Trading à haute fréquence et régulation économique, un arbitrage inéluctable entre stabilité et résilience des marchés financiers

par Sandrine Jacob Leal et Mauro Napoletano

Au cours des dernières décennies, le trading à haute fréquence (THF) a fortement augmenté sur les marchés américains et européens. Le THF représente un défi majeur pour les autorités de régulation du fait, d’une part, de la grande variété de stratégies de trading qu’il englobe (AFM, 2010 ; SEC, 2010) et d’autre part des incertitudes qui planent toujours autour des avantages nets de cette innovation financière pour les marchés financiers (Lattemann et al., 2012 ; ESMA, 2014 ; Aguilar, 2015). Par ailleurs, bien que le THF ait été identifié comme l’une des causes probables des krachs éclairs (Jacob Leal et al., 2016), aucun consensus n’a encore réellement émergé sur les causes fondamentales de ces phénomènes extrêmes. Certains pays ont déjà décidé de réguler le THF[*]. Cependant, les approches adoptées jusqu’à présent varient en fonction des régions.

Les problèmes mentionnés ci-dessus renvoient directement au débat sur la régulation économique et son efficacité face aux effets néfastes du THF et des krachs éclairs. Nous contribuons à ce débat dans un nouvel article publié dans la revue Journal of Economic Behavior and Organization, dans lequel nous étudions l’effet d’un ensemble de mesures de régulation au travers d’un modèle multi-agents dans lequel les krachs éclairs émergent de façon endogène (Jacob Leal et Napoletano, 2017). Contrairement à notre précédant modèle (Jacob Leal et al., 2016), nous endogénéisons cette fois l’annulation des ordres caractéristique du THF. Ce modèle est ensuite utilisé comme un laboratoire afin d’étudier l’effet sur les marchés d’un certain nombre de mesures de régulation économique visant le THF. Notre modèle est particulièrement adapté et pertinent dans ce cas car, contrairement aux travaux existants (par exemple, Brewer et al., 2013), il est capable de générer de façon endogène les krachs éclairs, résultat des interactions entre les traders basse fréquence et les traders haute fréquence. Par ailleurs, nous examinons dans ce travail un plus grand nombre de mesures que les travaux existants. Notre objectif étant d’étudier l’effet des mesures de régulation proposées et mises en œuvre en Europe et aux États-Unis face à la montée du THF. La liste comprend des mesures relatives à la microstructure des marchés (comme les « circuit breakers »), des mesures de type « command-and-control » (comme les temps de garde des ordres minimaux) et les mesures qui influencent les incitations des traders (comme les frais d’annulation ou la taxe sur les transactions financières).

Après avoir vérifié la capacité de notre modèle à reproduire les principaux faits stylisés des marchés financiers, nous avons analysé l’efficacité des mesures de régulation économique susmentionnées.

Ainsi, nos résultats démontrent que les tentatives afin de réduire la fréquence d’activité des traders à haute fréquence, en les empêchant par exemple d’annuler fréquemment et rapidement leurs ordres à travers des temps de garde des ordres minimaux ou des frais d’annulation, ont des effets bénéfiques sur la volatilité des marchés et sur les krachs éclairs. Par ailleurs, nous montrons que l’introduction d’une taxe sur les transactions financières produit des résultats similaires (bien que l’ampleur des effets soit moindre) puisque cette mesure décourage le THF.

En résumé, ces mesures qui permettent d’imposer une limite à la vitesse du trading s’avèrent être des instruments efficaces pour réduire la volatilité des marchés et l’occurrence des krachs éclairs. Ces résultats confirment les conjectures de Haldane (2011) quant à la nécessité de s’attaquer à la «course effrénée» des traders HF afin d’améliorer la stabilité financière.

Cependant, nous constatons que ces mesures de régulation engendrent également une plus longue durée des krachs éclairs.

Par ailleurs, nos résultats révèlent que la mise en œuvre des circuit breakers a des effets mitigés. D’une part, l’introduction de circuit-breaker ex ante réduit nettement la volatilité des prix et supprime totalement les krachs éclairs. Ce résultat s’explique par le fait que ce type de mesures permet une intervention en amont de la chute brutale des prix, source du krach. D’autre part, les circuit breakers ex post n’ont aucun effet sur la volatilité des marchés et le nombre des krachs éclairs mais augmentent la durée des krachs éclairs.

En conclusion, nos résultats indiquent qu’en matière de régulation économique du HFT, il y a un arbitrage inéluctable entre la stabilité et la résilience du marché. Ainsi, nous démontrons que les mesures de régulation qui améliorent la stabilité du marché – en termes de volatilité moindre et d’incidence des krachs éclairs – impliquent également une détérioration de la résilience du marché – en termes de capacité réduite du prix des titres à se rétablir rapidement après un krach. Cet arbitrage s’explique par le double rôle joué par le THF dans les dynamiques de notre modèle. En effet, d’une part, le THF s’avère jouer un rôle fondamental à l’origine des krachs éclairs, du fait notamment des larges fourchettes de cotation créées ponctuellement et de la concentration de leurs ordres à la vente. D’autre part, le THF contribue à rétablir rapidement la liquidité du marché favorisant ainsi la reprise du prix des titres à la suite d’un krach.

[*] Certaines actions et enquêtes sans précédent de la part des régulateurs locaux ont été largement rapportées dans la presse (Le Figaro, 2011; Les Echos, 2011; 2014; Le Monde, 2013; Le Point, 2015).

 




Sur la double nature de la dette

par Mattia Guerini, Alessio Moneta, Mauro Napoletano, Andrea Roventini

Les crises financière et économique de 2008 ont été fortement liées à la dynamique de la dette. En fait, une étude de Ng et Wright (2013) rapporte qu’au cours des trente dernières années, toutes les récessions américaines avaient des origines financières.

La figure 1 montre que les dettes des entreprises privées non financières (ligne verte) et les prêts immobiliers (ligne bleue) ont augmenté régulièrement aux Etats-Unis depuis les années 1960 et jusqu`à la fin du XXe siècle. De plus, dans les années 2000, la dette liée au prêts immobiliers est passée d’environ 60% à 100% du PIB en moins d’une décennie. Cette situation est devenue insoutenable en 2008 avec l’explosion de la bulle des crédits hypothécaires (les subprime). Ensuite les prêts immobiliers ont fortement diminué tandis que le ratio dette publique / PIB des États-Unis (ligne rouge) est passé de 60% à un niveau légèrement supérieur à 100% en moins de 5 ans, comme conséquence de la réponse de la politique budgétaire à la Grande Récession.

IMG1_post24-01La forte croissance de la dette publique a suscité des inquiétudes par rapport la soutenabilité des finances publiques et, aussi, sur les possibles effets négatifs de la dette publique sur la croissance économique. Certains économistes ont même avancé l’idée d’un seuil de 90% dans le rapport dette publique/PIB, en dessus duquel la dette publique nuirait à la croissance du PIB (voir Reinhart et Rogoff, 2010). Malgré un grand nombre d’études empiriques contredisant cette hypothèse (voir Herdon et al., 2013 et Égert, 2015 comme exemples récents), le débat entre les économistes est toujours ouvert (voir Ash et al., 2017 et Chudik et al., 2017).

Nous avons contribué à ce débat dans un document de travail (voir Guerini et al., 2017), qui sera publié prochainement dans la revue Macroeconomic Dynamics. Dans cette contribution, nous étudions conjointement l’impact de la dette publique et privée sur la dynamique du PIB américain en exploitant de nouvelles techniques statistiques que nous permettent d’identifier les relations causales entre les variables reposant seulement sur la structure des données[1]. Cela nous a permis de garder une perspective « agnostique » dans l’identification de la causalité et donc plus robuste par rapport aux possibles restrictions suggérées par telle ou telle théorie économique et donc en « laissant parler les données ».

Les résultats obtenus suggèrent que les chocs de dette publique affectent positivement et durablement la production (voir la figure 2, panneau de gauche)[2]. En particulier, nos résultats apportent des preuves contre l’hypothèse selon laquelle la croissance de la dette publique diminue la croissance du PIB aux États-Unis. En effet, nous trouvons que l’augmentation de la dette publique, entraînée par une augmentation des dépenses publiques en investissements, génère aussi des hausses dans les investissements privés (voir la figure 2, à droite) confirmant à cet égard, les conjectures effectuées par Stiglitz (2012). Cela implique que les dépenses publiques et, plus généralement, la politique budgétaire expansionniste stimulent la production à court et à moyen terme. Il en ressort que les politiques d’austérité ne semblent pas être la réponse politique appropriée pour surmonter une crise.

IMG2_post24-01Au contraire, nous ne trouvons pas des effets positifs significatifs liés à une augmentation de la dette privée, et en particulier lorsque l’on se concentre sur la dette liée aux prêts immobiliers. Plus précisément, nous constatons que les effets positifs des chocs sur la dette privée ont une taille plus faible que ceux sur la dette publique, et qu’ils disparaissent avec le temps. En outre, l’augmentation des niveaux de la dette hypothécaire a un impact négatif sur la dynamique de la production et de la consommation à moyen terme (voir la figure 3), tandis que leurs effets positifs ne sont que temporaires et relativement légers. Un tel résultat semble correspondre pleinement aux résultats de Mian et Sufi (2009) et de Jordà et al. (2014): une croissance excessive des prêts immobiliers alimente les bulles réelles d’actifs, mais lorsque ces bulles éclatent, elles déclenchent une crise financière, qui transmet visiblement ses effets négatifs au système économique réel sur un horizon de temps long.

IMG3_post24-01Un autre fait intéressant qui ressort de nos recherches est que l’autre forme la plus importante de dette privée – à savoir la dette des sociétés non financières (SNF) – ne génère pas d’impacts négatifs à moyen terme. En effet (comme on peut le voir dans la figure 4), l’augmentation du niveau d’endettement des SNF semble avoir un effet positif à la fois sur le PIB et sur la formation brute de capital fixe.

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En conclusion, nos résultats suggèrent que la dette a une double nature : différents types de dettes ont un impact différent sur la dynamique macroéconomique agrégée. En particulier, les menaces possibles sur la croissance de la production à moyen et long terme ne semble pas provenir de la dette publique (qui pourrait bien être une conséquence d’une crise), mais plutôt d’une augmentation excessive du niveau de la dette privée. En outre la croissance de la dette liée au prêts immobiliers semble être beaucoup plus dangereuse que celle liée aux activités d’investissement et de production des entreprises non financières.

 

[1] En particulier, nous utilisons un algorithme de recherche causale basé sur l’analyse ICA (Independent Component Analysis) pour identifier la forme structurelle de la VAR cointégrée et résoudre le problème de la double causalité. Pour plus de détails sur l’algorithme ICA, voir Moneta et al. (2013). Pour plus de détails sur ses propriétés statistiques, voir Gourieroux et al. (2017).

[2] Lors du calcul des fonctions de réponse impulsionnelle, nous appliquons un choc de Déviation Standard (DS) à la variable de dette concernée. Ainsi, par exemple, sur l’axe des y de la figure 2, panneau de gauche, on peut lire qu’un choc de 1 DS à la dette publique a un effet positif de 0,5% sur le PIB à moyen terme.




Some reflections on the ECB’s Comprehensive Assessment

Mauro Napoletano[1] and Stefano Battiston[2]

(Ce texte n’est pas publié en français)

The European Central Bank (ECB) officially released the results of its Comprehensive Assessments of euro area banks on October 26th, thus making a very important step towards the creation of the European Banking Union. The ECB exercise unveiled the global robustness of the euro area banking sector despite the bumpy week financial markets had after its release. On the one hand, most banks hit by important financial shocks and affected by privately and publicly funded re-capitalization efforts (as in Spain) passed the stress test hurdle. On the other hand, fragilities were identified only in few countries (notably Italy, Greece and Portugal) and were basically the result of balance-sheet problems in some big institutes therein (e.g. Monte dei Paschi di Siena in Italy). One may nonetheless wonder whether the above picture of global stability, emerging from the results of the ECB assessment, is well-founded, and whether the methods used by the ECB, and the consequent re-capitalization efforts required, will be sufficient to insulate the Euro Area financial systems from financial meltdowns like the one of 2008/2009.

To shed more light on such issues it is important to remark that the Comprehensive Assessment is articulated into two blocks[3]. The first one, the stress test on banks, amounts to a check of the robustness of bank’s balance sheets in adverse scenarios provoked by financial and real shocks of different nature. The second one is the so-called “Asset Quality Review” (AQR) and corresponds to a point-in-time evaluation of the assets portfolio of Euro Area banks with the goal of identifying problematic assets. The AQR constitutes a great innovation of 2014 assessment with respect to similar ones carried out in 2010 and 2011, which did not feature a detailed evaluation of banks’ asset book. Performing such a comprehensive evaluation has two clear advantages. First, it is a big step towards improving the overall transparency of the financial system. Second, and relatedly, it helps regulating authorities to get important details about the degree of complexity of the asset side of banks, which has played a key role in the unfolding of the financial crisis of 2008/2009. The Euro-Area comprehensive AQR is not the only positive aspect of the current assessment. Other welcomed novelties are represented by the higher coverage of the current assessment (130 banks) with respect to the sample of banks considered in the 2010 and 2011 stress tests[4] (respectively 91 and 90 banks). Moreover, the scope of macro-shocks and country-specific shocks considered in the stress tests was broader. More in detail, the ECB considered four different types of adverse financial and real shocks that could threaten banks stability: a) an increase in global bond yields; b) a deterioration of credit quality; c) a stalling of policy reforms; d) a lack of necessary balance-sheet repair to maintain affordable market funding. Finally, the 2014 assessment has been based on a unified methodology, which has limited the discretional interpretation of rules by national authorities and by banks.

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The ECB assessment constitutes an important step towards a better monitoring of euro area financial stability. At the same time, the structure and the methods used by the ECB lead one to raise more than one concern the overall stability picture that emerges out of it. Recent accounts of the ECB’s exercise stress that the ECB assessment has partially accounted for some important banking risks, like for instance liquidity risk (the risk of not being able to honor payments). In addition, results of the AQR and the stress tests were conducted in parallel. Accordingly, results from the evaluation of the quality of banks asset books were not used to test the stability of the bank themselves. Last but not least the ECB performed the assessment using a bottom-up approach, i.e. relying on the information provided by banks and national regulators. The latter were in close contact with banks in their country to check the validity of the information. This governance structure of the assessment poses some problems, as national regulators may have the incentive not to disclose relevant information that would reveal the extent of the capital shortfall in their countries.

However, the main weakness of the ECB assessment as a banks’ financial robustness exercise probably lies in the failure to consider one fundamental property of current financial systems (Euro-Area one included), namely its interconnectedness. Indeed, the financial system is structured as a complex web of financial relationships of very different nature (e.g. unsecured lending, repurchasing agreements, derivatives) and among different types of actors (e.g. banks, hedge funds, money market, pension funds).

There is a growing consensus around the idea that financial interlinkages play an important role in the emergence of financial instabilities. Their role is also acknowledged by the Basel Committee on banking supervision that uses interconnectedness as one of the dimensions to determine the list of Globally Systemic Financial Institutions (G-SIBs). Figure 1 provides a visual idea of an empirically-observed network of financial inter-linkages across some major banks. Links appearing in the figure show the estimated impact of a bank on the balance sheet of another one and were estimated at the peak of the 2008/2009 financial crisis (March 2009, i.e. the period of minimum market capitalization of banks) by using the “Debt-Rank” method developed in Battiston et al. (2012). In the figure higher systemic importance is identified by the color of the node by a more central location of the node. In other words, banks colored in red (rather than in yellow or in green) and closer to the center are also the banks that are systemically more important, in the sense that the default of one of them would have larger impact on other institutions in the financial system.

One main reason why financial linkages matter for financial instability is that they can have ambiguous effects on the risk exposure of banks: on the one hand, they increase individual profitability and reduce individual risk, but on the other hand, they may generate important external effects (e.g. my insolvency can become yours if it causes a significant drop in the value of your assets), thus increasing systemic risk. On this topic several issues remain open but much work has already been done in recent years and two main “transmission channels” have been emphasized. First, shocks move from a bank to another via the direct interlocks between balance sheets. That is, since the liabilities of one bank are the assets of some other banks, the default of the debtor may imply a loss for the creditors. Likewise, in case creditors decide to hoard liquidity rather than providing it to other market players, this has negative external effects to other institutions as it can reduce the liquidity accruals of the latters and the overall liquidity in financial markets. Second, there are indirect connections among banks due to the fact that they invest in common assets. This implies that, for instance, if as a result of a shock on the price of an asset, a bank sells a quantity of that asset sufficient to move down the price, the other banks holding the same asset will experience both the initial shock and the secondary shock and may start in turn to sell the asset themselves, triggering a devaluation spiral.

Embedding the above described channels of financial contagion and distress is thus fundamental for a proper evaluation of the stability of banks in the euro area financial system, and for the stability of the system as a whole. Indeed, interconnectedness implies that the stability of one bank cannot be assessed independently from the stability of other banks in the system. It also implies that the stability of the financial system as a whole cannot be reduced to the sheer sum of the stability of the single banks composing it. The AQR uses the Basel Committee’s G-SIBs list (which does account for interconnectedness) to classify banks in the euro-area. However, the notion interconnectedness is not used, neither in the evaluation stage of the AQR nor in the stress test.

To sum up, the ECB assessment is a key step towards the creation of a banking union in the Euro Area. At the same time, it is important that financial network aspects are taken into serious consideration, to get better measures of the possible financial fragilities of banks and of the necessary actions to tame them. Some stress tests methodologies accounting for the complex features and consequences of financial inter-linkages are already available (see e.g. the discussion in Staffen, 2014, and the works of Markose et al., 2012 and Battiston et al., 2012). It is also likely that the new data resulting from the ECB’s AQR will foster future research on these new stress test methodologies and bring some of their hints in the future assessments of the euro area banking sector.

 


[1] OFCE, Skema Business School, Sophia-Antipolis (France), and Scuola Superiore Sant’Anna, Pisa (Italy).      E-mail address: mauro.napoletano@sciencespo.fr

[2] Department of Banking and Finance, University of Zürich. E-mail address: stefano.battiston@uzh.ch

[3] The ECB has conducted a comprehensive assessment of 130 banks in the euro area. The AQR was undertaken by the ECB and national competent authorities (NCAs), and was based on a uniform methodology and harmonized definitions. The stress test was undertaken by the participating banks, the ECB, and NCAs, in cooperation with the European Banking Authority (EBA), which also designed the methodology along with the ECB and the European Systemic Risk Board (ESRB). See the ECB comprehensive assessment aggregate report for more details.

[4] The 2010 and 2011 stress tests exercises were EU-wide and conducted by the EBA in collaboration with national supervisory authorities.




La java des fréquences : une explication du « krach éclair »

par Sandrine Jacob Leal[1], Mauro Napoletano[2], Andrea Roventini[3],  Giorgio Fagiolo[4]

Le 6 mai 2010, conjointement à la chute sans précédent du cours de l’E-Mini S&P 500[5], de nombreux indices boursiers américains, y compris l’indice Dow Jones, se sont effondrés en quelques minutes (les baisses enregistrées ont été de plus de 5%), et ont rebondi tout aussi rapidement, jusqu’à récupérer une grande partie des pertes observées. Au cours de ce « krach éclair », la plupart des prix des actifs ont perdu tout rôle informationnel. En particulier, plus de 20 000 transactions, portant sur plus de 300 titres, ont été exécutées à des prix bien au-delà de leur valeur avant le krach (des écarts de plus de 60% ont été notés). Certains contrats ont par exemple été exécutés à 0,01$ ou en de-deçà, ou à plus de 100 000$, avant que le prix de ces titres reviennent à leurs niveaux d’avant le krach (CFTC et SEC, 2010). Ces anomalies excessives des prix ont été associées à une évaporation soudaine de la liquidité sur le marché, à une volatilité accrue du prix des actifs et à une crise de confiance prolongée sur ces marchés (les volumes journaliers moyens sont restés à des niveaux faibles pendant plusieurs mois après cet épisode). En outre, de tels incidents peuvent être à l’origine de crises systémiques notamment du fait de pratiques de comptabilité financière basées sur la valeur de marché. Dès lors, les actifs des banques et autres institutions financières sont évalués à leur prix de marché.

Le « krach éclair » du 6 mai 2010, largement relayé dans la presse écrite, n’a pas été un événement isolé. Des épisodes similaires ont été depuis observés sur plusieurs places financières. Les effets déstabilisants des « krachs éclairs » ont incité les organismes de réglementation, les politiques et les chercheurs à s’y intéresser tout particulièrement. Au cours des quatre dernières années, de nombreuses conjectures ont été avancées pour tenter de clarifier les origines du phénomène et de proposer des mesures réglementaires capables de le prévenir et/ou de réduire ses conséquences. La plupart de ces propositions repose sur le rôle du trading à haute fréquence. Comme le suggère un rapport de la SEC de 2010, les traders à haute fréquence ont probablement joué un rôle capital dans l’amplification du krach, notamment du fait de l’afflux massif d’ordres de vente. Cependant, à ce jour, aucune explication ne s’impose vraiment et le débat sur les coûts et les avantages du trading haute fréquence ainsi que son rôle dans le déclenchement des « krachs éclairs » reste encore ouvert. Certains travaux suggèrent que les traders à haute fréquence nuisent à l’efficience des marchés, en exacerbant la volatilité des cours, en réduisant la liquidité et en alimentant parfois les « krachs éclairs ». D’autres études montrent que les traders à haute fréquence ne sont finalement que les « nouveaux » teneurs de marché, qui fournissent un flux, quasi continu, de liquidité et contribuent ainsi à réduire les coûts de transaction, et à favoriser la découverte des prix et l’efficience des marchés.

L’absence d’un consensus sur les bénéfices nets du trading à haute fréquence n’est cependant pas si surprenante. En effet, ce mode d’intervention sur les marchés, caractérisé par des algorithmes ultra-rapides, constitue une véritable innovation financière, dont l’impact social est difficile à évaluer compte tenu de la pléthore d’externalités associées, souvent imprévisibles, et de la complexité sous-jacente et avérée des marchés financiers. Dans ce contexte, les modèles multi-agents constituent une approche adaptée et efficace afin d’analyser l’impact d’innovations financières, telles que le trading à haute fréquence, sur les dynamiques de marché. Ce type de modélisation permet de concevoir des marchés artificiels au sein desquels les fluctuations de cours émergent directement des interactions entre agents hétérogènes, souvent dotés d’un éventail de stratégies de trading, pouvant aller des plus simples aux plus sophistiquées (comme celles utilisées notamment par les traders à haute fréquence).

Dans un Document de Travail de l’OFCE 2014-03, nous développons un modèle multi-agents d’un marché boursier organisé autour d’un carnet d’ordres à cours limité, dans lequel des traders à haute fréquence, hétérogènes, interagissent avec des traders à basse fréquence. L’objectif principal de ce travail est d’une part d’étudier le rôle du trading haute fréquence dans l’apparition de « krachs éclairs » et, plus généralement, de périodes de volatilité accrue sur les marchés financiers. D’autre part, il s’agit d’identifier parmi les traits distinctifs du trading à haute fréquence ceux qui sont les plus dommageables pour la stabilité des marchés et donc les plus à même d’expliquer les incidents de type « krach éclair ». Cette étude permet également de proposer des éléments de compréhension de la phase de reprise du marché à la suite du krach.

Notre modèle représente un marché dans lequel les traders à basse fréquence achètent et vendent un titre et peuvent adopter soit une stratégie de trading de type fondamentaliste soit chartiste, sur la base de leur performance. Les traders à haute fréquence se distinguent des précédents, non seulement en termes de rapidité d’intervention sur le marché, mais également en termes de règles d’activation et de comportement. Tout d’abord, contrairement aux stratégies des traders à basse fréquence, qui sont basées sur un temps chronologique, le trading algorithmique inhérent à la haute fréquence conduit naturellement ces traders à adopter des règles d’activation « event driven », c’est-à-dire qui reposent sur une mesure différente du temps, basée sur l’occurrence d’événements. En conséquence, les traders à basse fréquence, qui interviennent sur le marché à intervalles constants et exogènes, coexistent avec des traders à haute fréquence, qui participent aux échanges à une fréquence déterminée de façon endogène en fonction des variations de prix. Ensuite, les traders à haute fréquence adoptent des stratégies directionnelles qui visent à tirer profit de l’information contenue dans le carnet d’ordres, relative aux prix et aux volumes, issue des ordres des traders à basse fréquence. Enfin, les traders à haute fréquence ne conservent leurs positions ouvertes que pour de très courtes périodes et ont la particularité d’annuler fréquemment leurs ordres.

Pour analyser ce modèle, nous procédons à des simulations numériques. Nos résultats démontrent notamment que les « krachs éclairs », associés à une volatilité accrue du cours des titres, n’émergent que si les traders à haute fréquence sont présents sur le marché.

Dès lors, pourquoi les « krachs éclairs » apparaissent-ils en présence de traders à haute fréquence ? Dans ce travail, nous montrons clairement que l’émergence de « krachs éclairs » n’est pas seulement imputable à la vitesse d’action de ce type de traders, mais est davantage liée au déploiement de stratégies de trading, propres au trading à haute fréquence, leur permettant d’une part d’absorber la liquidité disponible sur le marché, créant ainsi une fourchette de cotation[6] élevée, et d’autre part de vendre massivement un titre, lorsque la liquidité fait le plus défaut sur le marché.

Enfin, nous considérons l’impact de l’annulation des ordres par les traders à haute fréquence sur la dynamique des prix. Ces comportements ont fait l’objet d’une attention toute particulière, notamment dans les débats publics récents, car ces méthodes peuvent être utilisées de façon stratégique afin d’influencer les cours à leur avantage. Les traders à haute fréquence remplissent ainsi les carnets d’ordres factices en quelques microsecondes, dans le seul but de les annuler tout aussi rapidement. Dans ce travail, nous suggérons que des niveaux élevés d’annulation d’ordres ont un effet ambigu sur ​​l’évolution des cours. Des annulations importantes d’ordres conduisent à une plus grande volatilité des titres et à des « krachs éclairs » plus fréquents, mais aussi à un rebond des cours plus rapide, réduisant ainsi la durée des « krachs éclairs ». Les annulations d’ordres, largement utilisées par les traders à haute fréquence, ont donc des conséquences plus complexes que celles avancées jusqu’à présent. Ainsi, les mesures de réglementation qui visent à limiter ces pratiques devraient tenir compte de telles dynamiques.

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[1] CEREFIGE – ICN Business School (Nancy-Metz) France, et GREDEG. Adresse: ICN Business School (Nancy-Metz) 13, rue Michel Ney, 54000 Nancy (France). Tel: +33 383173776. Fax:+33 383173080. Courriel: sandrine.jacob-leal@icn-groupe.fr

[2] OFCE, Skema Business School, Sophia-Antipolis (France), et Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie). Courriel: mauro.napoletano@sciencespo.fr

[3] Université de Verone (Italie); Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie), et OFCE, Sophia-Antipolis (France). Courriel: andrea.roventini@univr.it

[4] Scuola Superiore Sant’Anna, Pise (Italie). Courriel: giorgio.fagiolo@sssup.it

[5] Contrat à terme sur Indice S&P500.

[6] L’écart entre le prix acheteur et le prix vendeur observé dans le carnet d’ordres.