La France, l’homme malade de l’Europe ?

par Mathieu Plane

Risque de sanction par la Commission pour non-conformité du budget français avec les traités européens, dégradation de la note sur la dette publique française par Fitch (après S&P un an plus tôt), pas de signes d’inversion de la courbe du chômage, hausse du déficit public après quatre années de baisse consécutive, seul pays de la zone euro avec un déficit courant significatif : l’année 2014 semble avoir été la pire année économique pour la France depuis la crise de 2008. Bien sûr, la France n’a pas connu en 2014 de récession comme en 2009 (-2,9 %), année où la zone euro avait enregistré un recul historique du PIB (-4,5 %). Mais pour la première fois depuis l’éclatement de la bulle des subprime, la France a enregistré en 2014 une croissance du PIB inférieure à celle de la zone euro dans son ensemble (0,4 % contre 0,8 %). Cette situation d’affaiblissement de la position française alimente l’idée que la France serait le nouvel homme malade de l’Europe, victime du laxisme budgétaire de ses dirigeants et de son incapacité à se réformer. Mais qu’en est-il réellement ?

Il faut d’abord rappeler que le modèle économique et social français a prouvé son efficacité durant la crise. Grâce à des amortisseurs sociaux développés, un niveau d’endettement de l’ensemble des acteurs économiques (ménages, entreprises, administrations publiques) plus faible que la moyenne de la zone euro, un taux d’épargne des ménages élevé, un faible niveau d’inégalités et un système bancaire relativement solide, la France a mieux résisté à la crise que la plupart de ses partenaires européens. En effet, entre début 2008 et fin 2013, elle a enregistré une hausse du PIB de 1,1 % alors que dans le même temps le PIB de la zone euro se contractait de 2,6 % ; et la France a évité la récession de 2012 et 2013 que la plupart des pays de la zone euro ont connue. Ainsi, au cours de ces six années (2008-13), la performance économique de la France en Europe fut relativement proche de celle de l’Allemagne (+2,7 %), supérieure à celle du Royaume-Uni (-1,3 %) et loin devant l’Espagne (-7,2 %) et l’Italie (-8,9 %). De même, si la France a connu sur la période 2008-13 une contraction de son investissement (-7,7 %) et une hausse de son taux de chômage (+3 points), cela reste une performance moins négative que celle de la moyenne de la zone euro où l’investissement a chuté de de 17 % et le taux de chômage a grimpé de 4,6 points. Enfin, cette meilleure résistance relative de l’économie française pendant la crise n’est pas liée à une plus forte augmentation de l’endettement public par rapport à celui de la moyenne de la zone euro (+28 points de PIB pour la France et la zone euro) ou même du Royaume-Uni (+43 points).

Mais durant l’année 2014, la France a vu sa position au sein de la zone euro se dégrader, ce qui, outre une croissance plus faible que ses partenaires, s’est caractérisé par une hausse de son taux de chômage (celui de la zone euro a entamé une lente décrue), une augmentation de sa dette publique (elle s’est quasiment stabilisée dans la zone euro), un recul de son investissement (il s’améliore légèrement dans la zone euro), un accroissement de son déficit public (celui de la zone euro diminue) et un déficit courant significatif (la zone euro présente un excèdent courant important). Comment expliquer ce renversement ?

Même si la France présente un problème de compétitivité, notons que près de la moitié de son déficit courant est conjoncturel en raison d’importations plus dynamiques que ses principaux partenaires commerciaux qui affichent en moyenne des output gap plus dégradés. En outre, jusqu’en 2013, l’ajustement budgétaire de la France a principalement porté  sur les prélèvements obligatoires plutôt que sur la dépense publique. A l’inverse, celui de 2014 a plus porté sur la dépense publique. Au regard de la position de la France dans le cycle et des choix budgétaires opérés, le multiplicateur budgétaire en 2014 a été plus élevé que les années précédentes. Ensuite, la compétitivité du tissu industriel français est prise en étau dans la zone euro entre, d’un côté, les pays périphériques de la zone euro, notamment l’Espagne, entrés dans un processus de déflation salariale alimenté par un chômage de masse, et les pays au cœur de la zone euro, notamment l’Allemagne, qui ne souhaitent pas renoncer à leurs excédents commerciaux excessifs par une relance soutenue de la demande et plus d’inflation. Face à cette dévaluation généralisée par les salaires dans la zone euro, la France n’a eu d’autres choix que de répondre par une politique visant à améliorer la compétitivité des entreprises en réduisant le coût du travail. Ainsi, le CICE et le Pacte de Responsabilité représenteront au total un transfert de 41 milliards d’euros vers les entreprises financés principalement par les ménages. Si les effets positifs de ces transferts se feront ressentir à moyen-long terme, leur financement auquel s’ajoutent les efforts de consolidation budgétaire a des effets négatifs immédiats sur le pouvoir d’achat et la faible croissance de 2014 symbolise ce mouvement. Enfin, l’année 2014 a connu une forte baisse de l’investissement en logements (-7 %), la plus forte chute depuis la crise immobilière du début des années 1990 si l’on exclut l’année particulière de 2009.

Cette mauvaise performance française ne devrait pas se reproduire en 2015 pour plusieurs raisons : premièrement, afin d’enrayer la chute de la construction, des mesures d’urgence ont été prises en août 2014 pour débloquer l’investissement en logements, dont les premiers effets se feront sentir au cours de l’année 2015. Deuxièmement, les dispositifs votés pour améliorer la compétitivité des entreprises commenceront à produire pleinement leurs effets à partir de 2015 : le CICE et le Pacte de Responsabilité représenteront une baisse des coûts des entreprises de 17 milliards en 2015, après seulement 6,5 milliards en 2014. Troisièmement, le ralentissement de la consolidation budgétaire de nos partenaires commerciaux et l’instauration d’un SMIC en Allemagne sont des éléments favorables pour les exportations françaises. De plus, la baisse du taux de change de l’euro et la chute et des prix du pétrole sont des leviers puissants pour accompagner le redémarrage de l’économie française en 2015, ces deux facteurs pouvant contribuer à un gain de près de 1 point de PIB en 2015. Et les taux d’intérêts, à un niveau très bas, devraient le rester encore pendant plusieurs semestres favorisés par la politique de Quantitative Easing de la BCE. Enfin, le plan Juncker, bien que timide, et la modification, à la marge, des règles budgétaires européennes favorisent une reprise de l’investissement. Ces vents, propices à la croissance française, permettraient d’absorber le choc négatif de la réduction de la dépense publique pour 2015 et, enfin, d’atteindre un rythme d’activité suffisant pour entrevoir l’inversion de la courbe du chômage, tout en réduisant le déficit public.

Si la France n’est pas l’homme malade de l’Europe, elle reste en revanche dépendante, comme tous les pays de la zone euro, des puissants leviers macroéconomiques européens. Jusqu’à présent, ceux-ci ont pesé négativement sur l’activité, que ce soit par le biais des politiques budgétaires trop restrictives ou d’une politique monétaire insuffisamment expansionniste au regard des pratiques des autres banques centrales. Dans une zone monétaire intégrée, la lutte contre la déflation ne peut se faire à l’échelle nationale. Le choix d’un policy-mix européen plus orienté vers la croissance et l’inflation est une première depuis le début de la crise des dettes souveraines. Soutenus par la baisse des prix du pétrole, espérons que ces leviers seront suffisants pour enrayer la spirale dépressive que connaît la zone euro depuis le début de la crise. La reprise sera donc européenne, avant d’être française, ou ne sera pas.




Le Sisyphe grec et sa dette publique : vers la fin du calvaire ?

par Céline Antonin

Après son incapacité à élire un nouveau Président à la majorité qualifiée, le Parlement grec a été dissous, en attendant des élections législatives anticipées qui doivent se tenir le 25 janvier 2015. Le parti de la gauche radicale, Syriza, fait la course en tête dans les sondages d’opinion, devançant le parti « Nouvelle Démocratie » du Premier ministre sortant, Anthony Samaras. S’il recueille l’enthousiasme de la population, le programme économique de Syriza attise les craintes des bailleurs de la troïka (FMI, BCE et UE), en particulier sur trois sujets : la potentielle sortie du pays de la zone euro, la mise en place d’une relance budgétaire et un défaut souverain partiel. Ce dernier sujet sera le principal enjeu post-électoral.

Le véritable enjeu de l’élection : la restructuration de la dette publique grecque

La crainte d’une potentielle sortie de la Grèce de la zone euro (le fameux « Grexit ») doit être relativisée. La situation est différente de ce qu’elle était au moment de la crise des dettes souveraines, lorsque les différentiels de taux obligataires faisaient craindre un phénomène de contagion et un éclatement de la zone euro. En outre, Syriza n’est pas en faveur d’une sortie de l’euro, et personne ne peut y contraindre le pays dans la mesure où cela n’est prévu par aucun texte. Enfin, les conséquences d’une telle décision sur les autres membres pouvant être lourdes, une sortie du pays de la zone euro n’interviendrait qu’en dernier recours.

Syriza appelle de ses vœux la fin de l’austérité et une relance budgétaire d’un montant de 11 milliards d’euros avec relèvement du salaire minimum à son niveau antérieur, revalorisation des retraites, réembauche de fonctionnaires et augmentation des dépenses publiques. Un compromis avec la troïka peut-il être trouvé ? Rien n’est moins sûr, et il est quasi certain que Syriza devra revoir ses ambitions  à la baisse. Certes, le déficit grec s’est réduit. Le pays est en léger excédent primaire en 2014, et devrait poursuivre sa consolidation budgétaire en 2015-2016. Mais la Grèce doit continuer à emprunter pour financer les intérêts de la dette, pour rembourser ou renouveler la dette arrivée à maturité, et pour rembourser les prêts octroyés par le FMI. Pour cela, elle doit surtout compter sur l’aide extérieure. A partir du deuxième semestre de 2015, elle fera face à un trou de financement d’un montant de 12,5 milliards d’euros (19,6 milliards d’euros si elle n’obtient pas l’aide du FMI). Par ailleurs, les banques grecques, encore fragiles[1], restent très dépendantes de l’accès au programme Emergency Liquidity Assistance (ELA) de la BCE qui leur permet d’obtenir des liquidités d’urgence auprès de la Banque de Grèce. Si la Grèce refuse les réformes, un bras de fer risque de s’engager avec la troïka. La BCE a déjà menacé le pays de lui couper l’accès à la liquidité. En outre, la troïka reste le principal créancier de la Grèce, qui dispose néanmoins d’un nouvel atout : dans la mesure où elle n’emprunte plus que pour rembourser sa dette, et non pour financer son déficit budgétaire, elle pourrait menacer ses créanciers d’un défaut de paiement unilatéral, même si c’est un jeu dangereux qui la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années.

C’est justement cette question de la restructuration de la dette grecque et d’un défaut partiel, mise en avant par Syriza, qui apparaît comme l’un des principaux enjeux postélectoraux. Aléxis Tsípras souhaite l’effacement d’une partie de la dette publique, un moratoire sur le paiement des intérêts et des remboursements conditionnés aux performances économiques du pays. D’après les prévisions de la Commission et du FMI, le ratio d’endettement public en Grèce devrait passer de 175 % en 2013 à 128 % du PIB en 2020. Cependant, les hypothèses sous-jacentes à ce scénario manquent de réalisme : croissance nominale supérieure à 3 % en 2015, excédent primaire de 4,5 % du PIB entre 2016 et 2019, … Etant donné l’ampleur de la dette publique grecque en 2013 et son profil d’amortissement (avec des remboursements atteignant 13 milliards d’euros en 2019 et jusqu’à 18 milliards d’euros en 2039[2]), une nouvelle restructuration semble inéluctable.

Une dette publique essentiellement détenue par les pays membres de la zone euro

Depuis le déclenchement de la crise grecque à l’automne 2009, la composition de la dette publique grecque a bien changé. Alors qu’en 2010, la dette publique était détenue par les investisseurs financiers, le bilan est bien différent début 2015[3]. Après deux plans d’aide (en 2010 et 2012) et une restructuration de la dette publique détenue par le secteur privé en mars 2012 (plan Private Sector Involvement), 75 % de la dette publique est aujourd’hui constituée par des prêts (tableau 1). A eux seuls, le FMI, la BCE, les banques centrales nationales et les pays de la zone euro détiennent 80 % de la dette publique grecque.

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A contrario, depuis le plan de restructuration de mars 2012, les banques européennes ont fortement réduit leur exposition à la dette publique grecque (tableau 2). En outre, leurs niveaux de capitalisation ont augmenté depuis 2010, notamment avec la mise en place progressive de la réforme Bâle 3. Les banques ont donc une marge d’absorption en cas de défaut partiel de la Grèce.

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Etant donné que plus de la moitié de la dette publique grecque est détenue par les pays membres de la zone euro, sa renégociation ne peut se faire qu’en concertation avec ces derniers.

Quelles solutions pour restructurer la dette ?

Les pays européens ont déjà fait plusieurs concessions pour aider la Grèce à assurer le service de sa dette :

– la maturité des prêts a été augmentée et le taux d’intérêt des prêts accordés par le FESF a été réduit. Pour le premier programme d’aide (prêts bilatéraux), la maturité initiale était 2026 (avec un moratoire jusqu’en 2019) et le taux d’intérêt était indexé sur l’Euribor 3 mois majoré d’une prime de risque de 300 points de base. En 2012, cette prime de risque a été ramenée à 50 points de base et la maturité a été étendue de 15 ans, jusqu’en 2041 ;

– les profits réalisés par la BCE et les banques centrales nationales sur les obligations qu’elles détiennent ont été restituées à la Grèce ;

– le paiement des intérêts sur les prêts du FESF ont été différés de 10 ans.

Des solutions comparables aux solutions passées peuvent être mises en œuvre. La dette pourrait être rééchelonnée. En effet, le taux pratiqué sur les prêts du premier plan d’aide (taux Euribor 3 mois + 50 points de base) étant globalement supérieur au coût de financement des pays européens, il pourrait être abaissé. Et la durée des prêts du premier et du second plan d’aide pourrait être encore allongée de 10 ans, jusqu’en 2051. D’après le think tank Bruegel, ces deux mesures combinées permettraient de réduire le montant des remboursements de la Grèce de 31,7 milliards d’euros.

Cependant, ces mesures paraissent limitées pour résoudre la question de l’endettement grec : elles ne font que repousser le problème. D’autres mesures sont nécessaires pour soulager la Grèce du poids de son endettement public. Les pays de la zone euro étant les principaux exposés à la dette grecque, ils ont intérêt à trouver un compromis, car en cas de défaut unilatéral, c’est le contribuable de chaque pays européen qui sera mis à contribution.

Du côté du FMI, il ne faut pas attendre d’effacement de dette. L’institution est en effet créancier prioritaire en cas de défaut d’un pays, et prêteur en dernier ressort ; depuis sa création, elle n’a jamais effacé de dette. Par conséquent, c’est avec les membres de la zone euro, principaux créanciers de la Grèce, qu’un défaut partiel devrait être négocié. D’un côté, la Grèce peut brandir la menace d’un défaut unilatéral non concerté, engendrant des pertes pour ses créanciers. De l’autre, elle n’a pas intérêt à s’aliéner les membres de la zone euro et la BCE, qui ont été ses principaux soutiens depuis qu’elle est en crise. Un défaut brutal la priverait de l’accès au financement de marché pendant de longues années ; même si la Grèce a retrouvé un excédent primaire, la situation est instable et elle a encore besoin d’un financement externe, ne serait-ce que pour honorer les remboursements du FMI. Une solution serait que les pays de la zone euro acceptent une décote sur la valeur nominale des titres de dette publique qu’ils détiennent, comme ce fut le cas pour les investisseurs privés en mars 2012.

Pour conclure, la Grèce est confrontée à plusieurs défis. Dans le court terme, l’urgence est d’arriver à trouver des sources de financement pour traverser l’année 2015. Pour cela, elle devra composer avec la troïka, et notamment la BCE, dont l’action est cruciale. Cette dernière a prévenu la Grèce qu’en cas d’échec des négociations, elle pourrait lui couper l’accès à la liquidité. Par ailleurs, le 22 janvier 2015, la BCE doit prendre la décision très attendue de mettre en œuvre un assouplissement quantitatif ; l’enjeu est de savoir si la BCE acceptera le rachat de bons du Trésor grecs. A plus long terme, la question de la restructuration de la dette se posera inévitablement, quel que soit le vainqueur des urnes. La restructuration devrait cependant être plus facile avec les créanciers publics qu’avec les banques privées, si tant est que la Grèce donne, de son côté, des gages de confiance à ses partenaires européens.

 


[1] Voir les résultats des tests de résistance publiés par la BCE le 26 octobre 2014

[2]Voir Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n°75, septembre 2014, tableau 6.

[3] Pour une comparaison avec la situation en juin 2012, voir Céline Antonin, « Retour à la drachme : un drame insurmontable ? », Note de l’OFCE n°20, juin 2012.




Le déficit commercial français est-il entièrement structurel ?

par Eric Heyer

Au cœur du débat qui oppose les tenants d’une insuffisance de l’offre à ceux d’une insuffisance de la demande pour expliquer le faible niveau d’activité en France depuis 4 ans, la question de la nature du déficit commercial français est centrale.

D’un côté, l’économie française connaît un grand nombre de symptômes caractéristiques d’une économie en situation d’insuffisance de demande : une forte désinflation, un chômage élevé, des entreprises déclarant de fortes capacités de production inutilisées principalement du fait d’une demande insuffisante, … Mais, d’un autre côté, l’existence d’un déficit persistant de la balance commerciale (graphique 1) jette un doute sur la compétitivité des entreprises françaises et sur leur capacité à satisfaire un supplément de demande, ce qui traduirait alors un problème d’offre.  

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Ainsi, après plus de dix années d’excédents commerciaux qui ont représenté jusqu’à plus de 2 points du PIB en 1997, la balance commerciale française est devenue déficitaire en 2005. Le déficit, qui s’est creusé graduellement jusqu’en 2010 pour atteindre près de 2 points de PIB, se résorbe depuis. En 2013 (dernier chiffre disponible), le déficit commercial s’établissait encore à 1 point de PIB.

Ce constat ne suffit toutefois pas à balayer d’un revers de manche l’ensemble des arguments des tenants d’une insuffisance de la demande pour considérer que la France ne souffre que d’un problème d’offre. Il convient, au minimum, d’analyser la nature de ce déficit et d’essayer de séparer sa composante structurelle de sa composante conjoncturelle. Cette dernière est le résultat d’un écart de conjoncture économique entre la France et ses principaux partenaires commerciaux. Lorsque la conjoncture d’un pays est plus favorable que celle de ses partenaires, ce pays aura tendance à présenter un déficit de sa balance commerciale lié à sa demande intérieure et donc à des importations plus dynamiques.  Un déficit commercial peut donc apparaître indépendamment de la compétitivité des entreprises du pays.

Une manière de prendre en considération cet écart de conjoncture consiste à comparer les écarts de production d’une économie à sa production potentielle (output gap). Au niveau national, un output gap positif (respectivement négatif) signifie que l’économie du pays est en phase d’expansion (respectivement de contraction) cyclique, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, doit se traduire par une dégradation (respectivement une amélioration) conjoncturelle de sa balance commerciale. Au niveau des partenaires commerciaux, lorsque ceux-ci sont dans une phase d’expansion cyclique (output gap positif), cela devrait conduire à une amélioration conjoncturelle de la balance commerciale du pays étudié.

A partir des données de la dernière version de l’Economic Outlook de l’OCDE (eo96), nous avons calculé un output gap « agrégé » des pays partenaires de la France en pondérant les output gap de chacun des partenaires par le poids des exportations françaises vers ces pays dans le total des exportations de la France.

Deux éléments ressortent de ce calcul, illustré par le graphique 2 :

  1. Le premier est que, d’après l’OCDE, l’output gap français est négatif depuis 2008, ce qui signale l’existence de marges de rebond pour l’économie française.
  2. Le second réside dans une situation économique encore plus dégradée chez nos partenaires commerciaux. L’écart de conjoncture, mesuré par la différence de l’output gap français avec celui de ses partenaires, indique une différence significative en faveur de la France.

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Dès lors, il est possible d’évaluer l’impact de la situation conjoncturelle du pays et de celle des principaux partenaires sur la balance commerciale.

Une estimation simple par Moindres Carrés Ordinaires, sur la période 1985-2013, permet d’obtenir une relation de cointégration entre ces trois variables (solde commercial, output gap de la France et output gap des partenaires) pour la France. Les signes obtenus sont conformes à l’intuition : lorsque la France est dans une phase d’expansion, cela entraîne une détérioration de sa balance commerciale (coefficient de -0,943). A l’opposé, lorsque les pays concurrents connaissent une phase d’expansion, cela permet une amélioration du solde commercial français (coefficient de +0,876).

On peut alors calculer le solde commercial structurel de la France depuis 1985 en retranchant l’effet des conjonctures (nationale et des concurrents) de la balance commerciale observée.

Le graphique 3 illustre ce calcul. Ainsi, la baisse de l’euro de la fin des années 1990 aura permis une amélioration structurelle du solde structurel français. Puis, la forte dégradation de la balance commerciale française entre 2001 et 2007 serait entièrement structurelle : on peut l’expliquer, notamment, par l’entrée de la Chine dans l’OMC, par la politique de désinflation compétitive menée en Allemagne et par l’appréciation de l’euro. Depuis la crise de 2008, en revanche, une partie de plus en plus importante du déficit commercial français serait de nature conjoncturelle. Ainsi, même si la croissance française est atone, la France affiche malgré tout des performances économiques moins dramatiques que certains de ses partenaires commerciaux[1]. Cette performance relative plus favorable de la France par rapport à ses principaux partenaires commerciaux induit l’apparition d’un déficit commercial dont une partie est de nature conjoncturelle. En 2013, cette origine conjoncturelle des déséquilibres de la balance courante serait intégrale.

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Ce résultat fait écho à l’analyse fournie par la Comptabilité nationale sur les composantes de la croissance depuis 4 ans : le niveau du PIB en volume au troisième trimestre 2014 n’est que de 1,4 % au-dessus de celui du premier trimestre 2011. L’analyse des facteurs contribuant à cette performance est claire : la demande privée (des ménages et entreprises) est en forte baisse (-1,6 %), notamment la consommation des ménages, traditionnel moteur de croissance de l’économie. Alors que les ménages sont plus nombreux aujourd’hui qu’il y a quatre ans, leur consommation totale est de 0,6 % inférieure à son niveau de 2011. En revanche, alors que la capacité de l’économie française à s’insérer dans la compétition mondiale est mise en doute par le discours dominant, le commerce extérieur a un impact fortement positif depuis quatre ans : il est porté par le dynamisme des exportations qui affichent une contribution positive de 2 points à l’évolution du PIB. En somme, depuis quatre ans, l’économie française est tirée principalement par ses exportations tandis qu’elle est freinée par sa demande privée.

Bien évidemment, cette analyse repose sur l’évaluation des output gap dont la mesure est fragile et sujette à de fortes révisions. A cet égard, si l’estimation d’un écart de production négatif pour la France fait consensus entre les institutions, l’amplitude des marges de rebond est importante, variant entre 2,5 et 4 points en 2014 selon les instituts (FMI, OCDE, Commission européenne, OFCE).

La prise en compte d’un output gap pour la France plus négatif que celui calculé par l’OCDE, atténuerait quelque peu ce diagnostic : en retenant celui de l’OFCE (output gap de -2,9 points de PIB en 2013 au lieu de -1,4 point pour l’OCDE) pour la France et en gardant la mesure de l’OCDE pour les partenaires, la performance relative plus favorable de la France par rapport à ses principaux partenaires commerciaux n’expliquerait plus que la moitié de son déficit commercial[2]. Une partie du déficit observé s’expliquerait donc par des problèmes de compétitivité des entreprises françaises (graphique 4).

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En conclusion, comme pour toute mesure de variable structurelle, l’évaluation du solde commerciale structurel est sensible à la mesure de l’output gap.  Néanmoins, il ressort de cette analyse rapide que :

  • si l’on considère que l’économie française souffre principalement d’un problème d’offre (output gap proche de zéro) alors que nos partenaires, principalement européens, font face à une insuffisance de la demande (output gap négatif) alors le déficit de notre balance commerciale serait essentiellement conjoncturel.
  • En revanche, si la France, à l’instar de ses partenaires, connaissait également une insuffisance de la demande, alors une partie seulement de notre déficit serait conjoncturelle, l’autre relèverait d’un problème de compétitivité de nos entreprises.

Ce dernier point nous semble plus proche de la réalité de l’économie française. Si les pertes de compétitivité des entreprises françaises ne peuvent être niées, il convient aussi de ne pas les surestimer : l’atonie qui caractérise notre économie depuis près de 4 ans n’est pas seulement due à une insuffisance de l’offre et à la disparition du potentiel de croissance — même si son tassement est malheureusement probable –; elle est due également à un tassement significatif de la demande.

 


[1] Par exemple, l’Italie et l’Espagne sont entrées dans une deuxième récession qui, au troisième trimestre 2014, laisse leur PIB inférieur de, respectivement, 9 et 6 % au niveau d’avant-crise.

[2] On retrouve un résultat similaire lorsque l’on retient pour la France et l’ensemble de ses partenaires la version précédente de l’OCDE (eo95).




Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

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Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

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Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.

 




Du débat en économie

par Guillaume Allègre, @g_allegre

A Bernard Maris, qui a alimenté avec son talent et sa tolérance le débat économique.

Vous avez des raisons de ne pas aimer les économistes. C’est ce que nous expliquent Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan dans une excellente étude, The Superiority of Economists, dont les conclusions principales sont reprises dans un billet : « Vous n’aimez pas les économistes ? Vous n’êtes pas les seuls ! ». L’étude concerne surtout les Etats-Unis mais peut aussi s’appliquer à l’Europe. Elle fait un portrait peu flatteur des économistes, notamment de son élite : ils sont dotés d’un fort sentiment de supériorité, isolés des autres sciences sociales, confortés par leur position dominante dans leur impérialisme économique. L’étude montre aussi que la discipline est très hiérarchisée (il existe des départements d’économie « prestigieux » et d’autres moins) et que le contrôle interne est très fort (notamment parce que la vision de ce qui constitue une recherche de qualité est beaucoup plus homogène que dans d’autres disciplines). Cela se répercute sur les publications et le recrutement des économistes : seuls ceux ayant souhaité et/ou ayant été capables de se conforter à ce modèle « élitiste » publieront dans les revues les mieux classées (les fameuses Top field), ce qui les conduira à être recrutés par les départements « prestigieux ».

Ceci ne serait pas très grave si les économistes n’avaient pas vocation à faire des recommandations de politique publique. D’ailleurs la « supériorité » de l’économie s’appuie en grande partie sur le fait que la discipline a développé des outils permettant l’évaluation quantitative des politiques publiques. L’économie est ainsi, en partie, une science de gouvernement, tandis que les autres sciences sociales ont adopté des postures plus critiques des catégories, structures et pouvoirs établis. La conséquence de la hiérarchisation du champ, du contrôle interne et du peu d’appétence pour les postures critiques, est que le débat est désormais pratiquement interdit dans le monde académique en économie (une autre raison pour ne pas aimer les économistes ?). Le graphique ci-dessous montre ainsi que le nombre d’articles en réponse à un autre article publié a très fortement chuté depuis les années 1970 : alors qu’ils représentaient 20% des articles publiés dans les cinq grandes revues académiques, ils n’en représentent plus que 2% aujourd’hui. Le débat et la critique, sans parler des paradigmes hétérodoxes, sont donc quasiment absents des plus grandes revues. Ils sont relégués dans des revues supposées de moindre importance qui ne permettent pas d’être recruté dans les départements les plus prestigieux. Or, il existe également à l’intérieur de la discipline une injonction forte de porter le débat et la critique à ce niveau académique, niveau auquel les critiques font l’objet de référés par les pairs (avec des effets de sélection, de réputation, …). Il faut être fou et demander une autorisation pour publier une critique, or aucun fou ne demande d’autorisation, donc aucune critique n’est publiée. Les anglo-saxons utilisent l’expression Catch-22[1] pour décrire ce type de situation.

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Si le débat n’a plus lieu dans les revues universitaires, a-t-il lieu autre part ? En France, Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty semble être l’arbre qui cache la forêt. Le succès planétaire du livre a obligé un certain nombre de personnes à se positionner, mais peut-on parler de véritable débat en France et en Europe ?[2] Avant ce succès, Michel Husson (« Le capital au XXIe siècle. Richesse des données, pauvreté de la théorie ») et Robert Boyer (« Le capital au XXIe siècle. Note de lecture ») ont proposé des critiques intéressantes d’inspiration respectivement marxiste et régulationniste. Toutefois, malgré la qualité de ces critiques, on voit que le débat aujourd’hui ne se situe pas là : si l’impôt mondial ou européen sur le capital proposé par Piketty n’est pas mis en place, ce n’est pas parce que les arguments marxistes et/ou régulationnistes l’auront emporté. C’est plutôt l’argument d’incitation fiscale à la croissance et l’innovation qui est aujourd’hui susceptible de convaincre les pouvoirs publics. Cet argument est entre autre porté par Philippe Aghion. En ce qui concerne la fiscalité de l’épargne et du patrimoine, et malgré la proximité partisane de ces deux économistes français (ils ont tous les deux signés des appels en faveur de Ségolène Royal en 2007 puis de François Hollande en 2012), Aghion et Piketty ainsi que leurs co-auteurs ne sont d’accord sur rien (ce que montre André Masson dans un article de la Revue de l’OFCE à paraître). Piketty propose un impôt fortement progressif sur le patrimoine et un nouvel impôt fusionnant CSG et impôt sur le revenu (IR) qui taxerait les revenus financiers, y compris les plus-values, au même titre que les revenus du travail. Aghion propose exactement l’inverse : il faudrait se reposer davantage sur la TVA, éviter la fusion IR-CSG, « fausse bonne idée », et mettre en place un « système dual capital/travail » avec un « impôt progressif sur les revenus du travail et un impôt forfaitaire sur les revenus du capital productif ». Beau sujet de débat, il n’a pourtant lieu ni dans les revues scientifiques, ni autre part.

En fait, Piketty et Aghion abordent la question de la fiscalité du patrimoine sous des angles opposés : Aghion l’aborde sous l’angle de la croissance tandis que Piketty l’aborde sous l’angle des inégalités. On comprend pourquoi leurs modèles diffèrent : ils n’essayent pas d’expliquer le même phénomène. Piketty essaye d’expliquer l’évolution des inégalités tandis qu’Aghion essaye d’expliquer l’évolution de la croissance. Bien qu’ils travaillent essentiellement sur les mêmes phénomènes, il n’y a pas de confrontation entre des approches qui sont moins opposées qu’orthogonales. Pourtant, du point de vue des décideurs publics, cette confrontation est essentielle : comment choisir autrement entre les préconisations de Piketty et celles d’Aghion ?

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Une partie de ce billet a été publiée sur le blog de Libération, L’économe : http://leconome.blogs.liberation.fr/leconome/2014/12/de-la-sup%C3%A9riorit%C3%A9-des-%C3%A9conomistes-dans-le-d%C3%A9bat-public.html

 


[1] L’expression est tirée du roman du même nom de Joseph Heller. Le roman se passe en temps de guerre et pour être exempté de missions, il faut être déclaré fou. Mais pour être déclaré fou, il faut en faire la demande. Or, selon l’article 22 du règlement, ceux qui en font la demande prouvent par là-même qu’ils ne sont pas fous.

[2] Aux Etats-Unis, en revanche, le débat autour du livre a eu lieu. Par exemple, Greg Mankiw (pdf), Auerbach et Hassett (pdf) et David Weil (pdf) ont récemment proposé leur critique.




La BCE est-elle impuissante ?

Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

En juin 2014, la BCE annonçait un ensemble de nouvelles mesures (dont la description détaillée est proposée dans une étude spéciale intitulée « Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ? », Revue de l’OFCE, n°136), afin d’enrayer la baisse de l’inflation et soutenir la croissance. Mario Draghi avait ensuite précisé les objectifs de sa politique monétaire indiquant que la BCE souhaitait augmenter son bilan de 1 000 milliards d’euros pour retrouver un niveau proche de celui observé au cours de l’été 2012. Parmi les mesures mises en œuvre, beaucoup était attendu de la nouvelle opération de refinancement (TLTRO pour targeted long-term refinancing operation) qui doit permettre aux banques de la zone euro d’accéder au refinancement de la BCE sur une maturité de 4 ans en contrepartie de l’octroi de crédits au secteur privé (hors prêts immobiliers). Pourtant, après les deux premières allocations (24 septembre 2014 et 11 décembre 2014), le bilan est plus que mitigé, les montants alloués étant bien inférieurs aux attentes. Cette situation témoigne de la difficulté de la BCE à lutter efficacement contre le risque déflationniste.

En effet, après avoir alloué 82,6 milliards d’euros en septembre (contre un montant anticipé compris entre 130 et 150 milliards), la BCE n’a octroyé « que » 130 milliards le 11 décembre, soit un chiffre à nouveau inférieur à ce qui avait été anticipé. On est donc bien loin du montant maximum de 400 milliards d’euros qui avaient été évoqué par Mario Draghi en juin 2014 pour ces deux opérations. De plus, ces deux premières allocations sont clairement insuffisantes pour doper significativement le bilan de la BCE (graphique 1), et ce d’autant plus que les banques continuent à rembourser les prêts à trois ans qu’elles avaient obtenus fin 2011 et début 2012 dans le cadre du programme VLTRO (very long term refinancing operation)[1]. Comment expliquer la réticence des banques à recourir à cette opération qui leur permet pourtant de refinancer les crédits octroyés à un taux très bas et pour une durée de 4 ans ?

La première tient au fait que les banques ont déjà un accès très large et très avantageux aux liquidités de la BCE dans le cadre des opérations de politique monétaire déjà mises en œuvre par la BCE[2]. Ces opérations sont même actuellement assorties d’un taux d’intérêt plus faible que celui du TLTRO (0,05 % contre 0,15 %). De même, le TLTRO n’est pas plus attractif que certains financements de marché à long terme, surtout que de nombreuses banques n’ont pas de contraintes de financement. L’intérêt du TLTRO est donc marginal, lié à la maturité de l’opération, et plus contraignant car conditionnel à la distribution de crédit. Pour les deux premières opérations menées en septembre et décembre 2014, l’allocation ne pouvait dépasser 7 % de l’encours de prêts au secteur privé non-financier de la zone euro, à l’exclusion des prêts au logement, au 30 avril 2014. De nouvelles séries de TLTRO seront menées entre mars 2015 et juin 2016, sur un rythme trimestriel. Le montant maximum pouvant être alloué aux banques dépendra cette fois-ci de la croissance de l’encours de prêts au secteur privé non-financier de la zone euro, à l’exclusion des prêts au logement, entre la date du 30 avril 2014 et celle de l’adjudication considérée.

La deuxième raison tient au fait que la faiblesse du crédit dans la zone euro ne résulte pas uniquement des facteurs d’offre mais aussi de la demande. Le peu d’activité et l’objectif de désendettement des agents privés limitent la demande de crédit.

Troisièmement, au-delà de la capacité des banques à se refinancer, il est possible que les banques cherchent à réduire leur exposition au risque. Le problème est alors lié à leurs actifs. Or, les prêts non-performants se situent toujours à un niveau très élevé, notamment en Espagne et en Italie (graphique 2). En outre, bien que l’AQR (Asset Quality Review) menée par la BCE ait révélé que les risques d’insolvabilité étaient limités dans la zone euro, le rapport souligne également que certaines banques ont des niveaux de leviers élevés et qu’elles ont surtout utilisé les liquidités pour acheter des titres obligataires publics, afin de satisfaire leurs exigences de fonds propres. Elles réduisent alors le risque de leur bilan en limitant les crédits octroyés au secteur privé.

Enfin, deux éléments d’incertitude viennent réduire la participation des banques au TLTRO. Le premier concerne la stigmatisation liée à la conditionnalité du TLTRO et au fait que les banques qui ne respecteraient pas leurs engagements de distribution de crédit seront tenues de rembourser les financements obtenus auprès de la BCE après deux années. Les banques ayant des perspectives incertaines sur leur capacité à augmenter leurs prêts peuvent ainsi souhaiter éviter la perspective d’avoir à rembourser ces fonds plus tôt. Le second est lié aux incertitudes concernant les programmes d’achats d’ABS et de Covered Bonds[3]. Les banques pourraient également privilégier ces programmes pour obtenir des liquidités en contrepartie de la cession d’actifs dont elles souhaiteraient se débarrasser.

La politique monétaire est-elle devenue totalement inefficace ? La réponse est très certainement non, puisqu’en offrant aux banques la garantie qu’elles pourront refinancer leur activité via différents programmes (TLTRO, ABS, Covered Bonds, etc.), la BCE réduit les risques de rationnement du crédit liés aux passifs dégradés de certaines banques. La politique monétaire permet ainsi de rendre plus opérant le canal du crédit. Mais ses effets demeurent néanmoins limités, comme le suggèrent Bech, Gambacorta et Kharroubi (2012) qui montrent que la politique monétaire est moins efficace dans les périodes de reprise qui suivent une crise financière. Peut-on sortir de cette impasse ? Ce constat sur l’efficacité de la politique monétaire montre qu’il ne faut pas trop et tout attendre de la BCE. Il reste donc essentiel de compléter le soutien à l’activité par une politique budgétaire expansionniste à l’échelle de la zone euro. C’est aussi ce qu’affirmait le Président de la BCE pendant l’été lors de la conférence de Jackson Hole déclarant que « Les politiques de demande sont non seulement justifiées par la composante cyclique du chômage mais également parce que dans un contexte d’incertitude, elles permettent de se prémunir contre le risque d’effet d’hystérèse[4] ».

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[1] Voir dans la Revue de l’OFCE n°136, l’étude spéciale « Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ? » pour un exposé des différentes mesures de politique monétaire mises en place par la BCE depuis le début de la crise financière et une estimation de leur impact sur la sphère réelle.

[2] Cela inclut les opérations standards de politique monétaire ainsi que l’opération VLTRO par laquelle la BCE avait octroyé des liquidités pour une durée exceptionnelle de 3 ans en décembre 2011 et février 2012.

[3] Il s’agit ici de programmes d’achat de titres sur les marchés et non de liquidités octroyées directement aux banques. Les Covered bonds et les ABS sont des titres gagés sur des actifs et dont la rémunération dépend de celle de l’actif sous-jacent qui est nécessairement un crédit hypothécaire dans le cas des Covered bonds et qui peut inclure d’autres types de crédits (cartes de crédit, crédits de trésorerie aux entreprises, …) dans le cas des ABS.

[4] “Demand side policies are not only justified by the significant cyclical component in unemployment. They are also relevant because, given prevailing uncertainty, they help insure against the risk that a weak economy is contributing to hysteresis effects.”




Austérité et pouvoir d’achat en France

par Mathieu Plane

La France mène-t-elle une politique d’austérité ? Comment la mesurer ? Cette question qui alimente régulièrement le débat public ne semble pas avoir été tranchée. Pour de nombreux observateurs, la relative bonne tenue de la dynamique salariale révèlerait que la France n’a pas pratiqué une politique d’austérité, contrairement à certains voisins du Sud de l’Europe, notamment l’Espagne et la Grèce où les coûts salariaux nominaux ont reculé. Pour d’autres, la France ne peut avoir pratiqué de politique d’austérité puisque les dépenses publiques ont continué à augmenter depuis le début de la crise[1]. Les 50 milliards d’économies sur la période 2015-17 annoncées par le gouvernement seraient donc le début seulement du tournant de la rigueur.

Enfin, si l’on s’en tient aux règles budgétaires issues du Pacte de stabilité et de croissance, le degré de restriction ou d’expansion d’une politique budgétaire peut se mesurer à la variation du solde structurel primaire, appelée également impulsion budgétaire. Cette impulsion englobe d’un côté les efforts réalisés en matière de dépense publique primaire (c’est-à-dire hors charges d’intérêts) au regard de l’évolution du PIB potentiel, et de l’autre côté les variations de prélèvements obligatoires en points de PIB. Ainsi, sur la période 2011-13, le solde structurel primaire de la France s’est-il amélioré de 2,5 points de PIB selon l’OCDE, de 2,7 points selon la Commission européenne et de 3,5 points selon l’OFCE. S’il existe un écart significatif quant à la mesure de l’austérité budgétaire sur cette période, il n’en reste pas moins que celle-ci aurait représenté, selon la méthode de calcul, entre 55 et 75 milliards d’euros sur trois ans[2].

Une toute autre façon de mesurer l’ampleur de l’austérité budgétaire consiste à regarder l’évolution des composantes du pouvoir d’achat des ménages. En effet, le pouvoir d’achat permet d’identifier les canaux de transmission de l’austérité, que ce soit par le biais des revenus du travail ou du capital, des prestations sociales ou des prélèvements pesant sur les ménages[3]. Or, les évolutions des composantes du revenu montrent qu’il y a clairement un avant et un après crise en termes de dynamique du pouvoir d’achat par ménage.

Sur la période 2000-2007, le pouvoir d’achat a augmenté de plus de 4 000 euros par ménage…

Cela correspond à une hausse moyenne d’environ 500 euros par an par ménage[4] (tableau) sur les huit années précédant la crise des subprimes, soit un rythme de progression de 1,1 % par an. Du côté des ressources, soutenus par la création de plus de 2 millions d’emplois en équivalent temps plein sur la période 2000-2007, les revenus réels du travail par ménage (qui comprennent l’excédent brut d’exploitation des indépendants) ont augmenté de 0,9 % en moyenne par an. Mais ce sont surtout les revenus réels du capital par ménage (qui intègre les loyers « fictifs » des ménages occupant le logement dont ils sont propriétaires) qui ont connu une forte hausse sur cette période, augmentant deux fois plus vite (1,7 % en moyenne par an) que les revenus réels du travail. Quant aux prestations sociales en espèces, elles ont augmenté de 1 % en moyenne en réel sur cette période, soit un rythme équivalent à l’ensemble des ressources. Du côté des charges, les prélèvements fiscaux et sociaux de 2000 à 2007 ont contribué à réduire le pouvoir d’achat par ménage de 0,9 point par an, ce qui correspond à environ 100 euros en moyenne par an. La hausse des prélèvements s’explique à 85 % par les cotisations sociales (salariées et indépendants), notamment en raison des hausses des taux de cotisations liées à la réforme des retraites. Les impôts sur le revenu et le patrimoine n’ont en effet contribué qu’à diminuer de 14 euros par an le pouvoir d’achat par ménage, et ce malgré la forte augmentation des revenus du capital et des prix des actifs immobiliers sur la période 2000-2007. Sur cette période, les impôts sur les ménages déflatés des prix à la consommation ont augmenté de moins de 2 % alors que les ressources réelles des ménages ont cru de près de 9 % et les revenus réels du capital de 14 %.  La baisse de l’impôt sur le revenu, qui a débuté sous le gouvernement Jospin, puis a été poursuivie par Jacques Chirac lors de son second mandat, explique en grande partie le fait que les impôts aient très peu pesé sur le pouvoir d’achat au cours de cette période.

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…mais sur la période 2008-2015, le pouvoir d’achat par ménage baisserait de plus de 1 600 euros

La crise marque un tournant brutal par rapport aux tendances passées. En effet, sur la période 2008-2015, le pouvoir d’achat par ménage baisserait, en moyenne, de près de 1 630 euros, soit 230 euros par an.

Sur les huit années depuis le début de crise, nous pouvons distinguer trois sous-périodes :

–          La première de 2008 à 2010, qui fait suite à la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers, se caractérise par une relativement forte résistance du pouvoir d’achat par ménage, qui a augmenté de près de 40 euros par an en moyenne, et ce malgré la perte de 250 000 emplois sur cette période et la forte baisse des revenus du capital (200 euros en moyenne par an par ménage). D’une part, la forte baisse des prix du pétrole à partir de la mi-2008 a eu pour effet de soutenir le revenu réel, notamment les salaires réels qui ont augmenté de 0,9 % en moyenne annuelle. D’autre part, le plan de relance et les amortisseurs sociaux du système social français ont joué leur rôle contra-cyclique en préservant le pouvoir d’achat moyen avec une forte hausse des prestations sociales en nature (+340 euros en moyenne par an par ménage) et une contribution légèrement positive des impôts au pouvoir d’achat.

–          La seconde période, de 2011 à 2013, est marquée par une très forte consolidation budgétaire, période durant laquelle les prélèvements obligatoires vont augmenter d’environ 70 milliards d’euros en trois ans avec un impact massif sur le pouvoir d’achat. En effet, la hausse des prélèvements fiscaux et sociaux ont amputé le pouvoir d’achat de 930 euros par ménage, soit plus de 300 euros en moyenne par an. Par ailleurs, la très faible augmentation de l’emploi (+32 000) et la stagnation des salaires réels ont contribué, sous l’effet de la hausse du nombre de ménages (+0,9 % par an), à réduire les revenus réels du travail par ménage de près de 230 euros par an. De plus, les revenus réels du capital par ménage ont continué à contribuer négativement au pouvoir d’achat de 2011 à 2013 (-105 euros en moyenne par an par ménage). Enfin, bien qu’en ralentissement par rapport à la période précédente, seules les prestations sociales ont contribué positivement au pouvoir d’achat (environ 120 euros par an et par ménage). Au final, le pouvoir d’achat par ménage s’est contracté de 1 630 euros en trois ans.

–          La troisième période, 2014 et 2015, verrait encore une légère baisse du pouvoir d’achat par ménage, celui-ci diminuant d’environ 110 euros sur les deux années. La faiblesse de la dynamique de l’emploi et des salaires réels ne permettrait pas de compenser la hausse du nombre de ménages. Ainsi, les revenus réels du travail par ménage diminueraient légèrement sur les deux années (- 43 euros par an en moyenne). Les revenus réels du capital seraient, quant à eux, à peu près neutre sur la variation du pouvoir d’achat par ménage. Bien qu’en moindre augmentation, les prélèvements fiscaux et sociaux continueraient à peser sur le pouvoir d’achat sous l’effet de la montée en charge de certaines mesures fiscales décidées par le passé (fiscalité écologique, hausse taux de cotisation retraite, fiscalité locale, …). Au total, la hausse des taux de prélèvements pesant sur les ménages en 2014-15 réduirait de 170 euros le pouvoir d’achat par ménage. De plus, les économies attendues sur la dépense publique pèseraient sur la dynamique des prestations sociales par ménage, celles-ci n’augmentant que d’environ 60 euros par an en moyenne, soit un rythme deux fois moins élevé que sur la période pré-crise malgré une situation sociale plus dégradée.

Si cette analyse ne permet pas de connaître la distribution par quantile de la variation du pouvoir d’achat par ménage, elle permet néanmoins d’avoir une vision macroéconomique de l’impact de la politique d’austérité sur le pouvoir d’achat depuis 2011. En effet, sur les 1 750 euros de perte de pouvoir d’achat par ménage sur la période 2011-15 (graphique), 1 100 euros seraient directement liés à la hausse des prélèvements fiscaux et sociaux. Aux effets directs de l’austérité s’ajoutent ceux plus indirects qui impactent les autres composantes du pouvoir d’achat. De fait, en amputant l’activité par le mécanisme du multiplicateur budgétaire, la politique d’austérité a eu un impact massif sur le marché du travail, que ce soit par la réduction de l’emploi ou le ralentissement des salaires réels. Si son ampleur est difficile à évaluer, il n’en reste pas moins que les revenus réels du travail par ménage ont baissé de 770 euros en cinq ans. Enfin, si jusqu’à présent les prestations sociales ont joué un rôle d’amortisseur majeur du pouvoir d’achat depuis le début de la crise, l’ampleur des économies sur la dépense publique prévues à partir de 2015 (sur les 21 milliards d’économies en 2015, 9,6 milliards sont attendus sur la protection sociale et 2,4 milliards sur les dépenses d’intervention de l’Etat) pèseront mécaniquement sur la dynamique du pouvoir d’achat.

Ainsi, avec un pouvoir d’achat par ménage retombé en 2015 à son niveau d’il y a treize ans et qui, de plus, a accusé un recul historique sur la période 2011-2013 correspondant à la période la plus marquée de la consolidation budgétaire, il semble difficile d’une part de soutenir que la France n’a pas pratiqué de politique d’austérité jusqu’à présent et d’autre part qu’elle n’est confrontée à aucun problème de demande à court terme.

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[1] Depuis 2011, le rythme de croissance de la dépense publique, en volume, est resté positif mais a été divisé par deux par rapport à celui de la décennie 2000-10 (1,1 % en volume sur la période 2011-14 contre 2,2 % sur la période 2000-10). De plus, depuis 4 ans, il a augmenté à un rythme légèrement inférieur à celui du PIB potentiel (1,4 %). D’un point de vue économique, cela correspond à une amélioration du solde structurel liée à l’ajustement sur la dépense publique de 0,5 point de PIB sur la période 2011-14.

[2] Ces différences dans la mesure de l’austérité proviennent d’écarts sur un certain nombre de facteurs d’évaluation comme, par exemple, le niveau et le taux de croissance du PIB potentiel qui sert de référence au calcul de l’ajustement budgétaire structurel.

[3] Il est important de noter que le revenu disponible brut intègre uniquement les revenus liés aux prestations sociales en espèces (pensions de retraite, indemnités chômage, allocations familiales, …) mais pas les transferts sociaux en nature (santé, éducation, …) ou les dépenses publiques collectives qui bénéficient aux ménages (police, justice, défense, …).

[4] Nous retenons ici le concept de pouvoir d’achat moyen par ménage et non celui de pouvoir d’achat par unité de consommation.




Réforme du marché du travail en Italie : Matteo Renzi au pied du mur

Par Céline Antonin

Alors que Matteo Renzi avait bénéficié d’un relatif « état de grâce » depuis son élection en février 2014, le vote de la réforme contestée sur le marché du travail (le Jobs Act) par le Sénat, début décembre, a donné lieu à un mouvement de grève générale, une première depuis son arrivée au pouvoir. Est-ce la fin de la lune de miel entre Matteo Renzi et le peuple italien ? Certes, alors que son arrivée au pouvoir avait suscité une vague d’espoir, le premier bilan est décevant. Les réformes passent mal alors même que l’Italie connaît sa troisième année consécutive de récession (-0,2 % de croissance prévue pour 2014) et qu’elle doit affronter les critiques de la Commission européenne sur son incapacité à réduire son déficit structurel. Cette réforme, d’inspiration libérale, vise à introduire un régime de flexi-sécurité. La mesure qui cristallise toutes les passions est la suppression de l’article 18 du Code du travail, permettant la réintégration en cas de licenciement abusif.

Dans la dernière Note de l’OFCE (n° 48, 16 décembre 2014) nous étudions la réforme du marché du travail en cours en Italie, un enjeu de taille en raison de la segmentation du marché du travail, du taux de chômage des jeunes élevé et de l’inadéquation des coûts à la productivité du travail. Pour légitime qu’elle soit, la réforme du Jobs Act semble trop partielle pour pouvoir produire de véritables effets. A court terme, la priorité de l’Italie doit être mise sur l’investissement. Seule la poursuite d’une politique monétaire expansionniste, la poursuite de l’Union bancaire et une politique d’investissement public ambitieuse pourront permettre au pays de normaliser l’accès au financement bancaire et de retrouver de la croissance. Une fois ces conditions réunies se pose la question d’une réforme structurelle du marché du travail ; cette réforme doit être couplée avec celle du marché des produits pour permettre à l’Italie de restaurer sa productivité et d’améliorer durablement sa croissance potentielle.




iAGS 2015 : Une Europe divisée et à bout de souffle

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

L’Europe se trouve dans une situation critique qui nécessite un changement de politique économique. Toutes les possibilités doivent être envisagées. Des mesures non-conventionnelles ou extra-ordinaires doivent être prises pour éviter un nouvel échec et échapper à la menace de stagnation séculaire. C’est précisément l’objet du troisième rapport indépendant sur la croissance annuelle (résumé dans la dernière Note de l’OFCE n° 47 du 15 décembre 2014 – en réponse au Rapport sur la croissance annuelle publié par la Commission européenne – de faire une analyse critique de la stratégie macroéconomique européenne et de proposer des solutions alternatives.

L’incapacité à sortir durablement de la crise laisse de nombreuses séquelles sur le plan économique, social et politique. Le chômage reste à un niveau historique, ce qui accroît les inégalités et interrompt le processus de convergence entre les régions européennes. Les pressions à la baisse sur les salaires et le besoin de réduire les déséquilibres intra-zone euro nourrissent la déflation. Le désendettement public ou privé n’est pas achevé et la perspective d’une baisse des prix crée un cercle vicieux par lequel la stagnation va se prolonger. Le projet européen d’une économie prospère et intégrée ne saurait progresser si la reprise échoue une nouvelle fois.

La politique monétaire ne peut résoudre à elle seule l’ensemble des problèmes de la zone euro. La coordination des politiques budgétaires est encore déficiente et biaisée en faveur d’une réduction rapide des déficits budgétaires et de la dette publique. Ces biais doivent être corrigés. La gravité de la situation économique impose plus qu’une simple atténuation de la consolidation budgétaire. Il faut à la fois maintenir les avancées fragiles de la discipline budgétaire et de la solidarité financière naissante entre les Etats membres, mais aussi pouvoir produire le stimulus nécessaire à la sortie de la crise. Il faut profiter de l’opportunité offerte par des taux d’intérêt souverains bas : les multiplicateurs d’investissement public sont très élevés, évalués à 3 par le FMI, et les besoins d’investissements sont nombreux après leur diminution notable au cours des  précédentes années et la nécessaire transition vers une économie à bas carbone.

Le Plan Juncker pourrait être un premier pas en ce sens puisqu’il envisagerait d’exclure les contributions des Etats membres de la définition du déficit ou de la dette utilisée pour le respect des règles en vigueur (principe de neutralisation). Ce premier pas, jouant sur des montants de financement clairement insuffisants, ouvre cependant la voie pour mettre en œuvre une politique budgétaire expansionniste au niveau agrégé tout en maintenant les contraintes sur les politiques budgétaires nationales. Les réformes structurelles ne peuvent être des substituts au besoin de relance, notamment parce que leurs effets à court terme sur les prix et l’activité peuvent être négatifs et que leurs effets positifs sont longs à se produire.

 




Un repli sans précédent des banques de la zone euro

par Anne-Laure Delatte, CNRS, OFCE, CEPR, chercheure invitée à Princeton University.

Un petit pas supplémentaire a été fait le mois dernier vers une union bancaire dans la zone euro lorsque la Commission européenne a présenté sa proposition sur le Fonds de résolution unique bancaire[1]. Alors que les observateurs reconnaissent généralement que les 55 milliards d’euros de ce fonds restent une goutte d’eau dans l’océan, nous montrons dans une étude récente que les banques de la zone euro sont de plus en plus isolées du reste du monde (Bouvatier, Delatte, 2014 [2]). En réalité, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro que l’union bancaire est censée corriger n’est qu’une face de la désintégration internationale des banques européennes.

En 2013, les flux de capitaux transfrontaliers ne représentaient que 40 % de leur niveau de 2007 et la plus forte baisse de l’activité touchait les prêts bancaires internationaux. Le graphique 1 montre l’évolution des créances à l’étranger par les banques de 14 pays vis-à-vis de leurs partenaires et distingue ces données selon que les banques appartiennent à la zone euro ou non.[3]

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Nul doute que la crise financière mondiale a donné un sérieux coup d’arrêt aux activités bancaires : en 2008, les créances internationales ont diminué de manière significative, puis elles sont restées à ce niveau inférieur. Cependant, la situation agrégée cache deux évolutions contraires. Certes, les activités internationales des banques situées hors de la zone euro ont été durement touchées en 2007 mais elles sont reparties rapidement sur leur tendance ascendante par la suite. Au contraire, l’activité hors zone euro des banques situées dans la zone euro n’a cessé de décroître. En 2012, les banques de la zone euro réalisaient ainsi 40 % de l’activité bancaire internationale contre 56 % en 2007. En résumé, les données brutes suggèrent :

(1)    un repli massif des banques situées en zone euro et

(2)    une interruption seulement temporaire de l’activité des banques situées hors zone euro.

A quel point ces évolutions différenciées peuvent-elles s’expliquer par des conditions économiques différentes entre la zone euro et le reste du monde ? Les pays européens ont en effet été confrontés à une série de crises depuis 2008 (la crise financière, puis la crise des dettes souveraines) et, aujourd’hui, la zone euro est l’une des rares régions où la croissance n’a pas repris. En même temps, la décennie précédente s’est traduite par une forte augmentation de l’intégration bancaire en zone euro. S’agit-il donc juste d’une correction ? De plus, quelles différences entre l’intégration des banques de la zone euro et le reste du monde ? Pour répondre à ces questions, nous avons construit une mesure originale de l’intégration bancaire internationale. Notre mesure se base sur un modèle statistique de l’activité bancaire qui permet d’isoler les frictions et les facteurs variables dans le temps[4]. Nous en avons extrait les tendances temporelles par zone géographique, ce qui nous permet de mesurer à chaque date où en est l’activité bancaire par rapport aux prédictions du modèle. L’ensemble des graphiques 2 a-d tracent nos mesures.

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Tout d’abord, il est frappant de constater que, après la crise financière de 2008, toutes les tendances concernant la zone euro sont en baisse (graphiques 2-a, 2-b et 2 c) contrairement à celle qui concerne le reste du monde (graphique 2-d). Ensuite, on constate que seules les banques de la zone euro subissent un processus de désintégration (la courbe est en-dessous de l’axe des abscisses sur les figures 2-a et 2-b). Au contraire, l’exposition à des créances de la zone euro des banques situées hors de la zone euro est précisément au niveau prédit par le modèle (figure 2-c). En d’autres termes, l’implication des banques non-européennes en zone euro a diminué, mais il s’agit d’une correction de l’excès de 20 % observé avant la crise et non d’un repli. En revanche, les banques de la zone euro ont massivement réduit leur exposition internationale à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro, avec un niveau inférieur de plus de 30 % aux prédictions du modèle. Ainsi, le ralentissement économique en zone euro depuis 2008 n’est pas suffisant pour expliquer le retrait massif des banques (puisque nos estimations tiennent compte de ce ralentissement). Plus important encore, cette baisse va bien au-delà de la correction et constitue une désintégration marquée. Autrement dit, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro n’est qu’une face d’un processus de désintégration globale des banques de la zone euro.

Enfin, le graphique 2-d, qui trace la situation dans le reste du monde, souligne une différence étonnante : non seulement l’intégration bancaire n’a jamais diminué, mais, au contraire, la tendance est plus forte après la crise. En d’autres termes, la baisse des activités bancaires, observées en 2008 dans les données brutes, était entièrement due à des frictions temporaires.

Partant de ces observations nous pouvons donc tirer les enseignements suivants. Tout d’abord,  nos estimations suggèrent que les banques de la zone euro auraient perdu de façon permanente des parts de marché au niveau mondial. Ensuite, il est frappant de constater que l’intégration bancaire obtenue grâce à l’Union monétaire a été totalement effacée au cours des dernières années. En d’autres termes, la liste des bénéfices tirés de la monnaie unique se réduit, tandis que les coûts ne cessent d’augmenter. Enfin, nos résultats sur le désengagement massif des banques de la zone euro vis-à-vis du reste du monde suggèrent que l’Union bancaire, quoique cruciale pour compléter la monnaie unique, ne suffira pas pour résoudre les défis bancaires de la zone euro.

 


[1] “Europe bancaire: l’Union fait-elle la force ?” Céline Antonin et Vincent Touze, Note de l’OFCE, n°46, 18 novembre 2014.

[2] Vincent Bouvatier et Anne-Laure Delatte (2014), “International Banking: the Isolation of the Euro Area”, Document de travail OFCE.

[3] Parmi ces 14 pays, 7 appartiennent à la zone euro : Autriche, Belgique, Allemagne, Espagne, France, Italie et Pays Bas. Les 7 autres pays sont le Canada, la Suisse, le Danemark, le Royaume Uni, le Japon, la Suède et les Etats-Unis.

[4] Plus précisément, nous avons suivi la démarche de Portes et Rey (2005) qui ont été les premiers à estimer des équations de gravité pour étudier les déterminants l’activité financière. Voir Portes, R. et H. Rey (2005), « The determinants of cross-border equity flows ». Journal of International Economics 65(2), 269-296.