Baisse de la fiscalité sur les entreprises mais hausse de celle sur les ménages

par Mathieu Plane et Raul Sampognaro

A la suite de la remise du Rapport Gallois en novembre 2012, le gouvernement a fait le choix, au début du quinquennat de François Hollande, de donner la priorité à la réduction de la fiscalité sur les entreprises. Mais depuis 2015, le Président de la République semble avoir entamé une nouvelle phase de son quinquennat en poursuivant l’objectif d’alléger la pression fiscale sur les ménages, dont le marqueur a été la suppression de la première tranche de l’impôt sur le revenu (IR) et l’aménagement d’un nouveau mécanisme de décote qui atténue la progressivité du bas du barème  de l’IR. Mais plus globalement, que peut-on dire de l’évolution des prélèvements obligatoires (PO) sur les ménages et sur les entreprises en 2015 et 2016, mais aussi sur une période plus longue ?

A partir des données fournies par l’Insee, nous avons recomposé les évolutions des PO depuis 2001 en distinguant les prélèvements supportés par les entreprises de ceux supportés par les ménages (graphique). Si cette analyse est purement comptable et ne repose pas sur l’incidence finale de l’impôt, elle permet néanmoins d’avoir une vision du découpage de la pression fiscale[1]. En particulier, cet exercice s’attache à identifier les PO par la nature du payeur direct en supposant les salaires et les prix hors taxes constants. Ce découpage comptable ne fait donc pas l’objet d’un bouclage macroéconomique et ne traite pas des effets redistributifs et intergénérationnels[2] de la fiscalité.

De 2001 à 2014, les chiffres sont connus et constatés. Ils sont donc ex post et intègrent à la fois les effets des mesures discrétionnaires votées mais aussi les effets des plus/moins-values fiscales qui sont sensibles au cycle conjoncturel. En revanche, pour 2015 et 2016, les évolutions des PO pour les ménages et les entreprises sont ex ante, c’est-à-dire qu’elles reposent uniquement sur les mesures discrétionnaires ayant un impact en 2015 et 2016 et chiffrées dans le cadre du Rapport économique social et financier du Projet de loi de finances pour 2016.  Elles n’intègrent donc pas, pour ces deux années, les effets potentiels liés aux variations des élasticités fiscales pouvant modifier les taux de PO apparents. Par ailleurs, les crédits d’impôts, tels que le CICE, sont ici considérés comme des baisses de PO et non pas comme une dépense publique au sens des nouvelles normes comptables issues du SEC 2010. De plus, le CICE est comptabilisé au niveau des PO en versement effectif et non en droits constatés.

Sur la période récente, il en ressort quelques éléments majeurs. Tout d’abord, les taux de prélèvements augmentent fortement sur la période 2010-2013, représentant une hausse de 3,7 points de PIB, dont 2,4 points portent sur les ménages et 1,3 point sur les entreprises. Sur cette période, l’austérité fiscale a porté de façon relativement équilibrée sur les ménages et les entreprises, les deux connaissant une hausse de leur fiscalité plus ou moins proportionnelle à leur poids respectif dans les taux de PO[3].

En revanche, à partir de 2014 est apparu un découplage entre l’évolution des PO des ménages et celle des PO des entreprises, et qui se confirme en 2015 et 2016. En effet, en 2014, les taux de PO des entreprises, sous l’effet de la mise en place du CICE (6,4 milliards, soit 0,3 point de PIB), ont commencé à se réduire de 0,2 point de PIB alors que ceux des ménages ont continué d’augmenter de 0,4 point de PIB en raison notamment de la hausse de la TVA (5,4 milliards), de l’augmentation de la fiscalité écologique (0,3 milliard avec la mise en place de la taxe carbone) et de la hausse de la contribution au service de l’électricité (CSPE) (1,1 milliard), ainsi que l’accroissement des cotisations sociales pesant sur les ménages (2,4 milliards), principalement avec la hausse des taux de cotisation du régime général, de ceux des régimes complémentaires ainsi que l’alignement progressif des taux des fonctionnaires sur ceux du privé.

En 2015, le taux de PO des entreprises baisserait de 9,7 milliards (0,5 point de PIB) avec la montée en charge du CICE (6 milliards), les premières mesures du Pacte de responsabilité (5,9 milliards liés à la première tranche d’allègements de cotisations sociales patronales, d’un abattement sur l’assiette de la C3S et du suramortissement fiscal de l’investissement) alors que d’autres mesures, comme celles issues de la réforme des retraites, alourdissent la fiscalité sur les entreprises (1,7 milliard au total). A l’inverse, le taux de PO sur les ménages augmenterait en 2015 de 4,5 milliards (0,2 point de PIB) malgré la suppression de la première tranche de l’impôt sur le revenu (-2,8 milliards) et l’allègement des cotisations des indépendants (-1 milliard). La hausse de la fiscalité écologique (taxe carbone et TICPE) et de la CSPE, ainsi que la non reconduction en 2015 de la mesure exceptionnelle de baisse d’IR de 2014 représentent respectivement une hausse de la fiscalité sur les ménages de 3,7 et 1,3 milliards. D’autres mesures, comme celles sur les taux de cotisations des régimes de retraites généraux, complémentaires et des fonctionnaires (1,2 milliard), ou celles sur la fiscalité locale (1,2 milliard), avec notamment la modification du plafond des DMTO et les mesures sur les taxes de séjour et de parking, viennent alourdir la fiscalité sur les ménages.

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En 2016, le taux de PO des entreprises se réduirait de 5,9 milliards (0,3 point de PIB), principalement en lien avec la seconde phase du Pacte de responsabilité. Les allègements de cotisations sociales patronales sur les salaires compris entre 1,6 et 3,5 SMIC (3,1 milliards d’euros), la suppression de la surtaxe IS (2,3 milliards), le deuxième abattement sur l’assiette de la C3S (1 milliard), la montée en charge du CICE (0,3 milliard) et du dispositif de suramortissement de l’investissement (0,2 milliard) ne sont que partiellement compensés par des hausses de fiscalité sur les entreprises, avec principalement la hausse des taux de cotisation retraite (0,6 milliard). En revanche, à l’instar des années précédentes, le taux de PO sur les ménages augmenterait, en 2016, de 4,1 milliards (0,2 point de PIB) malgré une nouvelle baisse de l’IR (2 milliards). Les principales mesures qui augmentent la fiscalité des ménages sont semblables à celles de 2015, que ce soit la fiscalité écologique avec la hausse de la taxe carbone (1,7 milliard) et la CSPE (1,1 milliard), les mesures sur le financement des retraites (0,8 milliard) ou la hausse attendue de la fiscalité locale (1,1 milliard). A noter que la suppression de la Prime pour l’emploi (PPE) en 2016 conduira à augmenter mécaniquement les PO sur les ménages de 2 milliards[4], mais cette hausse serait compensée par la nouvelle Prime d’activité pour un montant équivalent.

Au final, sur la période 2010-2016, les PO sur les ménages augmenteraient de 66 milliards d’euros (3,1 points de PIB) et ceux sur les entreprises de 8 milliards (0,4 point de PIB). Le taux de PO sur les ménages atteindrait un plus haut historique en 2016, à 28,2 % du PIB. A l’inverse, le taux de PO sur les entreprises reviendrait en 2016 à 16,4 % du PIB, soit un niveau inférieur à celui d’avant la crise de 2008. Et en 2017, la dernière phase du Pacte de responsabilité (avec la suppression totale de la C3S et la réduction du taux d’IS) et les remboursements attendus liés au CICE devraient conduire à réduire la fiscalité des entreprises d’environ 10 milliards d’euros, amenant le taux de PO des entreprises à un plus bas historique depuis le début des années 2000.

La nécessité de financer à la fois les mesures de compétitivité des entreprises et la réduction du déficit public structurel font porter pleinement l’ajustement budgétaire sur les ménages. Ainsi, la baisse de l’impôt sur le revenu en 2015 et 2016 ne permet pas de compenser la hausse des autres mesures fiscales, pour la plupart décidées dans le cadre des Lois de finances antérieures à 2015, et semble bien faible au regard du choc fiscal subi par les ménages depuis 2010. En revanche, l’effet sur la croissance de l’évolution récente de la fiscalité et son impact sur les inégalités va dépendre de l’utilisation faite par les entreprises des nouvelles ressources générées par la baisse massive des PO depuis 2014. Ces ressources peuvent induire une hausse des salaires, de l’emploi, de l’investissement ou une baisse des prix ou bien encore une augmentation des dividendes ou une réduction de l’endettement. Selon les arbitrages réalisés par les entreprises, les effets à attendre sur le niveau de vie en France et sur les inégalités ne seront bien sûr pas les mêmes. L’évaluation de l’effet de ces évolutions des PO ne manquera pas de donner lieu à des études et débats à venir.

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[1] Sont considérés comme des PO sur les ménages, les impôts directs (CSG, CRDS, IRPP, taxe d’habitation, …), les impôts indirects (TVA, TICPE, CSPE, accises…), les impôts sur le capital (ISF, DMTG, taxe foncière, DMTO, …), les cotisations sociales salariées et non salariées. Sont considérés comme des PO sur les entreprises, les impôts divers sur la production (Cotisation sur la VA et Cotisation foncière sur les entreprises (ex-TP), taxe foncière, C3S, …), les impôts sur les salaires et la main-d’œuvre, les impôts sur les sociétés et les cotisations sociales patronales.

[2] Par exemple, les cotisations sociales patronales pour les retraites sont analysées ici comme un PO sur les entreprises et non pas comme un salaire différé pour les ménages ou un transfert de revenu des actifs vers les retraités.

[3] En 2013, 61 % des PO concernaient les ménages et 39 % les entreprises. Or, sur la période 2010-2013, la hausse de la fiscalité portait à 64 % sur les ménages et à 36 % sur les entreprises, soit peu ou prou leur poids respectif dans la fiscalité.

[4] La PPE sera remplacée par la Prime d’activité d’un montant équivalent, englobant aussi le RSA « activité », mais qui est considérée comptablement comme une dépense publique. Or, cette nouvelle mesure ne devrait pas changer macroéconomiquement le revenu des ménages mais seulement la nature du transfert. Ainsi, hors prise en compte de la suppression de la PPE, le taux de PO sur les ménages augmenterait de 2,1 milliards en 2016.

 




France : retour sur désinvestissement. Prévisions 2015-2017 pour l’économie française

par  Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro

Ce texte résume les perspectives économiques 2015-2017 de l’OFCE pour l’économie française

 

Après un mouvement de reprise hésitant au premier semestre 2015 (avec des taux de croissance respectivement de 0,7 % et 0 % au premier et au deuxième trimestre), l’économie française enregistrerait une faible croissance au second semestre, affichant au final une hausse du PIB de 1,1 % en moyenne sur l’ensemble de l’année. Avec un taux de croissance du PIB de +0,3 % au troisième trimestre et de +0,4 % au quatrième trimestre 2015, rythmes équivalents à ceux de la croissance potentielle, le taux de chômage se stabiliserait à 10 % jusqu’à la fin de l’année. La consommation des ménages (+1,7 % en 2015), favorisée par le redressement du pouvoir d’achat lié en particulier à la baisse du prix du pétrole, soutiendrait la croissance en 2015 mais l’investissement des ménages (-3,6 %) et celui des administrations publiques (-2,6 %) continueraient de freiner l’activité. Dans un contexte de croissance molle et de consolidation budgétaire modérée, le déficit public continuerait sa lente décrue, pour atteindre 3,7 % du PIB en 2015.

Avec une croissance du PIB de 1,8 %, l’année 2016 serait celle de la reprise, marquée par la hausse du taux d’investissement des entreprises. En effet, tous les facteurs d’une reprise de l’investissement sont réunis : d’abord le redressement spectaculaire du taux de marge depuis la mi-2014 grâce à la baisse des coûts d’approvisionnement en énergie et à la montée en charge du CICE et du Pacte de responsabilité ; ensuite le niveau historiquement bas du coût du capital, favorisé par la politique monétaire non conventionnelle de la BCE ; enfin l’amélioration des perspectives d’activité. Ces facteurs permettraient une accélération de l’investissement des entreprises en 2016, qui  augmenterait de 4 % en moyenne sur l’ensemble de l’année. La consommation des ménages resterait soutenue en 2016 (+1,6 %), tirée par les créations d’emplois dans le secteur marchand et par une légère baisse du taux d’épargne. Alimenté par la remontée des mises en chantier et des permis de construire, l’investissement en logement repartirait (+3 %), après quatre années successives de contraction. Sous l’effet de la dépréciation passée de l’euro et des politiques de compétitivité poursuivies par le gouvernement, le commerce extérieur contribuerait positivement à la croissance (+0,2 point de PIB en 2016, soit une contribution identique à celle de 2015). Une fois les effets du contrechoc pétrolier épuisés, l’inflation reviendrait à un rythme positif mais toujours faible en 2016 (+1 % en moyenne annuelle après deux année de quasi-stagnation), soit un rythme proche de l’inflation sous-jacente. Le rythme de croissance trimestriel du PIB en 2016 serait compris entre 0,5 et 0,6 %, déclenchant la fermeture progressive de l’écart de production et la lente baisse du taux de chômage qui finirait l’année à 9,8 %. Le déficit public se réduirait de 0,5 point de PIB, sous l’effet des économies réalisées sur la dépense publique, au travers notamment de la contraction de l’investissement public (-2,6 %), de la faible croissance de la consommation des administrations publiques (+0,9 %), et sous l’effet de la remontée des recettes fiscales avec la reprise de l’activité.

Sous l’hypothèse d’un environnement macroéconomique durablement favorable, la fermeture de l’écart de production devrait se poursuivre en 2017. Avec une croissance du PIB de 2 %, le déficit public atteindrait 2,7 % du PIB et repasserait sous la barre des 3 % pour la première fois depuis 10 ans. Grâce aux politiques de l’emploi et la résorption des sureffectifs effectuée dans les entreprises, le taux de chômage continuerait à baisser pour atteindre 9,4 % de la population active à la fin de l’année 2017.




Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

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France : la reprise, enfin !

par Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro

Les perspectives 2015-2016 pour l’économie française de l’OFCE sont disponibles.

Jamais depuis le début de la crise des subprime l’économie française n’avait connu un contexte aussi favorable à l’enclenchement d’une reprise. La chute des prix du pétrole, la politique volontariste et innovante de la BCE, le ralentissement de la consolidation budgétaire en France et dans la zone euro, la montée en charge du CICE et la mise en place du Pacte de responsabilité (représentant un transfert fiscal vers les entreprises de 23 milliards d’euros en 2015 et près de 33 en 2016) sont autant d’éléments permettant de l’affirmer. Les principaux freins qui ont pesé sur l’activité française ces quatre dernières années (austérité budgétaire sur-calibrée, euro fort, conditions financières tendues, prix du pétrole élevé) devraient être levés en 2015 et 2016, libérant ainsi une croissance jusque-là étouffée. La politique de l’offre impulsée par le gouvernement, dont les résultats se font attendre sur l’activité, gagnerait en efficacité grâce au choc de demande positif provenant de l’extérieur, permettant un rééquilibrage économique qui faisait défaut jusqu’à présent.

L’année 2015 connaîtrait une hausse du PIB de 1,4 % avec une accélération du rythme de croissance au cours de l’année (2 % en glissement annuel). Le second semestre 2015 marquerait le tournant de la reprise avec la hausse du taux d’investissement des entreprises et le début de la décrue du taux de chômage qui finirait l’année à 9,8 % (après 10 % fin 2014). 2016 serait quant à elle l’année de la reprise avec une croissance du PIB de 2,1 %, une hausse de l’investissement productif de 4 % et la création près de 200 000 emplois marchands permettant au taux de chômage d’atteindre 9,5 % à la fin 2016. Dans ce contexte porteur, le déficit public baisserait significativement et s’établirait à 3,1 % du PIB en 2016 (après 3,7 % en 2015).

Evidemment, le déroulement de ce cercle vertueux ne sera rendu possible que si l’environnement macroéconomique reste porteur (pétrole bas, euro compétitif, pas de nouvelles tensions financières dans la zone euro, …) et si le gouvernement se limite aux économies budgétaires annoncées.




La France, l’homme malade de l’Europe ?

par Mathieu Plane

Risque de sanction par la Commission pour non-conformité du budget français avec les traités européens, dégradation de la note sur la dette publique française par Fitch (après S&P un an plus tôt), pas de signes d’inversion de la courbe du chômage, hausse du déficit public après quatre années de baisse consécutive, seul pays de la zone euro avec un déficit courant significatif : l’année 2014 semble avoir été la pire année économique pour la France depuis la crise de 2008. Bien sûr, la France n’a pas connu en 2014 de récession comme en 2009 (-2,9 %), année où la zone euro avait enregistré un recul historique du PIB (-4,5 %). Mais pour la première fois depuis l’éclatement de la bulle des subprime, la France a enregistré en 2014 une croissance du PIB inférieure à celle de la zone euro dans son ensemble (0,4 % contre 0,8 %). Cette situation d’affaiblissement de la position française alimente l’idée que la France serait le nouvel homme malade de l’Europe, victime du laxisme budgétaire de ses dirigeants et de son incapacité à se réformer. Mais qu’en est-il réellement ?

Il faut d’abord rappeler que le modèle économique et social français a prouvé son efficacité durant la crise. Grâce à des amortisseurs sociaux développés, un niveau d’endettement de l’ensemble des acteurs économiques (ménages, entreprises, administrations publiques) plus faible que la moyenne de la zone euro, un taux d’épargne des ménages élevé, un faible niveau d’inégalités et un système bancaire relativement solide, la France a mieux résisté à la crise que la plupart de ses partenaires européens. En effet, entre début 2008 et fin 2013, elle a enregistré une hausse du PIB de 1,1 % alors que dans le même temps le PIB de la zone euro se contractait de 2,6 % ; et la France a évité la récession de 2012 et 2013 que la plupart des pays de la zone euro ont connue. Ainsi, au cours de ces six années (2008-13), la performance économique de la France en Europe fut relativement proche de celle de l’Allemagne (+2,7 %), supérieure à celle du Royaume-Uni (-1,3 %) et loin devant l’Espagne (-7,2 %) et l’Italie (-8,9 %). De même, si la France a connu sur la période 2008-13 une contraction de son investissement (-7,7 %) et une hausse de son taux de chômage (+3 points), cela reste une performance moins négative que celle de la moyenne de la zone euro où l’investissement a chuté de de 17 % et le taux de chômage a grimpé de 4,6 points. Enfin, cette meilleure résistance relative de l’économie française pendant la crise n’est pas liée à une plus forte augmentation de l’endettement public par rapport à celui de la moyenne de la zone euro (+28 points de PIB pour la France et la zone euro) ou même du Royaume-Uni (+43 points).

Mais durant l’année 2014, la France a vu sa position au sein de la zone euro se dégrader, ce qui, outre une croissance plus faible que ses partenaires, s’est caractérisé par une hausse de son taux de chômage (celui de la zone euro a entamé une lente décrue), une augmentation de sa dette publique (elle s’est quasiment stabilisée dans la zone euro), un recul de son investissement (il s’améliore légèrement dans la zone euro), un accroissement de son déficit public (celui de la zone euro diminue) et un déficit courant significatif (la zone euro présente un excèdent courant important). Comment expliquer ce renversement ?

Même si la France présente un problème de compétitivité, notons que près de la moitié de son déficit courant est conjoncturel en raison d’importations plus dynamiques que ses principaux partenaires commerciaux qui affichent en moyenne des output gap plus dégradés. En outre, jusqu’en 2013, l’ajustement budgétaire de la France a principalement porté  sur les prélèvements obligatoires plutôt que sur la dépense publique. A l’inverse, celui de 2014 a plus porté sur la dépense publique. Au regard de la position de la France dans le cycle et des choix budgétaires opérés, le multiplicateur budgétaire en 2014 a été plus élevé que les années précédentes. Ensuite, la compétitivité du tissu industriel français est prise en étau dans la zone euro entre, d’un côté, les pays périphériques de la zone euro, notamment l’Espagne, entrés dans un processus de déflation salariale alimenté par un chômage de masse, et les pays au cœur de la zone euro, notamment l’Allemagne, qui ne souhaitent pas renoncer à leurs excédents commerciaux excessifs par une relance soutenue de la demande et plus d’inflation. Face à cette dévaluation généralisée par les salaires dans la zone euro, la France n’a eu d’autres choix que de répondre par une politique visant à améliorer la compétitivité des entreprises en réduisant le coût du travail. Ainsi, le CICE et le Pacte de Responsabilité représenteront au total un transfert de 41 milliards d’euros vers les entreprises financés principalement par les ménages. Si les effets positifs de ces transferts se feront ressentir à moyen-long terme, leur financement auquel s’ajoutent les efforts de consolidation budgétaire a des effets négatifs immédiats sur le pouvoir d’achat et la faible croissance de 2014 symbolise ce mouvement. Enfin, l’année 2014 a connu une forte baisse de l’investissement en logements (-7 %), la plus forte chute depuis la crise immobilière du début des années 1990 si l’on exclut l’année particulière de 2009.

Cette mauvaise performance française ne devrait pas se reproduire en 2015 pour plusieurs raisons : premièrement, afin d’enrayer la chute de la construction, des mesures d’urgence ont été prises en août 2014 pour débloquer l’investissement en logements, dont les premiers effets se feront sentir au cours de l’année 2015. Deuxièmement, les dispositifs votés pour améliorer la compétitivité des entreprises commenceront à produire pleinement leurs effets à partir de 2015 : le CICE et le Pacte de Responsabilité représenteront une baisse des coûts des entreprises de 17 milliards en 2015, après seulement 6,5 milliards en 2014. Troisièmement, le ralentissement de la consolidation budgétaire de nos partenaires commerciaux et l’instauration d’un SMIC en Allemagne sont des éléments favorables pour les exportations françaises. De plus, la baisse du taux de change de l’euro et la chute et des prix du pétrole sont des leviers puissants pour accompagner le redémarrage de l’économie française en 2015, ces deux facteurs pouvant contribuer à un gain de près de 1 point de PIB en 2015. Et les taux d’intérêts, à un niveau très bas, devraient le rester encore pendant plusieurs semestres favorisés par la politique de Quantitative Easing de la BCE. Enfin, le plan Juncker, bien que timide, et la modification, à la marge, des règles budgétaires européennes favorisent une reprise de l’investissement. Ces vents, propices à la croissance française, permettraient d’absorber le choc négatif de la réduction de la dépense publique pour 2015 et, enfin, d’atteindre un rythme d’activité suffisant pour entrevoir l’inversion de la courbe du chômage, tout en réduisant le déficit public.

Si la France n’est pas l’homme malade de l’Europe, elle reste en revanche dépendante, comme tous les pays de la zone euro, des puissants leviers macroéconomiques européens. Jusqu’à présent, ceux-ci ont pesé négativement sur l’activité, que ce soit par le biais des politiques budgétaires trop restrictives ou d’une politique monétaire insuffisamment expansionniste au regard des pratiques des autres banques centrales. Dans une zone monétaire intégrée, la lutte contre la déflation ne peut se faire à l’échelle nationale. Le choix d’un policy-mix européen plus orienté vers la croissance et l’inflation est une première depuis le début de la crise des dettes souveraines. Soutenus par la baisse des prix du pétrole, espérons que ces leviers seront suffisants pour enrayer la spirale dépressive que connaît la zone euro depuis le début de la crise. La reprise sera donc européenne, avant d’être française, ou ne sera pas.




Austérité et pouvoir d’achat en France

par Mathieu Plane

La France mène-t-elle une politique d’austérité ? Comment la mesurer ? Cette question qui alimente régulièrement le débat public ne semble pas avoir été tranchée. Pour de nombreux observateurs, la relative bonne tenue de la dynamique salariale révèlerait que la France n’a pas pratiqué une politique d’austérité, contrairement à certains voisins du Sud de l’Europe, notamment l’Espagne et la Grèce où les coûts salariaux nominaux ont reculé. Pour d’autres, la France ne peut avoir pratiqué de politique d’austérité puisque les dépenses publiques ont continué à augmenter depuis le début de la crise[1]. Les 50 milliards d’économies sur la période 2015-17 annoncées par le gouvernement seraient donc le début seulement du tournant de la rigueur.

Enfin, si l’on s’en tient aux règles budgétaires issues du Pacte de stabilité et de croissance, le degré de restriction ou d’expansion d’une politique budgétaire peut se mesurer à la variation du solde structurel primaire, appelée également impulsion budgétaire. Cette impulsion englobe d’un côté les efforts réalisés en matière de dépense publique primaire (c’est-à-dire hors charges d’intérêts) au regard de l’évolution du PIB potentiel, et de l’autre côté les variations de prélèvements obligatoires en points de PIB. Ainsi, sur la période 2011-13, le solde structurel primaire de la France s’est-il amélioré de 2,5 points de PIB selon l’OCDE, de 2,7 points selon la Commission européenne et de 3,5 points selon l’OFCE. S’il existe un écart significatif quant à la mesure de l’austérité budgétaire sur cette période, il n’en reste pas moins que celle-ci aurait représenté, selon la méthode de calcul, entre 55 et 75 milliards d’euros sur trois ans[2].

Une toute autre façon de mesurer l’ampleur de l’austérité budgétaire consiste à regarder l’évolution des composantes du pouvoir d’achat des ménages. En effet, le pouvoir d’achat permet d’identifier les canaux de transmission de l’austérité, que ce soit par le biais des revenus du travail ou du capital, des prestations sociales ou des prélèvements pesant sur les ménages[3]. Or, les évolutions des composantes du revenu montrent qu’il y a clairement un avant et un après crise en termes de dynamique du pouvoir d’achat par ménage.

Sur la période 2000-2007, le pouvoir d’achat a augmenté de plus de 4 000 euros par ménage…

Cela correspond à une hausse moyenne d’environ 500 euros par an par ménage[4] (tableau) sur les huit années précédant la crise des subprimes, soit un rythme de progression de 1,1 % par an. Du côté des ressources, soutenus par la création de plus de 2 millions d’emplois en équivalent temps plein sur la période 2000-2007, les revenus réels du travail par ménage (qui comprennent l’excédent brut d’exploitation des indépendants) ont augmenté de 0,9 % en moyenne par an. Mais ce sont surtout les revenus réels du capital par ménage (qui intègre les loyers « fictifs » des ménages occupant le logement dont ils sont propriétaires) qui ont connu une forte hausse sur cette période, augmentant deux fois plus vite (1,7 % en moyenne par an) que les revenus réels du travail. Quant aux prestations sociales en espèces, elles ont augmenté de 1 % en moyenne en réel sur cette période, soit un rythme équivalent à l’ensemble des ressources. Du côté des charges, les prélèvements fiscaux et sociaux de 2000 à 2007 ont contribué à réduire le pouvoir d’achat par ménage de 0,9 point par an, ce qui correspond à environ 100 euros en moyenne par an. La hausse des prélèvements s’explique à 85 % par les cotisations sociales (salariées et indépendants), notamment en raison des hausses des taux de cotisations liées à la réforme des retraites. Les impôts sur le revenu et le patrimoine n’ont en effet contribué qu’à diminuer de 14 euros par an le pouvoir d’achat par ménage, et ce malgré la forte augmentation des revenus du capital et des prix des actifs immobiliers sur la période 2000-2007. Sur cette période, les impôts sur les ménages déflatés des prix à la consommation ont augmenté de moins de 2 % alors que les ressources réelles des ménages ont cru de près de 9 % et les revenus réels du capital de 14 %.  La baisse de l’impôt sur le revenu, qui a débuté sous le gouvernement Jospin, puis a été poursuivie par Jacques Chirac lors de son second mandat, explique en grande partie le fait que les impôts aient très peu pesé sur le pouvoir d’achat au cours de cette période.

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…mais sur la période 2008-2015, le pouvoir d’achat par ménage baisserait de plus de 1 600 euros

La crise marque un tournant brutal par rapport aux tendances passées. En effet, sur la période 2008-2015, le pouvoir d’achat par ménage baisserait, en moyenne, de près de 1 630 euros, soit 230 euros par an.

Sur les huit années depuis le début de crise, nous pouvons distinguer trois sous-périodes :

–          La première de 2008 à 2010, qui fait suite à la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers, se caractérise par une relativement forte résistance du pouvoir d’achat par ménage, qui a augmenté de près de 40 euros par an en moyenne, et ce malgré la perte de 250 000 emplois sur cette période et la forte baisse des revenus du capital (200 euros en moyenne par an par ménage). D’une part, la forte baisse des prix du pétrole à partir de la mi-2008 a eu pour effet de soutenir le revenu réel, notamment les salaires réels qui ont augmenté de 0,9 % en moyenne annuelle. D’autre part, le plan de relance et les amortisseurs sociaux du système social français ont joué leur rôle contra-cyclique en préservant le pouvoir d’achat moyen avec une forte hausse des prestations sociales en nature (+340 euros en moyenne par an par ménage) et une contribution légèrement positive des impôts au pouvoir d’achat.

–          La seconde période, de 2011 à 2013, est marquée par une très forte consolidation budgétaire, période durant laquelle les prélèvements obligatoires vont augmenter d’environ 70 milliards d’euros en trois ans avec un impact massif sur le pouvoir d’achat. En effet, la hausse des prélèvements fiscaux et sociaux ont amputé le pouvoir d’achat de 930 euros par ménage, soit plus de 300 euros en moyenne par an. Par ailleurs, la très faible augmentation de l’emploi (+32 000) et la stagnation des salaires réels ont contribué, sous l’effet de la hausse du nombre de ménages (+0,9 % par an), à réduire les revenus réels du travail par ménage de près de 230 euros par an. De plus, les revenus réels du capital par ménage ont continué à contribuer négativement au pouvoir d’achat de 2011 à 2013 (-105 euros en moyenne par an par ménage). Enfin, bien qu’en ralentissement par rapport à la période précédente, seules les prestations sociales ont contribué positivement au pouvoir d’achat (environ 120 euros par an et par ménage). Au final, le pouvoir d’achat par ménage s’est contracté de 1 630 euros en trois ans.

–          La troisième période, 2014 et 2015, verrait encore une légère baisse du pouvoir d’achat par ménage, celui-ci diminuant d’environ 110 euros sur les deux années. La faiblesse de la dynamique de l’emploi et des salaires réels ne permettrait pas de compenser la hausse du nombre de ménages. Ainsi, les revenus réels du travail par ménage diminueraient légèrement sur les deux années (- 43 euros par an en moyenne). Les revenus réels du capital seraient, quant à eux, à peu près neutre sur la variation du pouvoir d’achat par ménage. Bien qu’en moindre augmentation, les prélèvements fiscaux et sociaux continueraient à peser sur le pouvoir d’achat sous l’effet de la montée en charge de certaines mesures fiscales décidées par le passé (fiscalité écologique, hausse taux de cotisation retraite, fiscalité locale, …). Au total, la hausse des taux de prélèvements pesant sur les ménages en 2014-15 réduirait de 170 euros le pouvoir d’achat par ménage. De plus, les économies attendues sur la dépense publique pèseraient sur la dynamique des prestations sociales par ménage, celles-ci n’augmentant que d’environ 60 euros par an en moyenne, soit un rythme deux fois moins élevé que sur la période pré-crise malgré une situation sociale plus dégradée.

Si cette analyse ne permet pas de connaître la distribution par quantile de la variation du pouvoir d’achat par ménage, elle permet néanmoins d’avoir une vision macroéconomique de l’impact de la politique d’austérité sur le pouvoir d’achat depuis 2011. En effet, sur les 1 750 euros de perte de pouvoir d’achat par ménage sur la période 2011-15 (graphique), 1 100 euros seraient directement liés à la hausse des prélèvements fiscaux et sociaux. Aux effets directs de l’austérité s’ajoutent ceux plus indirects qui impactent les autres composantes du pouvoir d’achat. De fait, en amputant l’activité par le mécanisme du multiplicateur budgétaire, la politique d’austérité a eu un impact massif sur le marché du travail, que ce soit par la réduction de l’emploi ou le ralentissement des salaires réels. Si son ampleur est difficile à évaluer, il n’en reste pas moins que les revenus réels du travail par ménage ont baissé de 770 euros en cinq ans. Enfin, si jusqu’à présent les prestations sociales ont joué un rôle d’amortisseur majeur du pouvoir d’achat depuis le début de la crise, l’ampleur des économies sur la dépense publique prévues à partir de 2015 (sur les 21 milliards d’économies en 2015, 9,6 milliards sont attendus sur la protection sociale et 2,4 milliards sur les dépenses d’intervention de l’Etat) pèseront mécaniquement sur la dynamique du pouvoir d’achat.

Ainsi, avec un pouvoir d’achat par ménage retombé en 2015 à son niveau d’il y a treize ans et qui, de plus, a accusé un recul historique sur la période 2011-2013 correspondant à la période la plus marquée de la consolidation budgétaire, il semble difficile d’une part de soutenir que la France n’a pas pratiqué de politique d’austérité jusqu’à présent et d’autre part qu’elle n’est confrontée à aucun problème de demande à court terme.

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[1] Depuis 2011, le rythme de croissance de la dépense publique, en volume, est resté positif mais a été divisé par deux par rapport à celui de la décennie 2000-10 (1,1 % en volume sur la période 2011-14 contre 2,2 % sur la période 2000-10). De plus, depuis 4 ans, il a augmenté à un rythme légèrement inférieur à celui du PIB potentiel (1,4 %). D’un point de vue économique, cela correspond à une amélioration du solde structurel liée à l’ajustement sur la dépense publique de 0,5 point de PIB sur la période 2011-14.

[2] Ces différences dans la mesure de l’austérité proviennent d’écarts sur un certain nombre de facteurs d’évaluation comme, par exemple, le niveau et le taux de croissance du PIB potentiel qui sert de référence au calcul de l’ajustement budgétaire structurel.

[3] Il est important de noter que le revenu disponible brut intègre uniquement les revenus liés aux prestations sociales en espèces (pensions de retraite, indemnités chômage, allocations familiales, …) mais pas les transferts sociaux en nature (santé, éducation, …) ou les dépenses publiques collectives qui bénéficient aux ménages (police, justice, défense, …).

[4] Nous retenons ici le concept de pouvoir d’achat moyen par ménage et non celui de pouvoir d’achat par unité de consommation.




De la difficulté de mener des réformes structurelles en période de chômage élevé

par Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Les réformes structurelles visant à flexibiliser le marché du travail sont souvent parées de toutes les vertus pour lutter contre le chômage de masse et limiter la segmentation du marché du travail entre ceux qui y sont intégrés dans des contrats stables (insiders) et ceux qui sont au chômage ou en contrat précaire (outsiders). Si, dans une économie en croissance, ces mesures peuvent faciliter les créations d’emplois au profit des outsiders, les résultats à en attendre peuvent être plus incertains en situation de chômage de masse et de croissance atone. En effet, les réformes structurelles peuvent réduire la dualité du marché du travail liées aux mesures réglementaires mais elles ne peuvent combattre  la dualité du marché du travail inhérente au capital humain qui se renforce en période de chômage de masse : à qualification égale, c’est l’expérience qui fait la différence, et à expérience égale, c’est la qualification qui fait la différence. Le chômage élevé renforcerait donc le phénomène de « file d’attente » pour accéder aux emplois plus stables. Ainsi, les réformes structurelles visant à fluidifier le marché du travail affecteront prioritairement les salariés qui ont les qualifications et l’expérience les moins élevées sans pour autant permettre aux outsiders d’accéder à une situation professionnelle plus stable. De ce fait, une hausse des inégalités entre les actifs est à attendre, sans effet positif sur l’emploi du fait de la faiblesse de l’activité économique. Seul un pilotage macroéconomique intégrant l’objectif du retour au plein-emploi pourrait rendre les réformes structurelles performantes

Comme nous le montrons dans l’étude spéciale « La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant » (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014), la segmentation sur le marché du travail s’est accrue au cours de la crise malgré la mise en place de réformes structurelles dans les pays de la zone euro. Ainsi, depuis 2008, le taux d’emploi[1] des seniors et des plus qualifiés a mieux résisté que celui des autres catégories de population dans les quatre plus grands pays de la zone euro (graphiques 1 et 2).

La forte baisse du taux d’emploi des jeunes depuis 2008 est générale – y compris en Allemagne, pays où le marché de l’emploi est resté dynamique – et contraste avec la hausse du taux d’emploi des seniors (ou leur faible baisse en Espagne). L’écart entre ces deux catégories est compris entre 12 points de pourcentage en France et 21 points en Italie (15 points en Allemagne et 19 en Espagne). L’ajustement du taux d’emploi des 25-54 ans se situe dans une position intermédiaire. La résistance du taux d’emploi des seniors à la crise résulte probablement de la combinaison de deux causes : les réformes des systèmes de retraite introduites au cours des dernières années (allongement des durées de cotisation et/ou recul de l’âge légal de départ en retraite) et le coût relativement plus élevé de licenciement des seniors qui, le plus souvent, occupent des positions hiérarchiques plus élevées. Dans un contexte de crise, il est fort probable que cela ait engendré un effet de substitution de l’emploi des seniors au détriment des plus jeunes.

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Les ajustements des taux d’emploi ont été aussi plus marqués pour les populations sans diplôme du secondaire, à l’exception de l’Italie où le diplôme ne semble pas protéger du chômage ou de l’inactivité. En France, l’ajustement des taux d’emploi a clairement été décroissant avec le type de diplôme. En Allemagne, le taux d’emploi des moins diplômés a baissé pendant la crise alors que celui des autres catégories a augmenté. En Espagne, les diplômés du supérieur ont un taux d’emploi qui résiste mieux que les autres catégories de population. A ces évolutions différentes des taux d’emploi par catégorie de diplôme, s’ajoute le fait que les revenus salariaux en Italie, Espagne et France n’ont baissé que pour les premiers déciles de revenus salariaux. L’ajustement sur les revenus salariaux des premiers déciles s’est opéré vraisemblablement par une réduction de la durée du travail sur l’année (temps partiel, contrats temporaires de plus courte durée ou phases de chômage plus longues entre deux contrats, réduisant la rémunération moyenne sur l’année). Ainsi, dans les pays les plus touchés par la crise, les populations les plus fragiles, présentant le capital humain le plus faible, se sont retrouvées les plus exposées à la dégradation du marché du travail, que ce soit par la baisse des taux d’emploi ou la réduction des rémunérations salariales annuelles.

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Dans un contexte de marché du travail dégradé, en acceptant un faible déclassement, ce serait d’abord le chômeur le plus qualifié qui retrouverait un emploi, chassant celui qui aurait pu l’avoir, qui lui-même, ferait la même chose à un échelon inférieur. Ceci pourrait expliquer qu’en bout de file, les moins qualifiés soient, quelle que soit la législation du travail, victimes du chômage ou de précarité dans l’emploi.

Ainsi, l’existence d’une segmentation « spontanée » sur le marché de l’emploi et d’un phénomène de « file d’attente » peut limiter la réussite d’une stratégie de réformes structurelles et de dévaluation salariale. Dans ce cas, une plus grande flexibilité du marché du travail conjuguée à une réduction de la protection sociale pourrait accroître les inégalités entre les catégories d’actifs sans augmenter les créations d’emplois en équivalent temps plein.

 


[1] Il s’agit du ratio : emploi/population en âge de travailler.




La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant

Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Depuis le déclenchement de la crise financière en 2008 et de la crise des dettes souveraines en 2010-2011, les pays de la zone euro ont mis en place des stratégies d’ajustement destinées à restaurer la confiance des marchés et à remettre les économies sur le chemin de la croissance. Les pays les plus frappés par la crise sont ceux qui présentaient une forte dépendance aux marchés financiers et des déficits courants très élevés (Espagne, Italie mais aussi Irlande, Portugal et Grèce). Aujourd’hui, les déficits sont largement résorbés mais la zone euro est plongée dans une situation de croissance molle, aux tendances déflationnistes qui pourraient s’accentuer si un changement n’est pas amorcé. A défaut d’un ajustement sur les taux de change, l’ajustement se fait sur l’emploi et les salaires. Les conséquences de cette dévaluation par les salaires, que nous résumons ici, sont plus largement décrites dans l’étude spéciale publiée dans le dossier des prévisions de l’OFCE (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014).

Un ajustement désormais tiré par une modération salariale croissante…

Face à la chute de la demande, les entreprises se sont ajustées en coupant massivement dans l’emploi afin de réduire leurs coûts, ce qui a conduit à une forte augmentation du chômage. En septembre 2014, la zone euro compte 7 millions de chômeurs de plus qu’en mars 2008. La situation est particulièrement dégradée dans certains pays comme la Grèce où le taux de chômage est de 26,9 %, l’Espagne (24,2 %), le Portugal (13,8 %) ou l’Italie (12,5 %). Seule l’Allemagne se distingue par le recul de son taux de chômage, jusqu’à 5,0 % de la population active.

Conformément à ce que suggère la courbe de Phillips, l’emballement du chômage a fini par peser sur les conditions de revalorisation salariale, notamment dans les pays les plus en crise (graphique 1). Si entre 2000 et 2009, l’évolution des salaires était plus dynamique dans les pays périphériques (+3,8 % en moyenne annuelle) que dans les pays au cœur de la zone euro[1] (+2,3 %), la situation s’est inversée après 2010. Les rémunérations nominales ont ralenti dans les pays périphériques (+0,8 %) mais ont gardé un rythme proche de celui de l’avant-crise (+2,6 %) dans les pays au cœur de la zone. Cette hétérogénéité s’explique par l’ampleur de la dégradation du chômage différente selon les pays. Selon Buti et Turrini (2012)[2] de la Commission européenne, le renversement dans la dynamique des salaires serait un des principaux moteurs du rééquilibrage des soldes courants en zone euro.

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En outre, l’analyse des données macroéconomiques masque l’ampleur de la modération salariale en cours, les effets de la crise étant concentrés sur les populations les plus fragiles (jeunes, salariés non-diplômés) à salaires plus faibles. Or, la déformation de la structure de l’emploi en faveur des plus qualifiés et des plus expérimentés (voir le post OFCE : ” De la difficulté des réformes structurelles dans un contexte de chômage élevé) pousse à la hausse les salaires moyens. Comme l’attestent plusieurs études fondées sur l’analyse de données microéconomiques[3], le dynamisme des salaires corrigés de ces effets de composition est inférieur à celui du salaire moyen.

… qui comprime la demande intérieure et s’avère peu efficace en termes de compétitivité

Derrière cette politique d’ajustement déflationniste par les salaires, l’enjeu pour les entreprises est d’améliorer leur compétitivité et de regagner des parts de marché. Ainsi, par rapport au début de l’année 2008, les coûts salariaux unitaires (CSU)[4] ont baissé dans les pays les plus en crise (Espagne, Portugal et Irlande), ralenti en Italie et ont continué leur progression haussière dans les pays au cœur de la zone euro, ceux les plus préservés des tensions financières (Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas).

L’ajustement le plus important a eu lieu en Espagne. Déflatés de l’inflation, les CSU y ont baissé de 14 % depuis 2008, dont 13 points s’expliquent par le redressement de la productivité, obtenu au prix de coupes massives dans l’emploi. Les salaires réels n’ont augmenté que de 1 % sur la période. A l’inverse, en Italie, l’ajustement a surtout porté sur les salaires dont le pouvoir d’achat a baissé de 5 %. Toutefois, cette baisse n’a pas été suffisante pour compenser la dégradation de la productivité, et donc empêcher la hausse des CSU réels. En Allemagne, après une année 2008 marquée par le renchérissement des CSU réels, les salaires réels ont continué de progresser mais moins que les gains de productivité. En France, depuis 2009, salaires réels et productivité augmentent de concert à un rythme modéré. Les CSU, déflatés de l’inflation, sont donc stables depuis 2009 mais restent dégradés par rapport à 2008.

Bien que destinée à redresser la compétitivité des entreprises, cette stratégie s’avère doublement perdante. Tout d’abord, parce qu’ils sont menés conjointement dans l’ensemble des pays de la zone euro, ces efforts finissent par se neutraliser les uns les autres. Au final, ce sont les pays qui vont le plus loin dans cette stratégie déflationniste qui gagnent la « prime ». Ainsi, parmi les grands pays de la zone euro, seule l’Espagne peut en bénéficier, en raison de la très forte réduction de ses CSU du fait de ses propres efforts mais aussi du maintien d’un certain dynamisme salarial chez ses principaux partenaires. La France et l’Italie n’enregistrent aucun gain et l’Allemagne connaît une dégradation de ses CSU d’environ 3 % entre 2008 et 2013. Par ailleurs, si la dévaluation salariale avait dû contribuer à améliorer l’activité, elle aurait dû le faire à travers le rebond des exportations. Or, il est difficile de trouver une corrélation entre exportations et ajustements salariaux au cours de la crise (graphique 2). Ces résultats ont déjà été soulignés par Gaulier et Vicard (2012). Même si les pays les plus en crise (Espagne, Grèce, Portugal) ont pu gagner des parts de marché, les volumes exportés par chacun d’eux restent à court-moyen terme peu sensibles aux évolutions des coûts salariaux. Cela pourrait s’expliquer notamment par la préférence des entreprises à la reconstitution de leurs marges plutôt qu’à la baisse des prix à l’exportation. Car même dans les pays où les CSU relatifs ont fortement baissé, les prix relatifs à l’exportation ont augmenté de façon non négligeable (6,2 % en Grèce, 3,2 % en Irlande depuis 2008…).

Enfin, en cherchant à améliorer leur compétitivité-coût, les entreprises réduisent leur masse salariale, que ce soit par l’emploi et/ou les salaires. La stratégie de désinflation compétitive se traduit par des pressions sur les revenus des ménages et donc sur leur demande de biens, ce qui freine la progression des importations. En effet, à l’inverse de ce que l’on observe sur les exportations, il existe une relation étroite et positive entre l’évolution des CSU relatifs et l’évolution des volumes importés sur la période 2008-2009 (Graphique 3). Autrement dit, plus l’effort d’ajustement sur les CSU a été élevé au regard des pays concurrents, plus la progression des volumes importés est faible.

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Cette stratégie non-coopérative de rééquilibrage des balances courantes peut affecter durablement la reprise de l’activité dans un contexte où la réduction de l’endettement des acteurs, privés comme publics, sera rendu encore plus difficile si les pressions déflationnistes venaient à s’installer durablement (du fait de l’augmentation des dettes et taux d’intérêt en termes réels). Dès lors, les déséquilibres des balances courantes dans les différents pays de la zone euro sont en passe d’être résorbés principalement par la contraction des importations. Ainsi, la correction de ces déséquilibres par la voie de la dévaluation salariale, telle qu’elle est menée depuis 2010-2011, est doublement coûteuse : faible impact sur la compétitivité, relativement aux pays concurrents, du fait de la concomitance de la stratégie adoptée dans les différents pays de la zone euro et des risques déflationnistes accrus, rendant les conditions du désendettement plus difficiles et alimentant la possibilité d’un scénario de stagnation séculaire dans la zone euro.

 


[1] L’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Quant aux  pays périphériques, ils incluent l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce.

[2] Buti et Turrini (2012), « Slow but steady ? Achievements and shortcomings of competitive disinflation within the Euro Area ».

[3] Pour un comparatif de plusieurs pays de la zone euro en début de crise voir BCE (2012), « Euro Area Labor Markets and the Crisis ». Pour le cas espagnol, voir Puente et Galan (2014), « Un analisis de los efectos composición sobre la evolución de los salarios ». Enfin, pour le cas français, voir Verdugo (2013) « Les salaires réels ont-ils été affectés par les évolutions du chômage en France avant et pendant la crise ? » et Audenaert, Bardaji, Lardeux, Orand et Sicsic (2014), « Wage resilience in France since the Great Recession ».

[4] Les coûts salariaux unitaires sont définis comme le coût du travail par unité produite. Ils se calculent comme le rapport entre la rémunération par tête et la productivité moyenne du travail.




France : croissance hors taxes

par Bruno Ducoudré , Éric Heyer, Hervé Péléraux, Mathieu Plane

Ce texte résume les Perspectives 2014-2015 pour l’économie française

Début 2011, la France était l’un des rares pays développés à avoir retrouvé son niveau de PIB d’avant-crise. La croissance économique dépassait les 2 %, atteignant même les 3 % en glissement annuel au premier trimestre 2011. Depuis, la donne a changé : la dynamique de reprise s’est interrompue et l’activité connaît une croissance, certes positive, mais proche de zéro (graphique 1). Quatre types de chocs rendent compte de l’extinction en 2011 de la phase de reprise post-récession.  Déjà malmenée par l’austérité et la dégradation des conditions de crédit, la croissance a également été freinée par les fluctuations du prix du pétrole et par celles de la compétitivité-prix, en 2012, sous l’effet de la déflation salariale des pays concurrents de la France, et en 2013 sous l’effet de l’appréciation de l’euro (tableau 1).

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En 2014, l’amélioration attendue sur le front de l’activité ne se produira pas : le stimulus lié au relâchement progressif de l’austérité sera compensé par le puissant frein que constitue l’importante appréciation de l’euro observée jusqu’au milieu de l’année ainsi que par l’effondrement de l’investissement en logement des ménages. La croissance devrait, à l’instar des deux années précédentes, s’établir à 0,4 % ne permettant ni au chômage d’inverser sa tendance haussière ni au déficit public de se résorber significativement. Pire, contrairement aux années antérieures et après une baisse régulière de plus de 3 points de PIB depuis 2009, le déficit public devrait à nouveau se creuser légèrement et atteindre 4,5 % du PIB (tableaux 1 et 2).

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En 2015, la croissance retrouvera un peu de vigueur, +1,1 %, grâce à l’atténuation des facteurs négatifs qui ont étouffé la croissance depuis 2010, les conditions de crédit et la politique d’austérité. Par ailleurs, l’effet de la compétitivité-prix, un facteur qui aura joué très négativement en 2014, va s’inverser. En premier lieu, sous l’effet de la dépréciation de l’euro, mais aussi par la montée en puissance du CICE, dont le but premier est d’obtenir des baisses de prix à l’exportation. Mais avec une hausse du PIB de 1,1 % l’année prochaine, le sentier d’expansion restera encore très éloigné de celui qui prévaut habituellement en période de sortie de crise (+2,4 %). L’écart de production ne se refermant pas, cette croissance anticipée ne peut être qualifiée de reprise. Les entreprises profiteront de ce regain de croissance pour restaurer progressivement leur situation financière. Cette stratégie repose prioritairement sur l’augmentation de la productivité qui permettra de résorber les marges de capacité de production et de restaurer le taux de marge. Le taux de chômage en France métropolitaine augmenterait légèrement pour s’établir à 9,9 % fin 2015. Il s’élèverait à 10,3 % pour la France entière. La contrepartie à l’allègement de la rigueur est un déficit public plus élevé que ce qui avait été initialement programmé. Celui-ci devrait s’établir à 4,3 % du PIB en 2015, s’écartant significativement de sa trajectoire de retour à 3 %.

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Afin de parvenir à respecter les engagements d’efforts structurels et de déficits nominaux, le gouvernement pourrait décider de voter des efforts supplémentaires de 8 milliards d’euros. Ceux-ci pourraient correspondre à une hausse de 1,2 point du taux normal de TVA. Si tel était le cas, le PIB ne croîtrait plus que de 0,8 % l’année prochaine et le déficit ne se réduirait que de 0,2 point de PIB par rapport à notre scénario central (tableau 3).

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Les étranges prévisions de la Commission pour 2014

par Mathieu Plane

Les chiffres de la croissance française pour 2014 publiés par la Commission européenne (CE), dans son dernier rapport de mai 2013, semblent en apparence relativement consensuels. En effet, la Commission table sur une croissance du PIB de 1,1 % en 2014, relativement proche de la prévision réalisée par l’OCDE (1,3 %) ou par le FMI (0,9 %) (tableau 1). Cependant, ces prévisions de croissance relativement similaires masquent des différences profondes. Tout d’abord, pour définir la politique budgétaire à venir, contrairement aux autres instituts, la Commission ne prend en compte que les mesures votées. Si les prévisions de croissance de la Commission pour l’année 2013 intègrent bien les mesures de la Loi de finances pour 2013 (et donc la politique de grande rigueur), les prévisions pour 2014 n’intègrent aucune mesure budgétaire à venir, alors même que le gouvernement prévoit, d’après le programme de stabilité transmis à Bruxelles en avril 2013, une austérité de 20 milliards d’euros en 2014 (soit une impulsion budgétaire de -1 point de PIB). Pour 2014, l’exercice réalisé par la Commission ressemble donc plus un cadrage économique qu’à une prévision car il n’intègre pas la politique budgétaire la plus probable pour 2014. Du coup, le gouvernement n’a aucune raison de se caler sur la prévision de croissance de la Commission pour 2014 car les hypothèses sur la politique budgétaire sont radicalement opposées. Mais au-delà de cette différence, se pose également le problème de cohérence globale du cadre économique réalisé par la Commission pour 2014. Il est en effet difficilement compréhensible que Commission puisse prévoir pour 2014 une hausse du taux de chômage avec un output gap très dégradé et une impulsion budgétaire positive.

Globalement, tous les instituts partagent l’idée que l’output gap de la France est actuellement très creusé, compris en 2013 entre -3,4 points de PIB (pour la CE) et -4,3 (pour l’OCDE) (tableau 1). Tous considèrent donc que le PIB actuel est très éloigné de sa trajectoire de long terme et ce déficit d’activité devrait donc conduire, en dehors de tout choc extérieur et de toute contrainte sur la politique budgétaire et monétaire, à un rattrapage spontané de croissance dans les années à venir. Cela devrait donc se traduire par un taux de croissance du PIB supérieur à celui du potentiel, quelle que soit la valeur de ce dernier. Assez logiquement, si l’impulsion budgétaire est neutre ou positive, la croissance du PIB devrait être donc largement supérieure à son potentiel. Pour le FMI, l’impulsion budgétaire négative (-0,2 point de PIB) est plus que compensée par le rattrapage spontané de l’économie, se traduisant par une légère fermeture de l’output gap (0,2) en 2014. Pour l’OCDE, l’impulsion budgétaire fortement négative (-0,7 point de PIB) ne permet pas de fermeture de l’ouput gap, celui-ci continuant à se creuser (-0,3), mais moins que l’impact négatif de l’impulsion en raison de la dynamique spontanée de rattrapage. Dans les deux cas (OCDE et FMI), cette politique budgétaire restrictive pèse sur la croissance mais permet d’améliorer le solde public en 2014 (0,5 point de PIB pour l’OCDE et 0,3 pour le FMI).

La Commission, quant à elle, intègre dans ses prévisions une impulsion budgétaire positive pour la France pour 2014 (+0,4 point de PIB). Comme nous l’avons vu précédemment, la Commission ne prend en compte que les mesures budgétaires votées ayant un impact en 2014. Or, pour 2014, si aucune nouvelle décision budgétaire n’est prise, les taux de prélèvements obligatoires devraient spontanément diminuer en raison de la baisse entre 2013 et 2014 du rendement de certaines mesures fiscales ou du financement partiel d’autres mesures (comme le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi). Naturellement, cela pourrait se traduire par une impulsion budgétaire positive pour 2014. Mais, malgré cet effet, qui s’apparente à une politique de relance (de faible ampleur), la fermeture de l’output gap est inférieure (0,1 point de PIB) à l’impulsion budgétaire. Cela laisse implicitement penser que la politique budgétaire n’a pas d’effet sur l’activité et surtout qu’il n’y a pas de rattrapage spontané possible pour l’économie française malgré un output gap très dégradé. Mais on ne comprend pas pourquoi. Du coup, le solde public se dégrade en 2014 (-0,3 point de PIB) et le taux de chômage augmente de 0,3 point (ce qui peut paraître paradoxal avec un output gap qui ne se dégrade pas). L’économie française est donc perdante sur tous les tableaux d’après des grands indicateurs macroéconomiques.

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus par la Commission (l’OCDE et le FMI), et en intégrant des hypothèses relativement standards (multiplicateur budgétaire à court terme à 1 et fermeture spontanée de l’output gap en 5 ans), on aurait pu attendre de la Commission une croissance pour la France en 2014 de 2,1 % (1,7 % pour l’OCDE et 1,2 % pour le FMI), et donc une forte baisse du taux de chômage.

Assez paradoxalement, on ne retrouve pas la même logique de la Commission en ce qui concerne la prévision pour l’Allemagne ou la zone euro dans son ensemble (tableau 2). Dans le cas de l’Allemagne, malgré un output gap peu dégradé en 2013 (-1 point de PIB), laissant normalement augurer un faible rattrapage spontané de l’économie allemande en 2014 et une impulsion budgétaire quasiment neutre (0,1 point de PIB), la croissance de l’Allemagne en 2014 serait attendue à 1,8 %, permettant une fermeture de l’output gap de  0,5 point de PIB. Avec pour conséquence une baisse du taux de chômage et une réduction du déficit public en Allemagne pour 2014.

Dans le cas de la zone euro, on retrouve le même scénario : une impulsion budgétaire très légèrement positive (0,2 point de PIB) et une réduction rapide de l’output gap (0,7 point de PIB), ce qui se traduit à la fois par une amélioration des comptes publics malgré une impulsion budgétaire positive et une baisse du taux de chômage (même si on aurait pu s’attendre à une plus forte réduction de ce dernier au regard de l’amélioration de l’output gap).

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus pour chaque pays par la Commission,  la prévision pour 2014 aurait pu conduire à une croissance de 2,1 % pour la France, 1,6 % pour l’Allemagne et 1,3 % pour la zone euro.

Finalement, pourquoi la France, malgré un output gap plus dégradé que l’Allemagne et la zone euro et une impulsion budgétaire positive plus forte, connaît-elle une augmentation de son taux de chômage en 2014 quand les autres pays voient le leur baisser ? Doit-on y voir une difficulté, voire une impossibilité pour la Commission d’inscrire en prévision qu’une politique sans consolidation budgétaire puisse  faire de la croissance et baisser le chômage spontanément en France ?