Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




« Pour un impôt juste, prélevé à la source », une note de lecture

par Henri Sterdyniak

Deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, ancien conseiller de Lionel Jospin, viennent de publier un opuscule : « Pour un impôt juste, prélevé à la source ». Etonnamment, ils évoquent d’abord une grande réforme fiscale, puis proposent de prélever à la source l’impôt … tel qu’il est actuellement.

Faut-il une grande réforme fiscale ?

Selon les auteurs, notre système est devenu complexe et illisible. Notre imposition des revenus est devenue atypique dans le paysage européenL’impôt doit être progressif, alors qu’aujourd’hui la moitié la plus modeste de nos concitoyens n’est soumise qu’à un impôt proportionnel (la CSG).

Je ne partage pas ce diagnostic. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en imposant les revenus du capital au barème de l’IR, en réduisant les niches fiscales, en portant le taux marginal supérieur à 45 %, en imposant à 75 % les salaires exorbitants (mesure qui malheureusement n’a pas été prolongée au-delà de deux ans) a déjà réalisé d’importantes réformes ; il est difficile de faire plus. Il reste certes quelques niches injustifiables (les PEA, l’assurance-vie, le plafonnement de l’ISF, etc.), mais cela demande des retouches et pas une refonte complète.

Le système français d’imposition a sa cohérence propre, qu’il faut comprendre et expliquer au lieu d’écrire, sans précision : nos concitoyens considèrent, parfois avec raison, que la contribution de chacun n’est pas ajustée à son revenu.  Ce système se compose de l’IR, de la CSG, des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, des cotisations sociales, des prestations familiales, des allocations logement, du RSA et maintenant, de la Prime d’activité (PA). C’est l’ensemble qu’il faut évaluer alors que les auteurs écrivent : la progressivité de notre imposition des revenus est bien plus faible que dans la plupart des pays développés, tout en reconnaissant dans une note de bas de page que la progressivité résulte aussi des cotisations employeurs et des prestations sociales.

En fait, le système français est très redistributif, cela par trois canaux[1]. Les familles les plus pauvres ne payent pas l’IR ; certes, elles paient la CSG, mais elles bénéficient en contrepartie du RSA ou de la PA, des allocations logements, des allocations familiales. Soit, pour une famille avec deux enfants au SMIC, une CSG de 112 euros par mois contre des prestations de 840 euros (voir tableau). Les allocations logement comme la PA sont des allocations progressives, de sorte qu’il est erroné d’écrire, comme Ayrault et Muet le font, que les familles modestes ne sont soumises qu’à des prélèvements  proportionnels ; en fait, elles bénéficient d’un impôt négatif fortement progressif.  Leur employeur paie 297 euros par mois de cotisations employeurs maladie et famille, qui sont plus que compensés par des exonérations bas-salaires de 372 euros. Certes, le système est compliqué, mais il n’en est pas moins très favorable pour les bas revenus.

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En ce qui concerne les hauts salaires, au taux marginal supérieur affiché de 45 %, s’ajoutent les 8 points de CSG plus 20 points de cotisations employeurs (maladie, famille, construction, …),  qui font que le taux marginal effectif est de 62,4 %, ce qui est nettement supérieur au niveau allemand ou anglais, où les cotisations sociales sont plafonnées.

Les revenus du capital supportent la CSG et les prélèvements sociaux et sont taxés au barème de l’IR, de sorte qu’ils financent autant les dépenses de protection sociale, maladie et famille, que les revenus salariaux, ce qui est une exception en Europe. Pour les ménages taxés marginalement au taux de 45 %, la taxation marginale des intérêts, des revenus fonciers, des dividendes est pour ces revenus aussi de l’ordre de 62 %.

Malgré cela, nos auteurs nous disent que la progressivité n’est pas optimale. Cependant, ils refusent d’augmenter le taux supérieur. Ils proposent d’augmenter le nombre de tranches (mais plus de tranches n’implique pas plus de progressivité) ; d’exprimer le barème en taux moyen, plutôt qu’en taux marginal (mais, ce n’est qu’une question de présentation). On ne voit guère comment ces propositions aboutiraient à un impôt plus juste.

Surtout, ils remettent en cause, une nouvelle fois, le caractère familial de l’imposition des revenus. Pourtant, les familles mettent en commun leurs ressources ;  la morale commune, veut que le revenu de la famille soit partagé équitablement entre ces membres ; c’est d’ailleurs la pratique habituelle. C’est sur cette base qu’est évalué le niveau de vie de la famille, qui sert de base au calcul de l’IR, mais aussi aux diverses allocations sociales, au RSA aux bourses scolaires. Faut-il la remettre en cause ? Faut-il baser notre système fiscal et social sur l’individualisme familial, chaque parent étant censé garder son salaire pour lui et les enfants vivre des seules allocations familiales ? Ayrault et Muet ne nous indiquent pas comment seraient alors calculés les allocations sociales, les pensions alimentaires, le RSA une fois individualisées les ressources de la famille.

Les auteurs ne jugent pas utile d’expliquer la logique du quotient familial[2].  Ils continuent à soutenir la thèse que la demi-part attribuée aux enfants serait une aide fiscale, équivalente à une prestation mais ne profitant qu’aux plus riches, alors qu’il ne s’agit que de la prise en compte obligée de la présence d’enfants dans une famille, pour évaluer son niveau de vie et donc les impôts qu’elle doit payer.  Qui peut penser qu’une femme avec 3 enfants et 2 000 euros de salaire par mois à le même niveau de vie, la même capacité contributive que sa collègue, de même salaire, mais sans enfants à charge ? Ils proposent vaguement de  remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt par enfant mais sans préciser s’il s’agit d’un crédit remboursable (donc faisant double emploi avec les allocations familiales), sans préciser ses justificatifs et son montant. Le quotient familial, lui, n’est pas arbitraire puisqu’il repose sur deux principes : les parents doivent partager leurs revenus avec leurs enfants ; deux familles de même niveau de vie doivent payer le même taux d’imposition.

En ce qui concerne le quotient conjugal, les auteurs prétendent qu’il décourage l’emploi des femmes (alors que la France a un des taux d’activité des femmes de 25-55 ans le plus élevé d’Europe). Ils veulent surtaxer les foyers mono-actifs, compte-tenu du fait qu’ils ne travaillent pas assez. Mais, alors, pourquoi ne pas surtaxer les retraités, les rentiers, qui travaillent encore moins ? Pourquoi surtaxer les couples à salaires inégaux, qui eux fournissent bien le montant de travail requis ? Comment traiter les couples où l’un des conjoints ne travaille pas car il est malade, chômeur, handicapé ou élève une famille nombreuse ? Ayrault et Muet sachant que l’individualisation de l’IR aboutirait à pénaliser les familles mono-actives qui sont obligatoirement les plus pauvres bottent en touche : L’importance des transferts des revenus résultant de l’individualisation implique des marges de manœuvre pour baisser les impôts. Un débat approfondi est donc nécessaire et bien des étapes préalables doivent être franchies avant d’arriver à cette question. Bref, c’est une injustice, mais la corriger suppose des transferts de revenus inacceptables.  Les auteurs ont signalé que l’IR avait un poids insuffisant en France, mais il faudrait le baisser pour l’individualiser. Comprenne qui peut !

La grande injustice du système français est-il vraiment le fait qu’il tienne compte de la solidarité familiale ?

Le prélèvement à la source

Ceci dit, les auteurs proposent ensuite de prélever à la source l’impôt tel qu’il existe actuellement, alors que, dans la plupart des pays, le prélèvement à la source s’accompagne de l’individualisation de l’IR sur les salaires et d’un prélèvement libératoire à taux fixe sur les revenus du capital. Peut-on prélever à la source un impôt compliqué comme l’impôt français[3] ?

Les auteurs s’inspirent du projet de Romain Perez et Marc Wolf[4]. Grâce à la Déclaration Social Nominative, le fisc connaîtra bientôt, en temps réel, le salaire mensuel de chaque contribuable. Selon le projet des auteurs, le fisc ferait alors la somme des revenus du ménage (en prolongeant jusqu’à la fin de l’année les derniers revenus salariaux ou sociaux mensuels connus) ; il calculerait l’impôt dû par le couple, puis les impôts que devraient payer chacun des conjoints s’il était imposé séparément sur son seul salaire ; le rapport entre l’impôt dû et la somme des impôts dus sur une base individuelle donnerait un coefficient de réduction familial, qui serait envoyé à chacun des employeurs du couple. Celui-ci, pour le mois suivant, calculerait l’impôt dû sur la base du seul salaire de son salarié, lui appliquerait le coefficient de réduction familial et prélèverait à la source l’impôt ainsi calculé.

Cette usine à gaz a peu de crédibilité. Elle repose sur un système informatique d’une lourde complexité qui risque fort de ne pas fonctionner de façon satisfaisante (comme le système Louvois ou le dossier médical individuel). L’extrapolation des revenus par le fisc n’a pas de base légale et pourra toujours être contestée (comment faire l’extrapolation en cas de prime exceptionnelle, d’emploi temporaire ?). Les auteurs oublient d’expliquer comment seraient extrapolés et imposés les revenus financiers.

Surtout, l’entreprise se verrait imposer un important surcroît de tâches administratives : gérer pour chaque salarié des coefficients de réduction familiaux variables chaque mois, calculer deux fois l’impôt dû par son salarié. Elle devrait prélever chaque mois sur la paie de chacun de ses salariés un montant d’IR différent, résultat d’un calcul compliqué et contestable, que ni elle ni le salarié ne maîtriseraient. Comment seraient gérés les différends entre le salarié et le fisc ? L’entreprise serait-elle partie prenante ? Bref, la perception de l’impôt deviendrait d’une complexité accrue.

Les auteurs ne résolvent pas la question de l’année de transition, étant paralysés par la décision annoncée par le gouvernement : la mesure s’appliquera en 2018, ce qui oblige à une transition brutale sans guère de préparation.

Le fait que le paiement de l’impôt devienne contemporain à la perception du revenu contribuerait certes à augmenter le jeu de l’IR comme stabilisateur automatique. Par contre,  la progressivité de l’impôt impose que son calcul soit fait sur une base annuelle (et pas mensuelle), ce qui complique obligatoirement l’opération. En fait, quand le fisc disposera effectivement des revenus mensuels de chaque ménage, il pourra effectuer un prélèvement automatique de l’impôt prévu sur le compte bancaire du ménage, sans avoir besoin de passer par les entreprises employeuses des conjoints, le ménage pouvant modifier lui-même, sous sa responsabilité propre, les prévisions de revenus faites par le fisc. Ainsi, l’impôt pourrait être payé par le ménage, de façon plus proche de la perception des revenus, sans que soit nécessaire d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

Une réforme du versement de la prime d’activité.

Les auteurs proposent aussi que la Prime d’activité soit versée sous la forme d’une  réduction automatique et dégressive de la CSG jusqu’à 1,3 fois le SMIC, ceci permettant de la faire apparaître sur la fiche de paye.  C’est une proposition peu réaliste. Ce serait une nouvelle complication dans l’établissement de la fiche de paye, une nouvelle charge administrative pour l’employeur. Certains travailleurs payés au SMIC n’auront pas droit à la PA car leur conjoint a un revenu satisfaisant : ils ne sont pas tenus actuellement d’en aviser leur employeur. Devront-ils le faire ? Certains travailleurs peuvent avoir deux emplois à mi-temps au SMIC : ils auront droit à une PA de 132 euros et non de deux fois 246 euros ; c’est la CAF qui le sait, pas obligatoirement les deux employeurs. Un travailleur célibataire qui travaille pour un demi-SMIC a droit à une PA de 246 euros alors qu’il ne paye que 58 euros de CSG. On ne peut utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le système français est actuellement fortement redistributif et globalement juste (bien qu’il faille encore supprimer certaines niches fiscales). Sa familialisation est un élément de justice et marque le souci de notre société pour l’élevage des enfants. La DSN permettra sans doute dans quelques années de verser le RSA, les allocations logements, la Prime d’activité en temps réel et de passer à un prélèvement de l’IR contemporain au revenu, sans qu’il soit besoin d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

 


[1] Voir Henri Sterdyniak (2015), « La grande réforme fiscale, un mythe français », Revue de l’OFCE, n°139.

[2] Voir Henri Sterdyniak (2011), « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l’OFCE, n°116.

[3] Sur ce sujet, voir aussi Sterdyniak (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelevement-la-source-une-reforme-compliquee-un-gain-tres-limite) et Touzé (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelever-limpot-sur-le-revenu-la-source-une-reforme-compliquee-et-couteuse/)

[4] Romain Perez et Marc Wolf, 2015, Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif, Terra Nova, mai.




Areva, Flamanville et Fessenheim, acteurs du tournant nucléaire français

par Sarah Guillou

La récente loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte » promulguée le 17 août 2015 prévoit de faire chuter de 75 à 50 % la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2025. Elle plafonne par ailleurs à 63,2 GW la puissance du parc nucléaire. Cette limite correspond à la puissance actuelle et implique que toute nouvelle mise en route de réacteur (Flamanville par exemple) devra se traduire par l’arrêt d’un réacteur de puissance équivalente. La décision du report de la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim y est associée et s’inscrit aujourd’hui dans cet équilibre énergétique. Ce conditionnement de la fermeture de Fessenheim provoque le mécontentement de ceux qui croyaient en la promesse inconditionnelle du candidat François Hollande.

Cette décision s’inscrit cependant dans une nouvelle cohérence de la politique électronucléaire française et un contexte international et technologique qui fait renoncer l’Etat français au « tout nucléaire ». Areva, Flamanville et Fessenheim sont les acteurs de ce tournant.

L’acte I démarre avec la mise au jour des pertes d’Areva. Début 2015, l’annonce d’une perte de près de 5 milliards d’euros pour l’exercice 2014 fait basculer l’entreprise du statut de première classe à celui d’entreprise en difficulté, au même titre qu’Alstom dont le rachat de la branche énergie par General Electric se finalise en cet automne 2015. Le chiffre d’affaires du groupe Areva est d’un peu plus de 8 milliards d’euros en 2014. Les difficultés du groupe tiennent à l’occurrence simultanée de « mauvais états de la nature » de son environnement, qu’il s’agisse de l’évolution du marché, de la réglementation, des contraintes technologiques ou de l’évolution de la concurrence (voir « Areva, vaincue à la croisée des risques », Note de l’OFCE, n° 52, septembre 2015). La gouvernance privée et publique n’ayant pas été en mesure de prendre à temps les décisions adaptées à ces évolutions défavorables, l’heure de la restructuration s’est imposée. Areva a aujourd’hui besoin de 7 milliards de financement pour la période 2015-2017 (pour couvrir les pertes et les échéances d’endettement sans inclure d’éventuelles provisions concernant le chantier TVO). L’accord envisagé avec EDF et présenté fin juillet porte sur Areva NP.

Areva NP est déjà une filiale commune d’Areva et d’EDF qui comprend la construction des réacteurs, l’assemblage des combustibles et les services à la base installée et qui représente la moitié du chiffre d’affaires d’Areva. Fin juillet 2015, il a donc été acquis qu’EDF monterait au capital d’Areva NP en apportant 2 milliards d’euros pour détenir entre 52 % et 75 % du capital selon les apports d’autres investisseurs et 400 millions pour l’acquisition d’autres actifs. Il a par ailleurs été convenu que les surcoûts liés au réacteur finlandais OL3 d’Olkiluoto construit par Areva ne seraient pas supportés par EDF mais par l’Etat et Areva. Il reste une incertitude sur la prise en charge du risque lié au réacteur de Flamanville. EDF conditionne ses engagements à la levée de ce risque.

Des capitaux étrangers pourraient participer au renflouement des fonds propres par des rachats d’actifs. Les entreprises chinoises déjà partenaires d’EDF (CNNC et CGNPC) ou encore Mitsubishi qui a des partenariats avec Areva (voir supra) sont les candidats les plus probables à côté du français Engie (GDF-Suez). L’Etat français ne serait prêt à renflouer l’entreprise qu’à hauteur de 2 milliards d’euros.

Le modèle intégré d’Areva est donc bien ébranlé. Moins de 15 ans après la naissance d’Areva, sa cohérence industrielle est remise en question. L’entreprise est contrainte d’admettre la participation de partenaires du secteur à son capital et à son vaste champ de compétences. Son activité sera à présent concentrée sur le cycle du combustible (extraction, enrichissement et retraitement de l’uranium) avec un plan de charge assuré à près d’un tiers par son client EDF et sur les services de maintenance et de démantèlement.

La stratégie de recentrage, l’évolution des marchés et les préférences inscrites dans les politiques énergétiques sont cohérentes entre elles. Le marché du nucléaire va se concentrer sur les besoins de maintien en condition opérationnelle et de démantèlement. Un peu moins de 500 réacteurs sont répertoriés dans le monde, il y a donc un vaste marché de maintenance puis de démantèlement. C’est en effet dans ce domaine qu’Areva a plutôt gagné des contrats ces dernières années.

Pour l’acte II, Flamanville et Fessenheim se retrouvent liés par la nouvelle loi de transition énergétique et illustrent les difficultés technologiques d’une part et les contraintes budgétaires de l’autre. L’achèvement de la construction de la centrale de Flamanville rencontre d’importants obstacles techniques soulevés par l’Autorité de sûreté nucléaire. Son ouverture est donc fortement conditionnée pour le moment. En même temps, le report de son ouverture implique que le plan de charge de production électrique prévu va devoir se passer d’elle. La fermeture de la centrale de Fessenheim, promise pour 2016, se voit donc retardée pour éviter une transition en termes de puissance électrique produite qu’il faudra d’une façon ou d’une autre combler. A défaut de pouvoir, à court terme, remplacer ce manque en KWh nucléaire par des KWh d’énergies renouvelables, la substitution devrait se faire avec des centrales à charbon – à contre-courant des objectifs de réduction des émissions de CO2 – ou des importations d’électricité – défavorables à notre balance commerciale et pouvant augmenter le prix de l’électricité. Le report de la fermeture de Fessenheim s’est imposé et le gouvernement ne manquera pas de saisir l’opportunité politique du décalage entre l’annonce de la fermeture et sa réalité pratique.

Ajoutons à ces éléments une potentielle indemnisation – estimée à 5 milliards d’euros – qui serait demandée par EDF pour la fermeture anticipée de Fessenheim, il est assez logique que le gouvernement temporise au maximum pour se prononcer sur la date de la fermeture.

Au final, on ne sait pas encore à ce jour à quelle hauteur l’Etat va recapitaliser Areva. Le gouvernement a clairement indiqué qu’il minimiserait le plus possible cette somme mais surtout il semble prêt à laisser entrer des acteurs étrangers. Donc, concomitamment, la loi sur la transition énergétique impose une diminution de la part du nucléaire et l’Etat annonce qu’il ne peut plus financer le secteur comme il avait usage de le faire. Plus généralement, la globalisation du secteur, l’accroissement du coût technologique et des exigences de sécurité ainsi que le déplacement des préférences de l’électeur médian vers moins de nucléaire participent conjointement à une redéfinition de l’engagement de l’Etat à l’égard de l’énergie nucléaire.

L’Etat se voit donc contraint politiquement et économiquement de se retirer du « tout-nucléaire » et d’admettre la fin du total « made in France ». Les décisions finales qui seront prises sur l’avenir d’Areva et le devenir des centrales de Fessenheim (qui fermera sans aucun doute à court terme) et de Flamanville (dont l’ouverture est compromise mais financièrement obligatoire) vont donc marquer un changement d’ère de la politique nucléaire, et ce, même si la dernière loi de transition énergétique était modifiée par l’alternance politique.




Les effets redistributifs du QE de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Xavier Ragot

L’augmentation des inégalités de revenus et de patrimoine est devenue un sujet incontournable dans les discussions de politique économique, jusqu’à s’immiscer dans les évaluations des effets des politiques monétaires menées aux Etats-Unis et au Japon, précurseurs des politiques massives de Quantitative Easing (QE). La question se pose donc de savoir si la politique de QE de la BCE a eu ou aura des effets redistributifs.

Dans un document préparé pour le Parlement européen, Blot et al. (2015) rappellent que deux conclusions opposées se dégagent de la littérature empirique. Aux Etats-Unis, la baisse des taux directeurs par la Fed y réduirait les inégalités. A l’inverse, une politique expansionniste de type QE au Japon y augmenterait les inégalités. Mais qu’en est-il en Europe ?

A partir de données macroéconomiques agrégées pour l’ensemble de la zone euro, Blot et al. (2015) montrent que les politiques monétaires européennes, conventionnelles et non conventionnelles, ont eu un effet, certes, mais limité, sur le taux de chômage, le nombre d’heures travaillées et le taux d’inflation (voir graphiques). Ce résultat suggère donc que la politique monétaire expansionniste de la BCE a bien eu un effet de réduction sur les inégalités, mais mineur. Lorsque la BCE décidera d’en finir avec ses politiques expansionnistes, il faudra donc s’attendre à un effet faible mais à la hausse sur les inégalités. En raison de cet effet, aussi faible soit-il, Blot et al. (2015) suggèrent que la BCE ne devrait pas rendre des comptes uniquement sur la stabilité des prix ou sur la croissance économique, mais aussi sur les répercussions de ses politiques en termes d’inégalités et des moyens mis en œuvre pour en tenir compte.

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Financiarisation et crise financière : vulnérabilité et choc traumatique

par Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance

Depuis le mini-krach survenu à la bourse de Shanghai en août dernier, l’instabilité financière a refait surface sur les marchés et dans les média et, de nouveau, le lien avec la financiarisation a été évoqué. La crise chinoise serait le résultat d’un mélange de bulles immobilière et boursière nourries par l’épargne abondante d’une classe moyenne à la recherche de placements à rendements élevés. On se croirait revenu presque dix ans en arrière lorsqu’on recherchait dans la financiarisation jugée excessive de l’économie américaine – l’épargne abondante des pays émergents rendant possible l’endettement généralisé des ménages américains -, la cause de l’instabilité financière et de la crise qui allait se déclencher à l’été 2007.

Ce lien entre d’un côté, le recours à l’endettement et la grande diversité des placements financiers, et, de l’autre, la volatilité des cours boursiers et la détérioration de la qualité des crédits bancaires, existe-t-il vraiment ? Et s’il existe, dans quel sens se produit-il : de la financiarisation vers l’instabilité financière, de l’instabilité financière vers la financiarisation, ou les deux à la fois ? La montée de l’endettement pourrait ainsi engendrer l’octroi de prêts de plus en plus risqués à des agents qui s’avéreraient incapables de les rembourser, ce qui déboucherait sur une crise financière : c’est le premier cas de figure possible. L’occurrence d’une crise modifierait le comportement des ménages et des entreprises, en les amenant à se désendetter : c’est le second cas de figure où l’instabilité financière réduit la financiarisation de l’économie. Selon les cas, les politiques publiques à mettre en place sont différentes. Dans le premier, il faut surveiller le degré de financiarisation de l’économie et cibler, par exemple, un montant maximal de crédits bancaires en proportion du PIB afin de prévenir les bulles spéculatives et leur éclatement. Dans le second cas, deux situations sont possibles : soigner les causes, et donc surveiller la qualité des prêts consentis aux ménages et aux entreprises afin de veiller à la bonne allocation du capital dans l’économie ; ou soigner les conséquences en soutenant l’investissement productif pour annihiler tout rationnement du crédit.

Dans le cadre du débat sur les liens entre financiarisation et instabilité financière, et des conséquences à en tirer en termes de politique publique, la situation européenne est intéressante à double titre : en effet, l’Union européenne a mis en place une surveillance des déséquilibres extérieurs, y compris financiers, depuis 2011 et une union bancaire depuis 2014. Dans un récent document de travail, nous nous intéressons à ce débat pour plusieurs groupes de pays de l’Union européenne sur la période 1998-2012.

A première vue, la relation entre ces deux concepts n’est pas aisée à démontrer, comme l’illustre le graphique suivant. Ce dernier présente un nuage de points qui pour chaque année et pour chaque pays européen donne les niveaux de financiarisation (approximée ici par la part des crédits/PIB) et d’instabilité financière (approximée ici par les prêts non performants). La corrélation entre ces variables est de -0,23.

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Nous testons donc les deux cas de figure discutés plus haut. Nous qualifions le premier cas d’effet de vulnérabilité. En se développant, la financiarisation entraînerait une sorte d’euphorie qui donnerait lieu à l’octroi de prêts de plus en plus risqués qui favoriseraient l’instabilité financière. Cette hypothèse renvoie aux travaux de Minsky (1995)[1]. Parallèlement, nous testons le lien potentiellement négatif entre instabilité financière et financiarisation que nous qualifions d’effet de trauma. L’instabilité financière, de par son occurrence et ses effets, incite les agents économiques à prendre moins de risques et à réduire leur endettement. Nos estimations montrent que le lien entre instabilité financière et financiarisation n’est pas uni-directionnel. Contrairement à ce que laisse supposer le coefficient de corrélation simple, le signe de la relation n’est pas le même lorsque l’on regarde l’effet de l’une des variables sur l’autre, et vice-versa. Les deux effets, de vulnérabilité et de trauma, ont été à l’œuvre dans les pays européens. Une politique d’ordre macro-prudentiel visant à surveiller la politique d’octroi de crédits des banques, en termes de volume et de qualité, semble donc bel et bien nécessaire en Europe.

Nous testons aussi la possibilité que ces effets soient non-linéaires, c’est-à-dire qu’ils dépendent de valeurs de référence. L’hypothèse de vulnérabilité semble dépendante à la fois du niveau de financiarisation (plus il est élevé, plus cette relation est établie) et du temps. Ce dernier point nous montre en effet que la relation positive entre financiarisation et instabilité financière se révèle au moment de la crise pour les pays déjà fortement financiarisés. Enfin, dans les pays périphériques de l’Union européenne[2], les taux d’intérêt de long terme et les taux d’inflation influencent beaucoup la variable d’instabilité financière. Par conséquent, dans ces pays, il semble qu’une forte coordination entre supervision bancaire et surveillance macroéconomique doive être organisée.

 


[1] Minsky H. P. (1995), « Sources of Financial Fragility: Financial Factors in the Economics of Capitalism », paper prepared for the conference, Coping with Financial Fragility: A Global Perspective, 7-9 September 1994, Maastricht, available at Hyman P. Minsky Archive. Paper 69.

[2] Ce groupe comprend l’Espagne, l’Irlande, l’Italie, la Grèce, le Portugal et des pays des vagues d’élargissement de 2004 et 2007. La constitution de ce groupe est expliquée dans le document de travail.




Prélever à la source l’impôt sur le revenu : une réforme compliquée et coûteuse

par Vincent Touzé

Lors de sa conférence de presse de rentrée du 7 septembre, le Président François Hollande a confirmé son projet de prélever l’impôt sur le revenu à la source dès 2018. Cette mesure était inscrite dans son programme de campagne de 2012. L’objectif serait de rendre l’imposition sur le revenu plus facile et plus moderne.

Invention du début du 20e siècle, l’impôt progressif sur le revenu est souvent jugé comme archaïque. Selon Ayrault et Muet[1] (2015), il manquerait de lisibilité (sa complexité en ferait oublier sa finalité) et de cohérence (sa progressivité ne serait pas optimale). Quant à l’idée de prélèvement à la source, elle n’est pas nouvelle. Elle a déjà suscité de nombreux débats dans le passé. Ces derniers ont d’ailleurs conduit aux innovations que nous connaissons : le prélèvement mensuel, des déclarations pré-remplies, une possibilité de déclarer en ligne, etc.

Que représente aujourd’hui l’impôt sur le revenu ? Qu’apporterait le prélèvement à la source ? Compliquée et coûteuse pour les finances publiques, cette réforme est-elle vraiment utile (Sterdyniak, 2015[2]) ?

L’impôt sur le revenu : un impôt différé ou quand l’administration fiscale fait crédit

L’impôt sur le revenu (IR) rapporte environ 70 milliards d’euros par an. Moins d’un ménage sur deux paie l’IR. La déclaration est cependant obligatoire pour tous.

Aujourd’hui, l’IR en France est payé avec un décalage d’une année. En 2015, on paie ainsi l’impôt relatif aux revenus gagnés pendant l’année 2014. Au préalable, son calcul a nécessité une déclaration de revenus auprès de l’administration fiscale pendant le premier semestre de l’année 2015 et l’application du barème décidé par la Loi de Finance 2015 votée[3] au Parlement en fin d’année 2014.

Le décalage temporel d’une année implique que l’Etat accorde un délai de paiement et donc un crédit aux ménages, ce qui n’est pas négligeable pour un jeune qui débute sa carrière professionnelle. Ce délai de paiement résulte de deux facteurs : la base fiscale d’imposition est annuelle ; recueillir de l’information prend du temps. Il faut donc attendre a minima que l’année soit écoulée pour avoir une juste évaluation du revenu annuel.

L’IR est progressif. Cela signifie que le taux moyen de prélèvement, le rapport entre l’impôt et le revenu, augmente avec le revenu du foyer fiscal. Toutefois, afin de prendre en compte la taille des familles et donc leur véritable niveau de vie (principe d’équité fiscale horizontale), le barème utilise un quotient conjugal (une part pour un célibataire ou un contribuable non marié et deux parts pour un couple marié) ainsi qu’un quotient familial (une demi-part par enfant et une part à partir du troisième pour un couple). L’utilisation de ces quotients induit une légitime réduction d’impôt. Le législateur limite cet avantage fiscal en plafonnant l’impact du quotient familial.

Depuis l’élection de François Hollande à la Présidence de la République, les gouvernements Ayrault puis Valls ont :

i)   amplifié la hausse de l’IR amorcée sous le gouvernement Fillon à partir de 2011 avec une plus grande fiscalisation au barème de l’IR des revenus du capital, la suppression de la non-imposition des heures supplémentaires, la taxation des avantages familiaux des retraités et des cotisations employeurs de complémentaire santé ;

ii)    baissé en deux temps, en 2013, le plafond de quotient familial, ce qui a conduit à taxer davantage les familles des classes moyennes que les contribuables sans enfant à charge ;

iii)   créé une nouvelle tranche d’imposition à 45 % en 2014 ;

iv)    relevé rétroactivement les seuils d’imposition à l’IR (revenu 2014) en 2015 afin de réduire le nombre de foyers imposables.

Le prélèvement à la source : une version allégée après une ambition de révolution fiscale

Le prélèvement de l’IR à la source est l’un des projets électoraux du Président Hollande. Le projet initial s’inspire de l’ouvrage Pour une révolution fiscale de Landais, Saez et Piketty publié en 2011 qui prône :

–        La fusion de l’IR et de la CSG ;

–        Le prélèvement automatique de l’impôt sur le revenu (travail ou capital) à la source c’est-à-dire dès l’attribution du revenu ;

–        Une suppression des quotients conjugal et familial.

Le prélèvement à la source s’inscrit souvent dans une démarche de simplification fiscale. Son principal attrait est d’offrir une meilleure synchronisation entre le moment où le revenu est attribué et celui où il est taxé. La suppression des quotients conjugal et familial facilite le calcul du prélèvement à la source.

L’administration fiscale et les contribuables peuvent y trouver un intérêt. Les contribuables peuvent juger opportun d’estimer en temps réel leurs véritables revenus après impôt. En particulier, pour ceux qui ont des revenus fluctuants, avec par exemple une année de travail (revenu élevé) suivie d’une année de chômage (revenu bas), il y a une meilleure adéquation de leur  revenu à leur capacité à payer l’impôt. Cela évite de devoir payer un impôt élevé les années de « vaches maigres » et faible les années de « vaches grasses ». La gestion de trésorerie est alors facilitée. Pour l’administration fiscale, le gain potentiel est un meilleur recouvrement de l’impôt car le prélèvement à la source réduit les possibilités d’y échapper. Toutefois, en France, ce gain potentiel est nul car le taux de recouvrement de l’IR est déjà de 99 %, soit un niveau supérieur à celui des pays qui pratiquent le prélèvement à la source (cf. rapport du Conseil des Prélèvements Obligatoires, février 2012[4]).

La simplification fiscale est totale si le contribuable n’a plus de déclaration à faire et si le prélèvement à la source est libératoire, c’est-à-dire quand l’imposition est définitive et le revenu net perçu est libéré de toute obligation fiscale.

En juin 2015, puis le 7 septembre dernier, le président Hollande s’est engagé et a confirmé une mise en place du prélèvement à la source dès janvier 2018. Toutefois, le gouvernement a prévenu (Michel Sapin, 17 juin 2015) que le prélèvement à la source « n’est pas destiné à modifier la façon dont est calculé l’impôt » et qu’il « ne remettra pas en cause, par exemple, le quotient familial ». L’idée est de conserver les principes qui régissent la fiscalité actuelle et son niveau. Il n’y aura donc pas de révolution fiscale et donc pas de simplification.

Les difficultés d’une mise en place d’un prélèvement à la source s’annoncent très nombreuses. Dans son discours du 16 janvier 2012, Didier Migaud, président de la Cour des comptes, rappelle que :

–        tous les revenus ne se prêtent pas facilement à un prélèvement à la source ;

–        calculer le taux d’imposition en temps réel[5] est très difficile ;

–        la protection de la confidentialité des informations fiscales transmises au tiers-payeurs (l’employeur pour un salarié) est indispensable ;

–        l’année de transition est problématique d’un point de vue fiscal.

La simplification ne sera pas au rendez-vous

Le mode de calcul de l’IR ne va pas changer. Pour les salariés, à partir des éléments connus (revenus de l’année précédente), l’administration fiscale aura l’obligation d’informer leurs employeurs du taux moyen de prélèvement à la source à appliquer sur les salaires. Pour les pensions et certains revenus financiers, elle pourra procéder de la même façon en informant les caisses de retraite et les institutions financières (banques ou compagnies d’assurance) en charge de gérer les portefeuilles des ménages. Par la suite, dès lors que l’information sur l’ensemble des revenus sera complète, il y aura inévitablement un rattrapage (et donc un décalage entre le moment où le revenu est attribué et l’impôt total prélevé). Le prélèvement à la source ne sera donc pas libératoire et le choc de simplification n’aura pas lieu : les ménages auront toujours des déclarations à déposer auprès de l’administration fiscale ; le montant de l’impôt définitif sera connu avec retard.

Deux tiers des ménages sont déjà mensualisés. Pour ceux avec des revenus réguliers, il n’y aura pas de changement au niveau de leur trésorerie : le montant d’impôt prélevé mensuellement sur leurs revenus courants sera approximativement le même que celui qu’ils auraient eu à payer sur leurs revenus de l’année précédente. Certes, les ménages avec des revenus irréguliers bénéficieront de la meilleure synchronisation, mais en pratique, ils peuvent déjà, s’ils le souhaitent, demander des facilités de paiement auprès de l’administration fiscale.

Une réforme coûteuse en recettes fiscales…

Si le prélèvement à la source est adopté, les ménages paieront en 2017 l’impôt sur les revenus de l’année 2016 et commenceront à s’acquitter de leur impôt sur le revenu pour l’année 2018 dès le mois de janvier. Que se passera-t-il pour les revenus de l’année 2017 ? Seront-ils soumis à l’IR ? Le gouvernement peut-t-il renoncer à une créance de 70 milliards d’euros sur les ménages les plus riches ?

Le gouvernement pourrait naturellement être tenté de faire payer l’IR sur les revenus 2017 en 2018, mais une telle mesure pèserait trop lourd sur la trésorerie des ménages imposables. Ces derniers devraient alors s’acquitter pendant une année de deux montants d’impôt : celui de l’année précédente (2017) et celui de l’année en cours (2018). Le gouvernement a d’ores et déjà renoncé à cette option.

L’autre solution est de ne pas imposer les revenus 2017. Or cette mesure est particulièrement injuste. Elle va bénéficier amplement aux ménages les plus aisés. De plus, ces derniers auront tout loisir de réaliser des plus-values et des revenus exceptionnels pour profiter au maximum de cette opportunité fiscale. Les pertes de recette fiscale seraient alors largement supérieures à 70 milliards. Certes le gouvernement a déclaré qu’il veillerait à imposer suffisamment les revenus exceptionnels mais les autres revenus jugés « non exceptionnels » échapperont quoi qu’il arrive à l’impôt. D’un point de vue social, ce choix est donc à proscrire totalement. L’Etat a le devoir de ne pas renoncer à sa créance fiscale sur les ménages. Deux solutions existent : l’étalement de l’impôt sur le revenu sur plusieurs années ou la récupération sur l’héritage au décès du dernier survivant du ménage.

… et en temps perdu à discuter

Mettre en place le prélèvement à la source dès 2018 signifie l’écriture d’une loi et sa ratification par le Parlement très rapidement. Le soutien du gouvernement Valls par son actuelle majorité à l’Assemblée nationale n’est pas certain. Les débats s’annoncent compliqués et coûteux en temps de mobilisation du Parlement. D’un côté, certains revendiqueront une révolution fiscale totale et rapide tandis que d’autres dénonceront l’injuste cadeau d’une année blanche aux ménages les plus riches.

Le gouvernement mise pour l’instant sur une baisse d’impôt de 2 milliards d’euros qui serait réservée aux ménages faiblement imposables pour défendre le caractère socialement généreux de la réforme fiscale. A 18 mois des élections présidentielles, quel est le sens d’une telle mesure ? N’y-a-t-il pas d’autres priorités pour les finances publiques (réduction du déficit) et le bon fonctionnement de l’Etat (santé, enseignement, recherche, …) ?

Le débat ne va pas se limiter au Parlement. Plusieurs syndicats ont déjà fait savoir qu’ils s’opposaient à la divulgation aux employeurs d’informations fiscales sur les salariés. Par ailleurs, les entreprises et l’administration fiscale s’inquiètent aussi des nouveaux coûts de gestion (vérification, calculs, transfert d’informations, contentieux, …) induits par cette supposée simplification fiscale. Les débats s’annoncent donc longs et houleux.

Le Conseil constitutionnel pourrait aussi invalider certains aspects (fin du secret fiscal pour les salariés, rupture de l’équité fiscale avec l’année blanche) rendant ainsi caduque la loi.

Instaurer un prélèvement de l’impôt sur le revenu à la source est un projet qui s’annonce coûteux avec des perspectives de gains faibles et incertains. Il n’est pas trop tard pour renoncer à ce projet de réforme mineure. En matière fiscale, il vaudrait mieux se concentrer sur des sujets de premier plan (Sterdyniak et Touzé, 2015[6]) : l’adoption d’une véritable et ambitieuse fiscalité écologique (Chiroleu-Assouline, 2015[7] ; Hourcade, 2015[8]), l’amélioration de la compétitivité fiscale des entreprises (Guillou et Treibich, 2015[9] ; Heyer, 2015[10]), la taxation du capital (Antonin et Touzé, 2015[11]), les droits de successions (Masson, 2015[12]) , la hausse prévisible de la fiscalité locale, etc.

 


[1] Ayrault J.-M. et P.-A. Muet, 2015, Pour un impôt juste, prélevé à la source, Fondation Jean Jaurès, Août 2015.

[2] Sterdyniak H., « Prélèvement à la source : une réforme compliquée, un gain très limité », Blog de l’OFCE, 24 juin 2015.

[3] La Loi de Finance 2015 votée fin 2014 a révisé avec effet rétroactif le mode d’imposition des revenus 2014. Ce dernier avait été initialement défini dans la cadre de Loi de Finance 2014 votée fin 2013.

[4] Cour de Comptes, Prélèvement à la source et impôt sur le revenu, Rapport, février 2012.

[5] Sur ce point, on notera la proposition d’Ayrault et Muet (2015) qui préconisent de calculer un taux instantané à partir d’un algorithme qui « ajuste en permanence l’impôt payé depuis le début de l’année au revenu perçu depuis le début de l’année ». Le calcul serait « parfait » pour un célibataire dont le salaire est le seul revenu. Toutefois, une « régularisation » serait nécessaire en raison des inévitables délais de transmission.

[6] Sterdyniak H. et V. Touzé, « Fiscalité des ménages et des entreprises : quels débats pour quels choix politiques ? », Blog de l’OFCE, 1er juillet 2015.

[7] Chiroleu-Assouline M., « La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ? État des lieux et conditions d’acceptabilité », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.

[8] Hourcade J.-C., 2015, « La taxe-carbone : une idée toujours d’avenir si… », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.

[9] Guillou S. et T. Treibich, « Impôts, charges sociales et compétitivité – Le CICE : un instrument mixte », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.

[10] Heyer E., « Fiscalité des entreprises en France : un état des lieux et quatre propositions », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.

[11] Antonin C. et V. Touzé, « Fiscalité du capital : principes, propriétés et enjeux de taxation optimale », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.

[12] Masson A., « Comment justifier une augmentation impopulaire des droits de succession », Revue de l’OFCE, n°139, 2015.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




La Grèce en procédure de divorce ?

par Jérôme Creel

Le feuilleton grec continue et ressemble de plus en plus à une vieille série télé américaine. JR Ewing retourne à la table familiale l’esprit chagrin car Sue Ellen n’a pas respecté ses engagements et a continué de boire. Dans les circonstances actuelles, le divorce semble inéluctable, surtout si Bobby prend fait et cause pour son frère en refusant toute assistance supplémentaire à sa belle-sœur.

Comme dans Dallas, l’addiction à une substance potentiellement toxique, la dette publique, tourmente les Etats et les institutions européens. Les analyses sur la Grèce se concentrent essentiellement sur les ratios de dette sur PIB. Présentée sous cette forme, entre 2011 et 2014, la dette publique sur PIB a augmenté : les opinions publiques européennes peuvent donc légitimement douter de la capacité des Grecs (en réalité l’Etat grec) à freiner les dépenses et à augmenter les impôts. Le divorce est inéluctable. Mais si l’on regarde les montants en jeu, la situation est un peu différente. Entre 2011 et 2014, la dette publique grecque a baissé de 39 milliards d’euros selon Eurostat. Vu sous cet angle, l’Etat grec fournit effectivement des efforts. Mais cela occulte l’aide des créanciers. En effet, l’Etat grec a bénéficié des restructurations de sa dette, dont un défaut partiel, mais conséquent, de la dette publique envers les créanciers privés. Selon Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch and Mitu Gulati, la baisse de dette consentie à l’Etat grec a été de l’ordre de 100 milliards d’euros. Du coup, sans cette aide, le montant de dette publique grecque aurait augmenté de 61 milliards d’euros entre 2011 et 2014 (100 milliards moins les 39 milliards susmentionnés). Ce n’est pas rien pour un pays comme la Grèce. Rappelons cependant que la dette grecque ne représente que 3,5% de la dette publique totale de la zone euro. D’ailleurs qu’ont fait les autres pays de l’UE dans le même temps ? Pas mieux ! L’addiction à la dette publique, si addiction il y a, est générale. La dette publique de l’UE et de la zone euro ont augmenté de 6 points de PIB, soit des hausses respectives de 1 400 milliards d’euros et 800 milliards. L’augmentation de la dette grecque est bien une goutte d’eau en comparaison. La dette publique allemande a augmenté de 68 milliards d’euros, la dette italienne de 227 milliards d’euros, les dettes espagnoles et françaises respectivement de 285 milliards d’euros, et la dette publique du Royaume-Uni de 277 milliards de livres sterling, soit 470 milliards d’euros toujours selon Eurostat. Ramenée à leur PIB respectif, la dette publique espagnole a augmenté de près de 30 points, celle de l’Italie de plus de 15 points, celle de la France de 10 points, celle du Royaume-Uni de près de 8 points. Seule l’Allemagne a vu son ratio de dette baisser, grâce à une croissance économique plus forte.

Paul de Grauwe insistait dernièrement sur le fait que la Grèce dispose d’une dette publique soutenable : compte tenu des différentes restructurations de dette déjà réalisées, le ratio de dette publique sur PIB de 180 % serait aujourd’hui de plus ou moins… 90 % en valeur actualisée, c’est-à-dire après avoir comptabilisé les paiements futurs d’intérêts et les remboursements prévus, dont certains à un horizon très éloigné[1].

Les économistes, comme Paul de Grauwe ici, utilisent la contrainte budgétaire intertemporelle de l’Etat pour appréhender la soutenabilité de la dette publique. Plutôt que sous une forme rétrospective, la dette publique peut être analysée sous une forme prospective. Si la dette de l’année suivante dépend de la dette présente, par effet de symétrie, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante. Or cette dette de l’année suivante va dépendre de la dette de l’année d’après, par itération. In fine, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps : elle dépend donc des dettes futures. Or, ces dettes futures dépendent des déficits publics eux aussi futurs. La contrainte budgétaire intertemporelle exprime donc le fait que la dette publique présente est égale à la séquence des déficits publics futurs et à la dette finale (celle de la fin des temps), le tout exprimé en valeurs actualisées. Contrairement aux entreprises et aux ménages, l’Etat est supposé disposer d’un horizon infini qui rend possible la mise à zéro de la valeur actualisée de la dette de « fin des temps ». On dira alors que la dette publique présente est soutenable si les gouvernements futurs prévoient des excédents publics suffisants pour rembourser cette dette. Cela est possible après des périodes de déficits publics élevés, pourvu que ces périodes soient suivies d’autres au cours desquelles les gouvernements accumulent des excédents budgétaires. Compte tenu de l’allongement de la maturité des dettes grecques et de la faiblesse des paiements futurs d’intérêts, l’excédent budgétaire requis pour rembourser la dette présente est faible. Paul de Grauwe en conclut que la Grèce est soumise à une crise de liquidité plutôt qu’à une crise de défaut souverain. Il conviendrait donc, toujours selon Paul de Grauwe, d’ajuster les plans d’austérité budgétaire et les réformes à entreprendre au niveau effectif de dette publique, sensiblement plus faible que celui qui sert de base aux négociations entre l’Etat grec et les « institutions » (BCE, Commission, FMI). Dit autrement, les « institutions » pourraient desserrer leur étreinte.

Le « cas grec » peut donc être relativisé et le divorce différé : l’addiction de Sue Ellen est moins exceptionnelle qu’il y paraît de prime abord.

 


[1] Après 2015 et 2019, qui impliqueront des remboursements substantiels de la part de l’Etat grec, les années « difficiles » se situeront ensuite au-delà de 2035 (voir le profil d’amortissement de la dette grecque dans Antonin et al. , 2015).




Les pères séparés supportent-ils un sacrifice de niveau de vie plus important que leur ex-conjointe ?

Hélène Périvier OFCE-PRESAGE

L’étude récente publiée par France Stratégie portant sur le partage des charges liées aux enfants après une séparation fait grand bruit (voir notamment Osez le féminisme, Abandon de famille, mais aussi SOS papa…). Ce travail analyse l’évolution du niveau de vie des deux ex-conjoints en tenant compte de l’interaction entre le barème indicatif de pensions alimentaires et le système fiscalo-social. Cette perspective est stimulante car il s’agit de voir si la redistribution opérée par l’Etat social intègre de façon juste et équitable les coûts de l’enfant supportés par chaque ex-conjoint.

On y lit qu’après une séparation, les niveaux de vie des deux ex-conjoints diminuent fortement. De plus, les simulations de cas-types réalisées « indiquent que l’application du barème [ barème indicatif  de référence fourni aux juges] aboutit en l’état actuel de la législation socio-fiscale à ce que la charge des enfants entraîne un sacrifice de niveau de vie sensiblement plus important pour le parent nongardien que pour le parent gardien ». Autrement dit, les pères séparés consentiraient à un  sacrifice de niveau de vie plus important que les mères, si le juge appliquait à la lettre le barème indicatif. Selon, le ministère de la Justice ce barème n’est pas appliqué par les juges, tant les situations sont à chaque fois spécifiques. Cette étude porte donc sur ce que serait le niveau de vie des parents séparés si le barème était appliqué, et non pas sur le niveau de vie effectif. Or, le tableau des résultats présenté dans la note en première page est titré  « Estimation de la perte de niveau de vie supportée par les parents de deux enfants (en pourcentage par rapport à une situation sans enfant, calcul net des aides publiques)». Qui lira vite, pensera qu’il s’agit de la situation réelle des parents séparés.

Bien que portant sur le barème de pensions alimentaires et non sur les décisions des juges elles-mêmes, cette étude soulève une question pertinente. Mais les résultats sont fragilisés par d’importants problèmes méthodologiques : la notion de sacrifice de niveau de vie ne tient pas compte de la division sexuée du travail et de son impact sur la carrière des mères ; les cas-types mis en avant ne sont pas nécessairement représentatifs (notamment en ce qui concerne le statut marital avant la séparation) ; l’utilisation faite des échelles d’équivalence[1] conduit à assimiler « niveau de moyen du ménage » et « niveau de vie individuel », enfin une approche par le maintien du niveau de vie de l’enfant aurait conduit à un tout autre résultat.  De fait, proposer le modèle de micro-simulation comme outil d’aide à la décision des juges semble quelque peu prématuré aux regards de ces critiques.

De la notion de « sacrifice de niveau de vie » 

Dans tous les cas simulés, les parents séparés perdent en niveau de vie relativement à la situation en couple (à revenu inchangé). Ce résultat est conforme à ceux de travaux récents, comme par exemple Martin et Périvier, 2015, Bonnet, Garbinti, Solaz, 2015, ou le rapport du HCF. La séparation est coûteuse pour les deux parents du fait de la perte d’économies d’échelle (par exemple il faut deux logements au lieu d’un seul, …). Au-delà de la baisse de niveau de vie de chaque parent, les auteurs calculent le « sacrifice de niveau de vie » que subissent les parents avant et après la séparation.

Le « sacrifice  de niveau de vie » est censé être calculé en rapportant le coût de l’enfant au revenu disponible dont aurait disposé le parent s’il n’avait pas eu d’enfant. Or, le sacrifice de niveau de vie consenti par la mère ayant la garde de l’enfant (respectivement le père) est en fait calculé en rapportant le coût de l’enfant au niveau de vie d’une femme célibataire sans enfant ayant le même niveau de salaire que la mère séparée (idem pour le père).

Cette méthode ne permet pas d’estimer le « sacrifice de niveau de vie » car la mise en couple et la formation de la famille s’accompagne d’une division sexuée du travail largement documentée dans la littérature, et qui implique que cette femme séparée aurait eu un niveau de salaire, et plus globalement une carrière, différents si elle était restée célibataire sans enfant. Si une femme cadre supérieure vivant en couple s’arrête de travailler pour s’occuper des enfants et que le couple se sépare, la notion de « sacrifice de niveau de vie » impliquerait un gain important en niveau de vie pour cette femme, puisque le coût de l’enfant serait rapporté au RSA, alors qu’elle aurait perçu un salaire élevé si elle n’avait pas eu d’enfant, car elle aurait continué à travailler.

Autrement dit, le bon contrefactuel, c’est-à-dire la situation à laquelle on doit comparer le niveau du parent séparé pour évaluer le sacrifice de niveau de vie qu’elle (ou il) subit, devrait être le revenu qu’aurait eu la femme (ou l’homme) séparée (en tenant compte de ses caractéristiques personnelles) si elle (ou il) n’avait pas été en couple et si elle (il) n’avait pas eu d’enfant. Ce faisant, les calculs auraient conduit à un sacrifice de Madame nettement plus important que celui calculé dans l’étude. On voit ici la nécessité d’une approche économique qui intègre les comportements des agents par rapport à une approche comptable.

Des cas-types atypiques ?

En mobilisant le modèle de micro simulation Openfisca, les auteurs simulent différentes situations et évaluent la perte de niveau de vie de chaque ex- conjoint après la séparation.

Les cas-types permettent de comprendre les interactions complexes entre le système fiscal et social et, pour le sujet abordé ici, le barème indicatif de pensions alimentaires. La critique généralement faite aux études sur cas-type est qu’elles ne donnent pas la représentativité des situations simulées : de fait pour éviter de se focaliser sur des cas marginaux, on ajoute des données relatives à la fréquence des situations choisies comme étant « typiques ». S’agissant de la répartition des revenus, dans les trois quarts des cas les femmes gagnent moins que leur conjoint (Insee). Il conviendrait de regarder la répartition des revenus entre conjoints avant la rupture et de voir quels sont les cas les plus courants et d’affiner en ne retenant que les cas pour lesquels le juge fixe une pension,  soit dans seulement 2 cas sur 3 (Belmokhtar, 2014).

De même, faire un focus sur le cas d’un couple ayant deux enfants à charge n’est pas sans conséquence[2],  dans la mesure où avec un seul enfant à charge le montant des prestations familiales baisse, de fait les revenus sociaux perçus par la mère seraient plus faibles (notamment les allocations familiales ne sont pas versées pour un enfant mais à partir de deux enfants) et son niveau de vie également. Les statistiques fournies par le ministère de la Justice indiquent que le nombre moyen d’enfants est de 1,7 dans le cas de divorces et 1,4 dans les cas d’union libre (Belmokhtar, 2014).

Enfin, rien n’est dit explicitement sur la situation maritale d’avant la séparation : mariage ou union libre ?

– Soit les auteurs considèrent les couples mariés. Dans ce cas, si les salaires des ex-conjoints sont différents (cas n° 4 qualifié d’ « Asymétrie des revenus »), comment la perte du bénéfice du quotient conjugal est-elle répartie ? Après le divorce, le gain fiscal issu de l’imposition jointe est perdu : Monsieur paie alors le montant d’impôt au regard de son salaire et non plus de la moyenne des salaires du couple. Ce surcroît d’impôt pèse sur son niveau de vie et le « sacrifice de niveau de vie » calculé pour le père divorcé serait alors en partie le résultat de la perte du bénéfice du quotient conjugal et non pas du coût issu de la charge d’un enfant séparé.

– Soit les auteurs ne considèrent que les couples en union libre, ce qui semble être le cas au regard du vocabulaire mobilisé « séparation, union, parents séparés etc… », mais alors cela nous ramène la critique concernant la représentativité des cas-types dans la mesure où plus de la moitié des décisions de justice relatives à la résidence des enfants sont liées à des divorces (Carrasco et  Dufour, 2015). Par ailleurs, les pensions fixées par le juge sont d’autant plus éloignées du barème qu’il s’agit d’une séparation et non d’un divorce, ce qui limite la portée de l’étude.

Du bon usage des échelles d’équivalence

Les échelles d’équivalence permettent de comparer les niveaux de vie des ménages de tailles différentes, en appliquant des unités de consommation (uc) pour établir un « équivalent adulte ». Ces échelles reposent sur des hypothèses fortes qui ne permettent pas une utilisation tous azimuts de cet outil :

– les individus appartenant à un même ménage mettent intégralement leurs ressources en commun ;

– les personnes appartenant à un même ménage disposent du même niveau de vie (niveau de vie moyen obtenu en divisant le revenu total du ménage par le nombre d’uc  du ménage). Cette hypothèse découle de la première ; le niveau de vie est assimilé au bien-être.

Les échelles d’équivalence donnent une estimation du surcoût lié à la présence d’une personne supplémentaire dans un ménage. Elles ne disent rien quant à la façon dont les ressources sont effectivement allouées dans le ménage. Ceci tient à l’hypothèse de mise en commun des ressources, hypothèse contestable (voir notamment  Ponthieux, 2012) et qui conduit à attribuer le niveau de vie moyen du ménage à chaque individu. Un couple dispose de 1,5 uc. De fait, un couple A dans lequel Monsieur gagne 3 SMIC et Madame 0 SMIC a le même niveau de vie qu’un couple B dans lequel les deux gagnent 1,5 SMIC. Cette méthode permet de comparer les niveaux de vie moyens de deux ménages, mais pas les niveaux de vie des individus qui les composent. Madame vivant dans le couple B a probablement un niveau de vie individuel supérieur à celui de Madame vivant dans le couple A, du fait de son pouvoir de négociation accru dans un contexte de salaire identique. Ainsi comparer les niveaux de vie moyens du couple avec les niveaux de vie individuels lorsque le couple se sépare est trompeur.

De même, pour évaluer la charge financière que représentent les enfants pour la mère séparée par exemple, les auteurs appliquent le ratio uc lié aux enfants sur le total des uc du ménage, au revenu disponible de la femme (salaire moins les impôts payés, plus les prestations reçues et la pension versée par son ex-conjoint au titre des deux enfants dont elle a la garde). Mais rien ne dit que la mère séparée n’alloue pas davantage de ressources à ses enfants que ce qui est estimé par ce ratio d’uc (en matière de logement, elle peut par exemple dormir dans le salon pour que les enfants aient chacun leur chambre).

Les critiques méthodologiques faites aux échelles d’équivalence en limitent l’utilisation (voir Martin et Périvier, 2015). Elles ne permettent pas de comparer les niveaux de vie des individus, mais seulement le niveau de vie de ménages de taille différente.

Quid du niveau de vie de l’enfant ?

Les travaux consacrés à l’estimation du niveau de vie des parents séparés sont rares. Pour fixer les uc par enfant au regard de la situation maritale de leur parents (en couple ou séparés), les auteurs s’appuient sur une étude australienne qui les conduit à majorer les uc attribuées aux enfants dès lors que les parents sont séparés. Le coût d’un enfant de parents séparés est supérieur à celui d’un enfant vivant avec ses deux parents. Ils optent pour la formule suivante :

– un enfant vivant avec ses deux parents correspond à 0,3 uc ;

– un enfant vivant avec sa mère en garde classique à 0,42 uc et 0,12 pour le père non gardien ; soit 0,54 au total pour les deux ménages.

Ainsi le coût d’un enfant de parent séparé est supérieur de 80 % à celui d’un enfant vivant avec ses deux parents. Il est probable que la plupart des parents séparés font tout leur possible pour que les conditions de vie de leurs enfants restent inchangées après une séparation. Une approche qui viserait au maintien du niveau de vie de l’enfant permet d’en tenir compte. En majorant de 80 % le coût des enfants lorsqu’ils vivent avec leurs deux parents, et en le redistribuant au prorata des uc attribuées pour enfants de parents séparés, le parent gardien a une perte de niveau de vie supérieure à celle du parent non gardien (voir le tableau). Cette méthode est elle aussi contestable car on applique le surcroît d’uc des enfants de parents séparés par rapport aux enfants vivant en couple au coût monétaire calculé dans le cas du couple élevant ses enfants. Mais, le choix de cette approche inverse le résultat.

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Toute analyse statistique repose sur des hypothèses permettant de « qualifier » ce que l’on souhaite « quantifier », c’est inévitable (soit parce qu’on ne dispose pas de l’information, soit par mesure de simplification et pour faciliter l’interprétation). Des hypothèses toujours trop fortes, des résultats toujours trop sensibles, des méthodologies perfectibles sont le lot quotidien des chercheur-e-s.  Apporter des éclairages, poser les bonnes questions, ouvrir des perspectives nouvelles, nourrir et se nourrir de la contradiction, voilà leur apport à la société.

L’étude publiée par France Stratégie a le mérite d’ouvrir un débat sur un sujet complexe qui met au défi notre système socio-fiscal. Mais les réponses qu’elle y apporte ne sont pas convaincantes. Si les auteurs conviennent que « L’intérêt de ce travail de simulation est avant tout illustratif», ils n’en souhaitent pas moins « a minima, proposer aux juges et aux parents un outil permettant de simuler la situation financière des deux ménages issus de la séparation, en intégrant l’impact du système socio-fiscal. » Cela semble prématuré au regard de la fragilité des résultats présentés.

 


[1] Pour comparer le niveau de vie de ménages de tailles différentes, des échelles d’équivalence sont estimées à partir d’enquêtes et selon plusieurs méthodes. Elles permettent de se rapporter à un niveau de vie en « équivalent adulte », ou encore en « unité de consommation » (uc). Dans cette perspective, le niveau de vie d’un ménage dépend de son revenu global, mais aussi de sa taille (nombre et âge de ses membres).

[2] Certes, le graphique 7 du document de travail résume les situations selon le nombre d’enfants, mais dans la note l’accent est mis sur le cas avec deux enfants.




Fiscalité des ménages et des entreprises : quels débats pour quels choix politiques ?

par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

La forte augmentation de la fiscalité entre 2010 et 2013 (hausse de 3 points du taux de prélèvements obligatoires) a fait que la France occupe aujourd’hui le deuxième rang mondial en termes de taux de prélèvements obligatoires derrière le Danemark, après avoir occupé la quatrième place. Un tel niveau d’imposition doit être économiquement soutenable et socialement accepté : les dépenses publiques doivent être efficaces ; la fiscalité doit être juste et transparente. Reste que ce niveau de prélèvements est difficile à maintenir dans  une économie ouverte où la tentation et les possibilités d’exil fiscal sont importantes pour les ménages les plus riches comme pour les grandes entreprises.

Cette hausse de la pression fiscale a rapproché la fiscalité des revenus du capital de celle des revenus du travail ; elle a permis la suppression de nombreuses niches fiscales ou sociales injustifiés. Elle n’en a pas moins provoqué de nombreux mouvements de protestation, tant pour réagir à la taxation des dirigeants d’entreprises (le mouvement « Les pigeons ») qu’à la mise en place d’une fiscalité plus verte (actions contre l’écotaxe).

Depuis juin 2012, de nombreuses mesures en matière de fiscalité ont été prises sans toutefois conduire à une réforme fiscale d’envergure, pourtant souvent évoquée et figurant dans le programme du candidat François Hollande. Dès novembre 2012, à la suite du rapport Gallois préconisant une politique de l’offre comportant en particulier un « choc de compétitivité », le gouvernement avait annoncé la mise en place du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). En Janvier 2014, s’y est ajouté le Pacte de responsabilité. Au total, les entreprises bénéficieront d’une baisse de 30 milliards d’euros du coût du travail et de 10 milliards de leur fiscalité (suppression de la C3S, diminution du taux de l’IS) ; cette baisse devrait être financée par une augmentation de la TVA, par une hausse de la fiscalité écologique malgré l’abandon de l’écotaxe et surtout par une baisse des dépenses publiques de l’ordre de 50 milliards d’euros (qui risque de peser sur la demande). Elle aboutit cependant à reporter les objectifs de diminution du déficit public (mais ceux-ci étaient-ils justifiés ?).

Au Conseil des ministres du 17 juin 2015, le gouvernement s’est engagé à rendre irréversible le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, ceci dès 2018. Bien que réclamée par des économistes comme Piketty, cette réforme s’annonce compliquée avec un gain très limité, d’autant qu’elle ne s’accompagne d’aucune réforme de l’impôt (Sterdyniak, 2015).

Dans quelles directions faire évoluer maintenant la fiscalité française ? Faut-il poursuivre la baisse des impôts sur les entreprises ? Comment faire monter en puissance la fiscalité écologique ? Faut-il toujours envisager une grande réforme de la fiscalité des ménages ? Faut-il augmenter la fiscalité des revenus du capital (dans un souci de redistribution) ou au contraire la réduire (pour encourager l’investissement) ?

Dans le cadre de sa mission d’animation du débat public en économie, l’OFCE vient de publier en juin 2015 un numéro spécial de la Revue de l’OFCE (n°139) sur la fiscalité des ménages et des entreprises. Ce numéro trouve son origine dans la Conférence de consensus  organisée le vendredi 20 mai 2014. L’objectif de cette conférence était de contribuer aux débats actuels sur le niveau, la structure et l’évolution de la fiscalité française.

Ce numéro débute par un compte rendu de la conférence rédigé par Henri Sterdyniak et Vincent Touzé. Huit contributions approfondissent les différents sujets de réforme fiscale en débat ; elles sont réparties en quatre thèmes : la compétitivité fiscale, la taxation écologique, la fiscalité des ménages et une mise en perspective générale.

Le débat sur la fiscalité des entreprises est crucial aujourd’hui car les entreprises françaises sont lourdement imposées et la France semble souffrir d’un déficit de compétitivité-prix. En sens inverse, une stratégie généralisée de concurrence fiscale en Europe (baisse des impôts des entreprises financées par la baisse des dépenses publiques) serait contreproductive. Sarah Guillou et Tania Treibich, (« Impôts, charges sociales et compétitivité. Le CICE : un instrument mixte »), fournissent la première évaluation microéconomique du CICE réalisée à partir de données d’entreprises. Elles constatent que le CICE devrait doublement bénéficier aux entreprises exportatrices grâce à une amélioration de leur marge (compétitivité-prix) ainsi que de leur aptitude à recruter de la main-d’œuvre qualifiée (compétitivité hors-prix). Eric Heyer (« Fiscalité des entreprises en France : un état des lieux et quatre propositions »,) procède à un examen macroéconomique de la fiscalité des entreprises françaises dans une perspective comparative internationale, analyse l’impact du CICE et du pacte de responsabilité (choc d’offre positif et choc de demande négatif) et énonce plusieurs propositions de réforme.

Les études sur les liens entre environnement, changement climatique, développement durable et bien-être montrent que la transition écologique est nécessaire pour l’Humanité. Dans ce cadre, l’usage d’une fiscalité écologique est indispensable. En même temps, le bas niveau actuel de cette fiscalité et les reculs politiques dans ce domaine montrent la difficulté à la mettre en œuvre. Cette question du rôle de la fiscalité verte dans la transition écologique est traitée dans deux articles. Mireille Chiroleu-Assouline (« La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ? État des lieux et conditions d’acceptabilité ») estime qu’en France, la fiscalité écologique n’a pas la place qui est la sienne, qu’il faut réaffirmer le principe « pollueur-payeur » et que les recettes fiscales de la taxe carbone devraient être employées pour financer la transition écologique. Jean-Charles Hourcade (« La taxe-carbone : une idée toujours d’avenir si… ») explique pourquoi la fiscalité écologique est en général vouée à l’échec car elle suscite une très forte hostilité des payeurs. Toutefois, il souligne que le double dividende (impact positif sur l’environnement et gain en emplois) est potentiellement élevé et qu’il devient urgent d’agir.

Si les impôts payés par les entreprises interrogent quant à leurs éventuels impacts préjudiciables sur la compétitivité, la croissance et la création d’emploi, la fiscalité des ménages est, elle, source de débats intenses pour déterminer le juste mode de calcul de l’impôt sur le revenu, voire de débats passionnés dès lors qu’il s’agit de taxer le patrimoine.

Guillaume Allègre (« Pourquoi les économistes sont-ils en désaccord ? Faits, valeurs et paradigmes : revue de littérature et exemple de la fiscalité ») montre, au travers d’une revue de la littérature, pourquoi les économistes peuvent ne pas être d’accord en matière fiscale (légitimité du quotient familial, pertinence de la théorie de l’impôt optimal, taxation des revenus du capital) : ils divergent sur les faits, les valeurs et surtout les paradigmes, c’est-à-dire la conception de l’économie. Céline Antonin et Vincent Touzé (« Fiscalité du capital : principes, propriétés et enjeux de taxation optimale ») s’intéressent à la fiscalité du capital et répondent à trois questions : Comment cette fiscalité opère-t-elle ? Quelle est son incidence dynamique ? Quels sont les enjeux de taxation optimale ? Enfin, André Masson (« Comment justifier une augmentation impopulaire des droits de succession ») discute de la fiscalité du patrimoine, en se concentrant sur la question des droits de succession. Son programme de réforme fiscale intitulé Taxfinh (Tax family inheritances) propose de taxer plus lourdement les héritages familiaux afin d’encourager les donations aux enfants ou aux œuvres.

Dans un article synthétique, Henri Sterdyniak (« La grande réforme fiscale, un mythe français ») dresse un bilan global de la fiscalité française. Lourde et complexe, elle donne naissance à des sentiments d’opacité et d’injustice. Toutefois, il rappelle que ce niveau de fiscalisation est aussi la conséquence d’un choix de société, comportant un haut niveau de redistribution comme de dépenses publiques et sociales. En conclusion, il analyse quatre stratégies de réforme fiscale.