Fiscalisation des allocations familiales, est-ce le bon débat ?

Pour une redéfinition du contenu et des contours de la politique familiale

par Hélène Périvier et François de Singly

Le débat s’ouvre à nouveau sur la fiscalisation des allocations familiales. Face au déficit de la branche famille, environ 2,5 milliards d’euros en 2012, cette idée resurgit pour renflouer les caisses qui se vident sous l’effet, notamment, de la crise économique. Le débat oppose souvent une logique comptable visant à combler au plus vite les déficits à une logique conservatrice en matière de politique familiale… Ce post propose une perspective plus large qui dépasse cette approche binaire de la question…

 

De l’équilibre de la branche famille …

Dans la période actuelle, la question budgétaire relève de la quadrature du cercle : moins de rentrées fiscales et plus de dépenses sociales du fait de la crise économique. La tentation est grande de résoudre cette équation en réduisant les dépenses sociales pour rattraper la baisse des recettes. C’est dans ce contexte que resurgit la proposition de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu.

Pendant les crises économiques, le rôle de stabilisateur automatique joué par la protection sociale, y compris la politique familiale, est fondamental. Elle  limite les effets de la crise sur le niveau de vie des personnes les plus exposées, et permet donc également de contenir l’accroissement des inégalités. En soutenant le revenu des ménages, elle évite un effondrement de l’activité économique. En période de conjoncture économique dégradée comme celle que nous connaissons actuellement, réduire les dépenses sociales n’est pas souhaitable et peut être contre-productif macro-économiquement.

Pour autant, rechercher l’équilibre budgétaire à moyen ou long terme de la branche famille n’est pas absurde, car c’est aussi un gage de la pérennité de l’action publique en matière d’aide aux familles. Le déficit de la branche famille s’élève à 2,5 milliards d’euros. Mais il est essentiellement le fait de la crise et des moindres recettes qui en découlent, il est donc conjoncturel. Mécaniquement, la branche famille devrait retrouver l’équilibre à législation constante d’ici quelques années et si la croissance économique revient (les hypothèses reposent sur un taux de croissance de 2% par an à partir de 2014). Il restera une dette issue de l’accumulation d’un déficit sur plusieurs années à partir de 2012[1], qui pourrait être purgée progressivement par les excédents qui seraient dégagés après le retour à l’équilibre. Si la croissance ne revient pas, ou pas aussi vite qu’attendu, la perspective change, et on peut s’interroger sur une redistribution de l’enveloppe allouée aux prestations familiales ou sur son niveau. La CNAF verse plus de 12 milliards d’euros d’allocations familiales[2], indépendamment du niveau de revenu des parents. Les familles de deux enfants reçoivent 127 euros par mois pour deux enfants et 163 euros par enfant supplémentaire. Ces prestations familiales ne sont pas imposées. Leur fiscalisation réduirait le montant des prestations nettes d’impôt versées aux familles, ceci de façon progressive avec le revenu. Ce faisant, un gain fiscal de l’ordre de 800 millions d’euros serait dégagé. Il peut paraître plus équitable que les familles ayant des revenus élevés participent davantage à l’effort lié aux restrictions budgétaires que les familles aux revenus plus faibles. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

La fiscalisation de ces prestations familiales peut être vue comme un moyen de compenser la perte de progressivité du système fiscal qui s’est opérée au fil des années, du fait principalement de la baisse des taux marginaux d’imposition de l’impôt sur le revenu, et ainsi de le rendre plus équitable. Mais cette réponse n’est qu’une course au moins disant social. Cette dynamique est une fuite en avant de notre Etat social, qui conduit à en réduire le périmètre d’action.

La fiscalisation des allocations familiales réduit le niveau des transferts des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants, autrement dit cela porte atteinte au principe d’équité horizontale. Certes, elle permet aussi en particulier d’augmenter le niveau des transferts des familles avec enfants les plus aisées vers les moins aisées. Mais pour renforcer globalement le degré de redistribution verticale (c’est-à-dire pour augmenter le niveau de transferts des ménages les plus riches vers les plus pauvres), il faut accroître la progressivité du système fiscal, ce qu’ont d’ailleurs permis les derniers ajustements fiscaux (introduction d’une tranche à 45 % notamment). Dans ce contexte, on pourrait donc conserver l’universalité des allocations familiales, qui présente l’avantage de conforter l’adhésion des ménages ayant des revenus élevés au principe de l’Etat social : ils paient plus d’impôts, mais ils reçoivent le même montant d’allocations familiales lorsqu’ils ont des enfants.

La fiscalisation des allocations familiales n’est pas un simple ajustement de la politique familiale, mais elle touche à ses valeurs et notamment au principe d’équité horizontale. S’il convient de repenser les objectifs d’une politique familiale, aujourd’hui dépassée à bien des égards, comme nous le développons dans la section suivante, la période actuelle n’est probablement pas adéquate pour mener sereinement un tel débat car l’urgence, et la volonté de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, vont conduire à l’adoption d’une vision de court terme alors même que la politique familiale s’inscrit dans le long terme.

… à une politique familiale équilibrée

Pour autant, il ne faudrait pas que ce débat sur la pertinence de la fiscalisation des allocations familiales conduise à un immobilisme en la matière. Les principes de la politique familiale actuelle ont été posés à partir d’une vision de la société qui prévalait il y a plus de 70 ans. Même si des ajustements ont été réalisés, ces principes sont toujours présents. Les objectifs d’hier ne sont pas les défis demain. Ainsi, renégocier les fondements des politiques familiales est indispensable. Comment réorienter l’action de l’Etat social vers les familles ? Quelle boussole suivre ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre.

L’un des objectifs de la politique familiale actuelle est le soutien de la natalité. Les aides s’accroissent avec le rang de l’enfant comme par exemple l’attribution d’une demi-part fiscale supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant.  S’agissant de redéployer les dépenses de la politique familiale, la suppression de cette demi-part fiscale devrait être au 1er rang des propositions visant le rééquilibrage des comptes. De même, les allocations familiales ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant. La France est l’un des seuls pays européens à ne pas accorder d’allocation familiale dès le premier enfant. Le dynamisme de la fécondité en France n’est pas le fruit de ces attributs natalistes de la politique familiale, mais il tient davantage au soutien de l’activité des femmes ayant des enfants : l’école maternelle, l’accueil périscolaire, l’accueil de la petite enfance, mais aussi valorisation de l’activité professionnelle des mères (et non sa stigmatisation comme c’est le cas en Allemagne). La politique familiale doit être redirigée vers un objectif reposant sur les droits de chaque enfant quel que soit son rang de naissance. Elle doit être centrée sur la citoyenneté sociale de l’individu (c’est-à-dire un mode d’acquisition de droits sociaux plus individuel) de sa naissance à sa mort (en tenant compte de l’allongement de la durée de la vie).

Une politique familiale renouvelée serait porteuse du principe d’égalité entre les enfants et d’égalité entre femmes et hommes avec notamment une refonte des aides à la petite enfance, un accroissement massif des modes de garde associé à une modification du congé parental. Il faudrait dépenser environ 5 milliards par an supplémentaires pour résoudre cette question de l’accueil de la petite enfance. En outre, la dernière publication de l’OCDE, Regards sur l’éducation 2012, montre que la France est un pays dans lequel la réussite scolaire des enfants est fortement corrélée avec le niveau de diplôme des parents. Enfin, le niveau du taux de pauvreté des enfants est préoccupant. Ce sont là des défis majeurs auxquels il nous faut répondre.

La montée des unions libres, mais aussi des divorces (plus généralement des séparations) et les recompositions familiales sont le signe d’une plus grande liberté individuelle de choix de vie, ce qui constitue une avancée dans le fonctionnement de notre société. Mais les séparations s’accompagnent souvent d’une baisse du niveau de vie et sont parfois inaccessibles financièrement pour les individus ayant de faibles revenus. En outre, les conséquences économiques des ruptures de couple pèsent davantage sur les femmes que les hommes[3]. Les familles monoparentales, le plus souvent des mères qui ont la charge de leurs enfants, sont davantage exposées à la pauvreté que les autres types de ménages. Une politique familiale plus conforme aux nouvelles formes de vie, qui accompagnerait sur le cycle de vie les modifications des structures des familles est à penser.

Il est nécessaire de redéfinir le contenu et les contours de la politique familiale pour demain mais la volonté de retrouver l’équilibre des comptes sociaux ne peut pas en être le seul moteur. Il faut cesser de penser le changement sur un mode étriqué car il faut réformer le système dans ses fondements en fonction des nouveaux besoins et autour des principes de justice et des solidarités qui fondent notre Etat social.


[1] La dette de la branche famille en 2011 a été transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la CADES (loi organique 2010-1380).

[2] Ce qui représente environ 15 % du montant total des prestations versées par la branche famille.

[3] Jeandidier Bruno et Cécile Bourreau-Dubois, 2005, « Les conséquences microéconomiques de la désunion », In Joël M.-E. et Wittwer J. Economie du vieillissement. Age et protection sociale, Ed. L’Harmattan,, tome 2, pp. 335-351.




Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ?

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Imprudence, aléa moral et engrenage systémique ont été les maîtres-mots de la crise bancaire. Mécontents de n’avoir eu d’autre choix que de venir à la rescousse des banques, les gouvernements tentent aujourd’hui de reprendre le contrôle et d’imposer de nouvelles réglementations. La plus emblématique d’entre elles concerne la séparation des activités de marché (trading pour compte propre ou compte de tiers) des autres activités bancaires (dépôts, crédits, conseil stratégique et financier, etc.). L’avantage attendu d’une séparation est une plus grande étanchéité entre les activités. Cette dernière pourrait protéger les épargnants en cas de mauvaises opérations des banques sur les marchés financiers. Le 19 février 2013, le Parlement français a voté une loi de séparation bancaire. Malgré des objectifs initiaux ambitieux, la séparation sera partielle puisque seules les activités financières en compte propre seront filialisées. Concernant moins de 1 % des revenus bancaires, cette mesure a un caractère plutôt symbolique. Toutefois, en inscrivant un principe de séparation dans la loi, l’Etat montre sa volonté d’être un superviseur plus actif.

 

L’idée de cloisonner les activités bancaires n’est pas nouvelle. Au lendemain de la crise de 1929, les Etats-Unis adoptèrent le Glass Steagall Act (1933), obligeant à une stricte séparation entre banques commerciales (spécialisées dans les activités de crédit et de gestion des dépôts) et banques d’affaires (spécialisées dans les activités financières) ; la France leur emboîta le pas avec la loi bancaire[1] de 1945. Les avantages attendus d’une séparation bancaire sont doubles. D’une part, les dépôts des clients seraient mieux protégés, car ils ne pourraient plus être sollicités pour éponger les éventuelles pertes de l’activité de marché ; d’autre part, en cas de faillite, l’aide de l’Etat serait limitée, car seule la partie banque de détail des établissements bénéficierait d’une garantie publique.

Quarante ans plus tard, à la faveur du grand mouvement de dérégulation des années 1980-1990, la France fut l’une des premières à abolir la distinction avec la loi bancaire de 1984, posant ainsi le principe de banque universelle. Ce principe conduit à regrouper les activités à fort besoin de liquidité (financement de l’économie) avec celles qui permettent de recueillir la liquidité (activités de dépôts). Ce regroupement présente l’indéniable mérite d’offrir une plus grande solidité financière aux banques. D’autres avantages en découlent : l’effet de levier se trouve renforcé ; le facteur taille conduit à des économies d’échelle ; la capacité d’internationalisation permet aux banques de rentrer dans la catégorie « too big to fail ». Outre-Atlantique, ces arguments ont certainement joué en faveur de l’abolition du Glass Steagall Act en 1999 par l’administration Clinton.

A partir de 2008, les banques ont subi plusieurs chocs : crise des subprimes, chute des valeurs financières, baisse de la croissance économique et crainte d’insolvabilité des dettes souveraines (pour les banques de la zone euro). Ces chocs ont montré que certains avantages de la banque universelle pouvaient se transformer en inconvénients dès lors que le levier financier avait été utilisé de façon trop systématique et que des banques de grande taille en situation difficile faisaient peser un risque systémique. De nombreuses voix vont alors plaider pour un nouveau Glass Steagall Act, voyant dans la séparation entre activités de marché[2] et autres activités bancaires, un moyen de se prémunir contre les crises bancaires d’ampleur. Les activités en compte propre concentrent l’essentiel des dysfonctionnements des banques : prise de risque inconsidérée et quelques cas de traders « fous »[3]. Par conséquent, ce compartiment fait, aujourd’hui, l’objet d’une attention accrue de la part des régulateurs.

Le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act[4] adopté aux Etats-Unis en 2010 n’instaure pas une séparation bancaire stricto sensu mais reprend la « Volcker rule » qui interdit aux banques de « jouer » avec l’argent des déposants, ce qui conduit à une quasi-interdiction des activités de spéculation pour compte propre des entités bancaires ainsi que d’investissement dans les fonds spéculatifs (hedge fund) ou d’investissement privés (private equity fund). Au-delà de cette règle, cette loi est aussi une vaste réforme en faveur d’une réglementation accrue de l’ensemble des agents financiers (banques, assurances, hedge funds, agences de notation, etc.) ainsi que d’une plus grande surveillance des risques systémiques.

L’Europe envisage à son tour de légiférer sur la séparation bancaire. A la demande du commissaire européen Michel Barnier, le groupe d’experts dirigé par le gouverneur de la Banque centrale de Finlande, Erkki Liikanen, a remis un rapport le 2 octobre 2012. Ce dernier préconise  un cloisonnement bancaire strict[5] mais revient aussi sur les rémunérations des dirigeants et des traders, dont les modalités actuelles pourraient être de véritables « pousses au crime » en matière de spéculation à outrance, afin de les rendre plus compatibles avec des objectifs de long terme. Si ce rapport est transformé en directive européenne, cette dernière devra alors faire l’objet d’une retranscription en droit national dans chaque Etat membre. Cependant, la démarche européenne risque fort d’être devancée par les processus législatifs de plusieurs pays européens. En Allemagne, un projet de loi de régulation bancaire[6] vient d’être présenté par le gouvernement le 6 février 2013, et pourrait entrer en vigueur en janvier 2014 (pour une mise en œuvre d’ici juillet 2015). Le Royaume-Uni s’est illustré en 2011 avec la publication du rapport Vickers[7], mais le gouvernement britannique ne semble pas pressé de mettre ces recommandations en œuvre avec une probable échéance 2019. La France n’est pas en reste avec la « loi de séparation et de régulation des activités bancaires ».

 

UN PROJET DE LOI FRANÇAIS MODESTE…

 

La loi française comporte plusieurs volets. En plus de l’inclusion d’un principe de séparation, elle prévoit aussi des mesures de protection du consommateur bancaire ainsi que le renforcement de la surveillance et du contrôle des banques, à travers plusieurs mesures :

–          Chaque établissement bancaire sera obligé d’élaborer un plan préventif de rétablissement[8] en cas de crise, et de résolution en cas de défaillance (testament bancaire). Le plan de résolution sera soumis à l’appréciation de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), qui devient Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).

–          Le Fonds de garantie des dépôts devient fonds de garantie des dépôts et de résolution, et voit sa capacité d’intervention augmentée pour pouvoir intervenir en cas de défaillance d’une banque.

–          La surveillance macro-prudentielle est renforcée, avec l’instauration du Conseil de la stabilité financière.

–          Les droits du consommateur bancaire sont renforcés (transparence sur le coût de l’assurance emprunteur, libre choix de l’assurance emprunteur, droit à un compte bancaire, etc.).

 

Cependant la mesure-phare de la réforme reste la séparation entre « activités utiles à l’économie » et activités spéculatives. Les établissements bancaires devront cantonner leurs activités dites « pour compte propre » dans une filiale ad hoc, soumise à une régulation spécifique et financée de manière autonome. Ces filiales auront interdiction de pratiquer certaines activités spéculatives jugées « trop risquées ou qui peuvent être nuisibles à l’économie ou à la société », comme celles portant sur les marchés de produits dérivés ayant comme sous-jacent les matières premières agricoles et le trading à haute fréquence. Seront néanmoins épargnées de nombreuses activités, comme  la fourniture de services aux clients, l’activité de tenue de marché, la gestion de trésorerie, les opérations d’investissement ou la couverture par l’établissement de ses propres risques.

Cette loi de cloisonnement bancaire, présentée au départ comme ambitieuse, sera finalement d’un impact limité. Le modèle de banque universelle n’est pas remis en question. L’aveu du PDG de la Société Générale ne peut être plus clair[9] : moins de 1 % des revenus seraient concernés. On est donc loin du retour au cloisonnement bancaire d’avant 1984. Le critère de cantonnement est ambigu. En effet, la frontière est poreuse entre la couverture du risque et la pure spéculation : la loi avance un principe flou de « pertinence économique », et les banques pourraient être tentées de jouer sur ce vide juridique. Quant à la tenue de marché[10], il est difficile de faire la différence entre les activités spéculatives pour compte propre, qui devront être filialisées, et les activités permettant au marché de rester liquide : le trading à haute fréquence est ainsi le plus souvent pratiqué sous couvert d’accords de tenue de marché, donc la loi risque d’être un coup d’épée dans l’eau si le statut de teneur de marché n’est pas plus précisément défini[11].

La loi prévoit également d’interdire au groupe bancaire de détenir des parts d’un fonds spéculatif de type hedge fund. Or, les crédits accordés par les banques aux fonds spéculatifs sont toujours accompagnés de garanties. De ce point de vue, la loi aura également un faible impact.

 

… MAIS POUVAIT-ON ALLER PLUS LOIN ?

 

Trouver un autre paradigme économique pour le modèle bancaire est un exercice complexe. En pratique, une séparation bancaire pure et simple n’est pas sans inconvénient et, de façon générale, les limites aux réformes bancaires sont nombreuses.

Tout d’abord, limiter, voire priver, les banques d’investissement d’un accès aux dépôts comme source de liquidité les conduirait à un financement par endettement accru, ce qui pourrait être difficile à concilier avec les contraintes liées à la réglementation prudentielle Bâle III. Cette dernière vient d’être mise en place au 1er janvier 2013. Elle est déjà très exigeante en matière de fonds propres.

Ensuite, il est important de noter que le risque bancaire n’est pas seulement inhérent aux activités de marché. Les contre-exemples récents sont nombreux. L’activité de crédit immobilier a été une source importante de risque : en Espagne, la chute des prix immobiliers et l’insolvabilité des emprunteurs ont mis les banques en quasi-faillite ; aux Etats-Unis, la crise des subprimes est une crise du crédit immobilier qui a affecté les marchés grâce à des mécanismes sophistiqués de titrisation qui ont permis aux banques de sortir le risque de leur bilan (du moins en apparence) ; au Royaume-Uni, la Northern Rock est une banque de détail spécialisée dans les crédits immobiliers qui a subi de plein fouet la crise de liquidité et la crise immobilière. Dans une certaine mesure, les banques universelles ont joué un rôle important pour sauver les banques trop spécialisées : par exemple, JPMorgan Chase (universelle) a repris Washington Mutual (caisse d’épargne) et Bear Stearns (affaires), et Bank of America (universelle) a secouru Merrill Lynch (affaires).

De plus, la séparation est censée rendre plus étanches les activités bancaires. Mais, que se passera-t-il si la filiale qui gère la spéculation pour compte propre fait faillite et engendre de lourdes pertes pour la maison mère? Par le passé, deux des quatre principaux groupes français, BPCE et Crédit Agricole, ont déjà isolé leurs activités de marché dans leurs filiales respectives, Natixis et Cacib, et ont dû venir à leur rescousse en 2008 et 2011 respectivement. L’isolation semble donc très perméable.

Dans un contexte de globalisation financière, la compartimentation risque de ne jamais être effective. La finance globalisée permet, en principe, de tout interconnecter. C’est notamment le rôle des marchés interbancaires[12].

En pratique, il semble difficile pour un gouvernement de réformer, sans coordination avec les autres Etats, son secteur bancaire. Les banques nationales ont des filiales étrangères qui pourraient ne pas être soumises à cette réglementation. Et surtout, les banques étrangères concurrentes pourraient afficher une meilleure rentabilité, ce qui affaiblirait la compétitivité des banques nationales. Au niveau européen, les intérêts nationaux diffèrent et chacun pourrait être tenté d’imposer son projet de loi. Si le rapport Liikanen est transformé en directive, chaque Etat membre aura l’obligation de la retranscrire en droit national. Pour l’instant, les législations de l’Allemagne et de la France prennent de l’avance. Il est possible que ces changements influencent une éventuelle directive future.

A trop vouloir compartimenter, on risque aussi de reporter les interconnections vers des échelons moins visibles. Il ne faudrait pas tomber dans le piège d’une dangereuse illusion : on pense avoir éliminé un risque, en réalité, on l’a juste déplacé.

Enfin, trop de réglementation peut parfois tuer la réglementation. Dans le domaine financier, les contraintes réglementaires peuvent servir de support de spéculation. Ainsi, lorsqu’une banque a des difficultés pour respecter certaines contraintes réglementaires, les marchés sont particulièrement encouragés à spéculer pour provoquer et profiter de la défaillance. La prudence est donc de mise avant d’introduire de nouvelles réglementations.

A vouloir être trop strict sur l’application d’un principe de séparation, on pourrait aussi être amené à ne pas soutenir une banque d’affaires qui fait face à d’importants problèmes de liquidité. Pourtant, selon le principe « too big to fail », une telle décision n’est pas toujours judicieuse. Ne pas avoir soutenu Lehman Brothers est une punition qui a eu des effets collatéraux considérables et durables. Cette faillite a affecté toute la sphère économique et financière.

On notera au passage qu’une réglementation bancaire et financière interprétée comme un remède miracle peut avoir des effets délétères en matière de responsabilité individuelle et collective. On attend tout de la loi et on pense qu’elle résout tout. En même temps, il est très vraisemblable que les vecteurs de la prochaine crise financière réussiront à contourner les contraintes réglementaires, d’où l’importance pour les autorités de contrôle de rester vigilantes et d’adopter en permanence une analyse critique.

 

DEPASSER LE SYMBOLE POLITIQUE

Les marges de manœuvre du gouvernement pour séparer les activités bancaires sont indéniablement limitées car trop réglementer pourrait s’avérer inefficace, voire dangereux. Par conséquent, cette loi de séparation bancaire n’est pas radicale et aura une portée modérée sur les banques. D’un côté, le gouvernement peut avoir la bonne conscience d’avoir fait quelque chose à l’instar de ses homologues étrangers. D’un autre côté, les banquiers ne sont probablement pas mécontents de donner le sentiment d’avoir servi, et surtout à moindres frais, l’intérêt général.

Certains n’y verront qu’un piètre symbole politique. D’autres chercheront à voir au-delà avec l’espoir que cette réforme soit perçue comme un signal fort adressé au monde bancaire. L’espoir ne sera peut-être pas vain puisque le principe de séparation est désormais inscrit dans la loi et un gouvernement futur aura tout loisir de le durcir.

En pratique, un changement de paradigme économique, qui conduirait à la raréfaction des spéculations dommageables, ne peut résulter d’une simple séparation des activités. Les lois bancaires ne doivent pas être trop compliquées car le diable a tendance à se cacher dans le détail. Les autorités de contrôle doivent en permanence conserver un regard critique sur le fonctionnement des marchés et la loi doit leur donner une certaine souplesse d’initiative pour définir quand et comment elles peuvent intervenir. Sur ces sujets, la déclaration de Volcker en 2011 est sans ambiguïtés[13] : « J’aurais écrit un projet de loi beaucoup plus simple. J’aurais adoré voir un projet de loi de quatre pages qui interdit le trading pour compte propre et qui rend le conseil d’administration et le directeur général responsables de la mise en conformité. Et j’aurais voulu des régulateurs forts. Si les banques ne s’étaient pas conformées à l’esprit de la loi, elles les auraient eu à leurs trousses ». De nombreuses mesures visant à responsabiliser les professionnels de la finance (dirigeants et opérateurs de marchés) méritent également d’être étudiées. A ce titre, le rapport Liikanen propose de revoir les modes de rémunération des dirigeants et financiers des banques afin de les rendre plus compatibles avec une vision de long terme. La piste d’une responsabilité pénale[14] accrue des dirigeants du monde financier doit également être explorée. On peut également s’interroger sur la perméabilité des carrières professionnelles du secteur régulateur vers le secteur régulé. Dans ce domaine, il y a sûrement matière à rendre plus étanche le système. L’histoire récente n’a-t-elle pas montré qu’il était possible d’être tour à tour Président de la Fed puis conseiller avisé d’un riche et puissant hedge fund


[1] La loi 45-15 du 2 décembre 1945 instaurait la spécialisation des institutions financières en classant les banques en trois catégories : les banques de dépôts, les banques d’affaires, les banques de crédit à long terme et à moyen terme (articles 4 et 5).

[2] La gestion d’actifs peut être exercée :

– soit pour compte propre (proprietary trading) : la banque achète ou vend des instruments financiers, financés directement par ses ressources. Ces ressources n’incluent pas seulement les fonds propres de la banque, mais aussi les dépôts des épargnants et les emprunts. Cela veut donc dire que, outre les fonds propres, les autres strates de financement de la banque, notamment les dépôts de la clientèle supportent indirectement un risque.

– soit pour compte de tiers (non proprietary trading) : contrairement à la gestion pour compte propre, les risques de crédit et de marché sont principalement pris par le client. Mais, sur certains produits, la banque peut toutefois supporter d’importants risques opérationnels.

[3] http://lexpansion.lexpress.fr/economie/trading-pour-compte-propre-la-face-cachee-des-banques_233686.html.

[4] Le titre VI de la loi propose d’améliorer la régulation et est considéré comme une application de la « Volcker Rule », http://useconomy.about.com/od/criticalssues/p/Dodd-Frank-Wall-Street-Reform-Act.htm.

[5] Le rapport recommande une séparation des activités de marché pour compte propre mais aussi de certaines activités sur les marchés financiers et de produits dérivés pour compte de tiers.

[6] L’Allemagne prépare aussi un projet de loi, dans lequel les banques allemandes seront contraintes d’isoler leurs activités pour compte propre. Comme en France, le modèle de banque universelle ne sera pas remis en question. http://m.lesechos.fr/redirect_article.php?id=reuters_00495696&fw=1.

[7] Le rapport Vickers de septembre 2011 préconise un cloisonnement des activités de banque de détail et d’investissement, via une filialisation de l’activité banque de détail, complétée par une exigence de fonds propres de 10 % pour les banques de détail. Le gouvernement britannique s’est engagé à introduire ces réformes dans la loi en 2015, pour une mise en œuvre prévue d’ici 2019.

[8] Ce plan présente les différentes modalités possibles de rétablissement (recapitalisation, plan d’économie, restructuration, etc.) et doit exclure tout appel à un soutien financier public.

[9] « Nous estimons que, si en 2006-2007, 15 % des activités relevaient des activités de marché, parmi lesquelles 15 % à 20 % pouvaient être classées comme déconnectées de la clientèle, et par  conséquent transférées à une filiale, cette proportion est désormais inférieure à 10 %, se situant autour de  3,5 % à 5 % en moyenne », Frédéric Oudéa, 30 janvier 2013, audition devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/cr-cfiab/12-13/c1213060.pdf.

[10] L’activité de tenue de marché (« market making ») correspond à la présence permanente d’un intervenant qui apporte de la liquidité au marché.

[11] A cet égard, mentionnons l’amendement déposé par Karine Berger qui souhaite que Bercy fixe le seuil à partir duquel les activités de marché doivent impérativement être filialisées.

[12] Depuis 2008, la crise de confiance sur le marché bancaire a posé de grosses difficultés d’accès aux liquidités à certaines banques, bien que parfaitement solvables, ce qui a contraint les banques centrales à intervenir et à se substituer au marché interbancaire.

[13] “I’d write a much simpler bill. I’d love to see a four-page bill that bans proprietary trading and makes the board and chief executive responsible for compliance. And I’d have strong regulators. If the banks didn’t comply with the spirit of the bill, they’d go after them”, 22 octobre 2011, http://www.nytimes.com/2011/10/22/business/volcker-rule-grows-from-simple-to-complex.html?pagewanted=all&_r=0.

[14] A ce titre, la justice américaine n’hésite pas à entreprendre des actions contre les institutions financières qui ont failli à leurs devoirs. Voir par exemple, l’action récente contre Standard & Poor’s, http://www.bloomberg.com/news/2013-02-06/s-p-lawsuit-portrays-cdo-sellers-as-duped-victims.html. Voir aussi, les poursuites engagées contre un ancien employé de Goldman Sachs : http://www.sec.gov/litigation/complaints/2010/comp-pr2010-59.pdf et http://dealbook.nytimes.com/2013/01/31/trader-accused-of-misleading-clients-leaves-goldman/ ainsi que l’enquête sur la fameuse « baleine » de Londres : http://www.reuters.com/article/2013/02/15/us-lehman-jpmorgan-londonwhale-idUSBRE91E00W20130215.




Jusqu’ici tout va bien…

par Christophe Blot

La zone euro est toujours en récession. En effet, selon Eurostat, le PIB a de nouveau reculé au quatrième trimestre 2012 (-0,6 %). Ce chiffre, inférieur aux attentes, est la plus mauvaise performance trimestrielle pour la zone euro depuis le premier trimestre 2009, et c’est aussi le cinquième trimestre consécutif de baisse de l’activité. Sur l’ensemble de l’année 2012, le PIB baisse de 0,5 %. Ce chiffre annuel cache de fortes hétérogénéités (graphiques 1 et 2) au sein de la zone puisque l’Allemagne affiche une croissance annuelle de 0,9 % tandis que la Grèce devrait subir, pour la deuxième année consécutive, une récession de plus 6 %. Surtout, pour l’ensemble des pays, le taux de croissance sera plus faible en 2012 qu’il ne l’était en 2011 et certains pays (Espagne et Italie pour n’en citer que deux), s’enfonceront un peu plus dans la dépression. Cette performance est d’autant plus inquiétante que, depuis plusieurs mois un regain d’optimisme avait suscité l’espoir de voir la zone euro sortir de la crise. Cet espoir était-il fondé ?

Bien que très prudente sur la croissance pour l’année 2012, la Commission européenne, dans son rapport annuel sur la croissance, soulignait le retour de quelques bonnes nouvelles. En particulier, la baisse des taux d’intérêt publics à long terme en Espagne ou en Italie et la réussite des émissions de dettes publiques par l’Irlande ou le Portugal sur les marchés financiers témoignaient du retour de la confiance. Force est de constater que la confiance ne suffit pas. La demande intérieure est au point mort en France et en chute libre en Espagne. Le commerce intra-zone pâtit de cette situation puisque la baisse des importations des uns provoque la baisse des exportations des autres, ce qui amplifie la dynamique récessive de l’ensemble des pays de la zone euro. Comme nous le soulignions lors de notre précédent exercice de prévision ou à l’occasion de la publication de l’iAGS (independent Annual growth survey), la sortie de crise ne peut en aucun cas s’appuyer uniquement sur un retour de la confiance tant que des politiques budgétaires très restrictives sont menées de façon synchronisée en Europe.

Depuis le troisième trimestre 2011, tous les signaux ont confirmé notre scénario et montré que la zone euro s’enfonçait progressivement dans une nouvelle récession. Le chômage n’a pas cessé d’augmenter battant chaque mois un nouveau record. En décembre 2012, il a atteint 11,7 % de la population active de la zone euro selon Eurostat. Pourtant, ni la Commission européenne, ni les gouvernements européens n’ont infléchi leur stratégie budgétaire, arguant que les efforts budgétaires consentis étaient nécessaires pour restaurer la crédibilité et la confiance, qui à leur tour permettraient la baisse des taux d’intérêt et créeraient des conditions saines pour la croissance future. Ce faisant, la Commission européenne a systématiquement sous-estimé l’impact récessif des mesures de consolidation budgétaire, négligeant ainsi une littérature de plus en plus abondante qui montre que les multiplicateurs augmentent en temps de crise et qu’ils peuvent être nettement supérieurs à l’unité (voir le post d’Eric Heyer sur le sujet). Les partisans de l’austérité budgétaire considèrent par ailleurs que les coûts d’une telle stratégie sont inévitables et temporaires. Ils jugent que l’assainissement des finances publiques est un préalable indispensable au retour de la croissance et négligent le coût social durable d’une telle stratégie.

Cet aveuglement dogmatique rappelle la réplique finale du film La Haine (réalisé par Mathieu Kassovitz) « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il serait temps de reconnaître que la politique économique menée depuis 2011 est une erreur. Elle ne permet pas de créer les conditions d’une sortie de crise. Pire, elle est directement responsable du retour de la récession et de la catastrophe sociale qui ne cesse de s’amplifier en Europe. Comme nous l’avons montré, d’autres stratégies sont possibles. Elles ne négligent pas l’importance de restaurer à terme la soutenabilité des finances publiques. En reportant et en atténuant l’austérité (voir le billet de Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth), il est possible de retrouver la croissance plus rapidement et de permettre une décrue plus rapide du chômage.

IMG1_blot2002

IMG2_blot2002

 

 




Faut-il réduire les prestations familiales ? Faut-il les imposer ?

par Henri Sterdyniak

Le gouvernement s’est donné comme objectif d’atteindre l’équilibre des finances publiques en 2017, ceci nécessiterait  une baisse d’environ 60 milliards des dépenses publiques. Ainsi, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a-t-il demandé à Bertrand Fragonard, le Président du Haut Conseil à la Famille, de lui proposer, d’ici fin mars, un plan de restructuration de la politique familiale, permettant le retour à l’équilibre de la branche famille en 2016. Il faudrait donc réduire les aides aux familles, de 2,5 milliards (soit de 6,25 % les prestations familiales), le montant du déficit de la CNAF en 2012. Est-ce justifié d’un point de vue économique et d’un point de vue social ?

En 2012, les comptes de la CNAF souffrent de la récession, qui diminue les montants des cotisations sociales et de la CSG, qu’elle reçoit. Si on estime que la masse salariale est inférieure de 5 % à son niveau normal, la perte de recettes pour la CNAF peut être évaluée à 2,5 milliards. La totalité du déficit de la CNAF est donc conjoncturelle. Prétendre le réduire en diminuant les prestations revient à mettre en cause le rôle stabilisateur des finances publiques. Imaginons que la demande privée chute de 1 % du PIB ; en supposant un multiplicateur égal à 1, le PIB baisse de 1 % ; les finances publiques voient leur déficit public se creuser de 0,5 %. Si on veut éviter ce déficit, il faudrait réduire les dépenses publiques de 0,5 % du PIB, ce qui diminuerait le PIB, donc les recettes fiscales et obligerait à de nouvelles réductions. Ex post, les dépenses publiques devraient baisser de 1 % et le PIB de 2 %. La politique budgétaire jouerait un rôle déstabilisant. La CNAF doit donc être gérée en considérant son solde structurel, or celui-ci est équilibré en 2012. Sur le plan économique, en situation de profonde dépression, quand la consommation et l’activité stagnent, rien ne peut justifier une ponction sur le pouvoir d’achat des familles[i].

Par ailleurs, les gouvernements successifs ont progressivement mis à la charge de la CNAF, et l’assurance vieillesse des parents au foyer (pour 4,4 milliards en 2012) et les majorations familiales de retraite (pour 4,5 milliards en 2012). Ainsi, sur les 54 milliards de ressources de la CNAF, près de 9 milliards sont détournés vers l’assurance-retraite et ne profitent pas directement  aux enfants.

tabHS_1802

 

Ce détournement a été possible car les prestations familiales ont peu augmenté dans le passé,  n’étant généralement indexées que sur les prix et ne suivant pas les salaires. Pire, certaines années, les prestations n’ont même pas été augmentées à hauteur de l’inflation. Finalement, de 1984 à 2012, la BMAF a perdu 5,7 % en pouvoir d’achat absolu (colonne 1 du tableau), mais 25 % en pouvoir d’achat relativement au revenu médian des ménages (colonne 2). Faut-il poursuivre et accentuer cette dérive ?

Les jeunes de moins de 20 ans représentent 25 % de la population. En utilisant l’échelle d’équivalence de l’INSEE, c’est 12,5 % du revenu des ménages qui devrait être fourni par des prestations familiales pour assurer aux familles avec enfants le même niveau de vie qu’aux personnes sans enfants. Or l’ensemble des prestations sous critères familiaux ne représente que 4,2 % du revenu des ménages[ii].

Le RSA est nettement plus faible que le minimum vieillesse sous prétexte d’inciter ses titulaires à travailler, mais ceci pèse sur le niveau de vie des enfants, qui vivent généralement avec des actifs, non avec des retraités. La création du RSA-activité aurait pu fournir un complément de ressources appréciable à beaucoup de familles de travailleurs à bas salaires, mais celui-ci est mal conçu : beaucoup de bénéficiaires potentiels ne le demandent pas. De plus, il ne bénéficie pas aux chômeurs (et donc à leurs enfants). Ainsi, en 2010, le taux de pauvreté des enfants (au seuil de 60 %) était-il de 19,8 % contre 14,1 % pour l’ensemble de la population. Au seuil de 50 %, il était de 11,1 % contre 7,8 % pour l’ensemble de la population. Ainsi, 2,7 millions d’enfants sont-ils en dessous du seuil de pauvreté de 60 %. 1,5 million d’enfants sont même en dessous du seuil de 50 %.

Une famille avec trois enfants a un niveau de vie plus bas qu’un couple sans enfant, percevant les mêmes salaires, de 16 % si elle gagne 2 fois le SMIC, de 30 % si elle gagne 5 fois le SMIC. Les allocations familiales sont devenues très faibles pour les classes moyennes ;  le quotient familial ne fait que tenir compte de la baisse de niveau de vie induite par la présence d’enfants ; il n’apporte pas d’aide spécifique aux familles. A aucun niveau de revenu, les aides aux enfants ne sont excessives. Le niveau de vie moyen des enfants était en 2010 inférieur de 10 % à celui de la moyenne de la population. Ce devrait être l’inverse, puisque les enfants ont besoin d’un niveau de vie satisfaisant pour développer toutes leurs potentialités, et puisque les parents qui élèvent leurs enfants, en plus de leurs activités professionnelles, jouent un rôle social fondamental.

Faut-il fiscaliser les allocations familiales ? Ce serait oublier que leur montant est déjà très faible par rapport au coût des enfants. Le revenu médian par unité de consommation était de l’ordre de 1 660 euros en 2012 ; le coût moyen d’un enfant, qui représente 0,3 unité de consommation, est donc de l’ordre de 500 euros. Or, les allocations familiales sont de 64 euros par enfant (pour une famille avec deux enfants), et de 97 euros par enfant (pour une famille avec trois enfants). Il faudrait donc au minimum multiplier par cinq les allocations avant que la question de leur fiscalisation ne devienne légitime.

Se rapprocher des objectifs de la politique familiale française tels qu’ils sont proclamés dans la Loi de financement de la Sécurité sociale[iii] – réduire les écarts de niveau de vie selon la configuration familiale, sortir tous les enfants de la pauvreté, augmenter les places en crèche – nécessiterait que plus de moyens soient donnés à la politique familiale. Ces moyens devraient être supportés par tous les contribuables, et non par les familles des classes moyennes, qui ne sont pas les plus favorisées du système.

Réduire de 2,5 milliards les sommes que la Nation consacre à ses enfants serait une erreur de politique macroéconomique comme de politique sociale. Comme le disait Charles Gide : « De tous les investissements qu’une nation puisse envisager, c’est l’éducation des enfants qui est la plus rentable ».

 


[i] Voir un argumentaire similaire : Cornilleau Gérard, 2013, «  Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage », Blog de l’OFCE, février.

[ii] Voir Sterdyniak Henri, 2011, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l ’OFCE, n°116.

[iii] Voir PLFSS, 2013, Programme de qualité et d’efficience, Famille.

 




Augmenter les aides au logement : une fausse bonne idée ?

par Pierre Madec

Inscrite dans le projet de Loi de finances pour 2013, l’augmentation de 500 millions d’euros des aides personnelles au logement (APL, ALS et ALF[1]) a été adoptée par le Parlement et est entrée en vigueur au 1er Janvier 2013. Cette augmentation de 3 % porte le montant prévisionnel consacré aux aides personnelles au logement à 17,3 milliards d’euros pour l’année à venir.

Dans les faits, depuis 2007, les aides personnelles au logement sont indexées sur l’indice de référence des loyers (IRL). En 2012, ces dernières n’ont été revalorisées que de 1 % (au lieu de 1,9%) à la suite d’un amendement parlementaire au projet de Loi de finances pour 2012. Cette augmentation de 500 millions d’euros n’est donc que le retour à l’indexation prévue par la loi.

 

Principal poste budgétaire de la politique du logement, les aides à la personne sont perçues par 6,4 millions de ménages (CAF 2012) et constituent, compte tenu de leur ciblage sur les ménages modestes, l’une des prestations sociales les plus redistributives. De plus, leur impact sur le taux d’effort des ménages n’est plus à prouver[2]. Selon un récent rapport de l’IGAS (2012), elles permettent à elle seules de réduire de 35,8 % à 19,5 % (hors charges) le taux d’effort médian des allocataires et de faire baisser de 3 points leur taux de pauvreté[3].

Pour autant, cette efficacité s’effrite peu à peu. En 2012, 86,3 % des locataires du parc privé avaient un loyer supérieur aux plafonds définis par la loi. Cette dynamique est ancienne et est principalement due aux importantes hausses successives qu’ont connues les loyers du secteur libre depuis maintenant plus de 10 ans (+40 % depuis 2000). Hausses largement déconnectées de l’évolution de l’indice légal sur la période (inférieure à 25 %) et qui, au vu de la faiblesse des plafonds réglementaires de loyers, sont intégralement supportées par les locataires.

Depuis le 1er Août 2012 et l’entrée en vigueur du décret sur l’encadrement des loyers, la loi ne permet plus aux propriétaires-bailleurs, dans les zones les plus tendues[4], de faire évoluer leur loyer d’une proportion supérieure à l’IRL (sauf gros travaux ou sous évaluation manifeste)[5]. Cette mesure en faveur des locataires a pour principal objectif de contenir la progression du taux d’effort des ménages locataires du secteur libre. En 2010, le taux d’effort net médian (hors charges) des locataires du parc privé était de 26,9 % contre 22,8 % en 1996[6].

Pour autant, le décret n’exigeant pas de « blocage » des loyers, les ménages voient tout de même leur loyer et donc leur taux d’effort augmenter, leur revenu (et jusqu’à présent leurs aides) n’étant pas (plus) indexé(s) sur l’IRL.

L’augmentation de 3 % des aides au logement associée à la mesure d’encadrement permettra donc au mieux de ramener le taux d’effort des ménages allocataires à un niveau proche de celui de 2011.

Pour autant, la simple indexation suffira-t-elle à améliorer la situation très dégradée des ménages les plus fragiles ? Pour cela, il faudrait que la hausse des loyers soit inférieure à la hausse de l’indice légal ce qui, compte tenu des « effets secondaires » engendrés par les mesures d’encadrement et de hausse des allocations, est peu probable.

Pour ce qui est de l’encadrement, les propriétaires n’étant plus en capacité d’augmenter librement leur loyer lors de la relocation, et donc de rattraper à ce moment-là les prix du marché, ils seront fortement incités à appliquer à leurs loyers une augmentation annuelle égale à l’IRL et ce aussi bien en cours de bail que lors du renouvellement de bail[7]. De plus, concernant l’augmentation des aides personnelles au logement, de nombreuses études, théoriques et empiriques, menées tant en France (G. Fack, 2005 ; A. Laferrère et D. Le Blanc, 2002) qu’aux Etats-Unis (S. Susin, 2002) ou en Angleterre (S. Gibbons et A. Manning, 2006), ont montré l’important effet inflationniste d’une telle mesure sur les loyers. Bien que difficilement chiffrable, cet effet significatif semble agir à deux niveaux distincts. Les estimations suggèrent dans un premier temps qu’une grande partie (entre 50 et 80 % selon Fack) des allocations perçues par les bas revenus est absorbée par des augmentations de loyers. Dans un second temps, l’amélioration de la solvabilité des ménages les plus modestes (étudiants, …) augmente la demande sur le marché locatif et, compte tenu de la faible élasticité de l’offre de logement à court terme, contribue à l’effet inflationniste. On peut tout de même noter que cet effet peut être fortement atténué par une politique de construction ambitieuse, et donc une augmentation importante de l’offre locative, notamment sociale.

A partir de ces observations, deux enseignements peuvent être tirés de la mesure d’augmentation des aides au logement et de leur future ré-indexation sur l’indice de référence des loyers : d’une part cela permettra, associé à la mesure d’encadrement des loyers, de contenir le taux d’effort des ménages les plus modestes à un niveau proche de celui de 2011 ; d’autre part, cette mesure, coûteuse à moyen comme à long terme (l’indexation augmentera automatiquement, chaque année, de l’IRL le montant global des aides), ne permettra en aucun cas d’alléger significativement les dépenses en logements des allocataires les plus fragiles, et ce d’autant plus si cette augmentation, et l’indexation future, ne prennent pas en compte l’évolution des charges locatives.

Une fois ces résultats établis, une question se pose : que faire ? Différentes solutions s’offrent aux pouvoirs publics. La première est de considérer que le taux d’effort des ménages est (une fois cette ré-indexation effectuée) à un niveau supportable, que les loyers maintenant encadrés le sont aussi, et que l’Etat est en capacité de compenser chaque année, à hauteur de 300 millions d’euros[8], la hausse probable des loyers. Compte tenu d’une part des difficultés budgétaires que connaissent les finances publiques et d’autre part des taux d’effort subis par certains des ménages locataires les plus modestes, il est difficile de considérer cette solution comme optimale.

Dans le cas où la volonté du gouvernement est de faire baisser le taux d’effort des ménages modestes, nous avons montré que la simple indexation ne suffirait pas. Une fois de plus, on peut penser qu’au vu de la situation budgétaire, la hausse du budget global consacré aux aides à la personne ne constitue pas, à court terme, une réponse acceptable pour les pouvoirs publics. De même, un encadrement plus strict des loyers  (voire un « blocage » temporaire) serait perçu, à tort ou à raison, de manière très négative par les propriétaires-bailleurs.

Une solution réside donc dans un ciblage plus strict des aides. En effet, à enveloppe budgétaire constante, l’exclusion d’un certain nombre de bénéficiaires du système d’allocation (baisse des plafonds de ressources, modification du calcul de la participation personnelle, …) permettrait d’orienter  plus efficacement les aides vers les ménages les plus fragiles, qui subissaient, en 2010, un taux d’effort net médian de 33,6 %[9]. On peut ainsi penser que, pour les étudiants, un rapprochement des systèmes de bourses d’études et d’allocations logements pourrait être opéré. Actuellement, les seules ressources prises en compte dans le calcul de l’allocation sont celles du futur bénéficiaire. Cette politique à priori très égalitaire (elle rend tous les étudiants-locataires potentiellement indépendants de leurs parents) peut s’avérer assez critiquable. La prise en compte de l’appartenance ou non du bénéficiaire au foyer fiscal parental, comme c’est aujourd’hui le cas pour le système des bourses, pourrait permettre une répartition des aides plus juste socialement. De même, une différentiation des aides en fonction des zones géographiques, et donc des loyers pratiqués, pourrait être envisagée.

 


[1] L’APL désigne l’aide personnalisée au logement, l’ALS l’allocation de logement social et l’ALF l’allocation de logement familiale.

[2] Le taux d’effort est défini comme le rapport entre les dépenses en logement (loyers+charges) et le revenu du ménage. On parle de taux d’effort net lorsque l’on ajoute au revenu les aides au logement perçues.

[3] Cette réduction du taux de pauvreté peut être comparée à la diminution de 2 points engendrée par la perception de minima sociaux ou des autres prestations familiales perçues sans condition de ressources.

[4] C’est-à-dire les zones où l’offre de logement est la plus faible et donc les loyers et les taux d’effort des ménages les plus élevés.

[5] Voir S. Le Bayon, P. Madec et C. Rifflart, blog de l’OFCE, 2012

[6] Source Enquête Loyer et Charge, INSEE

[7] Voir S. Le Bayon, P. Madec et C. Rifflart, à paraître dans la Revue de l’OFCE, n°128, 2013.

[8] Hausse du montant global des aides au logement prévue pour 2014 si l’IRL est d’environ 1,7 % (estimation basse).

[9] Taux d’effort net médian en 2010 des locataires du secteur privé appartenant au 1er quartile de niveau de vie (source INSEE).




Peut-on se relever d’une crise bancaire ? Analyse comparée de l’Irlande et de l’Islande

par Céline Antonin et Christophe Blot

En économie, les miracles s’avèrent parfois être des mirages. L’Islande et l’Irlande en font l’expérience. Ces deux petites économies ouvertes, paradis de la finance libéralisée et dérégulée, havres de croissance au début des années 2000, ont été frappées de plein fouet par la crise financière. La nationalisation quasi-intégrale des systèmes financiers qui en a résulté a pesé sur la dette publique de ces deux pays. Pour endiguer la hausse de la dette et les risques d’insoutenabilité, les gouvernements des deux pays ont, dès 2010, mis en œuvre des plans d’austérité budgétaire, mais avec une différence de taille : l’Irlande appartient à la zone euro, ce qui n’est pas le cas de l’Islande. La dernière Note de l’OFCE (n°25 du 4 février 2013) revient sur la situation financière et macroéconomique récente de ces deux pays afin de montrer dans quelle mesure les divergences de policy-mix peuvent rendre compte de trajectoires de sortie de crise différentes.

Si la crise bancaire islandaise fut amplifiée par une crise de change, la dépréciation de la couronne fut ensuite un facteur de reprise si bien qu’aujourd’hui, la croissance est de retour en Islande. Le PIB a été marqué par une forte volatilité : entre le troisième trimestre 2007 et le deuxième trimestre 2011, le PIB a baissé de plus de 13 % mais il a depuis rebondi de 5,7 %. En Irlande, la volatilité a été moindre et la phase récessive moins longue qu’en Islande (8 trimestres) et de plus faible amplitude (-10,7 %). En revanche, la sortie de crise y est plus timide avec une progression du PIB de seulement 3,4 % depuis fin 2009.

Notre analyse nous conduit à deux conclusions principales : d’une part, la dévaluation interne est moins efficace que la dévaluation externe ; d’autre part, la consolidation budgétaire est moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée de conditions monétaires et d’une politique de change favorables. C’est à la lumière de ces éléments qu’il convient de redéfinir le policy mix optimal en zone euro comme nous le suggérons plus en détail dans le rapport iAGS. Une politique monétaire active est indispensable pour permettre le refinancement de la dette publique Ainsi, la Banque centrale européenne doit intervenir en tant que prêteur en dernier ressort des pays membres. Les pays en situation d’excédents doivent engager des politiques de “reflation” afin de contribuer à résorber les déséquilibres courants. L’ajustement budgétaire doit être assoupli et éventuellement décalé afin de permettre un retour plus rapide de la croissance.

 

 

 




Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage ?

Par Gérard Cornilleau

La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.

En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.

Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.

Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].

Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).

On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.

On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.

L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.


[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic

[2] Hors opérations exceptionnelles

[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .




Quel impact du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ?

par Mathieu Plane

A la suite de la remise au Premier ministre du Rapport Gallois sur le pacte pour la compétitivité de l’industrie française, le gouvernement a décidé  la création du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Partant du constat d’un déficit commercial en hausse  au cours de la dernière décennie, de la forte dégradation des marges des entreprises depuis le début de la crise et d’un chômage grandissant, le gouvernement vise,  par la mise en place du CICE, le redressement de la compétitivité des entreprises françaises et de l’emploi. Selon notre évaluation, réalisée à l’aide du modèle e-mod.fr, détaillée dans un article de la Revue de l’OFCE (n°126-2012), le CICE devrait permettre de créer, cinq ans après sa mise en place, environ 150 000 emplois faisant baisser le taux de chômage de 0,6 point et il générerait un gain de croissance de 0,1 point de PIB en 2018.

Ouvert à toutes les entreprises imposées d’après leur bénéfice réel et soumises à l’impôt sur les sociétés ou à l’impôt sur le revenu, le CICE sera égal à 6 % de la masse salariale, hors cotisations patronales, correspondant aux salaires inférieurs à 2,5 SMIC. Sa montée en charge sera progressive, avec un taux de 4 % en 2013. Les effets sur la trésorerie des entreprises liés au CICE se feront avec un décalage d’un an par rapport à l’exercice de référence, ce qui veut dire que le CICE donnera lieu à un crédit d’impôt sur les bénéfices des sociétés à partir de 2014. En revanche, certaines entreprises pourraient bénéficier dès 2013 d’une avance sur le CICE attendu pour 2014. Le CICE devrait représenter 10 milliards d’euros sur la base de l’exercice 2013, 15 milliards en 2014 et 20 milliards d’euros à partir de 2015. Le financement du CICE reposera pour moitié sur des économies supplémentaires sur les dépenses publiques (10 milliards), dont le détail n’a pas été précisé, et pour moitié sur des recettes fiscales : une hausse du taux de TVA normal et intermédiaire à compter du 1er janvier 2014 (6,4 milliards) et un renforcement de la fiscalité écologique.

Cette réforme s’apparente en partie à une dévaluation fiscale et présente, sous certains aspects, des similitudes avec les mécanismes de la « quasi-TVA sociale » (voir Heyer, Plane Timbeau (2012) « Impact économique de la quasi-TVA sociale ») qui avait été mise en place par le gouvernement Fillon et qui a été supprimée avec le changement de majorité dans le cadre de la seconde Loi de finances rectificatives en juillet 2012.

Selon nos calculs réalisés à partir des DADS 2010, le CICE abaisserait en moyenne de 2,6 % le coût du travail du secteur marchand : l’impact sectoriel le plus fort de la mesure sur le coût du travail serait dans la construction (-3,0 %), l’industrie (-2,8 %) et les services marchands (-2,4 %). L’impact sectoriel final de la mesure dépend à la fois de la baisse du coût du travail et du poids des salaires dans la valeur ajoutée de chaque secteur. Le CICE représenterait 1,8 % de la valeur ajoutée des entreprises industrielles, 1,9 % de la valeur ajoutée de la construction et 1,3 % de celle des services marchands. Globalement, le CICE  pèse pour 1,4 % dans la valeur ajoutée des entreprises du secteur marchand. Selon nos calculs, le montant total du CICE serait de 20 milliards d’euros : 4,4 milliards pour l’industrie, 2,2 milliards pour la construction et 13,4 milliards pour les services marchands. L’industrie récupérerait donc 22 % de l’enveloppe globale, soit plus que son poids dans la valeur ajoutée qui n’est que de 17 %. Si cette mesure a vocation à relancer l’industrie en France, en revanche ce secteur n’est pas le premier bénéficiaire du dispositif en valeur absolue mais reste, avec la construction, celui qui y est relativement le mieux exposé en raison de sa structure salariale. De plus, l’industrie peut bénéficier des effets induits liés à la baisse des prix des consommations intermédiaires conséquente à la diminution des coûts de production dans d’autres secteurs.

Les effets à attendre du CICE sur la croissance et l’emploi sont différents à court et long terme (graphique). Ouvrant des droits en 2014 calculés sur l’exercice de 2013, le CICE aurait des effets positifs dès 2013, d’autant plus que les hausses de prélèvements et la réduction des dépenses publiques ne s’appliqueraient pas avant 2014. L’effet sur la croissance est donc positif en 2013 (+0,2 %) mais les effets sur l’emploi (+23 000 en 2013) sont plus lents en raison des délais d’ajustement de l’emploi à l’activité et de la montée en charge du dispositif.

En revanche, l’impact du CICE est légèrement récessif de 2014 à 2016, la perte de pouvoir d’achat des ménages liée aux hausses d’impôt, et la réduction des dépenses publiques (la consommation des ménages et la demande publique contribuant à -0,2 point de PIB en 2014, puis -0,4 point en 2015 et 2016)  l’emportant sur la baisse des prix et le rétablissement des marges des entreprises. En dehors de la première année, les effets positifs du CICE sur la croissance liés aux transferts de revenus apparaissent lentement, les gains de parts de marché liés à la baisse des prix et à la hausse des marges des entreprises étant dépendants d’une mécanique de moyen-long terme rattachée aux effets d’offre, les effets qui passent par la demande étant plus rapides.

La mise en place du CICE engendre progressivement des gains de parts de marché qui contribuent positivement à l’activité  par le bais de l’amélioration du solde extérieur (0,4 point de PIB en 2015 et 2016), que ce soit par l’augmentation des exportations ou la réduction des importations. A partir de 2017, la contribution du solde extérieur à l’activité est moins positive (0,3 point de PIB) en raison de l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages entraînant une moindre réduction des importations.  Malgré la hausse des marges améliorant la profitabilité du capital, l’investissement productif diminue légèrement en raison de l’effet de substitution entre le travail et le capital et l’effet négatif d’accélérateur lié à la baisse de la demande.

Avec la baisse du coût relatif du travail par rapport à celui du capital, la substitution du travail au capital accroît progressivement l’emploi au détriment de l’investissement, ce qui enrichit le PIB en emploi et réduit les gains de productivité. Par ce mécanisme, l’emploi augmente régulièrement malgré la légère perte d’activité entre 2014 et 2016. Du fait de la hausse de l’emploi et de la baisse du chômage, mais aussi de possibles mesures de compensation salariale dans les entreprises liées à la hausse de la pression fiscale sur les ménages, les salariés regagnent en partie le pouvoir d’achat perdu, par une augmentation des salaires réels. Ce « rattrapage » du pouvoir d’achat permet de générer de la croissance mais limite les effets sur l’emploi et les gains de compétitivité.




La crise de la zone euro est-elle terminée ?*

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Au début de 2013, deux bilans contrastés peuvent être tirés de la crise. D’un côté, l’euro a survécu. Certes, les réactions des institutions européennes et des pays membres ont été lentes et hésitantes ; leurs réticences ont souvent nourri la spéculation. Mais les institutions européennes ont progressivement réussi à mettre en place des mécanismes de solidarité, comme le Fonds européen de stabilité financière puis le Mécanisme européen de stabilité ; elles ont réussi à imposer aux États membres une forte discipline budgétaire (renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, programmes d’ajustement, traité budgétaire).

Les États membres ont accepté de mettre en œuvre des politiques d’austérité et de réformes structurelles. Dès le début de la crise, la BCE a accepté de mettre en place des politiques non-conventionnelles ; elle a soutenu les dettes publiques des pays en difficulté en intervenant sur les marchés secondaires. Puis, elle a pu s’engager à venir en aide sans limite aux pays en difficulté qui mettaient en œuvre des politiques satisfaisantes, ce qui a permis de rassurer les marchés financiers et de faire  baisser les primes de risques.

De l’autre côté, la zone euro est incapable de retrouver une croissance satisfaisante comme de récupérer les neufs points d’activité perdus du fait de la crise. Les pays membres ont été contraints de mettre en œuvre des politiques d’austérité en période de récession. Selon les perspectives de la Commission elle-même, le taux de chômage devrait se maintenir à 11,8 % en 2013. Les déséquilibres entre pays persistent, même s’ils sont quelque peu atténués par la dépression profonde dans laquelle sont plongés les pays du Sud. Les normes rigides et sans fondements économiques imposées aux États membres ne remplacent pas une vraie coordination des politiques économiques. Les solidarités mises en place sont conditionnelles à la perte de toute autonomie et à l’instauration de politiques d’austérité drastiques. À l’avenir, les politiques nationales seront paralysées par les contraintes européennes et les menaces des marchés financiers. L’Europe sociale ne progresse pas ; pire, l’Europe impose aux pays en difficulté de mettre en cause l’universalité de l’assurance-maladie, de réduire les prestations de retraite, de chômage, de famille. La concurrence fiscale persiste ; la crise n’a pas été l’occasion de mettre en cause les paradis fiscaux et l’évasion fiscale. Certes, l’Europe est à la pointe du combat contre le changement climatique, mais elle peine à s’engager résolument dans la transition écologique. De nombreux pays de la zone souffrent d’une désindustrialisation persistante, sans qu’une stratégie européenne de politique industrielle ne soit mise en œuvre. L’Union bancaire va être mise en place, sans que son contenu soit démocratiquement décidé. Les instances européennes persistent dans une stratégie – paralyser les politiques nationales, imposer des réformes structurelles libérales – qui jusqu’à présent n’a pas réussi à impulser la croissance et qui a rendu l’Europe impopulaire. L’Europe manque cruellement d’un projet social fédérateur, d’une stratégie économique et d’un fonctionnement démocratique.

 

* Le lecteur trouvera dans le n° 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE, paru en janvier, des analyses apportant des éclairages contrastés sur les origines de la crise de la zone euro et les stratégies de sortie de crise. Ce numéro réunit douze articles faisant suite à la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne de juin 2012.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).




Espagne : une stratégie perdant-perdant

par Danielle Schweisguth

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne, l’Espagne s’apprête à publier le chiffre de son déficit public pour 2012. Il devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation – mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011 – alors que l’objectif négocié avec la Commission européenne est de 6,3%. Tandis que la détresse sociale est à son comble, seul un retour durable de la croissance permettrait à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Or la politique de rigueur imposée par l’Europe retarde le retour de la croissance économique. Et le niveau du multiplicateur budgétaire espagnol, compris entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations, rend inefficace la politique de restriction budgétaire puisqu’elle ne permet pas de réduire sensiblement le déficit et maintient le pays en récession.

A l’heure où le FMI reconnaît publiquement avoir sous-estimé l’impact négatif des ajustements budgétaires sur la croissance économique européenne – le fameux multiplicateur budgétaire – l’Espagne s’apprête à publier son déficit public pour l’année 2012. Ce dernier devrait se situer autour de 8% du PIB en première estimation, mais pourrait être revu à la hausse comme ce fut le cas en 2011. Si l’on exclut les aides financières versées au secteur bancaire qui ne sont pas prises en compte dans la procédure de déficit excessif, le déficit est réduit à 7% du PIB. Ce chiffre reste au dessus de l’objectif officiel de 6,3%, âprement négocié avec la Commission européenne. Rappelons que jusqu’en septembre 2011, l’objectif initial de déficit pour l’année 2012 était de 4,4% du PIB. Ce n’est qu’après la mauvaise surprise liée à la publication d’un déficit pour l’année 2011 de 8,5% (qui sera plus tard révisé à 9,4%) – largement au-dessus de l’objectif officiel pour 2011 de 6% du PIB – que le gouvernement nouvellement élu de Mariano Rajoy a demandé à la Commission européenne un premier assouplissement. L’objectif bruxellois de déficit a alors été fixé à 5,3% du PIB pour 2012. Puis en juillet 2012, les fortes tensions sur les taux souverains espagnols – ils s’approchaient des 7% – ont conduit le gouvernement à négocier avec la Commission un report de l’objectif de 3% en 2014 et un objectif de déficit de 6,3% du PIB en 2012.

Mais chercher à réduire le déficit public de 2,6 points de PIB alors que le cycle économique est très dégradé s’est avéré une stratégie inefficace et contre-productive. Aussi le résultat n’est pas à la hauteur des efforts engagés, pourtant loués par les autorités européennes à maintes reprises. L’accumulation de plans d’austérité d’ampleur historique pendant trois années consécutives (2010, 2011 et 2012) n’a conduit qu’à une très faible amélioration du solde budgétaire (tableau). Le déficit a été réduit de 3,2 points en trois ans, quand deux années de crise ont suffi pour qu’il se creuse de 13,3 points (de 2007 à 2009). L’impulsion budgétaire a été de -2,2 points de PIB en 2010, de -0,9 point en 2011 et de -3,3 points en 2012, soit 6,4 points de PIB d’efforts budgétaires cumulés (68 milliards d’euros). Mais la crise a précipité l’effondrement du marché immobilier et considérablement fragilisé le système bancaire. Depuis, le pays est plongé dans une profonde récession : le PIB recule de 5,7% depuis le premier trimestre 2008, ce qui le place à un niveau inférieur de 12% par rapport à son niveau potentiel (sous l’hypothèse d’une croissance potentielle de 1,5% par an) et le chômage frappe 26% de la population active et 56% des jeunes.

La dégradation de la situation économique de l’Espagne a fortement pesé sur les rentrées fiscales. Entre 2007 et 2011, les recettes fiscales espagnoles ont connu la chute la plus importante de tous les pays de la zone euro. De 38% du PIB en 2007, elles sont tombées à 32,4% en 2011, malgré les hausses de TVA (2 points en 2010 et 3 points en 2012), l’augmentation des taux d’imposition sur le revenu et la hausse des taxes foncières en 2011. Les hausses d’impôts successives n’ont que faiblement atténué l’effet dépressif de l’effondrement des assiettes fiscales. Les recettes de TVA enregistrent une chute vertigineuse de 41% en termes nominaux entre 2007 et 2012, tout comme l’impôt sur le revenu et la fortune (-45%). En comparaison, la baisse de la pression fiscale en zone euro a été beaucoup plus modeste : de 41,2% du PIB en 2007 à 40,8% en 2011. Enfin, l’envolée du chômage a mis à mal les comptes de la sécurité sociale qui sera déficitaire à hauteur de 1 point de PIB en 2012 pour la première fois de son histoire.

Pour compenser la chute des recettes fiscales, le gouvernement espagnol a dû prendre des mesures drastiques de restriction des dépenses pour tenter de respecter ses engagements : baisse de 5% du salaire des fonctionnaires puis  suppression de leur prime de Noël, gel des embauches dans la fonction publique et passage de la semaine de travail de 35 à 37 heures et demi (sans compensation salariale), passage de 65 à 67 ans de l’âge légal de la retraite et gel des pensions (2010), réduction des indemnités chômage pour les chômeurs de plus de sept mois et baisse des indemnités de licenciement de 45 jours par année d’ancienneté à 33 jours (20 si l’entreprise est déficitaire). Tandis que leur revenu stagnait ou baissait, les ménages espagnols ont été confrontés à une hausse considérable du coût de la vie : hausse de 5 points de la TVA, augmentation des tarifs de l’électricité (28% en deux ans et demi), hausse des taxes sur le tabac et baisse du taux de remboursement des médicaments (les retraités paieront 10% du prix et les actifs entre 40% et 60% selon leur revenu).

La situation sociale en Espagne est très préoccupante. La pauvreté a augmenté (de 23% de la population en 2007 à 27% en 2011 selon Eurostat) ; les ménages ne parvenant pas à payer leurs traites se font expulser de leur logement ; le chômage de longue durée a explosé (9% de la population active) ; les jeunes chômeurs forment une génération sacrifiée et les plus diplômés s’expatrient. La hausse de la TVA en septembre resserre la contrainte budgétaire des ménages : les dépenses alimentaires ont baissé en septembre et en octobre 2012 de respectivement 2,3% et 1,8% en glissement annuel. Par ailleurs le système sanitaire espagnol souffre des coupes budgétaires (-10% en 2012), qui conduisent à la fermeture des services d’urgence la nuit dans des dizaines de municipalités et à l’allongement des listes d’attente pour une intervention chirurgicale (de 50 000 personnes en 2009 à 80 000 en 2012), avec un délai d’attente moyen de près de 5 mois.

La détresse sociale est ainsi à son comble. Le mouvement des indignés a conduit des millions d’Espagnols dans la rue au cours de l’année 2012, dans des manifestations souvent violemment réprimées par les forces anti-émeutes. La région de Catalogne, la plus riche mais aussi la plus endettée d’Espagne, menace de faire sécession, au grand dam du gouvernement espagnol. Le gouvernement catalan a voté le 24 janvier une motion sur la souveraineté de cette région, premier pas d’un processus d’autodétermination qui pourrait déboucher sur un référendum en 2014.

Seul un retour durable de la croissance permettra à l’Espagne de résoudre ses difficultés budgétaires par la hausse des rentrées fiscales. Mais le durcissement des conditions de financement de la dette souveraine espagnole depuis l’été 2012 contraint le gouvernement à renforcer la politique de rigueur, ce qui retarde le retour de la croissance économique. Et la Commission européenne n’accepte de fournir une aide financière à l’Espagne qu’à la condition que celle-ci renonce, au moins partiellement, à sa souveraineté en matière budgétaire, ce à quoi le gouvernement de Mariano Rajoy ne se résigne toujours pas. L’initiative de la Commission européenne, dont les détails seront publiés au printemps, concernant l’exclusion des dépenses d’investissement du calcul du solde public pour les pays proches de l’équilibre budgétaire va dans le bon sens (El Pais). Mais cette règle ne s’appliquerait qu’aux sept pays où le déficit budgétaire est inférieur à 3% du PIB (l’Allemagne, le Luxembourg, la Suède, la Finlande, l’Estonie, la Bulgarie et Malte), laissant de côté les pays où la situation économique est la plus dégradée. La prise de conscience des drames sociaux qui se jouent derrière les médiocres performances économiques devrait conduire à une réflexion plus respectueuse des droits fondamentaux des citoyens européens. Par ailleurs, l’OFCE a montré dans le rapport iAGS 2013 qu’une stratégie de rigueur mesurée (restrictions budgétaires limitées à 0,5 point de PIB chaque année) est plus efficace du double point de vue de la croissance et de la réduction des déficits, pour les pays comme l’Espagne où les multiplicateurs budgétaires sont très élevés (entre 1,3 et 1,8 selon nos estimations).