l’avantage de générer des ressources sans réduire les incitations à l’épargne, ce qui est un résultat standard (Farhi, 2010). La politique optimale consiste en une hausse de la taxation du capital en une fois pour générer des ressources fiscales égales à la valeur actualisée nette des dépenses d’investissement prévues.

C’est le cœur de l’argument, celui qui mérite d’être discuté. Le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz propose de calibrer l’impôt en « fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques ». En pratique, le prélèvement pourrait être de 5% sur le patrimoine financier des 10% les plus aisés, patrimoine financier valorisé dans le rapport à 3 000 milliards d’euros[1], ce qui rapporterait 150 milliards – ou 5 points de Pib – sur les trente ans pendant lesquels le gouvernement s’engagerait à ne pas recourir à un nouveau prélèvement exceptionnel, soit 0,16 point de Pib par an.  Les auteurs préconisent en effet des facilités de paiement sur le paiement qui pourrait être lissé durant une longue période. Ce point n’est pas défini précisément mais a pour objet de contourner les difficultés de liquidité afin que les propriétaires ne soient pas obligés de vendre pour payer l’impôt[2].

Il existe des objections qui méritent discussion :

  • Le prélèvement unique exceptionnel ne respecte pas le principe d’égalité devant l’impôt. Il traite le patrimoine financier et foncier de façon différente. Il faudrait le justifier vis-à-vis des objectifs poursuivis. Le rapport évoque l’idée qu’« une part du patrimoine immobilier tend à être dévalorisée par le changement climatique et que les dépenses d’atténuation pèsent sur les propriétaires »[3] mais ce n’est pas très convaincant : l’impact du changement climatique sur les actifs sera hétérogène à l’intérieur de chaque classe d’actifs. La valorisation d’une maison en bord de mer pourra se déprécier si elle est victime d’érosion, ou s’apprécier si le climat est apprécié pour sa fraicheur. En termes financiers, l’impact ne sera pas le même si l’on détient des actifs fossiles ou renouvelables. Si l’idée est de taxer les gagnants alors il faut attendre de connaître qui seront les gagnants et imposer toutes les plus-values réelles. Un financement par la dette peut alors se justifier par l’attente des informations pertinentes.  Le prélèvement ne respecte pas non plus l’équité intertemporelle devant l’impôt : pourquoi exonérer les patrimoines de demain ? La proposition implique que l’imposition soit explicitement temporaire, le gouvernement s’engageant à ne plus y recourir. Le rapport propose aussi des facilités de paiement. Dans 10 ans, une personne qui avait un actif fossile en 2023 continuerait alors de payer la contribution, alors que l’actif n’a plus de valeur, tandis que le milliardaire de 2033, qui profite éventuellement du changement climatique, n’en paierait pas ? Un impôt annuel sur le patrimoine semble préférable de ce point de vue :
  • Le prélèvement doit être non-anticipé, pour que tout ou partie des patrimoines ne soit pas transféré à Bruxelles ou Genève. Cela pose un problème démocratique car il nécessite un élément de surprise, peu compatible avec l’idée de consentement à l’impôt. Evidemment, en cas d’extrême urgence, comme une tentative d’invasion militaire par un pays étranger, il est parfois nécessaire d’agir en urgence, mais cela ne semble pas être le cas ici, notamment en regard des montants : 5 points de Pib sur trente ans alors que la France a ajouté 20 points de Pib d’endettement lors de la crise Covid. Même si l’investissement a un caractère d’urgence, il semble préférable de prendre quelques mois pour délibérer sur la manière la plus équitable de le financer collectivement ;
  • Le caractère exceptionnel doit être crédible : pour que le prélèvement soit sans effet sur l’épargne, le gouvernement doit s’engager de façon crédible à ne pas recourir de nouveau à un prélèvement exceptionnel. Pour cela, le rapport propose de calibrer le prélèvement sur « le coût anticipé de la transition ». Toutefois il existe des incertitudes importantes sur ce coût, que l’on découvre petit à petit. De plus, il existe d’autres chocs sur l’économie (pandémie, guerres, dégâts environnementaux…) qui arrivent régulièrement de manière non anticipée. Si le gouvernement prélève de façon exceptionnelle aujourd’hui, des acteurs économiques rationnels anticiperaient que la probabilité qu’il prélève de façon exceptionnelle demain est non-nulle, ce qui réduit l’épargne, et surtout accroît l’incitation à placer son épargne dans un pays n’ayant jamais pratiqué de prélèvement exceptionnel et donc plus crédible de ce point de vue. Les raisons pour prélever de nouveau ne manquent pas, la première étant un coût initial de la transition climatique qui pourrait être sous-estimé. Dans ce cas, le gouvernement se retrouve dans les mêmes circonstances qui l’ont amené à un premier prélèvement exceptionnel, d’autant plus si les agents économiques n’ont pas réagi la première fois. Il serait alors tout à fait rationnel pour ce gouvernement d’effectuer un second prélèvement exceptionnel, puis un troisième si nécessaire et tant que les acteurs économiques ne réagissent pas. Mais il est probable à ce point que les acteurs économiques finissent par réagir et de fait qu’ils réagissent dès le départ. L’analyse économique, y compris néo-classique en anticipation rationnelle, souligne depuis longtemps les problèmes de cohérence intertemporelle : le résultat d’optimalité d’une contribution exceptionnelle n’est de fait pas si standard ;
  • Si on ajoute d’autres objectifs aux pouvoirs publics, dont l’égalité, pourquoi se limiter à 5% du patrimoine financier des plus aisés ? Pourquoi pas 49%, avec montée proportionnelle de l’État dans le capital des entreprises[4] ? Cela permettrait à l’État de participer à leurs bénéfices sans avoir à prélever d’impôt sur les sociétés. Cette semi-expropriation exceptionnelle permettrait ainsi de réduire les impôts et donc les distorsions ! Cela réduirait les inégalités de patrimoine et de revenus et permettrait d’augmenter l’épargne : sans IS, le rendement de l’épargne restante serait plus élevé ; de plus les propriétaires expropriés auraient une épargne plus faible et donc une incitation importante à la reconstituer. Ce résultat est cohérent avec les hypothèses prises pour justifier le prélèvement exceptionnel, et d’autant plus cohérent que plus l’État prélève dès le départ, plus il est crédible qu’il ne prenne pas plus par la suite. La question du réalisme d’un tel modèle mérite cependant d’être débattue[5].

La littérature en fiscalité optimale n’a jusqu’ici pas produit de consensus sur la façon d’imposer le patrimoine (revenus et stock). Il existe néanmoins de bonnes raisons de l’imposer :

  • D’un point de vue éthique, le capital (stock mais surtout revenus) augmente la faculté contributive de ses détenteurs. Du point de vue de la juste contribution aux charges publiques, on peut également souligner que les avantages des dépenses en termes de protection des droits de propriété (police, justice, armée, stabilité financière) bénéficient aux individus ou foyers de façon proportionnelle à leur patrimoine, ce qui de ce point de vue justifie une imposition du stock de patrimoine. D’un point de vue méritocratique, on peut vouloir traiter les revenus du travail et les revenus hérités de façon différente. Si les droits de succession sont impopulaires, l’impôt sur le patrimoine peut s’y substituer ;
  • D’un point de vue comportemental, l’imposition du patrimoine se justifie par le fait que des revenus du travail peuvent être convertis en revenus du patrimoine par les indépendants et actionnaires majoritaires d’entreprises. De plus, ces revenus du travail peuvent être convertis en revenus non imposables du patrimoine via les bénéfices non distribués (voir IPP, 2023 : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? »). De plus, taxer le stock de patrimoine plutôt que les revenus réduit les désincitations (argument d’Allais).

À l’heure actuelle, le principal argument contre la taxation du patrimoine est sa forte mobilité, ce qui explique la baisse continue de l’impôt sur les sociétés (peut-être stoppée par un accord international ?).

Dans ce contexte, y-a-t-il de meilleures alternatives à un prélèvement exceptionnel sur les patrimoines financiers des plus aisés ? Au-delà de la fiscalité optimale, que nous apprennent les débats sur les bonnes pratiques en matière fiscale ? Pendant longtemps, l’économie politique a réfléchi sur la fiscalité en termes de maximes ou principes. Par exemple, dans Richesse des nations (1776), Smith propose les maximes suivantes :

  • « Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. »
  • « La taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. »
  • « Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les moins gênants pour le contribuable. »
  • « Tout impôt doit être conçu de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au-delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État. »

Selon ces critères, d’autres modes de financement, plus convaincants, peuvent être proposés.

Que faire face au financement de la transition climatique ?

Au premier ordre, un besoin de financement supplémentaire de 5 milliards par an est très faible par rapport aux 1 500 milliards de dépenses publiques en 2022. Ces 0,3% ne constituent pas un choc et peuvent être financés selon les mêmes critères que les autres dépenses publiques.

Les pouvoirs publics peuvent également choisir de cibler le capital des ménages pour des raisons d’acceptabilité politique de la transition et en présence de justifications plurielles de l’imposition. Les impôts annuels ― cohérents dans le temps ― à taux faibles et assiettes larges, et multiples assiettes (revenus, stock, transmission) sont préférables. À jugements relatifs sur l’équité de ces impôts constants, et étant donné que le rendement budgétaire des impôts reposant sur le patrimoine des ménages est de 80 milliards en 2016 (Cour des comptes), une augmentation de 6% des taux permet de financer les montants évoqués.

Il est néanmoins possible de faire mieux si les impôts actuels ne sont pas jugés équitables ou si l’objectif est de cibler les gagnants et d’épargner les perdants du « choc climatique ». Afin de mieux respecter l’équité horizontale, nous avons ainsi plaidé pour l’imposition de l’ensemble des plus-values (réelles) réalisées, immobilières et financières, aujourd’hui largement exonérées ou effacées lors des transmissions (voir Allègre, Plane, Timbeau, 2012 : Réformer la fiscalité du patrimoine ? ; Allègre, 2022 : Repenser la fiscalité lors de l’héritage ; Le Monde, 2023 : « Transition écologique : « Il n’y a pas d’instrument fiscal miracle qui allie à lui seul rendement, réduction des inégalités et de la pollution»).

Un impôt sur les plus-values réelles permettrait de faire contribuer davantage les gagnants, et de faire contribuer le foncier à la hauteur du financier. Par rapport à un impôt annuel sur le patrimoine, auquel il pourrait se rajouter, il ne pose pas de problème de liquidité puisque les propriétaires viennent de vendre et peuvent donc supporter le taux du prélèvement forfaitaire unique (30 %). Cet impôt s’appliquerait à toutes les plus-values réelles, en tenant compte de l’inflation, et serait reporté en cas de réinvestissement immobilier pour ne pas désinciter à la mobilité. Les plus-values tiendraient également compte des frais de rénovation, notamment thermique, ce qui serait incitatif. Elles ne seraient plus effacées lors des successions, et l’impôt pourrait même être payé à cette occasion sur les plus-values latentes – ou reportées (jamais effacées) dans des circonstances particulières à définir (transmission d’une entreprise familiale[6]). Le montant à attendre d’une telle imposition dépend des circonstances futures mais pourrait rapporter, en brut, entre 1 et 2 points de produit intérieur brut chaque année, si on prend comme référence l’évolution des patrimoines des dix ou vingt dernières années, et selon le coût (à court-terme) des reports d’imposition lors des transmissions.


[1] Selon le rapport : « L’actif financier net des ménages était de 4 700 milliards d’euros en 2021, dont 3 000 milliards pour les 10 % les mieux dotés. Un prélèvement forfaitaire exceptionnel de 5 %, dans une fenêtre de trente ans, rapporterait donc 150 milliards, soit un peu plus de 5 points de PIB au total. Sources : Banque de France pour le montant du patrimoine des ménages ; Insee pour leur répartition. »

[2] Certains ménages pourraient en effet ne pas être en mesure de faire face à un prélèvement unique à hauteur de 5 % de leur patrimoine financier. Il y a donc un risque de liquidité. L’étalement du prélèvement sur plusieurs d’année permet donc d’éviter cet écueil.

[3] p. 120.

[4] De même que de nombreux pays ont déjà pratiqué la nationalisation-expropriation (partielle ou totale) des entreprises étrangères.

[5] Montrer qu’avec les mêmes hypothèses, on peut arriver à des conclusions que les auteurs ne défendent pas n’est pas une invitation à discuter du calibrage du modèle, c’est un raisonnement par l’absurde visant à disqualifier le modèle.

[6] Aujourd’hui les systèmes d’abattement ou d’exonération incitent à la détention potentiellement inefficiente d’actifs afin de bénéficier d’une exonération d’impôt sur des plus-values (qui constituent des revenus réels). Un tel système pose ainsi des problèmes à la fois du point de vue de l’efficacité et du point de vue de l’équité.




Pour ouvrir le débat : dix observations à propos du rapport “Les incidences économiques de l’action pour le climat”

par Jean-Luc Gaffard [1]

Introduction Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat [2] propose une approche des problèmes posés par la transition écologique étayée sur un ensemble de réflexions et d’analyses qui a le mérite de formuler un scénario argumenté, clair et cohérent pouvant servir de guide à la politique économique. Le propos qui suit est d’ouvrir le débat sur les choix assumés dans le rapport, en tout premier lieu celui de plaider pour un rythme accéléré d’une transition qui, de ce fait, a immédiatement un coût élevé et doit être pilotée par l’État. Si une telle accélération devait provoquer des destructions excessives et cumulatives, le problème pourrait se poser dans des termes différents car il faudrait concilier le temps propre en l’occurrence du changement climatique avec celui des mutations des structures productives et des habitudes de consommation, ce qui aurait pour effet de mettre au centre du jeu le comportement des entreprises et des institutions financières en présence d’irréversibilité et d’incertitude.



1. Le rapport Les incidences économiques de l’action pour le climat énonce trois propositions. Une mutation rapide du tissu productif est nécessaire pour répondre à l’ampleur du changement climatique. Elle doit résulter de choix publics au contraire de ce qui s’est produit dans le cas des mutations énergétiques précédentes qui étaient longues à prendre place et relevaient du choix des entreprises guidé par les forces du marché. Le montant considérable des investissements publics requis devra être financé par la dette publique ou la fiscalité.

Première observation. Le scénario que ces propositions décrivent n’est confronté à aucun autre, au motif d’être compatible avec le scénario national bas carbone et de répondre à l’urgence climatique qui prime sur toute autre considération et devient l’unique objectif. Il a une dimension essentiellement macroéconomique et ne retient pour engager la transition climatique que la seule action publique dont l’efficacité est subordonnée à la capacité du gouvernement de s’en donner les moyens. Le propos de ce qui suit est d’en établir certaines limites.

2. Le discours repose sur la modélisation de trajectoires optimales qui répondent à des objectifs techniques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il est avant tout question de remplacer un capital « brun » par un capital « vert », un capital « carboné » par un capital « décarboné », au terme d’une phase de transition au cours de laquelle il faut s’attendre à un ralentissement temporaire des gains de productivité et de la croissance.

Deuxième observation. Le changement relève d’un mécanisme de substitution de capital physique à des ressources fossiles sous l’influence du progrès technique, un mécanisme qui était déjà celui retenu en réponse au défi de la finitude du stock de ces ressources sur laquelle alertait le Rapport du Club de Rome paru en 1972[3]. Pourtant, ce n’est pas d’une simple substitution de facteurs dont le résultat serait connu dont il s’agit, mais d’une substitution de processus. À l’irréversibilité qui tient à l’épuisement des stocks de ressources primaires (et à l’accumulation du stock de carbone) s’ajoute celle liée à la non-transférabilité de nombre d’équipements et de qualifications[4]. Une capacité de production ancienne doit être détruite et une nouvelle doit être construite. Un tel processus de destruction créatrice (au sens de Schumpeter de rupture d’un équilibre), non seulement prend du temps, mais s’inscrit également dans un contexte où à l’irréversibilité des décisions d’investissement vient s’ajouter une incertitude relative à l’information sur les technologies et les préférences futures. Les déséquilibres peuvent perdurer voire s’amplifier. De telle sorte qu’il est difficile de s’abstraire de la question de la viabilité du sentier suivi comme conséquence de ce qui est une véritable révolution industrielle.

3. Sans nier la possibilité de survenance de déséquilibres notamment sous la forme de chômage et d’inflation, l’analyse présente des changements économiques définis par des nouvelles technologies et de nouvelles préférences. Seule est alors débattue la question du rythme du changement dont la réponse est dans les mains des pouvoirs publics et dont il est recommandé l’accélération.

Troisième observation. Cette analyse mise sur la connaissance par les décideurs publics des technologies et des préférences, y compris à moyen terme. Or les facteurs d’incertitude y compris d’ordre géopolitique restent considérables. Une transition brutale et rapide pourrait alors se traduire par des destructions répétées d’actifs physiques et humains liées à des bifurcations successives dues à des erreurs d’anticipation notamment sur la nature des technologies avec comme conséquence possible des difficultés rencontrées par les entreprises une hausse du taux de chômage et des baisses de revenus qui menaceraient la viabilité de la transition.

En arrière-plan des déséquilibres sectoriels (entre offre et demande), se profilent des distorsions dans la structure temporelle du tissu productif, entre construction et utilisation de capacités de production, qui tiennent à ce que les investissements coûtent avant de rapporter un revenu avec comme conséquence que les ressources libérées, qu’il s’agisse de ressources financières ou de ressources humaines (les qualifications) sont insuffisantes au regard des besoins des nouvelles activités. Le revenu global, le niveau global de l’emploi et les gains de productivité s’en trouvent affectés négativement[5].

Les déséquilibres sectoriels induisent des réactions le plus souvent asymétriques – prix et salaires étant plus flexibles à la hausse qu’à la baisse – avec pour effet d’une variance accrue une augmentation simultanée du taux d’inflation et du taux de chômage[6]. Ces phénomènes traduisent la dépendance de sentier qui lie le nouveau à l’ancien. L’amplification de l’un ou de l’autre est d’autant moins exclue que les déséquilibres sont fortement accrus d’entrée de jeu du fait d’une transformation trop brutale et trop rapide de l’appareil productif.

4. La mutation est assimilée à un choc d’offre auquel doit répondre un changement des préférences impulsé par des incitations notamment sous la forme de subventions publiques. Le bien-être reste implicitement établi en relation avec les fonctions d’utilité individuelles et renvoie à ce que devrait être la société au terme de la transition. Dès lors, se posent, uniquement, deux questions : celle d’une mesure de l’utilité qui inclurait des aspects non monétaires, hors des aspects environnementaux, et celle de l’existence de biais cognitifs, qui appellerait l’introduction de correctifs.

Quatrième observation. Le bien-être n’est pas mis en rapport avec les changements intervenus dans les conditions de production et de répartition, et donc avec les déséquilibres qui surgissent en cours de route comme conséquence de ces changements[7]. Rien n’est dit de la façon dont l’évolution des montants et de la structure des revenus influence les préférences, qu’il s’agisse des effets sur la taille des marchés ou des effets d’hystérèse sur les choix individuels. Des préférences existent initialement, de nouvelles préférences définies a priori répondent à l’urgence écologique, ce qui se passe en cours de route est supposé n’avoir aucun effet sur le point d’arrivée. La théorie économique « ordinaire » du bien-être est sauve puisque, in fine, production et répartition reflèteront les préférences retenues d’emblée comme optimales (par la collectivité) au regard de la contrainte environnementale. Il est pourtant difficile de négliger aussi bien l’influence en cours de route sur la production de l’évolution des volumes et de la structure de la demande que l’inertie des habitudes de consommation. De là, sans doute, la nécessité d’éviter des ruptures trop brutales du côté de la production et leurs effets destructifs.

5. La transition a des effets sur les inégalités attribués dans le rapport, non aux différences de revenus, mais à d’autres dimensions de la différenciation entre les ménages que sont le type de logement ou le type de lieu de résidence, ce qui implique d’établir des règles de redistribution sur d’autres critères que les critères de revenu. Il est avant tout question de partage équitable des sacrifices à l’aide de dispositifs conditionnels de soutien public particulièrement délicats à mettre en œuvre.

Cinquième observation. Les différences de sacrifice entre ménages, qui ne sont pas directement attribuées aux écarts de revenus, leur sont souvent corrélées. En outre, la répartition primaire des revenus liée à la qualité des emplois et aux niveaux de salaire n’est pas prise en considération alors que la transition appelle une restructuration du tissu productif et une recomposition des métiers dont il faudrait considérer les effets précisément sur la qualité des emplois et les niveaux de salaires au lieu de tout miser sur la redistribution bien que cela reste difficilement modélisable.

6. Le financement public de la transition repose sur un redéploiement des dépenses publiques, principalement les dépenses fiscales, un endettement public accru et un alourdissement de la fiscalité. Le redéploiement des dépenses dont le potentiel est significatif n’est pas jugé suffisant à lui seul. L’endettement est jugé souhaitable tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, mais cette possibilité est frappée d’incertitude. Une hausse temporaire des prélèvements obligatoires, en l’occurrence sur le patrimoine financier, est recommandée.

Sixième observation. Chacune de ces modalités de financement soulève des difficultés. Un redéploiement brutal et rapide ne peut que mettre en difficulté des entreprises, faute pour elles d’avoir le temps nécessaire pour s’adapter, et déstabiliser les recettes fiscales. Un alourdissement de la dette publique est d’autant plus difficilement envisageable que le taux de croissance pourrait être trop faible. Opérer une substitution entre « bonne » et « mauvaise » dette est d’autant plus délicat à mettre en œuvre qu’il est difficile de les distinguer notamment si l’on reconnaît la nécessité des dettes consenties pour faire face aux chutes de revenus et d’emploi nées de la transition. Reste effectivement la hausse des prélèvements obligatoires sur le patrimoine financier dont on voit, cependant, mal comment elle pourrait être non anticipée et surtout en quoi son caractère temporaire serait crédible et préviendrait tout changement de comportement des détenteurs de capitaux dans un contexte de forte volatilité avec possibilité de fuite des capitaux et de chute des cours.

Il pourrait, en revanche, être opportun de reprendre la question du financement de la transition en rappelant que les investissements dans de nouvelles activités peuvent être financés à partir des profits réalisés dans les anciennes activités autrement que par la taxation des unes et les subventions aux autres. Le revenu de l’exploitation des ressources pétrolières doit pouvoir aider au financement des investissements dans les énergies renouvelables comme le fait TotalEnergies en dédiant 25% de ses investissements au renouvelables à partir de ses revenus pétroliers et gaziers, de même que la vente de véhicules thermiques doit pouvoir aider au financement des investissements dans les véhicules électriques. Ce n’est pas, alors, une affaire de dette ou de fiscalité publiques, mais une affaire de gestion financière des entreprises impliquant leurs relations avec les détenteurs de capitaux dont la patience devrait aider à rendre viable la transition. D’autant que la demande de pétrole ou celle de véhicules thermiques, pour reprendre ces exemples, ne diminuent pas pour la simple raison que l’offre en est restreinte. Il faudrait plutôt s’attendre, dans ce cas de figure, à une hausse des prix et des pertes de pouvoir d’achat.

7. La transition climatique est présentée comme une composante significative du retour de l’inflation à court terme et comme un facteur de réduction de sa volatilité à long terme. Non sans faire état de difficultés à moyen terme, liées notamment aux tensions sur les marchés de matériaux critiques, qui seraient toutefois progressivement absorbées. Ce à quoi s’ajoutent les tensions suscitées par ce qui est présenté comme un choc d’offre négatif à court ou moyen terme (une hausse des coûts) et plus généralement comme des frictions jugées peu alarmantes. Dans cette perspective, la politique monétaire n’est retenue que comme un outil indirect de la transition climatique et doit finalement n’avoir d’autre objectif que la stabilité des prix. Il n’est plus question d’assouplissement quantitatif « vert », seule est débattue la question de la cible d’inflation à retenir avec comme seule conclusion la nécessité d’agir avec doigté sur les taux d’intérêt.

Septième observation. La politique monétaire est censée devoir poursuivre une cible qui recouvre un ensemble de prix d’équilibre incluant les taxes à commencer par la taxe carbone. La seule vraie préoccupation reste, dans cette approche, de casser les anticipations d’inflation. Les comportements des entreprises en matière de production, d’emploi et d’investissement face aux déséquilibres ne sont pas évoqués ou, plus précisément, sont supposés répondre mécaniquement à la contrainte monétaire. Il est, pourtant, intéressant de noter que l’un des rares passages du rapport où il est question des entreprises est celui dans lequel est mentionnée une étude de la Banque de France qui conduit celle-ci à retenir comme seul scénario vertueux en termes d’inflation celui dans lequel la transition serait pilotée par l’investissement privé qui permettrait d’augmenter l’offre à hauteur de la demande et donnerait lieu à des gains de productivité. Si tel est vraiment le cas, il est difficile de réduire le contrôle de l’inflation à celui du taux d’intérêt et de ne pas envisager plus avant le fonctionnement des marchés du crédit. Cela signifie d’accepter des tensions inflationnistes dès lors qu’elles résultent d’investissements « verts » qui ont un coût avant de produire des revenus. Cela signifie aussi de prendre garde à des risques de déflations non maîtrisables. Autant d’objectifs qui requièrent d’associer à la politique monétaire des mesures visant à la réorganisation du système financier de façon à privilégier des engagements à long terme.

8. La question européenne et celle des relations internationales sont principalement abordées dans le rapport sous l’angle des stratégies mises en œuvre par les différents ensembles géopolitiques. La tarification du carbone est au cœur de la stratégie de l’Union Européenne. Elle est présentée comme celle qui a la faveur des économistes parce qu’elle repose sur le signal-prix, procure des recettes qui peuvent être redistribuées, et garantit l’efficience des choix individuels des entreprises et des ménages. Les subventions à destination des entreprises pour stimuler la production d’énergie verte, les véhicules électriques ou à hydrogène et l’industrie verte sont privilégiées par la stratégie américaine avec l’adoption de l’Inflation Reduction Act. Leur montant n’est pas fixé a priori : il dépend de la demande et non d’enveloppes budgétaires préalablement arrêtées. Le financement prévu repose sur la fixation d’un taux de taxation plancher du profit des sociétés (15%) et la diminution du prix des médicaments, donc des profits de l’industrie pharmaceutique : ni l’une, ni l’autre de ces mesures ne relève d’une taxation du capital.  Les subventions aux entreprises sont également privilégiées par la stratégie chinoise. Les différences de prix moyen du carbone entre ces entités reflètent ces différences de stratégie.

Huitième observation. Si le risque encouru par les pays de l’Union Européenne de perte de compétitivité conduisant à une désindustrialisation est mentionné, aucune discussion n’est engagée sur ce qui la distingue vraiment des autres ensembles. Ce qui est considéré comme ayant la faveur des économistes repose sur des éléments de doctrine pour le moins fragiles. La stratégie préconisée dans le rapport allie le rôle du marché, réduit au mécanisme des prix, à des investissements publics massifs. La stratégie américaine s’appuie sur l’initiative des entreprises, sous condition pour elles de conduire des choix innovateurs. Ce qui les distingue est que l’une mise tout sur l’action publique, l’autre reconnaît aux entreprises (non au seul jeu des prix sur des marchés concurrentiels) une place déterminante.

9. Le choix explicite d’une croissance « verte » repose sur l’idée que la productivité est une donnée purement technique, dont les variations reflètent l’évolution des parts respectives de technologies « brunes » et technologies « vertes ». Ainsi diminue-t-elle au début de la transition en raison de l’avantage en termes de coût acquis par les technologies « brunes » avant d’augmenter à mesure que les technologies « vertes » sont davantage demandées et mises en œuvre et que s’installe le nouvel équilibre.

Neuvième observation. La transition écologique est un bouleversement d’une telle ampleur qu’il échappe à une approche en termes d’équilibre. La productivité mesurée le long du sentier de transition ne reflète pas seulement les techniques mises en œuvre. Elle reflète aussi les défauts de coordination (la persistance des déséquilibres et les différences de temporalité des évolutions du produit et de l’emploi), qui explique ce que l’on appelle le paradoxe de la productivité. Il suffit pour que la productivité baisse que le produit diminue plus vite que l’emploi, ce qui peut survenir y compris si le plein emploi devait être maintenu par une baisse des salaires[8]

Le sujet est, certes, celui de l’aptitude de l’économie engagée dans la transition écologique à retrouver un taux de croissance suffisamment élevé en contrepartie de l’endettement nécessaire, mais surtout son aptitude à maîtriser des fluctuations, que l’on ne peut pas assimiler à des soubresauts, pendant la période de convergence vers un taux de croissance de la productivité préalablement déterminé. Le sujet n’est pas de réaliser un équilibre qui serait aussi un optimum, mais de s’assurer de la viabilité d’une évolution hors de l’équilibre dans un contexte d’incertitude radicale. Le contrôle des fluctuations nées des ruptures des modes de production et de consommation procède, non seulement d’interventions publiques globales, mais aussi de la façon dont sont organisés les entreprises et les marchés. Ces modes d’organisation doivent être définis en rapport avec l’exigence de viabilité globale de l’économie, autrement dit en établissant un fondement macroéconomique des comportements microéconomiques, ce qui n’est autre qu’une invitation à considérer la structure des agrégats y compris leur dimension institutionnelle et organisationnelle.

10. L’analyse des incidences économiques de l’action pour le climat s’inscrit dans une démarche suivant laquelle l’offre commande la demande tout en faisant de la production le décalque de technologies et de préférences préalablement déterminées en relation avec des contraintes physiques (climatiques) elles-mêmes assimilées à des données objectives. Ce qui fait sa « nouveauté » est que le choix des technologies et des préférences devient une affaire collective, entendez par là publique.

Dixième observation. Deux visions de la production s’opposent : une vision ex post et une vision ex ante, qui commandent la démarche d’analyse des phénomènes de transition[9]. L’analyse économique de la transition écologique communément retenue relève de la première catégorie. La production est vue comme finalement adaptée à des technologies et des préférences « vertes » données. Certes, les anciens équipements et les anciennes qualifications doivent être remplacés. Cela crée des déséquilibres, mais ceux-ci sont jugés temporaires (transitoires). Seule est considérée la vitesse du changement que l’on entend aligner sur la vitesse du changement climatique. Le temps dans sa complexité n’est pas considéré si l’on entend par là l’articulation entre l’irréversibilité des investissements en capital physique comme en capital humain et l’incertitude qui pèse à la fois sur les technologies et les préférences. Or dans un tel contexte, imposer un rythme élevé de changement augmente les coûts immédiats, qu’il s’agisse des coûts financiers ou des coûts humains, et rompt sur le papier les liens entre le passé et le futur à commencer par les liens financiers. Cela a une double conséquence : d’une part, le comportement de l’entreprise est ignoré parce qu’il est présumé, à juste titre, être marqué par une certaine inertie, d’autre part, le recours à l’État (aux finances et aux contraintes publiques) est privilégié.

Une vision ex ante de la production identifie celle-ci à un processus dont le point d’arrivée est, par nature, inconnu. Il en est ainsi des technologies et des préférences qui se construisent en chemin. Le propos est alors d’analyser l’articulation entre les différentes formes productives qui doivent se succéder au cours du temps, c’est-à-dire l’articulation entre la destruction et la création de ressources productives, entre construction et utilisation de capacités de production. Cela signifie reconnaître l’existence d’effets d’hystérèse inséparables de l’irruption de la nouveauté, notamment l’influence récurrente du chômage et des chutes de revenus sur les capacités d’apprentissage ainsi que sur la formation des préférences. Le problème n’est plus d’adopter une configuration du système productif et de choisir le rythme de cette adoption. Il est de s’assurer de la viabilité d’un processus endogène de création (d’apprentissage par essais et erreurs). Le rythme de l’utilisation des ressources « ne dépend pas principalement d’une décision exogène, disons de politique économique, mais des structures industrielles, technologique et de consommation »[10]. Le nœud du problème réside dans les contraintes réelles et financières qui résultent de la spécificité des ressources existantes et structurent ce processus. Il existe une double inertie : celle des capacités de production et celle des habitudes de consommation qui, les unes comme les autres, s’inscrivent dans un temps historique. « Ces différents temps propres imposent un délai aux mutations structurelles – et nul doute que toute utilisation d’une ressource nouvelle, que toute innovation technologique détermine à des degrés divers une mutation structurelle. Le non-respect de ce délai (…) produit – quelles que peu importantes qu’elles soient relativement au débat sur la finitude du monde – des crises économiques. L’émergence simultanée de l’inflation et du chômage peut en effet être rigoureusement expliquée en termes d’évolution structurelle et d’asymétrie »[11]

Dans ce contexte, les mécanismes de financement jouent un rôle central. L’objectif est, pour les entreprises, de disposer de ressources financières dans les montants et aux moments requis. Il est alors difficile d’ignorer que les ressources financières internes sont le produit des activités anciennes et que les ressources externes dépendent du degré de patience des financeurs.

Conclusion. L’enjeu de ces observations est d’identifier les menaces qui pèsent sur la viabilité d’une économie soumise à des changements structurels et qui ne peuvent pas être écartées au motif qu’elles seraient temporaires en se réclamant d’un principe de convergence vers un hypothétique équilibre de long terme. L’enjeu est, consécutivement, de mettre l’accent sur les modes de coordination qui ne relèvent pas que de l’État ou du marché, des politiques macroéconomiques, budgétaire ou monétaire, ou du mécanisme des prix, mais aussi de l’organisation des entreprises et du système financier. C’est à ce dernier chantier, d’ordre institutionnel et politique, auquel il importe de s’attaquer.

Création de ressources, spécificité de ces ressources, apprentissage en cours de route caractérisent le processus de développement et correspondent à une nouvelle façon de concevoir et de percevoir la production et l’environnement. L’environnement est internalisé : ce n’est plus, seulement une contrainte, il devient un objectif et une opportunité.

Le propos n’est pas de nier l’urgence climatique, mais de s’assurer de la viabilité économique et sociale de la transition qui passe par des adaptations graduelles. Une coordination intertemporelle efficace requiert des acteurs qui la conduisent d’être en mesure de planifier leur activité à long terme, à commencer par les entreprises. Ce ne peut être obtenu autrement que grâce à des modes de gouvernance des entreprises et une organisation de la finance adaptés à cette exigence. Le droit économique, en tant que droit des rapports économiques, doit ici être mobilisé en complément de l’analyse économique[12]. Il s’agit de concevoir un mode expérimental de gouvernance qui repose sur l’articulation entre elles des actions conduites par les différentes parties prenantes aux questions environnementales et permet d’échapper au tout État comme au tout marché, à l’exclusivité de la réglementation publique ou de la taxation. Il s’agit d’établir les conditions organisationnelles, ayant trait aussi bien au contrats de travail qu’aux contrats de financement, d’un choix écologique commun des différents acteurs, non de précipiter le mouvement sous l’injonction d’incitations par le canal de la réglementation ou des prix. Il s’agit de permettre à tous les acteurs de s’engager de manière crédible dans des investissements à long terme. Tel est le sens que l’on peut ou doit donner à une planification écologique.

La contradiction irréductible entre la préservation des éléments naturels et la croissance économique est une dimension aujourd’hui essentielle de ce que Mireille Delmas-Marty[13] dénomme les vents contraires qu’il s’agit de concilier en tentant de stabiliser plutôt que d’immobiliser. C’est pourquoi il faut se garder d’une solution simple consistant à faire confiance à la seule intervention publique ou au jeu des seules forces du marché et se préoccuper des conditions de la création et du développement des entreprises capables d’internaliser dans leurs stratégies les objectifs environnementaux. La transition écologique entre dans ces changements structurels qui émaillent l’évolution des économies de marché confrontées à une instabilité intrinsèque tout en étant capables de résilience dès lors que sont mises en œuvre des mécanismes de régulation au niveau macroéconomique mais aussi à celui de l’organisation des entreprises[14].


[1] Je remercie François Geerolf, Mathieu Plane, Xavier Ragot et Christine Rifflart pour leurs commentaires. Je reste seul responsable du contenu de ce billet.

[2] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, Rapport à la Première Ministre, France Stratégie, mai 2023.

[3] Voir Meadows D. H. et alii, 1972, The Limits to Growth, New-York, Universe Book; et pour la critique Solow R. M., 1974, « The Economics of Resources or the Resource of Economics », Richard Ely Lecture, American Economic Review, mai, pp. 1-14.

[4] Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press. Chapter 9; Georgescu-Roegen N., 1976, Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press, p. 3-36.

[5] Hicks J. R., 1973), Capital and Time, Oxford, Clarendon Press ; Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press; Gaffard J-L, Amendola M., et Saraceno F. « Le temps retrouvé de l’économie » Odile Jacob, 2020.

[6] Fitoussi J-P., 1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[7] Les limites de la théorie « ordinaire » du bien-être sont énoncées par l’un de ses principaux contributeurs, John Hicks. Voir Hicks J. R., 1981), « A Manifesto », in Wealth and Welfare, Collected Essays on Economic Theory vol. 1, Oxford, Blackwell.

[8] Amendola M., Gaffard J-L., Saraceno F., 2005, « Technical Progress, Accumulation of Capital and Financial Constraints: Is the Productivity Paradox Really a Paradox? », Structural Change and Economic Dynamics, n° 16, pp. 243-261.

[9] Amendola M. et Gaffard J-L., 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press.

[10] Cohendet P., Fitoussi J-P., Héraud J-A., 1979), Ressources naturelles et irréversibilité, Revue d’Économie Politique, vol. 89, n° 3, p. 386.

[11] Cohendet et alii, Ibid. Le lien établi entre inflation, chômage et évolution structurelle renvoie à Fitoussi J-P, 1972), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[12] Voir Gaffard J-L et Martin G. J., 2023), Droit et économie de la transition écologique – Regards croisés, Paris, Mare & Martin, à paraître octobre.

[13] Delmas-Marty M., 2019), Sortir du pot au noir, l’humanisme juridique comme boussole, Paris, Buchet-Chastel.

[14] Voir Gaffard J-L., 2023, Instabilité et résilience des économies de marché, Paris, Classiques Garnier.




Espérance de vie en France : durée allongée ou retraite anticipée ?

par Éloi Laurent

La vigueur du débat actuel autour de la réforme des retraites tient à la centralité de deux réalités imbriquées de la vie sociale : le travail et la santé. La prise en compte de cette seconde réalité est ainsi déterminante pour apprécier le caractère juste ou injuste des amendements proposés au contrat social intergénérationnel qui structure la société française depuis l’après-Seconde Guerre mondiale et, par contrecoup, le caractère légitime ou non des mobilisations sociales qu’ils suscitent.



La publication dans ce contexte par l’INSEE de son bilan démographique pour l’année 2022 est riche d’enseignements. Le principal d’entre eux tient à la régression de l’espérance de vie depuis que la dernière réforme des retraites a été votée (2014) : l’espérance de vie des femmes à la naissance a davantage baissé entre 2014 et 2022 que n’a très légèrement augmentée celle des hommes (graphique), cette évolution à la baisse étant encore plus marquée pour l’espérance de vie à 60 ans[1]. Cette dynamique baissière sur une période de presque dix ans contraste avec toutes les évolutions précédentes sur un pas de temps équivalent (l’espérance de vie à la naissance a crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période 1946 à 2014).

Deux questions se posent alors : comment expliquer ce retrait de l’espérance de vie ? Peut-on anticiper qu’il se poursuive à l’avenir ?

Sur le premier point, deux années sont particulièrement notables dans la quasi-décennie écoulée depuis le vote de la réforme de 2014 : l’année 2015 et l’année 2020. En 2015, pour la première fois depuis 1970, on mesure un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, que l’on attribue à une épidémie de grippe particulièrement sévère qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (0,6) et en Allemagne (0,5), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France enregistre alors une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes.

Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France : 0,5 pour les femmes et 0,6 pour les hommes. Mais contrairement à la perception commune, l’espérance de vie n’a pas repris depuis lors son inexorable ascension : elle a plutôt trouvé une nouvelle trajectoire diminuée[2].

L’année 2022 est remarquable à cet égard : 667 000 personnes sont alors décédées en France, « seulement 2 000 de moins qu’en 2020 » note l’INSEE. De fait, la décomposition des décès de l’année 2022 est particulièrement intrigante quand on la compare à la dernière année normale disponible (2019) : « + 29 000 dus au vieillissement et à la hausse de la population, – 21 000 dus à la tendance à la baisse des quotients de mortalité[3] et + 46 000 d’écart entre les décès attendus et observés. ».

Les deux premiers phénomènes jouent en sens inverse et résultent en une hausse nette de 8 000 décès. La hausse structurelle des décès en France (prévue, compréhensible et explicable), engagée depuis 2005, n’en demeure pas moins impressionnante : en 2022 ne demeurent plus que 56 000 unités ou 8% d’écart entre le nombre de naissances et le nombre de décès en France, un écart extrêmement ténu entre les dynamiques de vie et de mort sans équivalent depuis 70 ans.

Restent les 46 000 décès dits « excédentaires » qui tirent l’espérance de vie vers le bas, décès supérieurs en 2022 à ceux de 2021, pourtant année marquée plus fortement par la pandémie de Covid-19. Ce chiffre témoigne avant tout de la combinaison de la violence des épisodes caniculaires de l’été 2022 (qui ont emporté près de 11 000 vies) et de la queue de comète de la pandémie de Covid-19. Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel : l’espérance de vie en France est vraisemblablement entrée dans une phase de précarité sous l’impact des chocs écologiques entendus au sens large (chocs viraux, climatiques, etc.).

Cela rend d’autant moins compréhensible que le débat sur la réforme des retraites se tienne à environnement constant – et notamment à climat constant – quand tout indique que la crise climatique et plus généralement écologique sera un facteur déterminant de la santé et donc de la vie en bonne santé après la retraite, en France comme ailleurs sur la planète.


[1] Rappelons qu’il y a deux façons de calculer l’espérance de vie : de façon « verticale » (calcul dont sont issues les données commentées dans ce billet), il s’agit d’une espérance de vie fondée sur les taux de mortalité par âge observés pour une année donnée (on raisonne sur une génération fictive) ; de façon « horizontale » (et également prospective), en calculant l’espérance de vie par génération fondée sur la réalité historique et anticipée des taux de mortalité par âge (sur ce point, l’INSEE prévoit une hausse de l’espérance de vie par génération).

[2] Cette « nouvelle normalité » est encore plus marquée aux États-Unis, pour des raisons différentes. Dit autrement, la sous-mortalité attendue après le choc de 2020 (comme en 2004 après la canicule de 2003) ne s’est pas manifestée en 2021.

[3] Probabilité, pour les personnes survivantes à un âge donné, de décéder avant l’âge suivant (pratiquement, on divise les décès à un âge donné par les survivants à cet âge).




Le Green Deal dans l’agriculture (I):  quelques éléments de cadrage

par Sandrine Levasseur

Lancé en décembre 2019, le Green Deal ou Pacte Vert formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.



L’agriculture est tout à la fois une composante importante et un acteur essentiel de cette transition écologique. Le présent texte, qui s’inscrit en amont d’une conférence-débat organisée par l’OFCE et consacrée au sujet, propose quelques éléments de cadrage sur le Green Deal dans le secteur agricole. Il fournit des points de repères statistiques sur le secteur agricole dans l’UE et sur les objectifs climatiques et environnementaux que le Green Deal lui assigne à l’horizon 2030. Les données reportées sont essentiellement celles de 2020 pour des raisons de disponibilité et de comparabilité. Un autre texte, à l’issue de la conférence, dressera une synthèse des débats sur les grands enjeux relatifs au Green Deal pour le futur de l’agriculture européenne avec un focus particulier sur l’agriculture française.

L’agriculture européenne : valeur ajoutée et emploi

Au cours des trois dernières années, la valeur ajoutée (VA) du secteur agricole de l’UE s’est établie aux alentours des 200 milliards d’euros, soit l’équivalent de 1,3 % du PIB de l’UE (Tableau 1). En termes de richesse produite, la France et l’Italie constituent les deux premières puissances agricoles. Avec l’Espagne, l’Allemagne et les Pays Bas, elles réalisent près de 70 % de la VA agricole de l’UE et, si on y ajoute les deux autres puissances agricoles plus à l’Est de l’UE, la Pologne et la Roumanie, sept pays concentrent presque 80 % de la VA agricole des vingt-sept pays de l’UE.

En termes d’emploi, la concentration est un peu moins forte : les sept pays susmentionnés représentent 73 % de l’emploi agricole au sein de l’UE. Surtout, le poids de l’emploi agricole dans l’emploi total du pays est sans commune mesure entre, d’une part, la Roumanie (14,4 % en 2020) ou la Pologne (9 %) et, d’autre part, l’Allemagne (1,2 %) ou la France (2,6 %). Globalement, l’agriculture employait près de 7,8 millions de personnes au sein de l’UE en 2022, soit un peu plus de 4 % de l’emploi total. Les données relatives au secteur de l’agroalimentaire font état de 4 millions de personnes occupées dans ce secteur. Au total, ce sont donc les pratiques et l’activité d’environ 12 millions de personnes qui seront concernées directement ou indirectement par les évolutions dans l’agriculture du fait du Green Deal[1].

Les émissions de gaz à effet de serre (EGES) dans l’UE : objectifs du Green Deal et état des lieux

Les objectifs du Green Deal : les grands principes

Le Green Deal se fixe pour objectif d’atteindre la neutralité carbone sur le continent européen d’ici 2050, soit l’équilibre entre les émissions humaines des gaz à effet de serre (EGES) et les captures par les puits naturels (océans, sols, végétation). Son objectif intermédiaire prévoit pour l’UE entière une baisse d’au moins 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Ces objectifs s’inscrivent dans les engagements pris en 2015 dans le cadre des accords de Paris visant à limiter les EGES de façon à maintenir le réchauffement climatique sous les 2°C à la fin du siècle.

L’agriculture n’étant pas un secteur soumis au système d’échange des quotas d’émission (SEQE) de l’UE[2], c’est le règlement de la répartition de l’effort (RRE) qui assigne au secteur agricole de chacun des pays un objectif de réduction d’EGES à l’horizon 2030.

Dans ses grandes lignes, le RRE stipule que :

  • l’agriculture de l’UE devra réduire de 40 % ses EGES à l’horizon 2030 par rapport à 2005, conformément à l’objectif révisé de juillet 2021 [3] ;
  • l’effort est réparti entre les pays en fonction de leur richesse (mesurée par le PIB par tête) et adapté en fonction d’une analyse « coût-efficacité ». Concrètement, les pays les plus riches de l’UE se voient assigner des objectifs de réduction des EGES plus élevés que les pays moins riches. L’effort de réduction s’échelonne ainsi entre 10 % (pour la Bulgarie) et 50 % (pour la Suède, le Luxembourg, l’Allemagne, la Finlande et le Danemark). Pour la France, l’effort de réduction des EGES dans l’agriculture sera de 47,5 % à l’horizon 2030 par rapport à 2005 ;
  • les pays disposent de souplesse pour atteindre leurs objectifs. Notamment, un pays dont les EGES de son secteur agricole sont inférieures à son quota peut reporter l’allocation non utilisée sur les années suivantes jusqu’en 2030. Á l’inverse, si ses EGES dépassent le quota, le pays peut emprunter les allocations de l’année suivante.

États des lieux sur les EGES

En 2020, l’UE a émis un total de 3,1 milliards de tonnes équivalents CO2, soit une baisse de 33 % par rapport à 1990 selon les données de l’EEA[4].

Á elle seule, l’agriculture a émis l’équivalent de 382,4 millions de tonnes de CO2 en 2020, soit environ 12 % du total des EGES de l’UE. La réduction des EGES dans le secteur agricole par rapport à 1990 a été de l’ordre de 21%, soit moins soutenue que dans les autres secteurs de l’UE. En fait, depuis 2012, les EGES du secteur agricole ne diminuent plus tandis que celles des autres secteurs ont poursuivi leur tendance baissière (Graphique 1).

Les grands pays agricoles de l’UE sont aussi les grands émetteurs de GES du secteur (Graphique 2). La corrélation entre ces deux variables n’est cependant pas parfaite.  Des pays tels que l’Italie et l’Espagne pèsent d’un poids relativement peu important en termes d’EGES au regard du poids de leur secteur agricole. Á l’inverse, l’Irlande, la Pologne ou encore l’Allemagne émettent beaucoup de GES relativement au poids de leur agriculture. Pour une large part, ces différences de poids s’expliquent par la spécialisation de leur agriculture et notamment par l’importance plus ou moins grande de leur cheptel bovin (voir plus bas).

La fermentation entérique, soit l’émanation de méthane qui résulte de la digestion des ruminants, représente 43 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE tandis que l’exploitation des sols en génère 39 % (Graphique 3). La production d’effluents (essentiellement liés au fumier) contribue grossièrement au reste, soit environ 15 % du total des EGES du secteur agricole de l’UE.

Les bovins, et tout particulièrement les vaches laitières, sont des sources importantes d’émission de méthane (respectivement 60 et 120 kg/an par animal). Á l’autre extrême, les porcins émettent peu de méthane (1,5 kg/an) et les volailles encore moins (moins de 0,1 kg/an).

Une forte spécialisation en cheptel bovin, comme c’est le cas de la France mais aussi d’un « petit » pays comme l’Irlande, aura donc un impact important en termes d’EGES. Par exemple, l’écart entre la France et l’Allemagne de 10 millions de tonnes d’EGES (en équivalent CO2) liées à la fermentation entérique s’explique par la production en France de 21 millions de bovins (hors vaches laitières) contre « seulement » 11 millions en Allemagne. Le cas irlandais est aussi très illustratif : 11e puissance agricole de l’UE en termes de VA (Graphique 2), l’Irlande est le 6e pays émetteur de GES du secteur agricole en raison d’un élevage bovin important et équivalent à celui de l’Italie, de l’Espagne ou de la Pologne.

Les objectifs de réduction des EGES dans l’agriculture de l’UE à l’horizon 2030

Si les objectifs de réduction des EGES sont respectés, l’agriculture de l’UE émettra au plus 233,4 millions de tonnes de GES en 2030, soit une baisse des EGES de 149 millions de tonnes entre 2020 et 2030. L’agriculture française devra diminuer son émission d’environ 30 millions de tonnes pour émettre au plus 40 millions de tonnes de GES et ceci, au plus tard en 2030 (Tableau 2).

En raison du poids de son agriculture et, en particulier de son importance dans la production de bovins, la France devra contribuer à hauteur de 20 % à la réduction des EGES générées par l’agriculture européenne. Il est intéressant de noter que pour un poids de son agriculture à peu près équivalent, l’Italie émet actuellement moitié moins de GES que la France et contribuera moitié moins à l’objectif de réduction des EGES du secteur agricole européen à l’horizon 2030. 

Les autres objectifs du Green Deal

Outre la réduction des EGES, le Green Deal définit d’autres objectifs interdépendants et complémentaires, notamment au travers de la stratégie From Farm-To-Fork (De la ferme à la fourchette) dite encore F2F et de la stratégie Biodiversité. Elles se traduisent par le respect d’objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que :

– Consacrer a minima 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ;

Diviser par deux le recours et le risque liés aux pesticides et à l’usage des antibiotiques pour l’élevage ;

Réduire de 20 % l’utilisation d’engrais chimiques.

Ces objectifs visent à soutenir les objectifs de réduction des EGES, et plus généralement à accélérer la transition écologique. Pour autant, leur visée est beaucoup plus large puisqu’il s’agit aussi d’améliorer la santé et le bien-être des Européens.

Objectif de terres agricoles consacrées à l’agriculture biologique

En 2020, moins de 10 % des surfaces agricoles de l’UE était couverte par l’agriculture biologique, avec des disparités très marquées selon les pays allant de 25,7 % en Autriche (et 22,4 % en Estonie) à 0,6 % sur l’île de Malte (et 1,5 % en Irlande). En France, la part des surfaces agricole couverte par l’agriculture est de 8,7 %, soit un peu en deçà de la moyenne de l’UE mais avec une dynamique plus soutenue (Graphique 4). La poursuite de cette dynamique n’est cependant pas assurée. Selon certains observateurs, l’agriculture biologique serait, d’une part, concurrencée par d’autres labels à visée environnementale mais moins contraignants et d’autre part, la demande de produits biologiques, qui avait été soutenue en 2020 dans le contexte des confinements liés à la Covid-19, pâtirait maintenant du contexte inflationniste.

Objectifs liés à l’usage des pesticides et des antibiotiques pour l’élevage

Concernant les pesticides, deux objectifs ont précisément été définis : une réduction de 50 % dans l’usage et le risque des pesticides chimiques, d’une part, et une réduction de 50 % dans l’usage des pesticides dangereux, d’autre part. Dans les deux cas, l’horizon pour atteindre les objectifs est 2030 et la moyenne des années 2015-2017 constitue la référence.

La tendance qui se dégage au sein de l’UE est celle d’une réduction dans l’usage (et le risque) de ces deux types de pesticides, mais de façon plus marquée pour les pesticides dangereux (- 26 % par rapport à 2015-2017 ; Tableau 3) que pour les pesticides chimiques (- 14 %). L’agriculture française suit cette tendance à la baisse et ce, de manière encore plus marquée pour l’usage des pesticides chimiques (- 21 % par rapport à 2015-2017). Á l’inverse, des pays comme la Bulgarie, l’Autriche ou encore le Danemark n’ont pas suivi cette tendance baissière pour l’un et/ou l’autre des indicateurs de pesticides. Pour ces pays, les efforts de réduction pour atteindre les objectifs à l’horizon 2030 seront donc conséquents[5].

Par ailleurs, l’usage de certains pesticides, pourtant jugés dangereux et interdits par la Commission européenne, fait l’objet de dérogations de manière récurrente. Ainsi, entre 2019 et 2022, quelques 236 dérogations ont été accordées à des substances « hautement toxiques », dont près de la moitié pour des néonicotinoïdes (les insecticides dits « tueurs d’abeilles »). La Roumanie est le pays qui a le plus bénéficié de dérogations, suivie par la République tchèque, la Finlande et la Pologne.

Concernant l’usage d’antibiotiques à destination des animaux, l’objectif de réduction est de 50 % à l’horizon 2030 par rapport à 2018. Partant de niveaux élevés, voire très élevés, en 2021, certains pays devront faire des efforts importants en vue de réduire les ventes d’antibiotiques à usage vétérinaire à l’horizon 2030 (Tableau 4). C’est notamment le cas de la Bulgarie, de la Hongrie ou encore de la Pologne. Cependant, les exemples de l’Italie ou de l’Espagne montrent qu’il est possible en très peu d’années de réduire les prescriptions et donc les ventes d’antibiotiques, en changeant les pratiques vétérinaires.

Objectifs en matière d’engrais chimiques

En matière d’engrais chimiques (essentiellement, l’azote et le phosphore), l’objectif du Green Deal est de réduire de 50 % la perte en nutriments des sols à l’horizon 2030[6]. Selon la Commission européenne, cet objectif permettra de réduire l’usage des engrais chimiques d’au moins 20 % au même horizon. Á notre connaissance, l’année de référence pour calculer l’objectif n’a pas encore été fixée. En outre, les données d’Eurostat en azote et phosphore devenant très incomplètes à partir de 2015, il n’est pas possible de proposer un bilan exhaustif de l’état d’avancement pour ces objectifs.

Si on se concentre sur les bilans en fertilisation azotée de la France et de l’Allemagne pour lesquels les données sont disponibles sur longue période, la tendance qui se dégage est celle d’une réduction des pertes en éléments nutritifs des sols, la réduction étant plus forte pour l’Allemagne (- 62 % entre 1990 et 2019) qui part cependant d’un montant par hectare de SAU (Surface agricole utile) beaucoup plus élevé que la France (Graphique 5). Globalement, le bilan en fertilisation azotée de la France s’inscrit en deça de ce qui est observé au sein de l’UE.

Conclusion

Le Green Deal dote l’Union européenne d’objectifs importants et ambitieux en matière climatique et environnementale pour tous les secteurs en général et pour l’agriculture en particulier. Une simple introspection des évolutions passées montre que certains objectifs risquent d’être difficilement atteints par tout ou partie des pays de l’UE à l’horizon 2030 sans une modification substantielle des pratiques agricoles, sans innovations techniques et technologiques majeures mais aussi sans changement des comportements alimentaires. Sans tout cela, il sera difficile d’atteindre la neutralité carbone tout en garantissant la sécurité alimentaire de l’Union européenne mais aussi celle de pays tiers dépendant de l’agriculture européenne.


[1] Les données d’emploi du secteur agricole et du secteur agroalimentaire ne sont pas directement comparables. Dans l’agriculture, l’unité est de « 1 000 heures travaillées » par an tandis que dans l’agroalimentaire, il s’agit de personnes occupées (salariés ou non, ne travaillant pas forcément à plein temps). Ces unités de mesure, moins standard que celles d’équivalent plein temps, sont le reflet de la polyactivité assez développée dans l’agriculture et l’agroalimentaire.

[2] Les autres secteurs non concernés par le SEQE, lequel fixe un prix au carbone, sont les bâtiments, le transport routier et le transport maritime intérieur, les déchets et les petites industries.

[3] Le précédent objectif était de 30 %.

[4] Les données sont fournies par l’EEA (European Environment Agency) et republiées par Eurostat. Les données d’émissions sont nettes des recaptures. Elles sont définies en « équivalent CO2 » pour tenir compte du fait que certains gaz ont un effet de serre (autrement dit, un pouvoir réchauffant de l’atmosphère) beaucoup plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2). C’est notamment le cas du méthane qui a un pouvoir réchauffant 25 fois supérieur à celui du CO2. On applique donc aux statistiques d’EGES de méthane un coefficient multiplicateur de 25 de façon à obtenir leur équivalence « carbone » en termes d’émissions.

[5] Les données sont manquantes pour un certain nombre de pays dont la Pologne et l’Espagne, certains pays de l’UE ayant refusé de fournir des données relatives à l’usage des pesticides sur une périodicité annuelle.

[6] La présence d’azote et de phosphore dans le sol est nécessaire à la croissance des végétaux. Cependant, en quantités trop importantes dans le sol, non ingérées, l’azote et le phosphore polluent les eaux et affectent leurs écosystèmes, d’où l’objectif de réduire « la perte en nutriments des sols ».




La retraite : une question d’âge ou de température ?

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.



Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.


Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.