Peut-on déjà parler de reprise ?

par Hervé Péléraux

La publication d’une croissance de l’économie française de 0,3 % au troisième trimestre 2015 a quelque peu rassuré après la déception du deuxième trimestre où le PIB avait stagné, coupant court au fort rebond du premier trimestre (+0,7 %). Cette relative bonne nouvelle, conforme à notre prévision, conforte l’idée, qu’à partir du second semestre 2014, la croissance a changé de régime (+0,3 % en moyenne par trimestre) en comparaison de la période antérieure (+0,1 % par trimestre entre le deuxième trimestre 2011 et le deuxième trimestre 2014, voir graphique). Au-delà de ses à-coups trimestriels, la croissance hexagonale est bien positive, mais insuffisante pour signer une entrée en phase de reprise proprement dite comme on a pu le voir dans le passé. Un tel schéma suppose en effet que la croissance s’installe durablement au-dessus de la croissance potentielle (évaluée à 1,3 % l’an, soit un peu plus de 0,3 % par trimestre) et que s’enclenche de ce fait un mouvement de convergence du PIB vers le PIB potentiel, mettant fin au retard d’activité accumulé depuis le début de la crise.

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L’expérience passée montre qu’en général, les signaux de reprise lancés par les comptes trimestriels ne sont pas ambigus et laissent rarement place à l’incertitude sur le passage de l’économie d’une phase descendante à une phase montante. Même si l’estimation de la croissance potentielle fait débat, et donc le seuil à partir duquel la croissance effective s’inscrit dans une phase de reprise, cette incertitude ne joue pas sur la datation des points de retournement. L’enclenchement des phases de reprise porte sans ambiguïté le taux de croissance du PIB à un niveau suffisamment élevé pour asseoir solidement le diagnostic d’une entrée en phase de reprise. Ce fut le cas lors des reprises de 1987, 1994 et 1997, tant à l’examen des comptes provisoires qu’à celui des comptes définitifs (tableau).

Mais les reprises de 2003 et de fin 2009 ont été moins bien détectées par les comptes provisoires : annoncée initialement à 0,4 % au troisième et au quatrième trimestre 2003 dans les premiers comptes, la croissance est évaluée à 0,7 et 0,9 % dans la version actuelle des comptes nationaux, ce qui, une fois intégrée la révision des estimations, modifie le diagnostic sur la trajectoire de l’économie. Semblable constat peut être fait pour la reprise de la fin de l’année 2009, avec un premier signal qualitatif de reprise émanant des comptes provisoires au quatrième trimestre 2009, signal non confirmé au trimestre suivant (hausse du PIB de +0,1 %) et par la suite une sous-estimation chronique de la croissance qui pouvait faire douter du sentier de reprise emprunté par l’économie de la fin 2009 au début de l’année 2011 (en moyenne, sur cette période, la première version des comptes annonçait une croissance de 0,5 % par trimestre alors que les comptes définitifs affichent une croissance moyenne de 0,7 %). Dans la version définitive des comptes, toute ambiguïté sur l’engagement dans cette trajectoire est levée : la révision en hausse de la croissance au premier trimestre 2010 – de +0,1 % à +0,4 % – assoit définitivement le signal de reprise.

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Les doutes que l’on peut avoir sur une éventuelle reprise au premier semestre 2015 ont pour toile de fond la mesure de l’activité par les comptes nationaux. Il n’est donc pas exclu, à l’instar de la reprise de fin 2009/début 2010, que l’amélioration de l’information statistique au fil du temps délivre finalement des signaux qualitatifs sur la trajectoire de l’économie française plus favorables que ceux perçus aujourd’hui.

Pour l’heure, le diagnostic que l’on peut formuler en l’état actuel de l’information statistique n’est pas celui d’une entrée en phase de reprise de l’économie française. Malgré l’amélioration de l’environnement extérieur depuis un an, grâce à la baisse de l’euro face au dollar, à la baisse du prix du pétrole et au bas niveau des taux d’intérêt, nombreux sont en effet les facteurs s’opposant pour le moment encore à une croissance plus vigoureuse à court terme. Ces derniers ne manquent en effet pas avec l’inertie des anticipations après plusieurs années d’espoirs déçus, avec la permanence de surcapacités de production qui limitent l’investissement et les embauches, avec la dégradation du tissu productif laminé par le retard d’investissement, avec la crise immobilière, avec le ralentissement chinois et enfin avec la poursuite de la consolidation budgétaire, même si elle est moins virulente en 2015 qu’au cours des années précédentes. Et c’est seulement à partir de 2016 qu’une partie de ces freins devrait se desserrer, avec à la clé une reprise durable de l’activité.




Le casse-tête potentiel de la mesure des économies en dépenses publiques

par Raul Sampognaro

Depuis 2009, le déficit budgétaire français s’est réduit de 3,3 points de PIB, passant de 7,2 points de PIB en 2009 à 3,9 points en 2014, alors même que les conditions conjoncturelles ont pesé sur les finances publiques. Cette amélioration s’explique par la politique de restriction budgétaire mise en œuvre. Entre 2010 et 2013, l’essentiel de l’effort de consolidation s’expliquait par la hausse de la fiscalité, mais depuis 2014, l’effort passe essentiellement par les économies en dépenses publiques. En 2014 la dépense publique hors crédits d’impôts[1] a connu sa progression la plus faible depuis 1959 − année du début des comptes nationaux publiés par l’Insee : en valeur, la dépense hors crédits d’impôts a augmenté de 0,9 % et de seulement 0,3 % en volume (déflatée par les prix du PIB). A première vue, il peut apparaître contre-intuitif de parler d’économies en dépenses, alors que celles-ci sont en hausse croissante. Toutefois, leur progression est bien inférieure à la croissance potentielle, ce qui marque un vrai effort de réduction à long terme du ratio des dépenses sur le PIB. En effet, la formule usuellement utilisée pour calculer l’effort en dépenses dépend de l’hypothèse retenue sur la croissance potentielle : Formule_post09-11_500 Pour comprendre pourquoi la mesure de l’effort en dépenses publiques est dépendante de la croissance potentielle, il faut comprendre la notion de soutenabilité de la dette qui lui est sous-jacente. La définition théorique de la soutenabilité de la dette est consensuelle : la dette publique serait soutenable si le stock de dette actuel pouvait être remboursé par le flux futur anticipé des revenus nets de l’Etat[2]. Si ce concept est clair, son application concrète est plus difficile. Dans la pratique, la politique budgétaire est jugée soutenable si elle permet de stabiliser le ratio de la dette publique par rapport au PIB, à un niveau jugé conforme au  maintien du refinancement de marché. Ainsi, l’évolution de la dépense publique conforme à cet objectif devrait permettre de stabiliser la part de la dépense publique dans le PIB à long terme. Toutefois, comme la dépense publique répond essentiellement à des besoins sociaux indépendants de la conjoncture (en dehors de certaines prestations sociales comme l’assurance chômage), il ne peut pas être assuré, ni souhaitable, de stabiliser sa part dans le PIB à tout moment (ce qui impliquerait une évolution égale à celle de PIB). Pour éviter cet écueil, l’évolution en valeur des dépenses publiques est comparée au taux de croissance nominal du PIB potentiel[3] (dépendant du taux de croissance potentiel et de l’évolution annuelle du déflateur du PIB). Une croissance de la dépense publique supérieure (respectivement inférieure) au potentiel implique une impulsion positive (négative) car cela induit à long terme une hausse (baisse) du ratio des dépenses publiques sur le PIB. Si l’application de ce concept semble aisée, la croissance potentielle est par essence non observable et incertaine car très dépendante des hypothèses réalisées sur les variables démographiques et l’évolution future de la productivité. Dans le PLF 2016, le gouvernement a revu à la hausse ses hypothèses de croissance potentielle pour les années 2016 et 2017 (qui serait de +1,5 % au lieu de +1,3 % comme retenu lors du vote de la Loi de programmation des finances publiques en décembre 2014). Cette révision est justifiée par la prise en compte des réformes structurelles mises en place, notamment lors du vote de la Loi Macron. Celle-ci serait la deuxième révision du potentiel depuis avril 2014 quand il l’estimait à +1,6 % (Programme de stabilité 2014-2017). Le gouvernement n’est pas le seul à revoir de façon répétée son évaluation du potentiel de croissance. Lors de la publication de ses dernières prévisions[4], la Commission a revu son évaluation de la croissance potentielle alors que sa dernière évaluation datait du mois de mai[5]. Il semble difficile de voir quelle nouvelle information a pu modifier son évaluation. Ces révisions récurrentes rendent difficile le débat économique en général[6] et brouillent le débat budgétaire. Ainsi à partir d’un jeu d’hypothèses de finances publiques identique, la mesure des économies en dépenses, et a fortiori de l’ajustement structurel, dépendra de la croissance potentielle retenue (tableau). Sous une hypothèse de croissance de la dépense publique (hors crédits d’impôts) en valeur de +1,3 % en 2016 et en 2017, l’ampleur de l’effort en dépenses aurait été évalué à 0,7 point en octobre 2015 (avec les hypothèses de potentiel du PLF 2016) ou à 0,6 point en décembre 2014 (LPFP 2014-2019). tabpost0911 Si les écarts identifiés ci-dessus semblent faibles, ils peuvent avoir des conséquences non négligeables sur l’application des règles budgétaires, ce qui peut amener les différents acteurs à agir sur leurs hypothèses dans le but de modifier l’effort affiché[7]. Alors que cette notion devrait orienter la vision de la trajectoire future des économies européennes, le débat est détourné. Les révisions récurrentes de la croissance potentielle focalisent les débats sur les aspects les plus techniques alors même que la méthode d’estimation de la croissance potentielle est incertaine par définition et n’est même pas consensuelle parmi les économistes. Ainsi, le semestre européen, qui devrait être le cadre de discussion et de coordination entre les Etats membres pour déterminer la politique économique qui s’adapte le mieux au contexte macroéconomique, pour la France ou pour l’ensemble de la zone euro, s’est perdu dans des débats techniques sans intérêt particulier.

 


[1] Les crédits d’impôts restituables – essentiellement le CICE et le CIR – sont comptabilisés en dépenses publiques sur la base 2010 des comptes nationaux. Afin de rester plus proches des concepts économiques, les dépenses publiques seront analysées hors crédits d’impôts ; ils seront pris en compte comme une composante de la fiscalité.
[2] Cette définition est acceptée tant par la littérature académique (voir par exemple D’Erasmo P., Mendoza E. et Zhang J., 2015, “What is a Sustainable Public Debt?”, NBER WP, n° 21574, septembre 2015, ou par les organisations internationales (voir FMI, 2012, « Assessing Sustainability »).
[3] Il peut aussi être comparé à une évolution tendancielle de la dépense publique qui, elle, peut tenir compte des évolutions des besoins auxquels la dépense répond.
[4] La Commission européenne table sur une croissance de 1,1 % en 2015, de 1,4 % en 2016 et de 1,7 % en 2017 en France.
[5] L’évaluation a changé à la deuxième décimale.
[6] Pour ce débat voir H. Sterdyniak, 2015, « Faut-il encore utiliser le concept de croissance potentielle ? », Revue de l’OFCE, n° 142, octobre 2015.
[7] Les révisions de la croissance potentielle peuvent avoir un impact sur la montée en charge des procédures. Ces révisions ne peuvent pas entraîner des sanctions. Au stade des sanctions seulement, l’hypothèse de croissance potentielle de la Commission, réalisée au moment de la recommandation du Conseil, est utilisée dans les débats. Toutefois, il est probable qu’une divergence d’appréciation sur une variable non observable puisse générer du frottement dans la procédure, réduire la probabilité de sanctions et rendre les règles moins crédibles.



The labour market: is the unemployment rate a good indicator?

By Bruno Ducoudré and Pierre Madec

Considering the euro zone on the one hand and the United States and the United Kingdom on the other, changes in unemployment rates are a reflection of the divergences in growth highlighted in our last fiscal year forecast. While between 2008 and late 2010, trends in unemployment reflected the sharp deterioration in growth and did not differ much between the euro zone, the UK and the USA, differences began to emerge from 2011. In the United Kingdom and the United States, unemployment has been falling since 2011, whereas, after a brief respite, a second phase of rising rates took place in most euro zone countries (Table 1). It was only more recently that the unemployment rate has really begun to fall in Europe (late 2013 in Spain and early 2015 in France and Italy). Overall, for the period 2011-2015 the rate rose overall (+2.7 points) in Spain. In Italy, this deterioration in the labour market even worsened (+4.5 points in this period, against +2.2 points from early 2007 to late 2010). France, though to a lesser extent, was not spared.

An analysis of the unemployment rate does not however convey the full dynamics at work in the labour market (Tables 2 and 3), in particular in terms of underemployment. Thus during the crisis most European countries reduced the effective working time [1] to a greater or lesser degree, through policies on partial unemployment, the reduction of overtime, or the use of working-time accounts, but also through the expansion of part-time work (especially in Italy and Spain), including on an involuntary basis. Conversely, the favourable trend in the US labour market is partly due to a significant decline in the participation rate, which stood in the first quarter of 2015 at 62.8%, 3.3 points lower than eight years ago.

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In order to measure the impact of these adjustments (working time and participation rate) on unemployment, it is possible, subject to a number of assumptions [2], to calculate the unemployment rate at constant employment and control for these adjustments. Except for the United States, where the participation rate has fallen sharply since 2007, all the countries studied experienced an increase in their labour force (employed + unemployed) that was greater than in the general population; in many countries this was due to pension reforms. Mechanically, in the absence of job creation, the impact of this demographic trend is to push up the unemployment rate in the countries concerned. For instance, if the participation rate had remained at its 2007 level, the unemployment rate would be lower by 1.6 points in France and 1.1 points in Italy (Table 4). Conversely, without the significant contraction in the US labour force, the unemployment rate would have been more than 3 points higher than what was seen in 2015. Also note that since the crisis Germany has experienced a significant drop in unemployment (-4.2 points) even though its participation rate grew by 2.2 points. Assuming an unchanged participation rate, Germany’s unemployment rate would be 3.1% (Figure 1).

In terms of working time, the lessons seem quite different. It thus appears that if working time had been maintained in all the countries at its pre-crisis level, the unemployment rate would have been more than 3 points higher in Germany and Italy and about 1 point higher in France and Spain, countries in which working time decreased sharply only from 2011. In the US and UK, the situation is very different: working time has changed only very little since the crisis. By controlling for working time, the unemployment rate thus changes along the lines observed in the two countries.

The tendency for working time to fall is a familiar story. Since the late 1990s, all the countries studied have greatly reduced their working hours. In Germany, between 1998 and 2008, the reduction was on average 0.6% per quarter. In France, the transition to the 35-hour week caused a similar reduction over the period. In Italy, the United Kingdom and the United States, the downward shifts in average working hours were respectively -0.3%, -0.4% and -0.3% per quarter. In total, between 1998 and 2008, working time fell by 6% in Germany and France, 4% in Italy, 3% in the United Kingdom and the United States and 2% in Spain, which was de facto the only country that during the crisis intensified the decline in working time that started in the late 1990s.

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[1] Working time is understood here as the total number of hours worked by employees and the self-employed (i.e. total employment).

[2] It is assumed that, at constant use, a one-point increase in the participation rate leads to an increase in the unemployment rate. Employment and working time are not considered here in full-time equivalents. Finally, neither the “halo of unemployment” nor any possible “bending effects” are taken into account.

 




Nouvelle économie régionale et réforme territoriale

Par Guillaume Allègre, Gérard Cornilleau, Éloi Laurent et Xavier Timbeau

A l’heure des élections régionales et de la création de nouvelles régions et de métropoles, un numéro de la Revue de l’OFCE (n° 143, novembre 2015) aborde les questions déterminantes pour les politiques publiques territoriales.

L’économie régionale met en jeu non pas un mais deux espaces : les régions et le cœur de celles-ci, les métropoles. L’attention à ces deux espaces, dont on peut dire qu’ils ont été les impensés du deuxième « acte » de la décentralisation en France, a largement déterminé les trois lois de la réforme régionale de 2014-2015. La loi MAPTAM du 27 janvier 2014 affirme l’importance des métropoles dès son intitulé : « loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ». Elle crée la métropole du Grand Paris qui regroupera les communes de Paris et de la petite couronne à compter du 1er janvier 2016, la métropole de Lyon et celle d’Aix-Marseille-Provence, ainsi que neuf autres métropoles régionales dites de droit commun (Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg, Rennes, Rouen, Grenoble).  La loi  du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions fait quant à elle passer de 22 à 13 le nombre de régions également à compter du 1er janvier 2016. La loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) parachève l’édifice en confiant de nouvelles compétences à ces nouvelles régions.

Si on voit bien l’influence de l’économie géographique et son souci d’efficience spatiale sur la réforme territoriale, on perçoit nettement moins dans les réformes envisagées les limites de celles-ci et la question pourtant centrale de l’égalité des territoires. C’est donc à l’aune de la double question de l’efficience et de l’équité qu’il convient d’interroger la nouvelle économie régionale française que dessine la réforme territoriale. Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ? Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? Existe-t-il une taille optimale des régions ?  Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ?

Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? 

Dans sa contribution, Jean-Claude Prager nous rappelle que la concentration spatiale des activités et la croissance économique sont deux phénomènes historiques difficiles à séparer. Il l’attribue à l’importance des effets d’agglomération. Cependant, la taille des villes s’accompagne également de coûts environnementaux et de congestion de plus en plus grands. Il n’y a donc pas de réponse générale à la taille optimale des villes dans la mesure où la qualité de la gouvernance joue un rôle déterminant dans l’équilibre entre les bénéfices et les coûts associés. Pour Laurent Davezies, la taille de la région et la qualité du fonctionnement des marchés sont des facteurs majeurs de croissance. La taille et la densité offrent en effet un meilleur appariement des offres et des demandes sur les différents marchés, notamment sur le marché du travail. L’efficacité des marchés urbains est tout de même conditionnée aux politiques publiques d’urbanisation et notamment à l’efficacité des systèmes de transports. A l’inverse, pour Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, si les effets d’agglomération sont statistiquement significatifs, l’ampleur de ces effets est faible et les données présentent des limites. Pour les auteurs, il est hasardeux de justifier sur une base aussi fragile une politique de concentration de l’activité économique dans quelques métropoles.

Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? 

Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti critiquent l’utilisation du PIB régional par habitant, qui serait un très mauvais indicateur de performance des régions.  Premièrement, c’est le PIB par emploi et non par habitant qui permet de mesurer la productivité apparente du travail. Deuxièmement, les auteurs soulignent que les différences de productivité apparente sont liées à des effets de composition et d’interdépendance. Par exemple, si l’Île-de-France est plus productive c’est parce qu’elle abrite les  sièges sociaux et une part importante des très hautes rémunérations. Mais toutes les régions ne peuvent pas imiter cette stratégie. Laurent Davezies reconnaît que le concept de PIB territorialisé pose de nombreux problèmes conceptuels et statistiques mal résolus. Pourtant, il considère que celui calculé par l’INSEE est très proche de l’idée raisonnable que l’on peut se faire de la contribution de la région à la création de richesse nationale. Pour l’auteur, la surproductivité de l’Île-de-France n’est pas qu’un artefact statistique. Il souligne ainsi que la part de la région dans les rémunérations versées (32,9%) et dans le PIB marchand (37%) est même supérieure à la part dans le PIB national (30,5%).

Dans un article retraçant les mutations économiques du Nord-Pas-de-Calais, Grégory Marlier, Thomas Dallery et Nathalie Chusseau  proposent de compléter le PIB régional par des indicateurs alternatifs d’inégalités territoriales et de développement humain (IDH2). Ce dernier indicateur qui reprend la santé, l’éducation et le niveau de vie comme dimensions, place le Nord-Pas-de-Calais en dernière position des régions françaises. La déclinaison communale de l’indicateur de développement humain (IDH4) met en évidence des contrastes importants à l’échelle infrarégionale.

Dans une contribution sur les stratégies de développement régional dans l’OCDE, Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire  présentent un ensemble d’indicateurs proposés par l’OCDE en 2014 pour mesurer le bien-être régional. Ces indicateurs capturent neuf dimensions du bien-être : revenu, emploi, logement, santé, éducation et compétences, qualité de l’environnement, sécurité personnelle, engagement civique et accès aux services.

Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ?

Selon Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire, les études récentes de l’OCDE ont montré qu’une fragmentation des gouvernements municipaux peut avoir des effets négatifs sur la productivité des régions, notamment dans les zones métropolitaines. Les auteurs soulignent que l’on compte environ 1 400 collectivités locales dans l’agglomération de Paris. Or, un doublement des gouvernements locaux peut réduire de presque autant l’avantage en termes d’économies d’agglomération du doublement de la taille d’une ville. Laurent Davezies critique lui aussi la fragmentation communale et appelle à plus de politiques urbaines intégrées. Il souligne que la dernière loi sur l’organisation territoriale de la République va dans ce sens.

Pour Jean-Claude Prager, la qualité de la gouvernance des régions et des métropoles est importante pour leur prospérité mais elle ne peut cependant pas se réduire à des seuls critères formels. Elle dépend de la personnalité des dirigeants et de leurs capacités à mettre en œuvre des stratégies de différenciation économique des territoires.

Jacques Lévy critique pour sa part le faible poids des budgets régionaux (en moyenne, un peu plus de 1% du PIB), qui ne donne pas aux régions les moyens de gérer leur développement.

Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? 

Selon Jean-Claude Prager, le bilan des politiques de rééquilibrage régional est controversé, notamment parce qu’elles ne font pas la différence entre les individus concernés et les territoires administratifs. Selon l’auteur, le soutien financier aux régions moins riches peut avoir pour effet principal de faire bénéficier d’effets d’aubaine les personnes les mieux dotées de ces régions, celles dont la capacité de captation des subventions publiques est forte, sans nécessairement profiter principalement aux plus démunis de leur région. L’auteur conclut que l’efficacité et l’égalité des chances sont mieux assurées avec le développement du capital humain.

Cette stratégie peut être rendue difficile car, comme le soulignent Arnaud Degorre, Pierre Girard et Roger Rabier, les espaces métropolitains ont tendance à capter les ressources rares et notamment les travailleurs qualifiés qui sont également les plus mobiles. Au jeu des migrations résidentielles, la vaste majorité des territoires enregistrent des départs des plus qualifiés, au profit en premier lieu de l’agglomération parisienne, mais aussi des métropoles en région, dont Toulouse, Grenoble, Lyon et, dans une moindre mesure, Montpellier et Lille.

Existe-t-il une taille optimale des régions ? Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ? 

Jacques Lévy revient sur les quatre erreurs de la réforme régionale. C’est une action top-down technocratique qui ignore les habitants. Elle découpe le grand (la région) avant le petit (le local). Elle définit des frontières avant de définir des compétences. Enfin, elle évite de supprimer le Conseil de département. L’auteur avance une proposition alternative de carte régionale rapprochant les régions vécues des régions administratives. Il privilégie une démarche bottom-up et définit en premier lieu 771 pays de taille très variable (de 3 000 à 12 millions d’habitants) puis propose une nouvelle carte des régions en analysant les interconnexions entre pays. Les régions n’ont pas toutes la même taille car elles sont le produit d’équilibres différenciés entre ressources objectives (démographie, formation, système productif, niveau d’urbanisation) et ressources subjectives (identification, mémoire, projet). C’est ainsi que pour l’auteur la Corse (300 000 habitants) et l’ensemble du Bassin parisien (22,2 millions d’habitants) sont tous deux légitimes comme région.




Doit-on s’inquiéter du ralentissement chinois ?

par Eric Heyer

La croissance chinoise ralentit. Ce ralentissement n’est pas en soi une surprise : il est  annoncé par les autorités chinoises, présent dans les comptes nationaux et prédit dans tous les scénarios de moyen terme des grandes organisations internationales. Il correspond à une nouvelle phase du développement économique et social de la Chine,  vers une croissance que les autorités souhaitent plus « qualitative, inclusive et innovatrice ».

Cependant, un grand nombre d’analystes et d’experts estiment que ce ralentissement est plus important que celui affiché dans les comptes nationaux des autorités chinoises. D’après un sondage effectué en 2015 par la Bank of America Merrill Lynch, 75 % des investisseurs sont convaincus que le véritable taux de croissance de l’économie chinoise est inférieur à 6 % au deuxième trimestre 2015 en rythme annualisé. Pour certains, cette surestimation de la croissance est due à une sous-estimation de l’inflation, notamment dans le secteur des services. Pour d’autres, la croissance du PIB chinois doit être corrélée à celle de la production d’électricité en Chine et être en lien avec le fret routier, ferroviaire, maritime ou aérien. Or ces grandeurs connaissent toutes une importante baisse depuis le début de l’année 2014, et une relation stable entre le PIB et celles-ci laisserait envisager une croissance annuelle plus faible pour l’économie chinoise, de l’ordre de 2 % début 2015 selon Artus, plus en lien avec la chute observée des importations. Ce plus fort ralentissement provoquerait un choc violent sur l’économie mondiale et mettrait alors en péril le rebond naissant dans les économies développées.

Dans un article récent, nous avons estimé ce lien entre le PIB chinois et différentes grandeurs économiques non issues de la comptabilité nationale à partir d’un Modèle à Correction d’Erreurs (MCE) de manière à évaluer ce ralentissement avant de donner une évaluation de son impact sur le PIB des grands pays développés.

Quelle est l’ampleur du ralentissement de l’économie chinoise ?

S’inspirant de l’indice Li Keqiang, nous avons estimé le PIB de la Chine à partir de variables de fret et de production d’électricité et de ciment. Si nos résultats confirment le ralentissement de l’économie chinoise depuis 2011, passant d’un rythme en glissement annuel de 12 % à moins de 8 % début 2013, la stabilisation du rythme de croissance observée depuis par les comptes nationaux n’est pas retracée par cette simulation qui indiquerait plutôt la poursuite du ralentissement de la croissance chinoise (graphique 1, équation 1).

Cependant, une telle modélisation du PIB ne prend pas en compte la grande transformation du modèle économique chinois vers un nouveau modèle de croissance amorcé depuis 3 ans, soutenu par un fort endettement des agents domestiques et orienté vers davantage de services. Une analyse enrichie de variables reflétant également la situation sur le marché de l’emploi (salaires, emplois) confirme le ralentissement de l’économie chinoise tel qu’il est retracé par les comptes nationaux, reflétant une transition difficile entre deux régimes de croissance et non les prémices d’une entrée prochaine en récession (dans le graphique 1, équation 2). En revanche, sa partie « industrielle » devrait continuer de décélérer, interdisant tout rebond significatif des importations chinoises.

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Quel impact de ce ralentissement sur les pays développés ?

Trois canaux de diffusion du ralentissement de l’économie chinoise sur les pays développés peuvent être identifiés :

  1. Les effets direct et indirect via le canal commercial : compte tenu de son poids dans le commerce mondial, la forte décélération de la production chinoise, notamment industrielle, freine significativement les importations chinoises (via les consommations intermédiaires et la consommation des ménages) et par voie de conséquence dégrade la demande adressée au reste du monde. A cet effet direct s’ajoute un effet indirect lié au ralentissement des pays partenaires dans la demande adressée ;
  2. Les effets via le canal financier : le ralentissement chinois peut peser sur les investissements directs dans les pays développés ; à l’inverse, la sortie de capitaux de Chine peut être l’occasion de réallocation de ces derniers vers d’autres pays développés ;
  3. Les effets via le canal des prix des matières premières : achetant plus de la moitié de tous les métaux échangés dans le monde et absorbant les deux tiers de l’augmentation de la consommation mondiale de pétrole, le ralentissement de l’économie chinoise pèse négativement sur le cours des matières premières et en particulier du baril de pétrole, et par là provoque un transfert de revenu des pays producteurs vers les pays consommateurs de matières premières.

Ne s’intéressant qu’au premier canal de diffusion, celui du commerce, nos résultats sont les suivants : le Japon et l’Allemagne seraient les pays les plus touchés par le ralentissement chinois. L’effet cumulé de 2014 à 2017 s’élèverait à plus de 2 points de PIB. L’impact japonais passe par une forte exposition au commerce chinois (3 % d’exportations vers la Chine contre 2,4 % pour l’Allemagne) tandis que l’impact sur l’économie allemande est davantage lié à son degré d’ouverture (39,1 % contre 14,6 % pour le Japon). Viennent ensuite le Royaume-Uni, l’Italie et la France avec un effet cumulé proche de 1 point de PIB. L’Espagne et les Etats-Unis seraient les pays les moins impactés avec un effet cumulé autour de 0,5 point de PIB, les Etats-Unis ayant à la fois une exposition faible (0,7 %) et un degré d’ouverture faible (8,2 %). Enfin, le pic annuel de l’effet du ralentissement chinois se situerait en 2015 : il amputerait de 0,8 point  de PIB l’économie allemande et de 0,9 point de PIB l’économie japonaise.

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Marché du travail : le taux de chômage est-il un bon indicateur ?

par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

Entre la zone euro d’une part et les Etats-Unis et le Royaume-Uni d’autre part, les évolutions des taux de chômage sont à l’image des divergences de croissance mises en évidence au sein de notre dernier exercice de prévision. Alors qu’entre 2008 et la fin 2010, les dynamiques des taux de chômage étaient proches en zone euro, au Royaume-Uni et aux États-Unis et reflétaient la forte dégradation de la croissance, des différences apparaissent à partir de 2011. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, le chômage diminue depuis 2011 tandis qu’il amorce une seconde phase de hausse dans la plupart des pays de la zone euro (tableau 1), après un très bref repli. Ce n’est que plus récemment que la décrue s’est réellement engagée en Europe (fin 2013 en Espagne et début 2015 en France et en Italie). Au final, sur la période 2011-2015, le taux de chômage a continué de croître (+2,7 points) en Espagne. En Italie, cette dégradation du marché du travail s’est même accentuée (+4,5 points, contre 2,2 points entre début 2007 et fin 2010). Dans une moindre mesure, la France n’est pas épargnée.

Malgré tout, l’analyse des taux de chômage ne dit pas tout des dynamiques à l’œuvre sur les marchés de l’emploi (tableaux 2 et 3), et notamment sur le sous-emploi. Ainsi la plupart des pays européens ont, au cours de la crise, réduit plus ou moins fortement la durée effective de travail[1], via des politiques de chômage partiel, la réduction des heures supplémentaires ou le recours aux comptes épargne-temps, mais aussi via le développement du temps partiel (particulièrement en Italie et en Espagne), notamment le temps partiel subi. A contrario, l’évolution favorable du marché du travail américain s’explique en partie par une baisse importante du taux d’activité. Ce dernier s’établissait au premier trimestre 2015 à 62,8 %, soit 3,3 points de moins que 8 ans auparavant.

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Afin de mesurer l’impact de ces ajustements (durée du travail et taux d’activité) sur le chômage, il est possible, sous un certain nombre d’hypothèses[2], de calculer le taux de chômage à emploi constant et contrôlé de ces ajustements. Excepté aux Etats-Unis, où le taux d’activité s’est fortement réduit depuis 2007, l’ensemble des pays étudiés ont connu une augmentation de leur population active (actifs occupés + chômeurs) plus importante que celle observée dans la population générale, du fait des réformes des retraites dans plusieurs pays. Mécaniquement, sans création d’emploi, ce dynamisme démographique a pour effet d’accroître le taux de chômage des pays concernés. Ainsi, si le taux d’activité s’était maintenu à son niveau de 2007, le taux de chômage serait inférieur de 1,6 point en France et de 1,1 point en Italie (tableau 4). A contrario, sans la contraction importante de la population active américaine, le taux de chômage aurait été supérieur de plus de 3 points à celui observé en 2015. Il apparaît également que l’Allemagne a connu depuis la crise une baisse importante de son chômage (-4,2 points) alors même que son taux d’activité croissait de 2,2 points. A taux d’activité inchangé, le taux de chômage allemand serait de 3,1% (graphique 1).

Concernant la durée du travail, les enseignements semblent bien différents. Il apparaît ainsi que si la durée du travail avait été maintenue dans l’ensemble des pays à son niveau d’avant-crise, le taux de chômage aurait été supérieur de plus de 3 points en Allemagne et en Italie et d’environ 1 point en France et en Espagne, pays dans lequel la durée du travail ne s’est réduite fortement qu’à partir de 2011. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le constat est tout autre : le temps de travail n’a que très peu évolué depuis la crise. En contrôlant le temps de travail, le taux de chômage évolue donc comme celui observé dans ces deux pays.

Il faut rappeler que les dynamiques de baisse de la durée du travail sont anciennes. En effet, depuis la fin des années 1990, l’ensemble des pays étudiés ont fortement réduit leur temps de travail. En Allemagne, entre 1998 et 2008, cette baisse a été en moyenne de 0,6 % par trimestre. En France, le passage aux 35 heures a entraîné une baisse similaire sur la période. En Italie, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, ces ajustements à la baisse de la durée moyenne du travail ont été respectivement de -0,3 %, -0,4 % et -0,3 % par trimestre. Au total, entre 1998 et 2008, la durée du travail a été réduite de 6 % en Allemagne et en France, de 4 % en Italie, de 3 % au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et de 2 % en Espagne, de facto seul pays à avoir intensifié, durant la crise, la baisse du temps de travail entamée à la fin des années 1990.

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[1] La durée du travail est ici entendue comme le nombre d’heures travaillées totales par les salariés et les non-salariés (i.e. l’emploi total).

[2] Il est supposé qu’une hausse d’un point du taux d’activité entraîne, à emploi constant, une hausse du taux de chômage. L’emploi et la durée du travail ne sont ici pas considérés en équivalent temps plein. Enfin, ne sont pas pris en compte ni les possibles « effets de flexion » ni le « halo du chômage »




Toujours plus négatif ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Fabien Labondance

A la suite du dernier Conseil des gouverneurs qui s’est tenu le jeudi 22 octobre, la Banque centrale européenne (BCE) a laissé ses taux directeurs inchangés, mais Mario Draghi a laissé entendre lors de la conférence de presse qui a suivi que de nouveaux développements dans la politique monétaire de la zone euro pourraient être apportés lors de la prochaine réunion du 3 décembre.

L’évaluation de la conjoncture faite par la BCE est claire, autant du côté de la croissance : « Les risques pour les perspectives de croissance de la zone euro demeurent orientés à la baisse, traduisant notamment les incertitudes accrues entourant les évolutions dans les économies de marché émergentes » que de l’inflation: « Des risques découlant des perspectives économiques ainsi que des évolutions sur les marchés financiers et des matières premières pourraient toutefois ralentir davantage encore la hausse progressive des taux d’inflation vers des niveaux plus proches de 2 % ». Ce diagnostic montre donc qu’étant donné l’orientation actuelle de la politique monétaire, la BCE ne semble pas en mesure d’atteindre son objectif principal, à savoir une inflation proche de 2 % à moyen terme.

Sur cette base, Mario Draghi a annoncé qu’ « il y avait eu une discussion très riche sur tous les instruments monétaires qui pourraient être utilisés (…) et la conclusion était : nous sommes prêts à agir si nécessaire », et que la BCE n’était pas dans une situation de « wait and see » (attendre et voir), mais de « work and assess » (travailler et évaluer). De telles déclarations laissent penser que la BCE annoncera de nouvelles mesures pour atteindre son objectif. Se pose alors la question des instruments qui pourraient être utilisés. Si le programme de Quantitative Easing (QE) pourrait être étendu dans le temps, à différents actifs ou en montant, un autre outil semble aussi émerger.

Pour tenter de relancer le crédit et l’activité dans la zone euro, la BCE a essayé depuis le début de la crise d’inciter les banques commerciales à placer le moins de liquidités possibles à son propre bilan via les facilités de dépôts[1], ce qui constitue le placement le plus sûr pour les banques commerciales. Cette raison a poussé la BCE, en juin 2014, à fixer un taux d’intérêt négatif pour les facilités de dépôts.

Si cette stratégie a semble-t-il fonctionné dans un premier temps, on observe depuis mars 2015 une nouvelle augmentation des montants placés par les banques commerciales au titre des facilités de dépôts (graphique 1). Ainsi, la semaine du 27 février 2015, 37 milliards d’euros étaient placés en facilité de dépôts, ce montant grimpe à environ 160 milliards d’euros la semaine du 16 octobre 2015.

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Sans atteindre les records passés (800 milliards d’euros en 2012), cela indique très certainement qu’une partie des injections massives de liquidité dans le cadre de l’assouplissement quantitatif de la BCE (60 milliards par mois depuis mars 2015) demeure inemployée et retourne même au bilan de la BCE. Les banques commerciales continuent de rechercher des placements sans risque, même à des rendements négatifs. Ainsi, les facilités de dépôts de la BCE représentent un placement sûr au même titre par exemple que les bons du Trésor français qui s’échangent à des taux d’intérêts négatifs jusqu’à l’échéance de 2 ans.

Dès lors, parmi les nouvelles mesures qui seront très certainement annoncées le 3 décembre prochain existe la possibilité de diminuer encore les taux négatifs sur les facilités de dépôts. Ainsi, une nouvelle baisse des taux sur les facilités de dépôts devrait augmenter l’incitation des banques à trouver des formes alternatives et plus rémunératrices de placement de leurs liquidités excédentaires. De là à stimuler le crédit, le chemin restera cependant encore assez long. Mais cette incitation ne sera efficace qu’à condition que les opportunités de prêts apparaissent moins risquées pour les banques commerciales, ce qui passe par un retour de la croissance européenne. A défaut, les limites de l’efficacité de la politique monétaire apparaîtront de plus en plus flagrantes.

 

 


[1] Dispositif par lequel les banques commerciales peuvent laisser des liquidités en dépôt auprès de la BCE pour une durée de 24 heures.




Où est passée la manne pétrolière ?

par Mathieu Plane

La baisse spectaculaire des prix du pétrole depuis la mi-2014, passant d’un baril de brent à 112 dollars en juin 2014 (soit 82 euros) à 55 dollars (49 euros) en moyenne depuis le début de l’année 2015, a conduit à redéployer une partie de la manne pétrolière des pays producteurs de pétrole vers les pays consommateurs. Si cette réduction de 50 % des prix du pétrole en dollars (40 % en euros) améliore mécaniquement notre balance courante, en allégeant notre facture énergétique d’environ 20 milliards d’euros par an, il est instructif d’évaluer les gains pour les ménages et les entreprises issus de cette manne pétrolière.

Pour les ménages, il y a deux sources directes d’économies : la première est liée à la baisse des prix à la pompe, dont la partie non taxée diminue avec la baisse des prix du pétrole, aux marges des raffineurs près. La seconde est liée à la baisse des prix hors taxes du fioul domestique. Selon les données fournies par le ministère de l’Ecologie, du développement durable et de l’énergie sur les prix à la pompe et le fioul domestique, nous avons évalué que la baisse des prix du pétrole engendrerait un gain direct de pouvoir d’achat pour les ménages de 2,7 milliards en 2014 et 5,8 milliards en 2015[1] (graphique 1), soit 8,5 milliards sur deux ans, ce qui représente 0,6 % du revenu disponible brut annuel des ménages (0,4 point de PIB).

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Pour les entreprises,  la baisse des prix du pétrole conduit à diminuer leur coût d’approvisionnement en énergie. Plus l’intensité en pétrole dans la production est élevée, plus cela représente une économie substantielle pour le secteur concerné. Selon nos calculs, à partir du tableau des entrées intermédiaires par branche, nous avons évalué le gain direct pour les entreprises : la baisse des prix du pétrole conduirait à réduire le coût de production des entreprises de 3,2 milliards d’euros en 2014 et 6,3 milliards en 2015 (graphique 2), soit 9,5 milliards en deux ans, ce qui représente 0,45 point de PIB. Les secteurs qui bénéficient le plus de la baisse des prix du pétrole sont logiquement le transport, l’industrie et l’agriculture qui récupèrent deux tiers des gains liés à la baisse des prix du pétrole alors qu’ils ne représentent que 20 % de la valeur ajoutée totale.

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Face à cette baisse des coûts, les entreprises ont la possibilité soit de redresser leur marge en ne répercutant pas la baisse des prix du pétrole dans leur prix de vente, ce que laisse suggérer l’évolution récente des taux de marge et les différences de dynamique entre les prix de valeur ajoutée et ceux de consommation, soit de réduire leur prix au prorata des économies générées par la baisse des prix du pétrole. Cette deuxième option conduirait à redéployer le gain final des entreprises vers les ménages, augmentant ainsi leur pouvoir d’achat via la baisse des prix à la consommation. Mais aussi, par un effet de second tour, cela réduirait le coût de production des entreprises utilisant des consommations intermédiaires de branche dont la production est intense en pétrole, comme le transport.

En fonction de l’utilisation de cette manne pétrolière par les entreprises, les effets sur l’économie seront différents. Dans le cas du redressement des marges, les effets d’offre l’emporteront avec un impact faible à court terme sur la croissance mais élevé à moyen-long terme par le biais de l’augmentation de l’investissement. Dans le cas inverse, les effets de demande domineront avec un impact sur la croissance élevé à court terme en raison de la forte augmentation de la consommation des ménages, mais avec des effets potentiellement plus faibles à long terme.

 

 


[1] Les simulations pour 2015 supposent un prix du baril maintenu à 50 dollars jusqu’à la fin de l’année.




Investir dans l’économie zéro carbone pour échapper à la stagnation séculaire

par Xavier Timbeau

Ce que les révisions à la baisse des différentes prévisions (FMI, OCDE, OFCE) présentées en ce début d’automne 2015 nous disent sur la zone euro n’est pas très réconfortant. Une reprise est en cours, mais elle est à la fois poussive et fragile (voir : « Une reprise si fragile »). Or le taux de chômage de la zone euro est encore très élevé (presque 11 % de la population active au deuxième trimestre) et une reprise poussive signifie une baisse si lente (0,6 point par an) qu’il faudra plus de 7 années pour revenir au niveau de 2007. Dans l’intervalle, la politique monétaire non-conventionnelle de la Banque centrale européenne peine à ré-ancrer les anticipations d’inflation. L’annonce du Quantitative Easing en début d’année 2015 avait fait remonter l’inflation à 5 ans dans 5 ans[1], mais depuis le mois de juillet 2015 le soufflé est à nouveau retombé et les anticipations à moyen terme sont de 0,8 % par an, en deçà de la cible de la BCE (2 % par an). L’inflation sous-jacente s’installe dans un territoire bas (0,9 % par an) et le risque est élevé que la zone euro se bloque dans une situation d’inflation basse ou de déflation, ressemblant étrangement à ce qu’a connu le Japon du milieu des années 1990 à aujourd’hui. Peu d’inflation n’est pas une bonne nouvelle parce qu’elle est enclenchée par un chômage élevé et des salaires nominaux encore moins dynamiques. Résultat, les salaires réels progressent moins vite que la productivité. Peu ou pas d’inflation, c’est à la fois des taux d’intérêt réels qui restent élevés, qui renchérissent les dettes et paralysent l’investissement, mais c’est aussi une politique monétaire non-conventionnelle qui bloque la capacité de valoriser les risques et qui perd peu à peu sa crédibilité à maintenir la stabilité des prix, à savoir tenir l’inflation dans la cible annoncée. Mario Draghi l’avait annoncé en août 2014 au symposium de Jackson Hole, face à un chômage persistant, la politique monétaire ne peut pas tout. Il faut des réformes structurelles (que peut dire d’autre un banquier central ?) mais il faut aussi une politique de demande. Ne pas le faire c’est courir le risque de la stagnation séculaire, formulée par Hansen à la fin des années 1930 et remise au goût du jour très récemment par Larry Summers.

Pourtant, les opportunités d’investissements ne manquent pas en Europe. Les engagements à la COP21, bien que timides, supposent de réduire les émissions de CO2 (équivalent) par tête de 9 tonnes à 6 tonnes en 15 ans et demanderont une sérieuse accélération pour que l’anomalie de température globale ne dépasse pas 2°C. D’ici à 35 ans, c’est en pratique la fin de l’utilisation du pétrole et du charbon (ou le développement à grande échelle de la capture et du stockage du carbone) qu’il faut viser. Pour y arriver, un volume massif d’investissements est nécessaire (estimé à plus de 260 milliards d’euros  (soit presque 2 % du PIB) par an d’ici à 2050 dans la Energy Road Map de la Commission européenne). La rentabilité sociale de ces investissements est considérable (puisqu’elle permet d’éviter la catastrophe climatique et qu’elle permet de tenir les engagements de l’UE vis-à-vis des autres pays de la planète) mais, et c’est bien le problème de notre reprise poussive, leur rentabilité privée est basse, les incertitudes sur la demande future et une coordination défectueuse peuvent faire vaciller les esprits animaux de nos entrepreneurs. La stagnation séculaire découle en effet d’une profitabilité trop basse des investissements, une fois pris en compte les taux réels anticipés et les risques d’une dépression encore plus grave. Pour sortir de ce piège, il faut que les rendements sociaux des investissements dans une économie zéro carbone soient une évidence pour tous et en particulier coïncident avec des rendements privés. Les outils pour ce  faire sont nombreux. On peut utiliser un prix du carbone et des marchés d’échange des droits à émettre, on peut utiliser une taxe carbone, on peut valoriser des certificats pour des investissements nouveaux (à supposer que l’on sache assurer qu’ils réduisent les émissions de CO2 par rapport à un contrefactuel opposable) ou imposer des normes (si elles sont respectées !). La difficulté de la transition et de l’acceptation d’un changement de prix relatif douloureux peut être accompagnée par des mesures de compensation (qui ont un coût budgétaire, voir le chapitre 4 de l’iAGS 2015, mais qui font partie du package de stimulation). On peut aussi vouloir mobiliser la politique monétaire pour amplifier le stimulus (voir cette proposition de Michel Aglietta et Etienne Espagne). La mise en œuvre d’une telle artillerie pour réduire les émissions et relancer l’économie européenne n’a rien de simple et oblige à tordre le cadre institutionnel. Mais c’est le prix à payer pour éviter de sombrer dans une interminable stagnation qui, par les inégalités et l’appauvrissement qu’elle engendrerait, briserait certainement le projet européen.

Ce texte a été publié sur Alterecoplus le 22 octobre 2015

 


[1] L’inflation à 5 ans dans 5 ans est un indicateur parmi d’autres des anticipations d’inflation, très suivi par les banques centrales. Il résulte du prix de marché d’un contrat d’échange (un swap) contingent à la réalisation de l’inflation future.




Une reprise si fragile

par le Département Analyse et Prévisions, sous la direction d’Eric Heyer et de Xavier Timbeau

Ce texte résume les perspectives économiques 2015-2017 de l’OFCE pour la zone euro et le reste du monde

Les chiffres de croissance pour le premier semestre 2015 dans la zone euro ont confirmé le mouvement de reprise entrevu en fin d’année 2014. Alors que le retour de la croissance dans la zone euro aurait pu indiquer la fin de la crise économique et financière mondiale apparue en 2008, les turbulences enregistrées dans les pays émergents et en particulier en Chine pendant l’été rappellent que la crise ne semble finalement pas vraiment finir. Le poids économique de la Chine et son rôle dans le commerce mondial sont aujourd’hui tels que même dans le cas d’un atterrissage en douceur, les conséquences sur la croissance des pays développés seront significatives. Nous anticipons néanmoins que le scénario de reprise ne sera pas remis en cause et que la croissance de la zone euro restera globalement soutenue par des facteurs favorables (baisse du prix du pétrole et soutien monétaire de la BCE) ou moins défavorables (politiques budgétaires moins restrictives). Il n’en demeure pas moins que la situation dans le monde en développement ajoutera une nouvelle incertitude sur une reprise déjà si fragile.

Entre 2012 et 2014, l’activité dans les pays de la zone euro avait stagné alors que dans le même temps les Etats-Unis affichaient une croissance du PIB de 2 % en moyenne. La reprise qui s’était engagée après la forte contraction de 2008-2009 a rapidement tourné court dans la zone euro du fait de la crise de la dette souveraine qui s’est rapidement traduite par un durcissement rapide et incontrôlé des conditions financières et qui a renforcé l’épisode de consolidation budgétaire des Etats membres, en quête de crédibilité aux yeux des marchés. La zone euro a alors plongé dans une nouvelle récession. En 2015, ces chocs de politique économique ne pèseront plus sur la demande. La BCE a contribué au recul des primes de risque sur la dette souveraine en annonçant l’OMT (Outright monetary transaction) en septembre 2012, puis en mettant en œuvre une politique d’assouplissement quantitatif qui améliore les conditions financières et favorise la baisse de l’euro. Du côté de la politique budgétaire, si la phase de consolidation est loin d’être terminée pour certains pays, le rythme et l’ampleur des mesures annoncées diminuent. Par ailleurs, la croissance sera aussi alimentée par la baisse du pétrole qui semble durable. Les gains de pouvoir d’achat dont bénéficieront les ménages devraient nourrir la consommation privée. Ces différents facteurs reflètent donc bien un environnement plus favorable et propice à la croissance. Cependant, force est de constater que le scénario s’appuie également sur des facteurs volatils tels que les baisses du prix du pétrole et de l’euro. Le ralentissement chinois ajoutera donc un risque supplémentaire à ce scénario qui s’appuie sur l’hypothèse d’une transition maîtrisée de l’économie chinoise d’un modèle de croissance tourné vers les exportations à une économie tirée par sa demande interne. Nous estimons que la croissance dans la zone euro s’établirait à 1,5 % en 2015 puis 1,8 % en 2016 et 2017. Les principaux risques à court terme de ce scénario sont négatifs. Si le prix du pétrole remontait, si l’euro ne baissait pas et si le ralentissement dans les émergents se transformait en crise économique et financière, la croissance mondiale et celle de la zone euro seraient significativement réduites. Ce risque est d’autant plus critique que le taux de chômage de la zone euro reste très élevé (11 % en août 2015). Or étant donné le rythme de croissance anticipé, nous prévoyons une baisse du chômage annuelle en 2016-2017 de l’ordre de 0,6 point par an. A ce rythme, il faudra presque 7 ans pour ramener le taux de chômage à son niveau d’avant-crise. Ainsi, si la sortie de crise économique qui a débuté en 2008 est incertaine, il semble en revanche certain que la crise sociale a de beaux jours devant elle.