Lettonie : adieu lats, bonjour euro

par Céline Antonin

Le 1er janvier 2014, deux ans après son voisin estonien, la Lettonie deviendra le 18e pays membre de la zone euro. Du point de vue européen, l’entrée de la Lettonie, qui ne pèse que 0,2 % du PIB de la zone euro, dans le « club de l’euro » peut sembler anecdotique. Cette intégration est avant tout un symbole politique ; elle vient couronner les efforts budgétaires et monétaires consentis par le pays, durement touché par la crise de 2008-2009 qui a amputé son PIB de près d’un cinquième.

Dans l’urgence, fin 2008, le pays avait demandé une aide internationale au FMI et à l’Union européenne, laquelle lui avait été accordée en échange d’un plan d’austérité drastique. Cette aide internationale, de l’ordre de 7,5 milliards d’euros, avoisinait alors 1/3 de son PIB. De ce fait, la dette publique a fortement progressé entre 2007 et 2012, passant de 9 % à 40 % du PIB. Le pays a dû se résoudre à mettre en œuvre une purge budgétaire afin de renforcer sa compétitivité et de réduire son déficit public, en baissant drastiquement les dépenses publiques, les salaires et les pensions de retraite. Cette stratégie de dévaluation interne a conduit à une forte désinflation, ce qui a permis à la Lettonie de remplir l’objectif de stabilité des prix du MCE II (graphique). Conformément à l’avis du FMI, elle a tenu bon sur son objectif d’adhérer rapidement à la zone euro en refusant catégoriquement d’utiliser l’arme de la dévaluation externe pour sortir de la crise. Ainsi, elle a poursuivi sa politique de change fixe par rapport à l’euro, ininterrompue depuis le 1er janvier 2005.

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En 2011, la croissance est revenue, essentiellement tirée par la demande externe des pays nordiques et de la Russie. Quant au déficit public, il est passé de 9,8 % du PIB en 2009 à 1,3 % en 2012. Les taux d’emprunt sur le marché obligataire ont baissé, ce qui a permis au pays de n’emprunter que 4,4 milliards d’euros (sur les 7,5 milliards d’euros prévus) et de rembourser sa dette au FMI avec trois années d’avance). La dette publique s’est donc stabilisée autour de 40 %. En outre, la Lettonie a respecté la cible d’inflation sur la période de référence pour décider de son adhésion ou non à la zone euro. Ce sont ces éléments qui ont conduit l’Union européenne à donner son feu vert en juin 2013.

L’arrivée de la Lettonie est-elle purement anecdotique ? Pas tout à fait. Tout d’abord, la Lettonie n’a pas encore effacé les stigmates de la crise ; en 2012, le PIB était inférieur, en termes réels, à son niveau de 2007. En outre, si le taux de chômage a été quasiment divisé par deux depuis 2009, il représente encore 11,9 % de la population active et surtout, sa baisse est en partie liée à une forte émigration. Mais surtout, comme l’a souligné la BCE dans son rapport sur la convergence, près d’un tiers des dépôts bancaires (pour un montant de 7 milliards d’euros) sont détenus par des non-résidents, notamment originaires de Russie. A l’instar de l’exemple chypriote, cela fait peser un fort risque sur la stabilité bancaire en cas de crise, avec de potentielles fuites de capitaux. A l’heure où le projet d’Union bancaire achoppe sur l’hétérogénéité des systèmes bancaires en zone euro, cela nous montre, une fois encore, que la logique d’intégration économique est décidément bien difficile à concilier avec les choix politiques d’élargissement. Que ce soit à l’échelle de la zone euro ou à l’échelle de l’Union européenne, il est temps pour l’Europe de faire un choix clair entre ces deux logiques antagonistes.

 




Comment peut-on défendre un revenu de base ?

par Guillaume Allègre

A la suite de la remise de 125 000 signatures réunies par des organisations défendant l’introduction d’un revenu de base, les citoyens suisses se prononceront lors d’un référendum d’initiative populaire sur l’inscription du principe du revenu de base dans la constitution fédérale helvétique.

La Note de l’OFCE (n°39 du 19 décembre 2013) analyse des fondements sur lesquels pourrait s’appuyer l’institution d’un revenu de base.

Si le revenu de base peut prendre plusieurs formes, son principe est d’être versé (1) de manière universelle, d’un montant égal pour tous, sans contrôle des ressources ou des besoins ; (2) sur une base individuelle et non aux foyers ou ménages ; (3) de façon inconditionnelle, sans exigence de contrepartie. Dans sa version progressiste, on peut rajouter une quatrième caractéristique : il doit être (4) d’un montant suffisant pour couvrir les besoins de base et permettre la participation à la vie sociale.

Bien qu’en apparence séduisant, il n’est pas aisé de trouver des fondements, en matière de justice distributive, compatibles avec ces quatre caractéristiques du revenu de base. Tant qu’il existe des économies d’échelle et un arbitrage politique entre conditionnalité et niveau du revenu minimum, alors, dans une perspective rawlsienne, un système de revenu minimum garanti de type RMI/RSA (familialisé et faiblement conditionné) semble préférable à un revenu de base pur. De plus, la réduction généralisée du temps de travail semble une solution politique plus soutenable que le revenu de base pour atteindre les objectifs écologiques et émancipateurs qui sont souvent assignés au revenu de base.

Il apparaît que l’avantage principal du revenu de base, de par son universalité, est de ne provoquer aucun indu ou non-recours et de ne pas stigmatiser les bénéficiaires nets du système. Dans cette optique, les minima sociaux pourraient être transformés en une allocation plus universelle, qui serait moins stigmatisante. Cette allocation devrait tenir compte de la composition familiale, définir une condition de participation sociale. Elle impliquerait un contrôle du travail au noir et conserverait les incitations au travail. Elle serait complétée par des politiques spécifiques prenant en charge les enfants, les personnes âgées et les handicapés, soit ceux qui ne répondent pas aux incitations, et s’ajouterait au système assurantiel (chômage, retraite, maladie). Le système de protection sociale ne serait ainsi pas réellement simplifié mais transformé pour éviter la stigmatisation et le non-recours.

Si le revenu de base n’est pas une idée stupide, ce n’est pas non plus la réforme miracle décrite par ses défenseurs : véritable couteau suisse – social, écologiste, émancipateur – de la réforme de la protection sociale.

Pour en savoir plus: Note de l’OFCE n°39 (pdf)

Pour contacter l’auteur : guillaume.allegre@sciencespo.fr

Pour suivre l’auteur sur twitter : @g_allegre




Le système socio-fiscal français est-il vraiment redistributif ?

par Henri Sterdyniak [1]

La France a mis en place le RSA, la PPE, la CMU, le minimum vieillesse, les allocations logement, les exonérations de cotisations sociales pour les bas salaires. En sens inverse, elle a conservé un impôt sur les grandes fortunes ; les cotisations sociales maladie et famille portent sur la totalité du salaire ; les revenus du capital supportent les prélèvements sociaux et sont soumis à l’IR. Les plus riches se plaignent d’une fiscalité confiscatoire ; quelques-uns  choisissent l’exil fiscal.

Pourtant, certains prétendent parfois que le système socio-fiscal français est peu redistributif. Dans la période récente, ce point de vue a été conforté par l’étude de Landais, Saez et Piketty : le système fiscal français serait peu progressif et même régressif au sommet de la hiérarchie des revenus[2] : les 0,1 % des ménages les plus riches supporteraient un très bas taux d’imposition. Toutefois, la redistributivité du système socio-fiscal passe par l’impôt mais aussi par les prestations sociales. Il faut donc regarder ces deux aspects pour évaluer la redistributivité de notre système. Ce d’autant plus que Landais, Saez et Piketty tiennent compte de la TVA payée sur la consommation financée par les prestations sociales, mais pas des prestations elles-mêmes, de sorte qu’un ménage pauvre apparaît d’autant plus perdant à la redistribution qu’il bénéficie (et dépense) des prestations sociales.[3]

Quatre chercheurs du Crédoc viennent de publier une étude[4] qui prend en compte les prestations. Ils concluent cependant : « Le système fiscal français, pris dans son ensemble, est ainsi peu redistributif ». L’étude fait le bilan, par déciles de niveau de vie après redistribution, des prestations reçues et des impôts versés par les ménages (impôts directs, impôts indirects et cotisations sociales), en pourcentage de leur revenu disponible en comparant la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suède. En France, les transferts nets (prestations moins prélèvements) ne représenteraient que 23 % du revenu disponible des ménages du premier décile de niveau de vie (les plus pauvres), contre 50 % au Royaume-Uni (graphique). A l’autre bout de l’échelle, ils réduiraient en France de seulement 6 % le revenu disponible des ménages les plus aisés, contre 30 % au Royaume-Uni, 40 % en Suède, 45 % en Italie. Ainsi, la France serait le pays où la redistributivité est la plus faible, distribuant peu aux plus pauvres, taxant peu les plus riches.

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Pourtant, le système socio-fiscal français est considéré, par les institutions internationales, comme figurant parmi ceux qui réduisent le plus les inégalités. Ainsi, l’OCDE (2011) écrivait : « La redistribution par les prestations sociales et impôts réduit les inégalités par un peu plus de 30 % en France, ce qui est bien supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE de 25 % ».

L’OCDE fournit des statistiques concernant les inégalités de revenus (mesurées par le coefficient de Gini) avant et après transferts. Parmi les quatre pays choisis par le Crédoc, c’est en France que le Gini est le plus réduit en pourcentage par les transferts (tableau 1), à un degré équivalent à celui de la Suède, nettement supérieur à la réduction opérée en Italie ou au Royaume-Uni. Euromod aboutit à un classement pratiquement similaire (tableau 2).

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De même, selon Eurostat, la France est l’un des pays où le taux de pauvreté est le plus faible, un peu plus élevé que celui du Danemark, équivalent à celui de la Suède, mais nettement plus bas que le taux de pauvreté dans des pays comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie.

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Le Portrait social de l’INSEE fait un bilan soigné de la redistributivité du système socio-fiscal français (Cazenave et al., 2012). Il apparaît que la réduction des inégalités est importante (tableau 4) en France : le ratio inter-déciles, D10/D1, passe de 17,5 avant redistribution à 5,7 après redistribution[5]. Selon l’INSEE, 63 % de la réduction des inégalités provient des prestations sociales et 37 % des prélèvements, ce qui confirme la nécessité de prendre en compte les prestations pour juger de la redistribution.

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Ainsi, la vision que présente le Crédoc de la redistributivité du système socio-fiscal français est originale… et, disons-le, fausse.

L’étude s’appuie sur les données de l’enquête Budget des familles qui n’est pas appariée sur les données fiscales et qui est généralement considérée comme moins fiable que l’enquête Euromod ou celle sur les revenus fiscaux et sociaux utilisée par l’INSEE. Ceci peut expliquer certaines différences importantes entre les chiffres du Crédoc et ceux de l’INSEE : par exemple, selon l’INSEE, les transferts non-contributifs représentent 61 % du revenu disponible des 10 % les plus pauvres tandis que ce chiffre n’est que de 31 % selon le Crédoc (tableau 5).

Comme l’INSEE, l’étude du Crédoc ne tient pas compte des cotisations employeurs maladie (qui pèsent sur les hauts salaires en France, pas dans la plupart des autres pays), ni de l’ISF (qui n’existe qu’en France). De plus, elle ne fait pas la distinction entre les cotisations contributives (qui ouvrent des droits à retraite ou à allocation chômage) et des cotisations non-contributives (comme les cotisations maladie ou famille), qui n’ouvrent pas de droits. Or, les bas salaires ne supportent pas en France de cotisations non-contributives puisqu’elles sont plus que compensées par les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires.

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Surtout, elle comporte deux erreurs qui en faussent lourdement les conclusions. La première erreur méthodologique est que, contrairement à l’INSEE, les auteurs incluent les transferts contributifs, et notamment les retraites[6], dans les transferts sociaux. Or, pour les retraités, les pensions publiques représentent une très grande partie de leur revenu disponible, tout particulièrement en France. Ainsi, si le système de retraite assure la parité de niveau de vie entre retraités et actifs, les retraités figurent dans tous les déciles de niveau de vie, et le système socio-fiscal apparaîtra peu redistributif puisqu’il verse des prestations à des retraités riches. Au contraire, si le système national de retraite n’assure pas la parité de niveau de vie entre retraités et actifs, le système socio-fiscal apparaîtra plus redistributif puisqu’il donne des retraites exclusivement aux pauvres. C’est paradoxalement la générosité du système français envers les retraités et les chômeurs qui fait apparaître le système français comme peu redistributif. Ainsi, selon le Crédoc, les 10 % des plus riches bénéficient de transferts contributifs représentant 32 % de leur revenu disponible ; ce qui fait que, au total, leurs transferts nets ne sont négatifs que de 6 % de leur revenu. Ceci est d’autant plus vrai que le Crédoc ne prend pas en compte les cotisations vieillesse supportées par les entreprises. Si, comme le fait l’INSEE, les retraites (et plus généralement toutes les prestations contributives) sont considérées comme un revenu primaire, résultant de cotisations antérieures, les transferts net négatifs des plus riches passeraient de 6 à 38 %.

L’autre erreur méthodologique est que le Crédoc prétend prendre en compte le poids des impôts indirects dans le revenu disponible (ce que l’INSEE ne fait pas). Celui-ci serait de 36 % pour les 10 % les plus pauvres, de 23 % au milieu de la hiérarchie des revenus et baisserait même à 13 % pour les plus riches. Cette forte régressivité des impôts indirects rendrait l’ensemble de la fiscalité régressive : les plus pauvres paieraient plus que les plus riches. Selon les chiffres de Landais, Saez, Piketty (2011), la fiscalité indirecte serait certes régressive (de 15 % du revenu disponible pour les plus pauvres à 10 % pour les plus riches), mais l’écart ne serait que de 5 %. Selon l’INSEE[7], le poids de l’impôt indirect dans le revenu disponible serait de 22 % pour les plus pauvres, de 16 % au milieu de la hiérarchie et de 10 % pour les plus riches. Cet écart provient  de la structure de la consommation (les plus pauvres consomment relativement plus de tabac, de produits pétroliers) et surtout  du taux d’épargne qui est d’autant plus élevé  que le ménages est riche. En fait, l’écart est sans doute surévalué dans une perspective intertemporelle : certains ménages consommeront demain l’épargne d’aujourd’hui, c’est alors qu’ils seront taxés à l’impôt indirect. Les plus pauvres apparaissent lourdement taxés relativement à leur revenu, mais c’est qu’ils consomment plus que leur revenu, soit en raison de transferts familiaux, soit en raison d’endettement à la consommation. En fait, l’étude du Crédoc surévalue lourdement le poids des impôts indirects en utilisant une estimation extravagante des taux d’épargne des ménages[8] : le taux d’épargne global des ménages français serait de -26,5 % ; seul le décile D10 (les 10 % les plus riches) aurait un taux d’épargne positif ; le décile D1 aurait lui un taux d’épargne négatif de -110 %, c’est-à-dire qu’il consommerait 2,1 fois son revenu. De ce fait, le décile des plus pauvres subirait fortement le poids des impôts indirects. Mais un tel taux d’épargne est-il vraisemblable ?

Les systèmes socialo-fiscaux nationaux sont différents et complexes. Leur comparaison doit se faire avec prudence et rigueur. Pour juger de la redistributivité du système français, il reste plus pertinent d’utiliser les travaux de l’INSEE, de l’OCDE ou d’Euromod que cette étude (trop) originale.

 


[1] Nous remercions Juliette Stehlé qui a bien voulu nous aider à préciser certains points de cette note.

[2] Voir Landais C., Piketty Th. et Saez E., Pour une révolution fiscale, Le Seuil, 2011.

[3] Voir aussi Sterdyniak H., « Une lecture critique de l’ouvrage Pour une révolution fiscale », Revue de l’OFCE, n° 122, 2012. Signalons aussi que l’on ne peut porter un jugement global sur la progressivité du système à partir du cas des quelques hyper-riches qui réussissent à échapper à l’impôt par le biais de montages fiscaux.

[4] Bigot R, É. Daudey, J. Muller et G. Osier : « En France, les classes moyennes inférieures bénéficient moins de la redistribution que dans d’autres pays », Consommation et modes de vie, Crédoc, novembre 2013. Voir une version développée : « Les classes moyennes sont-elles perdantes ou gagnantes dans la redistribution socio-fiscale », Cahiers de Recherche, Crédoc, décembre 2012.

[5] Notons que l’INSEE sous-estime quelque peu la redistribution assurée par le système français puisqu’elle ne prend pas en compte l’ISF. Elle n’intègre pas non plus les cotisations maladie employeurs qui en France sont fortement redistributives car elles ne sont pas plafonnées. En sens inverse, elle ne tient pas compte des impôts indirects.

[6] Et les prestations chômage et les prestations maladie de replacement.

[7] Voir Eidelman A., F. Langumier F. et A. Vicard : « Prélèvements obligatoires reposant sur les ménages :

des canaux redistributifs différents en 1990 et 2010 », Document de Travail de la DESE de l’INSEE, G2012/08.

[8] Estimation en provenance de EUROMOD (2004) : “ Modelling the redistributive impact of indirect taxation in Europe”, Euromod Working paper, juin.




Le travail à temps partiel

Par Françoise Milewski

La part des emplois à temps partiel dans l’emploi total a fortement progressé. Si cette hausse était encore limitée dans les années 1970, elle s’est accélérée dans les années 1980 et surtout 1990. Durant les années 2000 et au début des années 2010, les fluctuations ont été moins marquées au regard de la longue période. La part du temps partiel a plus que doublé depuis quarante ans et il représente désormais près d’un cinquième de l’emploi.

Ces évolutions sont le résultat de plusieurs tendances économiques et sociales. Elles reflètent à la fois les transformations du marché du travail – croissance du secteur tertiaire au détriment de l’industrie et multiplication des statuts d’emplois – et les inégalités entre les femmes et les hommes. Elles sont aussi le produit des politiques publiques.

Les emplois à temps partiel sont pour l’essentiel occupés par des femmes. Ils sont aussi majoritairement occupés par des salariés de 25 à 49 ans, mais une tendance au développement du temps partiel chez les seniors apparaît. Les emplois à temps partiel sont surtout occupés par des salariés peu qualifiés. Si les durées du travail sont le plus souvent comprises entre 15 et 29 heures, la dispersion est importante, et l’on note une tendance à l’accroissement de la part des courtes quotités. Les salariés à temps partiel sont majoritairement employés à durée indéterminée ; il s’agit donc d’une forme d’emploi stable. Les salaires sont inférieurs, qu’ils soient mensuels ou horaires, et les salariés à temps partiel sont surreprésentés parmi les smicards et les bas salaires. Lorsque les horaires sont atypiques, que l’amplitude est étendue par de multiples coupures, que l’organisation du temps est fluctuante et sans prévisibilité, les conditions de travail sont dégradées.

Le temps partiel est hétérogène aussi bien dans les raisons invoquées par les salarié-e-s, lorsqu’elles ou ils en font la demande, que dans les formes d’organisation des entreprises selon les secteurs d’activité. Les temps travaillés relèvent de logiques multiples. Cela conduit à parler des temps partiels pour rendre compte de cette multiplicité.

Le développement du secteur tertiaire a porté celui des temps partiels. Les emplois à temps partiel dans les secteurs tels le commerce-distribution, l’hôtellerie-restauration, le nettoyage, les services à la personne et certains services publics sont majoritairement occupés par des femmes. Cela résulte des types de formation qu’elles acquièrent, des stéréotypes sur les compétences naturelles qu’elles auraient pour s’occuper d’autrui, de leur surreprésentation dans les emplois peu ou non qualifiés. Les arbitrages qu’elles font entre tâches professionnelles et familiales renforcent ces évolutions, soit parce qu’un plein temps leur paraît incompatible, soit parce qu’après un congé parental elles prolongent la réduction d’activité qu’elles ont expérimentée. Après un congé de longue durée, les difficultés de réinsertion sont parfois importantes.

La flexibilisation du travail au cours des dernières décennies a renforcé ces tendances. L’éclatement des formes d’emploi a concerné surtout les femmes, à la fois parce qu’elles travaillent majoritairement dans les secteurs qui en ont été à l’origine et parce que les femmes, étant en situation d’infériorité sur le marché du travail, acceptent plus facilement des emplois peu valorisés.

Les politiques publiques ont à certaines périodes favorisé le temps partiel et, à d’autres, cherché à en limiter les effets. Au carrefour d’objectifs en termes d’emploi et/ou de mesures concernant les familles, elles ont parfois souffert d’incohérences.

Au sein de l’Union européenne, les écarts entre pays sont importants, résultant d’évolutions historiques spécifiques, de consensus sociaux différents et de réglementations du marché du travail particulières.

Analyser la situation actuelle et déceler les changements en cours permet d’entrevoir les changements potentiels à venir et donc d’ouvrir des débats sur ces évolutions et ce qu’elles impliquent pour les décideurs publics. Temps partiels et temps pleins ont-ils des logiques de développement autonomes ? Au sein même des temps partiels, va-t-on vers davantage de flexibilité ou d’encadrement ? Dans quelle mesure l’autonomie des femmes est-elle mise en cause par le développement du temps partiel comme une forme d’emploi stable ? Le temps partiel est-il une forme de sous-emploi ou un mode d’intégration au marché du travail, vers le temps plein ? Autant de questions qui conditionnent l’élaboration des politiques publiques[1].

Pour en savoir plus, lire la Note de l’OFCE, n° 38 du 13 décembre 2013.

 

 


[1] Ce texte résume l’étude du Conseil économique, social et environnemental, section du Travail et de l’emploi : « Le travail à temps partiel », Françoise Milewski, Les Editions des Journaux officiels, décembre 2013, à paraître.

 




Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis août 2012, la remontée en Bourse des valeurs bancaires et la baisse de leur volatilité attestent d’un retour de la confiance. Cette confiance retrouvée est-elle durable ? C’est à cette question que la Note de l’OFCE n° 36 du 11 décembre 2013 s’attache à répondre, à partir de l’état des lieux de la situation des banques fin 2013.

En raison de la crise financière, la valorisation des banques a souffert à la fois d’une baisse de rentabilité des activités liées aux marchés financiers et d’une crise de confiance générale dans les placements boursiers. Mais depuis août 2012, les banques affichent de meilleurs résultats qui se traduisent par de meilleures performances boursières.

Cela étant, cette confiance retrouvée s’inscrit dans un contexte de mutation profonde : la crise a modifié le fonctionnement du système bancaire européen avec une montée en puissance de la Banque centrale européenne dans les prêts accordés aux banques et une forte réduction des expositions nationales dans les pays à risque (Portugal, Irlande, Italie, Espagne et Grèce).

Aussi, la pérennité de la confiance dépendra intrinsèquement de la capacité des banques à relever deux défis : d’une part, la réduction du risque d’insolvabilité des dettes publiques et privées dans certains Etats membres ; d’autre part, la capacité des banques à s’adapter aux changements institutionnels en cours à l’échelle européenne (mise en œuvre de Bâle 3, projet d’union bancaire et passage progressif d’une logique de bail out à une logique de bail-in).

 

 




Aux sources du redressement productif

par Jean-Luc Gaffard

Les entreprises françaises, dans nombre de secteurs, ont dû faire face à une hausse relative des coûts unitaires du travail, à une baisse relative du prix de la valeur ajoutée et à une baisse des taux de marge, signifiant, pour beaucoup d’entre elles, qu’elles sont fortement concurrencées et relativement peu compétitives en prix faute d’avoir suffisamment innové et investi dans le passé. Le résultat a été, au cours de la dernière décennie, une perte de substance significative du tissu industriel et une aggravation du déficit des échanges extérieurs. La question du redressement productif est clairement posée. Elle dépasse le périmètre des industries manufacturières pour englober l’ensemble des activités susceptibles de répondre à une demande d’échelle suffisamment grande et organisée sur une base industrielle[1].

Il est de sens commun de considérer que la solution réside dans la capacité renouvelée de ces entreprises à innover, à exporter et tout simplement à croître, bref dans la capacité de retrouver ou d’acquérir la compétitivité hors prix qui leur fait défaut. La difficulté à laquelle elles sont confrontées tient à ce que leur manque de compétitivité-prix les conduit à rechercher des baisses immédiates de coût au détriment d’investissements innovants. Face à cette difficulté, les responsables de la politique économique doivent résoudre un réel dilemme : soit prendre des mesures de concurrence fiscale, sociale, voire salariale en vue de rétablir la compétitivité-prix des entreprises au risque d’affaiblir encore la demande globale et finalement de peser négativement sur leurs chiffres d’affaires, soit conserver le système de prélèvements en vigueur au risque de priver ces mêmes entreprises des moyens pour investir et innover.

Certes, le consensus du moment nie l’existence d’un tel dilemme. La neutralité présumée de la monnaie et du budget, couplée avec la flexibilité des marchés de biens et du travail, est censée permettre à l’économie de retrouver le chemin d’une croissance régulière et stable. Les entreprises, rassurées par l’équilibre retrouvé des comptes publics et libérées de contraintes réglementaires excessives, auraient de nouveau toute latitude pour investir.

Ce consensus véhicule une vision réductrice du fonctionnement des économies de marché. Le modèle de concurrence parfaite, qui fait ici référence, décrit un monde où les entreprises réagissent aux seuls signaux de prix envoyés par des marchés de biens et de facteurs dont le fonctionnement est immunisé contre tout pouvoir exercé par l’un ou l’autre des protagonistes sur ces marchés. De quelque manière, c’est ce que signifie l’hypothèse de marchés financiers efficients dont la fonction est de discipliner entreprises et Etats. La réalité est tout autre. Les marchés sont naturellement et nécessairement imparfaits. Les entreprises développent des stratégies de prix, de production et d’investissement qui répondent à cet environnement de marché en même temps qu’elles contribuent à le façonner. Aussi importe-t-il de reconnaître cette réalité avant d’essayer de définir des politiques économiques adaptées.

Les sources de la compétitivité des entreprises

Dans une économie industrielle de marché, la croissance des entreprises procède de l’innovation, autrement dit de leur capacité d’acquérir une compétitivité hors prix plus robuste et plus pérenne qu’une simple compétitivité-prix. L’innovation, technologique ou organisationnelle, visant la création de nouveaux produits, voire de nouveaux services, ou l’exploration de nouveaux marchés, implique, toutefois, un détour de production. Du temps est nécessaire pour construire une nouvelle capacité de production avant de pouvoir l’utiliser et en tirer bénéfice. Généralement, cette nouvelle capacité a un coût de construction plus élevé que celui du simple remplacement de la capacité existante. Des coûts additionnels doivent être supportés avant que les revenus additionnels correspondants puissent être perçus. Une perte de compétitivité, en principe temporaire, est manifeste. Elle peut se traduire par des hausses de prix courants (des anciens produits) si la hausse de coûts devait être immédiatement répercutée ou, plus vraisemblablement, par des baisses de taux de marge. La performance de la production des biens ou services existants se trouve être négativement affectée par le choix d’innover[2].

Dans ce contexte, il reste nécessaire pour l’entreprise de rester compétitive en prix à court terme afin de ne pas perdre de parts de marché significatives par rapport à ses concurrents. C’est au regard de cette exigence immédiate que la question des coûts du travail est posée. Elle l’est singulièrement au sein de la zone euro quand, en l’absence de possibles ajustements par le taux de change, les différences légales et réglementaires en matière sociale et fiscale créent de réelles distorsions de concurrence. Quand, également, la fragmentation internationale de la production, en fait la délocalisation de segments de la production dans des pays où les salaires sont moindres à qualifications identiques, assure aux entreprises qui en ont la capacité ou l’opportunité un avantage en termes de coûts répercuté sur le prix des produits, sur les taux de marge et le volume des investissements.

Conserver ou retrouver une compétitivité-prix immédiate ne saurait, toutefois, suffire. Encore faut-il que les entreprises soient effectivement incitées à innover. Or quand les investissements, y compris les investissements intangibles, sont irréversibles et quand l’information sur la configuration future du marché n’est pas immédiatement disponible, il est difficile pour les entreprises de s’engager. Elles ne peuvent fonder leur décision sur les seuls signaux de prix. Elles doivent pouvoir être en mesure de sécuriser leurs investissements en acquérant une connaissance suffisante du marché futur, c’est-à-dire non seulement de la taille de la demande, mais aussi de celle des offres concurrentes et complémentaires. Il s’agit de faire en sorte que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et que les investissements complémentaires atteignent un certain seuil. Ce n’est possible que grâce à des pratiques qu’il faut bien considérer comme monopolistes, lesquelles renvoient à différentes formes de connexions entre les entreprises concernées[3]. Pareille stratégie organisationnelle met en scène, non pas une entreprise en particulier, mais un réseau d’entreprises, véritable écosystème mariant souvent dimension locale et capacité de se projeter vers l’extérieur. Le propre de ces réseaux est de concilier concurrence et coopération. Les pratiques qualifiées d’imperfections de marché deviennent ici des incitations à innover. Elles concourent à délimiter les frontières de l’entreprise les mieux adaptées au choix d’innover.

Ce qui est vrai des investissements en capital physique l’est tout autant des investissements en capital humain. Ces investissements ont un temps de gestation qui n’est autre que le temps d’apprentissage. Ils participent de la construction des nouvelles capacités productives. Leurs produits doivent être sécurisés. Les relations de travail propres à l’entreprise et les réseaux constitués entre entreprises y contribuent. La stabilité de la relation de travail, qui lie le salarié à l’entreprise, est un facteur décisif de l’apprentissage et de la conservation des acquis professionnels. La mobilité des salariés entre entreprises en est un autre. Cette mobilité permet à chaque entreprise de tirer parti de ce qu’un salarié a appris dans une autre entreprise qui développe le même type de compétences. Elle est source d’une hausse des salaires. Elle n’est possible que si les entreprises sont en situation de concurrence monopolistique.

La difficulté même d’innover, quand les investissements sont irréversibles et l’information de marché incomplète, nécessite de pouvoir accéder à un financement qui permet de combler l’écart entre le profil des coûts et celui des recettes, mais surtout de disposer d’un engagement financier long, c’est-à-dire de relations financières stables ou du contrôle du capital. Le problème que rencontre la plupart des entreprises innovatrices tient à ce que les actifs créés ne sont pas facilement redéployables (y compris les actifs intangibles). Cette contrainte, qui justifie de se donner les moyens organisationnels d’acquérir une information de marché crédible, requiert en même temps de pouvoir bénéficier d’un soutien financier constant.

Objectifs et moyens d’une politique de redressement productif

Identifier ainsi les stimulants de la croissance des entreprises devrait orienter les politiques à mettre en œuvre, réductibles ni à la politique de la concurrence, ni à la politique industrielle. Ces politiques concernent le fonctionnement des différents marchés (marchés de biens, marchés du travail, marchés du crédit et marchés financiers). Elles font usage d’une multiplicité d’instruments et se situent à différents niveaux géographiques.

La politique industrielle doit se donner pour objectif de stimuler la coopération entre entreprises, y compris entre entreprises concurrentes et, plus largement, de concourir à la formation d’écosystèmes associant entreprises, banques et établissements de recherche. Il n’est pas question, ici, de désigner a priori des produits ou des technologies ni même des territoires à promouvoir, mais de contribuer à créer les conditions de marché qui incitent les entreprises à investir dans les directions qui leur paraissent les plus prometteuses. Les critères retenus pour les subventions versées ou les allègements fiscaux consentis devraient répondre à cet objectif, forcément plus complexe que celui, récemment mis en avant, consistant à cibler des secteurs où la concurrence est forte[4]. C’est ce à quoi les financements des pôles de compétitivité devraient être dédiés, ainsi que les autres formes d’aides publiques.

La politique industrielle a une dimension régionale, tant il est vrai que les entreprises ont une tendance à s’agglomérer pour bénéficier d’effets externes, et notamment d’effets d’apprentissage s’agissant non seulement des connaissances technologiques, mais aussi des connaissances de marché. Cet état de fait rencontre la volonté des collectivités locales d’aider à la création de clusters. Il n’y a cependant aucune évidence que ces collectivités disposent de l’information nécessaire, ni qu’ils ne peuvent pas être capturés par des lobbys. La concurrence entre elles peut s’avérer dispendieuse si elle consiste en une concurrence fiscale qui peut sans doute améliorer la situation des uns mais au détriment des autres et affecter négativement la performance globale. La question des compétences, du nombre et de la taille des collectivités locales est nécessairement posée.

La politique de concurrence n’est pas un substitut à la politique industrielle. Elle doit se conformer au même objectif qui est de faire la part entre concurrence et coopération. Dans cette perspective, le rôle qui devrait lui être reconnu est de sanctionner les imperfections et distorsions nuisibles à l’innovation et de valider celles qui lui sont utiles. Le traitement retenu pour les accords de coopération en R&D est significatif de cette exigence. Il ne saurait être exclusif. D’autres types d’accord doivent pouvoir échapper au droit commun de la concurrence.

La politique du marché du travail doit se donner pour objectif de renforcer les voies et moyens d’enrichissement des compétences. En tout premier lieu, il s’agit  de créer les conditions de stabilisation de la relation de travail, source d’apprentissage pour les salariés et de conservation des compétences acquises pour les entreprises. Ces conditions relèvent sans doute du contrat de travail lui-même, mais elles sont aussi indissociables de la constitution de ces agglomérations ou clusters que sont les réseaux d’entreprises innovantes. Ces réseaux constituent des marchés « locaux » du travail au sein desquels la mobilité des travailleurs entre entreprises est éventuellement bénéfique à tous les partenaires en termes de maîtrise de nouvelles compétences. Par ailleurs, il conviendrait de mettre fin à des mécanismes incitatifs qui concourent à pérenniser le fait de privilégier des emplois peu ou pas qualifiés. Enfin, les conditions légales et réglementaires permettant aux entreprises de maintenir l’emploi en cas de difficultés temporaires (i.e. le recours au chômage partiel) devraient être renforcées

La politique bancaire doit se donner pour objectif de créer des relations stables entre entreprises et institutions financières. Les banques dites de relation, qui rassemblent des informations sur les emprunteurs, ont des coûts plus élevés que ceux des banques à l’acte, mais elles présentent aussi l’avantage de fournir des ressources aux entreprises rencontrant des problèmes de liquidité liés aux caractéristiques du cycle de l’innovation. De fait l’intermédiation classique augmente le taux de croissance de l’économie et réduit sa volatilité à long terme, au contraire d’un financement par le marché[5]. Aussi importe-t-il de recentrer le système financier sur l’intermédiation classique, spécialement sur le crédit aux entreprises, et de revenir à une forme de séparation entre les deux types d’activité, de façon à ce que l’octroi de crédits aux entreprises échappe aux conséquences des aléas indissociables de l’activité marché[6].

La politique fiscale doit se donner un double objectif. L’objectif à court terme est d’alléger le coût du travail en diminuant le taux des contributions sociales des employeurs et en augmentant la taxe sur la valeur ajoutée. L’objectif à moyen terme est de pénaliser les activités improductives, celles dont la contribution à la croissance pose question. Dans cette perspective, il faut sans doute taxer les services financiers et faire un plus grand usage des taxes sur la richesse et la transmission de la richesse comme le recommande le Fonds Monétaire International. L’enjeu d’une réforme fiscale, sans préjudice des formes que peut prendre sa mise en œuvre, est double : d’une part, favoriser la production de biens et services à caractère industriel et échangeables dans le commerce international, d’autre part, engager une redistribution des revenus et des richesses dans le but d’accroître la demande potentielle de ces biens et services.[7]

Le redressement productif est un enjeu majeur pour l’économie française aujourd’hui prise en étau entre l’économie allemande et l’économie espagnole. Il passe par une réorientation de l’ensemble des politiques qui affectent et orientent le comportement des entreprises bien au delà des entreprises du secteur manufacturier, et qui ne sont réductibles ni à la recherche de la baisse des coûts, ni à la promotion de nouvelles technologies, ni au respect des règles de la libre concurrence.

 


[1] Sur la nature de l’organisation industrielle voir chapitre 4 de l’ouvrage de N. Georgescu-Roegen, 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press.

[2] Voir C. M. Christensen, 1997, The Innovator’s Dilemma, Harvard, Harvard Business School Press.

[3] G. B. Richardson, 1990, Information and Investment, Oxford, Clarendon Press. G. B Richardson, 1998, The Economics of Imperfect Knowledge, Cheltenham, Edward Elgar.

[4] P. Aghion, M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison et P. Legros, 2012), “Industrial Policy and Competition”, NBER Working Paper 18048.

[5] Bolton P., X. Freixas, L. Gambacorta, et P. E. Mistrulli, 2013, Relationship and Transaction Lending in a Crisis, BIS Working Paper, n° 17.

[6] T. Beck, 2013, Finance and Growth : Too Much of a Good Thing, Vox eu.

J.-P. Pollin et J.-L. Gaffard, 2013, Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires?, Note de l’OFCE, n° 36.

[7] Keen M., 2013 : Tax Policy in (and for) Hard Times, Vox eu http://www.voxeu.org/article/tax-policy-hard-times#.Um7TETxwZzA.gmail

IMF, 2013 : Fiscal Monitor, Taxing Times, World Economic and Financial Surveys http://www.imf.org/external/pubs/ft/fm/2013/02/fmindex.htm




Quand l’OCDE persiste dans l’erreur…

Par Henri Sterdyniak

L’OCDE vient de publier une note de politique économique : « Choosing fiscal consolidation compatible with growth and equity » (choisir les instruments d’assainissement budgétaire compatibles avec la croissance et l’équité[1]). Deux raisons nous amènent à nous intéresser à cette note. L’OCDE la juge importante puisqu’elle la promeut avec insistance ; ainsi son économiste en chef est-il venu la présenter au Commissariat à la Stratégie et à la Prospective. Le sujet nous interpelle : peut-on vraiment avoir une politique d’austérité budgétaire qui impulse la croissance et réduit les inégalités ? L’exemple récent semble montrer le contraire. La zone euro connaît une croissance nulle depuis qu’elle s’est lancée dans une politique d’austérité. Une étude soigneuse du FMI[2] écrit : « les assainissements budgétaires ont eu des effets redistributifs en augmentant les inégalités, en réduisant la part des salaires et en augmentant le chômage de long terme ». Existerait-il donc une politique d’austérité miracle qui éviterait ces deux défauts ?

1)      Quels objectifs pour la politique budgétaire ?

Selon les auteurs de l’étude de l’OCDE, l’objectif de la politique budgétaire doit être de ramener à l’horizon 2060 la dette publique à un niveau « prudent », défini par souci de simplicité, nous dit-on, comme 60 % du PIB. Tous les pays membres de l’OCDE doivent tendre vers cet objectif et mettre en place dès maintenant les ajustements nécessaires.

Mais, un objectif de 60% est totalement arbitraire. Pourquoi pas 50 ou 80 % ? De plus, c’est  un objectif en termes de dette brute (au sens de l’OCDE) et non de dette au sens de Maastricht. Or la différence n’est pas minime (fin 2012, pour la France, 110 % du PIB au lieu de 91 %).

L’OCDE ne cherche pas à comprendre pourquoi une large majorité des pays membres de l’organisation (20 sur 31, dont tous les grands pays) ont une dette publique qui dépasse largement 60 % du PIB (tableau 1). Peut-on penser que tous ces pays sont mal gérés ? Ce niveau important de dette publique s’accompagne de taux d’intérêt très faibles, nettement inférieurs, en termes réel, à la croissance potentielle. En 2012, par exemple, les Etats-Unis se sont endettés, en moyenne, à 1,8 % ; le Japon à 0,8 % , l’Allemagne à 1,5 %, la France à 2,5 %. On ne peut estimer que ce niveau de dette génère des déséquilibres, qu’il est responsable de taux d’intérêt trop élevés qui brideraient l’investissement. Au contraire, les dettes actuelles semblent nécessaires à l’équilibre macroéconomique.

Proposons trois explications non exclusives à l’augmentation des dettes publiques. Supposons que les entreprises, à la suite de la financiarisation de l’économie, exigent des taux de profit plus élevés, mais qu’en même temps, elles investissent moins dans les pays développés, préférant distribuer des dividendes ou investir dans les pays émergents. Supposons que la mondialisation augmente les inégalités de revenus[3] au profit des plus riches qui épargnent davantage, au détriment des classes populaires qui consomment la quasi-totalité de leurs revenus. Supposons que, dans de nombreux pays, les populations vieillissantes augmentent leur taux d’épargne. Dans les trois cas apparaît un déficit de demande, qui doit être compensé par de la dette privée ou publique. Or, depuis la crise de 2007-2008, les agents privés se désendettent. Il a donc fallu augmenter la dette publique pour soutenir la demande, les taux d’intérêt étant déjà au niveau le plus bas possible. Autrement dit, on ne pourra véritablement réduire les dettes publiques sans s’attaquer aux causes de leur croissance, à savoir la déformation du partage de la valeur au profit du capital, la croissance des inégalités de revenu et la financiarisation débridée.

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Selon l’OCDE, des dettes publiques brutes de l’ordre de 100 % du PIB, comme actuellement, posent des problèmes de fragilité des finances publiques, des risques d’instabilité financière. En fait, l’économie peut être prise dans un piège : les ménages (compte-tenu des inégalités de revenu, du vieillissement, de leur méfiance justifiée des marchés financiers) désirent implicitement détenir 100 % du PIB en dette publique (le seul actif financier sans risque), les taux d’intérêt sont déjà quasiment nuls, les marchés financiers se méfient d’un pays dont la dette dépasse 60 % du PIB. On ne peut sortir de ce piège en réduisant les déficits publics car ceci réduit l’activité sans faire baisser les taux d’intérêt ; il faut réduire l’épargne privée et pratiquer une politique financière à la japonaise : la banque centrale garantit les dettes publiques, celles-ci sont détenues par les ménages et le taux de rémunération est bas et contrôlé.

Ainsi, nous ne pouvons que regretter que l’OCDE n’ait pas fait une analyse sérieuse de la cause du gonflement des déficits publics.

2)      Réduire les déficits primaires structurels

L’OCDE recommande à tous les pays de se lancer dans de vastes programmes de réduction de leurs déficits structurels primaires. Pour cela, il faut d’abord évaluer ces déficits primaires structurels. Or, les estimations de l’OCDE reposent sur une hypothèse bien spécifique, à savoir que la majeure partie de la perte de production due à la crise ne pourra jamais être rattrapée. C’est-à-dire que, pour l’ensemble de l’OCDE, 4,6 points de PIB potentiel sont perdus à tout jamais sur les 6,9 points d’écart en 2012 entre le PIB et la tendance d’avant la crise. Aussi, l’OCDE estime-t-elle que le solde primaire structurel de beaucoup de pays est négatif en 2012 alors qu’il serait positif si la perte de production était rattrapable. Pour la France, l’OCDE estime le solde structurel primaire à -1,3 % du PIB alors que ce solde serait de 0,5 % si la perte due à la crise était rattrapable. Seuls les Etats-Unis et le Japon conserveraient un déficit structurel primaire sous « hypothèse de rattrapage ».

Supposons que les taux longs restent en dessous du taux de croissance de l’économie et qu’il n’est pas nécessaire de réduire les ratios de dette publique. Alors l’équilibre du solde primaire structurel suffit à stabiliser la dette publique. Seuls deux pays auraient des efforts budgétaires à faire : le Japon (pour 6,7 points de PIB) et les Etats-Unis (pour 2 points). Les autres pays doivent avant tout se préoccuper de retrouver un niveau satisfaisant de production.

Cependant l’OCDE fait l’hypothèse que les pays souffriront à jamais du choc induit par la crise, qu’il faut impérativement réduire les dettes à 60 % du PIB, que les taux longs seront supérieurs (d’environ 2 points) au taux de croissance de l’économie dans un futur très proche, que les dépenses publiques de santé continueront d’augmenter. Elle aboutit alors à la conclusion que la plupart des pays doivent immédiatement s’engager dans une politique fortement restrictive, qui représenterait 4,7 points de PIB pour la France, 7,7 points pour Les Etats-Unis, 9,2 points pour le Royaume-Uni, etc.

Le problème est que l’étude de l’OCDE suppose que ces politiques restrictives n’auront aucun impact sur le niveau d’activité ou, du moins, que l’impact sera temporaire de sorte qu’il peut être négligé dans une étude structurelle de long terme. Ceci repose sur une idée fausse, bien que largement répandue : il existerait un équilibre de long-terme de l’économie qui ne serait pas affecté par les chocs de court/moyen terme. Mais cela n’a aucun sens. Les économies réelles peuvent bifurquer, connaître des périodes de dépression prolongée et cumulative. Peut-on imaginer un long terme de l’économie grecque non affecté par la situation actuelle de la Grèce ? Le choc qu’induirait la stratégie préconisée par l’OCDE serait une longue période de stagnation en Europe, au Japon et aux Etats-Unis ; l’effet dépressif ne serait pas compensé par une baisse des taux d’intérêt, déjà au plus bas ; une politique de restriction budgétaire de 6 % du PIB de l’OCDE se traduirait par une baisse du PIB de 7,2 %[4] ; la baisse de l’activité serait telle que les ratios de dette augmenteraient à court terme (voir encadré in fine). Croire que, par la suite, l’économie reviendrait sur sa trajectoire de long terme relève de la pensée magique. L’OCDE ne fournit aucune évaluation, réalisée avec un modèle macroéconomique, de l’effet d’une telle politique.

Nous ne pouvons que nous étonner que l’OCDE continue à préconiser des politiques d’austérité, dont les années 2012-2013 ont montré les effets nocifs sur la croissance et négligeables sur le niveau des dettes publiques au lieu de préconiser une politique de relance, dont le contenu certes peut être discuté, mais qui serait plus porteur pour les économies occidentales.

3)      Choisir les bons instruments

L’essentiel de l’étude de l’OCDE est cependant consacré à la recherche des instruments de politique budgétaire les plus efficaces pour réussir l’assainissement budgétaire.

Sur la base de travaux antérieurs, l’OCDE attribue à chaque instrument un impact sur la croissance, l’équité et le solde extérieur (tableau 2). Dans certains cas, l’organisation a heureusement découvert que certaines dépenses publiques étaient utiles à la croissance comme à l’équité : c’est le cas des dépenses d’éducation, de santé, de prestations familiales et d’investissement public. Celles-ci devront donc être protégées au maximum. Toutefois, l’OCDE ne va pas jusqu’à imaginer qu’elles puissent être accrues dans certains pays où elles sont aujourd’hui particulièrement faibles. Dans d’autres cas, l’OCDE reste fidèle à sa doctrine libérale : ainsi, elle considère que les dépenses de retraite sont nuisibles à la croissance à long terme (puisque leur baisse inciterait les seniors à rester en emploi, ce qui augmenterait la production) et ne sont pas favorables à l’équité. On pourrait soutenir l’inverse : la baisse des dépenses publiques de retraite frapperait les salariés les plus pauvres ; ceux-ci vivraient dans la pauvreté durant leur période de retraite ; les plus riches épargneraient sur les marchés financiers, ce qui augmenterait leur importance et donc l’instabilité financière. De même, pour l’OCDE, les prestations d’invalidité ou de chômage nuisent à l’emploi, donc à la croissance. Par ailleurs, les subventions seraient nuisibles à la croissance à long terme, puisqu’elles écarteraient de l’équilibre concurrentiel, donc de l’efficacité, mais l’OCDE met toutes les subventions dans le même sac : le crédit impôt-recherche, la prime pour l’emploi, la politique agricole commune alors qu’une analyse fine serait nécessaire. D’ailleurs, la théorie économique, orthodoxe elle-même, reconnaît la légitimité de l’action publique quand le marché est défaillant. L’OCDE juge néfastes les cotisations sociales alors qu’il est légitime que les systèmes publics de retraite par répartition soient ainsi financés. Elle estime que l’impôt sur le revenu nuit à la croissance à long terme, en décourageant les personnes de travailler : ce n’est pas ce que l’on constate dans les pays scandinaves.

Finalement, le classement obtenu (tableau 2) n’est que partiellement satisfaisant. L’OCDE met en garde contre la baisse de certaines dépenses publiques (santé, éducation, investissement, famille), préconise parfois la hausse des taxes sur le capital, de l’impôt sur les sociétés et sur le revenu, des taxes écologiques. Mais elle préconise en même temps la baisse des retraites et de l’assurance-chômage ainsi que la diminution des subventions.

L’OCDE cherche à prendre en compte l’hétérogénéité des préférences nationales. Mais elle le fait de façon curieuse. Elle estime que les pays où l’inégalité des revenus est forte (Etats-Unis, Royaume-Uni) devraient davantage se préoccuper d’équité ; ce serait l’inverse pour les pays égalitaires (Suède, Pays-Bas). Mais la position inverse aurait très bien pu être soutenue. Les pays qui ont des systèmes fortement égalitaires veulent les maintenir et continuer à tenir compte de l’équité dans les réformes qu’ils entreprennent.

A la limite, supposons que tous les pays ont, comme la France, mis en place un système performant de contrôle de leurs finances publiques (la RGPP puis la MAP). A l’équilibre, toutes les dépenses et recettes ont la même utilité marginale. S’il faut faire des économies, elles doivent consister en une réduction proportionnelle des dépenses et une hausse proportionnelle des recettes. Sortir de cette stratégie nécessite une analyse fine de l’utilité des dépenses et du coût des recettes, analyse que la méthode de l’OCDE ne peut fournir. Ce n’est pas parce qu’elle considère que, en général, les dépenses d’invalidité sont néfastes à la croissance, que l’OCDE a le droit de préconiser une forte réduction des dépenses d’invalidité en Finlande, sans tenir compte de la spécificité du système finlandais.

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Au bilan, les préconisations pour la France (tableau 3) sont peu utiles, que ce soit celle de réduire fortement le niveau des retraite et des prestations chômage (sous prétexte que la France serait plus généreuse que la moyenne des pays de l’OCDE !), de réduire les subventions (mais lesquelles ?) ou encore celle de réduire les consommations publiques (car la France a besoin d’une armée, compte-tenu de son rôle spécifique dans le monde).

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Globalement, l’OCDE ne fournit aucune simulation de l’impact des mesures préconisées sur la croissance ou l’équité. Certes, il serait possible de faire pire, mais on aboutit quand même à un  projet qui provoquerait une forte baisse de la croissance à court-moyen terme et une diminution des dépenses de protection sociale. Même si elle prétend tenir compte du solde extérieur, elle ne dit pas que les pays excédentaires devraient pratiquer une politique de relance pour compenser l’impact dépressif des politiques restrictives des pays déficitaires.

Mais, bien sûr, par ailleurs, l’OCDE prétend qu’il existerait des réformes structurelles miracles qui permettraient d’améliorer le solde public, sans coût pour la croissance ou pour l’équité, comme de réduire les dépenses publiques à services inchangés pour les ménages, par des gains d’efficience dans l’éducation, la santé, etc.

Quel dommage que l’OCDE n’ait pas eu plus d’ambition, qu’elle ne présente pas un vrai programme cohérent pour l’ensemble des pays membres avec des objectifs de croissance et de plein-emploi (visant à résorber le chômage induit par la crise financière), de réduction des déséquilibres extérieurs, et surtout avec des objectifs sociaux (réduction des inégalités, universalité de l’assurance-maladie, socle satisfaisant de protection sociale) !

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Encadré : Politique d’austérité et dette publique

Considérons une zone où le PIB est de 100, la dette publique de 100, le taux de prélèvement obligatoire est de 0,5 et le multiplicateur de 1,5. Une baisse de 1 des dépenses publiques réduit le PIB de 1,5 ; les recettes publiques de 0,75 ; l’amélioration du solde n’est que de 0,25. Le ratio dette/PIB augmente de 100 % à 99,75/98,5=101,25 %. Il faut 6 ans pour qu’il repasse en dessous de 100 %.

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[1] Boris Cournède, Antoine Goujard, Alvario Pina et Alain de Serres, OECD Economic Policy Papers, juillet 2013. On trouvera une version plus détaillée dans : Boris Cournède, Antoine Goujard et Alvario Pina, « How to achieve growth-and-equity fiscal consolidation ? », OCDE Economics Department Working Paper, 2013.

[2]Laurence Ball, Davide Furceri, Daniel Leigh, and Prakash Loungani, «  The Distributional Effects of FiscalConsolidation”, IMF WP/13/151, juin 2013.

[3] Voir : OCDE, 2012, Toujours plus d’inégalité, mars.

[4] En reprenant le multiplicateur de 1,2 de la note de l’OCDE, 2009, « The Effectiveness and the Scope of Fiscal Stimulus », mars.




Retour de la croissance au Royaume-Uni en 2013 : effets en trompe-l’oeil

Par Catherine Mathieu

La dernière estimation des comptes nationaux britanniques, publiée le 27 novembre, a confirmé une croissance du PIB de 0,8 % au troisième trimestre 2013, après 0,7 % au deuxième trimestre et 0,4 % au premier trimestre. C’est une belle performance pour l’économie britannique, notamment en comparaison de la zone euro. Ainsi, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre 2013 au Royaume-Uni, contre -0,4% dans la zone euro, 0,2 % en France et 0,6 % en Allemagne. Le retour de la croissance au Royaume-Uni serait la preuve, selon certains, que l’austérité budgétaire ne nuit pas à la croissance…au contraire. Mais l’argument nous semble pour le moins discutable.

Regardons les chiffres d’un peu plus près. Certes, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre, mais il n’avait augmenté que de 0,1 % en 2012 et reste encore 2,5 points en dessous de son niveau d’avant-crise : tout cela ne constitue pas un grand succès. Plus frappant encore est l’évolution du PIB depuis le début de la crise : le PIB a initialement chuté de 7 points, entre le premier trimestre 2008 et le deuxième trimestre 2009 ; puis la reprise s’est amorcée, permettant au PIB de regagner 2 points au troisième trimestre 2010, avant de baisser à nouveau. Le profil du PIB depuis le troisième trimestre 2010 est tout à fait inhabituel au regard des sorties de crise précédentes (graphique 1).

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En 2008, le Royaume-Uni été l’un des premiers pays industrialisés à mettre en place un plan de relance. Gordon Brown, chancelier de l’Echiquier du gouvernement de Tony Blair, a fait baisser le taux normal de TVA de 2,5 points en décembre 2008, afin de soutenir la consommation des ménages. La mesure était annoncée comme temporaire et s’est arrêtée fin 2009. En 2009, la politique budgétaire a ainsi été fortement expansionniste, soit une impulsion budgétaire de 2,8 points de PIB après 0,6 point en 2008 (tableau 1). Le déficit public s’est creusé sous le double effet de la récession et de la politique budgétaire, la dette publique a augmenté.

En mai 2010, les Conservateurs ont remporté les élections sur un programme axé sur la réduction de la dette et des déficits publics. Celui-ci était supposé garantir la confiance des marchés, conserver le triple A de la dette publique britannique et ainsi maintenir le taux d’intérêt sur la dette à un niveau faible. A cela s’est ajoutée une politique monétaire extrêmement active, la Banque d’Angleterre maintenant son taux directeur à 0,5 %, achetant des titres publics et déployant de grands efforts pour faciliter le refinancement des banques et relancer le crédit aux entreprises et aux ménages. Le redémarrage de la croissance était supposé venir de l’investissement des entreprises et des exportations.

La politique budgétaire mise en place par le gouvernement de David Cameron a donc été fortement restrictive. Dans un premier temps, les mesures ont porté principalement sur la hausse des recettes, via un relèvement des taux de TVA, puis sur la baisse des dépenses, notamment des prestations sociales. La reprise de la croissance s’est interrompue. La politique budgétaire est aussi devenue restrictive ailleurs en Europe, l’activité a ralenti chez les principaux partenaires commerciaux du Royaume-Uni. En 2012, l’austérité budgétaire a été fortement atténuée (tableau 1). Les chiffres de croissance dans la période récente sont loin de montrer un succès de l’austérité.

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Il est aussi important de noter que David Cameron a dès le départ exclu les dépenses de santé du plan de réduction des dépenses. Les Britanniques sont attachés à leur système public de santé et, pour les Conservateurs nouvellement élus, il s’agissait de ne pas répéter en 2010 l’erreur commise dans les années 1980 lorsque Margaret Thatcher était à la tête du gouvernement. Ainsi, l’austérité budgétaire ne frappe pas le secteur de la santé. Le résultat est clair en termes d’activité : la valeur ajoutée (en volume) du secteur de la santé est aujourd’hui 15 points au-dessus de son niveau d’avant-crise, autrement dit, elle a continué à croître à un rythme annuel moyen de près de 3 % (graphique 2). Le deuxième secteur où l’activité est restée soutenue depuis 2008, et accélère depuis la fin de 2012, est celui de l’immobilier. Au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier avaient fortement augmenté avant la crise, conduisant à un endettement record des ménages, et n’ont que peu baissé ensuite. Ils sont restés historiquement élevés et ont même recommencé à augmenter à partir de 2012 (à un rythme annuel d’environ 5 %). Mais les autres secteurs d’activité restent à la traîne. Ainsi, la plupart des services ont seulement rejoint leur niveau de production d’avant-crise, et pour certains d’entre eux restent très en deçà de ce niveau : – 9 % pour les services financiers et d’assurance, soit un chiffre comparable à celui de l’industrie manufacturière, alors que la perte de production reste de 13 % dans le bâtiment.

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Depuis 2008, la croissance britannique est donc impulsée en partie par un service public épargné par l’austérité budgétaire et par des services immobiliers soutenus par la politique monétaire ultra-active… Aussi la reprise britannique pourrait-elle donner naissance à une nouvelle bulle immobilière. La consommation des ménages est aujourd’hui le principal moteur de la croissance (tableau 2). L’absence de reprise de l’investissement est l’un des principaux échecs de la politique d’offre mise en place depuis 2010 par le gouvernement. Ce dernier souhaite que le système fiscal britannique devienne le plus compétitif du G20 et, dans ce but, a diminué le taux d’imposition des sociétés pour en faire le plus faible du G20 (le taux, abaissé à 23 % cette année, serait de seulement 20 % en 2015). Mais l’investissement des entreprises ne redémarre pas pour autant. Le gouvernement compte aussi sur les exportations pour tirer la croissance, mais ceci est peu réaliste vu la situation conjoncturelle sur les principaux marchés extérieurs britanniques, avant tout dans la zone euro. Après avoir soutenu la croissance au cours des trimestres précédents, grâce au dynamisme des ventes hors Union européenne jusqu’à l’été, les exportations ont contribué à faire baisser fortement la croissance au troisième trimestre (-0,8 point de PIB). Alors que le gouvernement britannique s’apprête à présenter son budget le 5 décembre, un soutien de la politique budgétaire serait bienvenu pour maintenir l’économie britannique sur le chemin de la reprise au cours des prochains mois…

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Les 35 heures ont-elles réellement “plombé” l’économie française ?

par Eric Heyer

Les lois Aubry, dites « 35 heures », mises en place en France entre 1998 et 2002, ont-elles, comme le laisse entendre le dernier rapport de l’OCDE, réellement détérioré la compétitivité des entreprises françaises et engendré des destructions d’emplois ? La France a-t-elle enregistré depuis cette réforme un recul de ses performances économiques par rapport à ses partenaires européens ? Les finances publiques ont-elles été « plombées » par ces lois ?

L’examen de notre histoire macroéconomique récente, couplé à des comparaisons internationales, fournit assurément quelques éléments de réponse à ces questions.

Des performances macroéconomiques record dans le secteur privé entre 1998 et 2002…

Au cours des trente dernières années, en excluant de l’analyse la Grande Récession récente, l’activité dans le secteur privé en France a crû en moyenne de 2,1 % par an. Depuis la mise en place des 35 heures, loin de s’effondrer, la croissance d’activité dans ce secteur s’est au contraire fortement accélérée, passant de 1,8 % avant 1997 à 2,6 % après, connaissant même un pic au cours de la période de mise en place et d’instauration des 35 heures (2,9 % en moyenne annuelle, tableau 1). Par ailleurs, il est à noter que dans le top 5 des meilleures années enregistrées par le secteur marchand français au cours des 30 dernières années, 3 se situent dans la période 1998-2002 si l’on retient comme critère la croissance du PIB et 4 si le critère retenu est celui des créations d’emplois.

Le contexte économique mondial explique une partie de ces bonnes performances, mais une partie seulement : la demande étrangère adressée à la France a certes été plus dynamique après 1997 qu’avant, mais cette accélération ne s’est pas démentie après 2002 et, par conséquent, ne peut être un élément explicatif des meilleures performances enregistrées entre 1998 et 2002 (tableau 1).

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… et supérieures à celles de nos partenaires européens

Depuis la mise en place des 35 heures, les performances françaises sont supérieures à celles enregistrées dans le reste de la zone euro et notamment chez nos deux principaux partenaires, l’Allemagne et l’Italie, Ainsi, durant la décennie 1998-2007, en moyenne annuelle, la croissance française a été supérieure de 1 point à celle de l’Italie et de 0,8 point à celle de l’Allemagne (tableau 2).

Au cours de cette période, les entreprises et les ménages français ont dépensé plus que leurs homologues allemands ou italiens. En progressant de 0,8 % en moyenne annuelle, les dépenses d’investissement des entreprises ont été plus dynamiques en France qu’en Allemagne (0,3 %) et en Italie (0,5 %). Quant aux ménages, leur consommation a progressé en moyenne annuelle de 1,4 % en France contre respectivement 0,4 % en Allemagne et 0,9 % en Italie. De plus, il est à noter que le maintien d’une plus forte consommation en France ne résulte pas du comportement d’épargne des ménages. Le taux d’épargne y est non seulement plus élevé qu’ailleurs en Europe mais il a également plus augmenté depuis 1998, Cette bonne tenue de la consommation française résulte d’un plus fort dynamisme des créations d’emplois au cours de cette période dans l’hexagone et notamment lorsqu’on les compare à celles enregistrées outre-Rhin (tableau 2).

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Des coûts salariaux unitaires[1] maîtrisés

La France est, parmi les grands pays, celui qui a le plus réduit ses coûts salariaux unitaires horaires dans le secteur de l’industrie manufacturière au cours de la période 1997-2002 (graphique 1). Au regard du coût salarial pour l’ensemble de l’économie, seule l’Allemagne fait mieux que la France au cours de cette période.

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La mise en place des lois Aubry n’a donc pas engendré de baisse de la compétitivité de l’économie française. Les éléments explicatifs sont maintenant bien connus : l’augmentation du salaire horaire lié au passage aux 35 heures a été compensée par une modération salariale, une organisation temporelle plus flexible permettant une amélioration de la productivité horaire du travail (tableau 1), une suppression du paiement d’heures supplémentaires et, enfin, une aide de l’Etat sous la forme de baisse des cotisations sociales.

Entre 1997 et 2002, en maîtrisant mieux ses coûts salariaux que la plupart des pays européens et anglo-saxons, la France a amélioré sa compétitivité-prix et par là ses parts de marché dans le commerce mondial (graphique 2). La part des exportations françaises dans le commerce mondial, soutenue par la faiblesse de l’euro et la modération salariale, a atteint un point haut en 2001.

Depuis 2002 la France a connu une lourde chute de ses parts de marché, principalement pour deux raisons : d’abord la perte de compétitivité-prix des exportations françaises consécutive à l’appréciation du taux de change effectif nominal de la France comparable à celle observée au début des années 1990, et ensuite, l’engagement d’une politique de réduction drastique des coûts de production par l’Allemagne. Ainsi, engagée depuis 2002 dans une thérapie visant l’amélioration de l’offre par la restriction des revenus et des transferts sociaux (réformes Hartz, TVA sociale), l’Allemagne a vu ses coûts salariaux unitaires diminuer en niveau absolu mais aussi relativement à ses autres partenaires européens, dont la France. Cette politique expliquerait 30 % des pertes de parts de marché françaises enregistrées au cours de la période 2002-2007.

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Ces pertes de parts de marché ne sont pas une spécificité française. La politique menée en Allemagne lui permet de gagner des parts de marché sur les pays qui lui sont géographiquement et structurellement proches, autrement dit les grands pays européens. Et, à cet égard, la France n’est pas le seul pays qui a souffert de cette stratégie. L’Italie a également connu au cours de cette période des pertes de parts de marché[2].

Au total, depuis la mise en place des 35 heures, l’Italie a même perdu davantage de parts de marché que l’économie française (-27 % pour l’Italie contre -20 % pour la France).

 

Un coût limité sur les finances publiques

Depuis la mise en place des lois Aubry, les allègements de charges sur les bas salaires coûtent, en moyenne annuelle, près de 22 milliards d’euros aux administrations publiques (APU). Mais ce montant n’est pas le seul fait des lois Aubry puisqu’avant celles-ci des dispositifs existaient, instaurés par les gouvernements Balladur, puis Juppé, au début des années 1990. Le supplément d’allègement engendré par les lois Aubry, pérennisé par le dispositif « Fillon », s’élève à près 12,5 milliards d’euros par an. Mais ce montant ne représente pas le coût réellement supporté par les APU. En effet, puisque les lois Aubry ont créé des emplois (350 000 au cours de la période 1997-2002 selon le bilan officiel effectué par la DARES et repris par l’INSEE), le coût pour les finances publiques est moindre : ces créations d’emplois engendrent quatre milliards d’euros de cotisations sociales supplémentaires ; elles permettent de diminuer le nombre de chômeurs et par ce biais de réduire les prestations chômage de 1,8 milliard d’euros ; enfin elles stimulent le revenu des ménages et donc leur consommation engendre alors un surcroît de recettes fiscales (TVA, IRPP…) d’un montant de 3,7 milliards d’euros. En somme, une fois le bouclage macroéconomique pris en compte, le surcoût de ces allègements s’élève à trois milliards d’euros annuels soit 0,15 point de PIB.

L’examen de notre histoire macroéconomique ne permet donc pas de corroborer la thèse selon laquelle les 35 heures auraient « plombé » l’économie française : la croissance de l’activité et les créations d’emplois ont été supérieures au cours de la période 1997-2007 à celles du reste de la zone euro et la compétitivité de l’économie française, mesurée par les coûts salariaux unitaires, s’est moins dégradée que dans le reste de la zone euro, à l’exception de l’Allemagne. A cet égard, il apparaît que la stratégie menée en Allemagne à partir de 2002 (réforme Hartz et TVA sociale) explique davantage les pertes de parts de marché de l’économie française, comme celles d’ailleurs perdues chez nos autres partenaires européens. En revanche, c’est davantage dans la fonction publique, et notamment hospitalière, que la mise ne place des 35 heures a été inefficace.

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  Les différentes mesures d’assouplissement des 35 heures

I – La loi Fillon de 2003

La loi du 17 janvier 2003 comporte deux principaux volets :

          (1) Le régime des heures supplémentaires

En augmentant le contingent d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures, cette loi permet aux entreprises d’avoir recours à des heures supplémentaires structurelles, En disposant de 4 heures supplémentaires par semaine sur toute l’année, cela permet aux entreprises de rester à 39 heures si elles le souhaitent, Les branches ont par ailleurs la capacité de négocier un contingent supérieur. Le décret du 9 décembre 2004 a porté le contingent réglementaire d’heures supplémentaires à 220 heures par an.

Dans le même temps, cette loi réduit le coût des heures supplémentaires. Pour les entreprises de 20 salariés et moins, elles ne sont comptabilisées qu’à partir de la 37e heure et le taux de majoration n’est que de 10 %. Pour les autres, il pourra être négocié entre 10 et 25 % par un accord de branche.

          (2) Le régime d’allégement des cotisations sociales

Les dispositifs d’allégement des cotisations sociales employeurs introduits par les lois « Aubry » sont désormais déconnectés de la durée du travail. L’ensemble des entreprises, qu’elles soient passées à 35 heures ou non, en bénéficie. L’aide structurelle au-delà de 1,6 Smic est supprimée.

II – La défiscalisation des heures supplémentaires en 2007

La mesure comporte plusieurs volets :

           (1) Réduction forfaitaire des charges patronales

Cette mesure introduit une réduction forfaitaire des charges patronales de 1,5 euro par heure supplémentaire effectuée par les entreprises de moins de 20 salariés et de 0,5 euro dans les entreprises de plus de 20 salariés.

          (2) Alignement de la majoration des heures supplémentaires

Cette mesure propose l’alignement des heures supplémentaires sur le taux minimal de 25 % dans toutes les entreprises.

          (3) Exonération d’impôt sur le revenu

Cette mesure permet aux salariés de voir leurs rémunérations, versées au titre des heures supplémentaires effectuées dans la seule limite d’une majoration de 25 %, exonérées de l’impôt sur le revenu.

          (4) Exonération des charges salariales

Cette mesure comporte également une réduction des charges salariales égale au montant de la CSG, CRDS ainsi que de toutes les cotisations légales et conventionnelles.

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Pour en savoir plus :

Philippe Askenazy, Catherine Bloch-London et Muriel Roger, 2004, « La réduction du temps de travail 1997-2003 : dynamique de construction des lois « Aubry » et premières évaluations », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel, 2013, « Eurozone external imbalances », Economic Policy, 28 (73), pp. 102-142.

DARES, 2003, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, Collection Repères, Editions La Découverte.

Guillaume Duval, 2008, Sommes-nous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, Editions du Seuil.

Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron, 2004, «Les effets de la RTT sur l’emploi : des simulations ex-ante aux évaluations ex-post », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2000, « 35 heures : réduction réduite », Revue de l’OFCE, n° 74 juillet.

 


[1] Le coût salarial unitaire rapporte le coût horaire de la main-d’œuvre à la productivité horaire du travail.

[2] Bien sûr d’autres facteurs peuvent expliquer les meilleures performances allemandes comme par exemple l’émergence de la Chine. Pour une version récente de cette idée, voir Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel (2013).

 

 




Le mythe de la réforme fiscale

par Henri Sterdyniak

Le Premier ministre a annoncé, le 19 novembre,  qu’il suspendait la mise en place de l’écotaxe et mettait en chantier une grande réforme fiscale. Celle-ci est souvent évoquée dans le débat public, sans que son contenu et ses objectifs soient bien identifiés. En fait, des projets contradictoires sont présentés.

Certains préconisent une forte réduction des impôts, qui serait susceptible de dynamiser l’économie française, en incitant les actifs à travailler davantage, les ménages à épargner, les entreprises à investir et à embaucher, ce qui rendrait la France plus compétitive.  Mais il faudrait diminuer encore plus les dépenses publiques, alors que le gouvernement s’est déjà engagé à les baisser de 70 milliards d’ici 2017. Quelles dépenses veut-on précisément réduire ? Il faudrait diminuer fortement les prestations sociales, ce qui n’est pas compatible avec le maintien du modèle social français. Certains veulent transférer la charge de la protection sociale des entreprises vers les ménages. Ainsi, le Medef réclame une baisse de 100 milliards de la fiscalité des entreprises. Ceci supposerait une nouvelle et forte hausse des impôts pesant sur les ménages, donc un effondrement de la consommation. La France doit-elle s’engager dans cette direction, doit-elle relancer la concurrence fiscale en Europe par la baisse des revenus des ménages ?

D’autres proposent de répartir plus équitablement la charge fiscale entre revenus du travail et du capital et d’augmenter le caractère redistributif de la fiscalité. Mais la France est déjà l’un des pays du monde les plus redistributifs, qui taxe le plus les hauts revenus, les patrimoines importants et les revenus du capital. Ceux-ci sont déjà fortement taxés, à la suite des hausses pratiquées par les gouvernements Fillon, puis Ayrault.

Certains proposent de faire la chasse aux niches fiscales et sociales, d’élargir les assiettes et de diminuer les taux. Mais, n’est-ce pas oublier le rôle incitatif de la fiscalité ? De nombreux dispositifs, même complexes, sont légitimes pour des raisons d’équité (comme le quotient familial) ou d’incitation à l’emploi (comme les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, les exonérations pour la garde des jeunes enfants) ou d’aide aux travailleurs pauvres (comme la PPE) ou autres incitations (comme l’exonération des dons aux œuvres, des cotisations syndicales). Certes, il existe quelques revenus non-taxés comme certains revenus du capital (l’assurance-vie, les PEA), ou comme les plus-values non-réalisées (mais il est difficile d’imposer des gains simplement potentiels), ou comme les loyers implicites (ceux dont bénéficient les personnes qui logent dans un appartement dont ils sont propriétaires), mais qui osera y toucher ? Il s’agit  davantage d’un travail patient de démantèlement des niches, d’ailleurs bien engagé depuis quelques années, que d’une grande réforme.

Rendre notre fiscalité plus écologique est certes une ardente obligation. Mais existe-t-il vraiment un double dividende en emplois et en écologie ? Le gain écologique n’a-t-il pas un coût en emplois, en pouvoir d’achat, en compétitivité ? Peut-on augmenter notre fiscalité écologique sans un accord mondial aujourd’hui peu probable ? La taxation écologique est obligatoirement compliquée si on veut éviter de (trop) frapper les agriculteurs, l’industrie, les plus pauvres, les régions périphériques, les rurbains, etc. C’est ce que nous enseignent les échecs de la taxe carbone (en 2009) ou de l’écotaxe (en 2013).

Certes, il faut lutter contre l’évasion fiscale des plus riches et des grandes entreprises, mais ceci passe surtout par une harmonisation fiscale européenne, qui n’est pas sans danger si elle oblige la France à s’aligner sur le moins-disant fiscal en matière d’impôt sur la fortune (ISF), d’impôt sur les sociétés (IS) ou d’impôt sur le revenu (IR).

Une réforme fiscale de grande ampleur, à prélèvements obligatoires constants, fait nécessairement des gagnants et des perdants. Il faudrait dire clairement qui seront ces perdants : les retraités, les propriétaires de leur logement, les épargnants ?

Un projet miracle a ainsi resurgi : la fusion de l’IR et de la CSG. Mais ni les modalités, ni les objectifs de cette fusion ne sont précisés. Elle se heurte d’abord à l’opposition de principe des syndicats qui voient défavorablement la fusion d’un impôt d’Etat avec la CSG dont le produit est directement affecté à la protection sociale. La réforme irait dans le sens d’une étatisation des branches maladie et famille (surtout, si en même temps, une partie des cotisations employeurs étaient fiscalisées), avec le risque que les prestations sociales deviennent des variables d’ajustement des finances publiques.

La CSG pèse actuellement davantage sur les salariés que sur les titulaires de revenus de remplacement. Une fusion CSG-IR sans compensation spécifique pourrait  donc être très coûteuse pour les retraités et les chômeurs, et en particulier les plus pauvres qui actuellement ne payent ni CSG ni IR. En sens inverse, les revenus du capital supportent aujourd’hui une taxation totale – CSG-CRDS-Prélèvement sociaux – de 15,5%, nettement plus que les 8% supportés par les salariés. Certes, on peut estimer que ceci compense le fait que, par définition, ils ne supportent pas de cotisations employeurs. Mais, on le voit, la comparaison des prélèvements sur des revenus différents n’est pas si facile.

La fusion pourrait être l’occasion de remettre en cause les différents dispositifs qui ont entraîné progressivement le rétrécissement de l’assiette de l’IR, en particulier certaines niches fiscales. Mais, certaines de ces dépenses fiscales sont indispensables et il faudra les remplacer par des subventions explicites ou les maintenir dans l’impôt fusionné. La fusion ne règle pas en elle-même le problème des revenus exonérés aujourd’hui, que ce soit les loyers implicites ou certaines plus-values.

Certains souhaitent fusionner tous les dispositifs aidant les plus pauvres (RSA, PPE, Allocation logement) dans un impôt négatif géré par l’administration fiscale, en oubliant la nécessité d’un suivi détaillé, personnalisé et en temps réel que permet la gestion par la Caisse d’allocation familiale (CAF).

Le législateur devra trancher la question de la familialisation ou de l’individualisation de l’impôt ainsi fusionné. C’est une question importante : l’Etat doit-il ou non reconnaître le droit aux individus de mettre en commun leurs revenus et de les partager avec leurs enfants ? Mais, faut-il lancer ce débat aujourd’hui ? Mettre en cause le caractère familial de notre fiscalité est-il l’urgence de l’heure ?  L’individualisation impliquerait les transferts de charge les plus importants, notamment au détriment des familles mono-actives ou des familles des classes moyennes. A taux constant, elle impliquerait une forte hausse de poids des impôts portant sur les ménages. Une réduction uniforme des taux serait fortement anti-redistributive, en particulier au détriment des familles et en faveur des célibataires sans enfants. L’individualisation devrait obligatoirement s’accompagner d’une forte augmentation des prestations en faveur des enfants (en particulier des familles nombreuses). On aboutirait alors à un système plus redistributif en faveur des familles pauvres, mais les familles aisées seraient perdantes, ce qui pose des questions délicates d’équité horizontale.

Se pose aussi la question du mode de prélèvement. On ne peut passer à un système simple de prélèvement à la source sans réduire fortement le caractère familial et progressif du système français. L’entreprise n’a pas à connaître les revenus du conjoint de son salarié ou ses autres revenus.  La réforme permettrait de prélever à la source une première tranche de l’IR (de 20 % par exemple), en y ajoutant des abattements (un abattement individuel, éventuellement un abattement pour conjoint sans ressources, un abattement pour enfants). Le solde serait prélevé (ou remboursé) l’année suivante, sur rôle. Le système ne serait guère simplifié. Contrairement à ce que répète Thomas Piketty, la fusion CSG-IR n’est pas la pierre de touche de la réforme fiscale.

Ne peut-on craindre que l’évocation de la réforme fiscale ne soit un leurre, masquant le refus de s’attaquer aux problèmes effectifs de l’économie française : la difficulté à s’insérer dans la nouvelle division internationale du travail, la croissance des inégalités de revenus primaires provenant de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, l’incapacité des pays développés, et surtout de la zone euro, à trouver une nouvelle dynamique de croissance après la crise financière ?

Le problème n’est sans doute pas tant la structure de la fiscalité, mais l’erreur de politique économique faite, au niveau de la zone euro, d’ajouter l’austérité budgétaire au choc dépressif induit par la crise financière et, au niveau français d’augmenter la fiscalité de 3 points de PIB depuis 2010 (soit de 60 milliards d’euros) pour combler un déficit public induit uniquement par la récession.

Le système fiscal français prélève 46 % du PIB ; les dépenses publiques primaires en représentent 50%. En même temps, la France est l’un des rares pays développés où les inégalités de revenus ne se sont pas fortement accrues dans la période récente. Notre fort niveau de dépenses publiques et sociales constitue un choix de société qu’il faut maintenir ; le système fiscal français est déjà fortement redistributif. Certes, certaines réformes sont nécessaires pour améliorer encore sa redistributivité, pour le rendre plus transparent et plus acceptable socialement. Cependant, c’est au niveau même de la formation des revenus primaires que l’essentiel se joue. Il n’y a pas de réforme miracle : le système actuel, produit d’un long processus de compromis économique et social, est difficile à améliorer.