Les acteurs sont-ils trop payés ? La tribune de Vincent Maraval a lancé un débat par essence idéologique… dans le bon sens du terme. Il semble en effet sain que les hauts revenus doivent se justifier en s’appuyant sur une argumentation susceptible de convaincre le plus grand nombre. Les rémunérations ne peuvent être justes que si elles sont publiquement défendables. Dans cet esprit, en s’appuyant sur l’analyse de l’économie des superstars, cette tribune défend l’idée qu’une petite partie des acteurs, et en général des artistes, capte une rente construite collectivement, ce qui justifie une intervention ayant pour objet de réduire les écarts de revenus.
Comment expliquer les énormes revenus de quelques chanteurs ou acteurs tandis que la plupart des artistes ont du mal à vivre de leur activité ? L’effet superstar a été analysé par les économistes depuis un article fondateur de Rosen (The Economics of Superstars). Il est lié à la structure de la demande (de nature grégaire), à la technologie (qui permet la diffusion de la production à faible coût) et à l’environnement juridique (qui permet d’exclure les passagers clandestins). A cela, il faut ajouter que la position particulière des acteurs-vedettes leur permet de capter une grande part d’une rente construite collectivement. Ces aspects justifient une forte redistribution des revenus. La question ne semble pas pouvoir se régler de façon satisfaisante par la fiscalité : un taux d’imposition de 75 %, déjà considéré comme confiscatoire, n’est pas suffisant dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100, sans parler du risque d’exil fiscal. Intervenir directement sur l’environnement institutionnel et sur les rémunérations, pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics, paraît donc légitime.
Est-il juste que les artistes ayant réussi soient soumis, par exemple, à une tranche d’imposition à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, ou est-ce confiscatoire ? Si cette question se pose pour toutes les activités, le spectacle (artistique ou sportif) fait figure de cas d’école car le consentement à payer des spectateurs fait peu de doutes et ne découle pas d’une asymétrie d’information ou d’un problème principal-agent. La question de la rémunération des artistes ne se pose ainsi pas de la même manière que celle, par exemple, des dirigeants d’entreprise qui exercent des activités pour lesquelles il est difficile d’estimer la contribution (ou productivité marginale), et qui peuvent contrôler les comités qui fixent leur rémunération : les bons résultats de l’entreprise sont-ils dus à la chance, au travail du PDG, à toute l’équipe de direction ou à l’effort de tous les salariés ? Le salaire d’un PDG dépend-il de sa contribution ou de son habileté à convaincre le comité de rémunération de sa valeur ? Dans une tribune récente, Galbraith fait ainsi la différence entre le cas de Depardieu et celui des dirigeants d’entreprises[i]. La transparence du milieu du spectacle explique que dans son livre Anarchie, Etat et Utopie, Robert Nozick prenne l’exemple d’une superstar de l’époque, le joueur de basket Wilt Chamberlain (le livre est paru en 1974), pour justifier les très hauts revenus. L’argument est fameux : si un million de personnes sont prêtes à payer 25 centimes supplémentaires pour voir Wilt Chamberlain jouer, et qu’il signe un contrat avec une équipe de basketball lui proposant de lui verser 25 centimes par billet, alors le fait que le revenu de Wilt Chamberlain soit de 250 000 dollars, bien supérieur au revenu médian ou moyen de l’époque, est juste et légitime. Redistribuer ce revenu serait immoral ; il faut respecter les inégalités librement consenties.
Mais comment expliquer le fait que de nombreux individus soient prêts à payer tant pour tel ou tel artiste, et rien pour la plupart des autres ? Pourquoi est-il caractérisé par cet aspect winner-take-all ? Sur d’autres marchés, si un service rendu est perçu d’un peu moins bonne qualité, de nombreux acheteurs sont prêts à l’acheter pour un peu moins cher que le service de qualité et différents niveaux de gamme coexistent. Au contraire, dans le milieu du spectacle, relativement peu de personnes gagnent des sommes astronomiques. Dans un article fondateur, The Economics of Superstars (1981), Rosen explique ce phénomène par la structure de la demande et par la technologie de production. Il suffit que les talents plus faibles soient peu substituables aux talents élevés (les individus préfèrent assister à un très bon spectacle qu’à dix spectacles moyens) et que le coût de production n’augmente pas proportionnellement à la quantité fournie (l’effort est le même que 10 ou 1 000 personnes soient dans l’audience ou achètent le livre). De fait, d’après Rosen, c’est la technologie (notamment la télévision) qui explique la forte augmentation du revenu des superstars. Il conclut son article en ces termes : « quels changements à venir seront forgés par le développement du câble, de la cassette vidéo et de l’ordinateur personnel ? ».
Les hauts revenus des superstars ne sont pas que la conséquence d’un talent légèrement supérieur (comme dans le modèle proposé par Rosen). Les studios ne payent pas que pour le talent inégalable des acteurs de Friends ou de Depardieu dans Astérix et Obélix aux jeux olympiques. Certains acteurs arrivent en fait à capter une rente, construite en partie par eux, mais également par le hasard et le travail hors des lumières des nombreux contributeurs à l’économie du spectacle. Les acteurs de Friends ont pu négocier d’importantes augmentations de salaire au fur et à mesure des renouvellements de la série. Si dans le contrat de la saison 1, chaque acteur était payé 22 500 dollars par épisode, ils ont reçu 75 000 dollars par épisode lors de la saison 3, 100 000 dollars lors de la cinquième, 125 000 dollars lors de la sixième, 750 000 dollars lors des saisons sept et huit et 1 000 000 de dollars pour les deux dernières saisons, soit plus de 40 fois plus que pour la première saison alors que l’audience n’a été multiplié que par 2 entre la première et la dernière saison (source : Wikipédia). Lors de la saison 2, les salaires ont été négociés individuellement mais les acteurs, y compris Jennifer Anniston et David Schwimmer qui avaient négocié des salaires bien supérieurs au reste du groupe, ont vite compris l’intérêt de la négociation collective : si les studios pouvaient éventuellement se passer d’un acteur (en le remplaçant ou en faisant mourir son personnage), ils ne pouvaient pas remplacer toute la troupe. Manifestement, la multiplication par 40 des salaires n’est pas liée à un accroissement exponentiel du talent des acteurs, mais par le fait qu’ils ont pu profiter de l’attachement des spectateurs à la série, attachement qui a été construit par les acteurs, mais également par le travail des scénaristes, des décorateurs, des metteurs en scène lors des premières saisons. Parce qu’ils incarnent la série et ont négocié collectivement, les acteurs de Friends ont réussi à capter à leur profit la rente construite collectivement. De même, si Depardieu a réussi à s’imposer comme figure nationale, c’est en partie par son talent mais également par celui des nombreux metteurs en scène qui ont fait appel à lui (et de leur scénariste, etc.). S’il est difficile d’expliquer le succès de tel ou tel produit culturel, il ne faut pas négliger la part de hasard ou de chance. Ceci est lié à une caractéristique des produits culturels : ils sont généralement plus appréciés lorsque l’expérience est partagée car, comme le souligne André Gunthert, la consommation culturelle n’a de sens que par sa socialisation (conversation, jugement, citation, réemploi). Par conséquent, le succès s’autoalimente, ce qui engendre des phénomènes du type Intouchables ou Bienvenue chez les Chtis dont l’explication dépasse les qualités intrinsèques des films. Si l’on remplace, dans le modèle de Rosen, le talent par l’audience (les individus préfèrent assister à un spectacle à forte audience qu’à dix spectacles à faibles audiences), un petit avantage initial, qui peut être dû à la chance mais pas seulement, peut se transformer en phénomène par effet boule de neige (Adler, 1985). De plus, le fait que les télévisions demandent des vedettes pour accepter de co-financer les films, comme l’explique Maraval, explique que la célébrité s’auto-renforce et aboutisse à une concentration des revenus par quelques acteurs à forte notoriété. Le petit avantage initial en termes de notoriété n’est pas nécessairement du pur hasard comme on peut le constater en observant le nombre de fils et de fille de dans la profession, enfants de producteurs ou réalisateurs compris. Le vedettariat est aussi une activité où l’on peut profiter d’une notoriété « mal acquise » et où le « buzz négatif » donne de la visibilité.
Pour que l’effet superstar se transforme en hauts revenus, il faut que les artistes puissent exercer leur droit de propriété intellectuelle et exclure les passagers clandestins. Les artistes ont donc besoin d’un environnement juridique qui reconnaisse légalement et fasse respecter leur droit de propriété intellectuelle[ii]. Le fait que les acteurs puissent capter une part importante de la rente est en partie la conséquence de contrats incomplets et d’asymétries dans la législation sur la propriété intellectuelle. Par exemple, la loi californienne interdit les contrats de plus de 7 ans, ce qui explique les sauts de rémunérations des acteurs pour les séries au long cours. Les acteurs peuvent également toujours menacer d’arrêter, ce qui constitue une menace crédible s’ils ont acquis assez de notoriété. Or, les studios ne peuvent pas garder contractuellement les bénéfices anticipés de cette notoriété. Les acteurs bénéficient aussi du fait que d’autres individus ne peuvent pas ou plus faire valoir de droit à la propriété intellectuelle. Les brevets concernant les techniques de diffusions télévisuelles sont, depuis longtemps, dans le domaine public : les droits de propriété industrielle sont beaucoup plus courts (maximum 20 ans) que les droits d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur en France et aux Etats-Unis). Un certain nombre d’idées qui contribuent au succès des produits culturels (film, série, etc.) ne sont pas protégeables: on ne dépose pas une blague, une anecdote, une façon de filmer ou de monter, ni un concept ou une idée de scénario. Le fait que certains acteurs de l’industrie culturelle puissent s’accaparer une rente n’est donc pas qu’une conséquence naturelle des différences de talent ou d’une façon objective de mesurer la contribution de chacun, mais découle en grande partie des règles spécifiques régissant le droit de propriété intellectuelle qui établit ce qui est protégeable ou non et la durée de protection. Il n’est pas du tout évident, par exemple, qu’il faille accorder aux célébrités le droit exclusif d’utiliser commercialement leur image (voir Madow, 1993).
Au-delà de la protection des droits de propriété intellectuelle, l’intervention publique dans le secteur cinématographique peut être considérée comme massive, que ce soit sous forme de subvention ou de réglementation) : quotas d’investissement dans la production et la diffusion d’œuvres cinématographique d’expression originale française pour les chaînes de télévision, régime de l’intermittence dont le déficit est financé par le régime général, incitations fiscales (SOFICA, crédits d’impôt), TVA réduite, aides des collectivités locales (région, département, communes) aux tournages, aux festivals et aux exploitants de salles, et financement du CNC (assis principalement sur les recettes du secteur et en partie redistributif). De plus, Coq et al., 2006 montrent que l’évolution de la réglementation, qui a privilégié l’objectif de défense des parts de marché des films nationaux, plutôt que celui de création pluraliste à l’intérieur du pays, a mené à une concentration plus importante des ressources au profit des films chers, tandis que les obligations qui pèsent sur les chaînes de télévision exacerbent l’effet superstar, les chaînes étant friandes de vedettes.
D’un point de vue économique, deux arguments justifient alors une forte redistribution des revenus des artistes à succès : la captation d’une rente construite par de nombreux individus et la part de hasard (auquel se rajoute le poids de l’intervention publique pour le cinéma). En présence de hasard ou de risque, la redistribution joue un rôle d’assurance, ce qui peut augmenter à la fois l’équité et l’efficacité du système. Du point de vue de l’équité, avant que les gagnants soient révélés, des individus adverses au risque seraient prêts à socialiser les gains risqués. Du point de vue de l’efficacité, un trop fort risque entraîne un sous-investissement de la part d’individus très talentueux mais qui ne veulent pas s’engager dans une activité où il y a trop peu d’élus (et où ils ont trop peu de connections). A la fois du point de vue de l’équité et de l’efficacité, la structure de l’économie du spectacle justifie ainsi une redistribution importante. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes : (1) l’impôt universel couplé à des subventions sectorielles ; (2) l’assurance par exemple via le statut spécifique des intermittents du spectacle ; (3) les salaires minima et/ou maxima, notamment pour les projets bénéficiant de financements ou d’aides publics (France Télévision, Conseils Régionaux, etc.[iii]). Les économistes préfèrent en général la voie fiscale ou les assurances sociales aux interventions directes sur les salaires, laissant les marchés fonctionner librement avant de redistribuer les revenus. La voie fiscale permet en outre d’éviter les effets de seuil arbitraires qu’implique la fixation d’un salaire maximum. Toutefois, en pratique, la redistribution fiscale fait face à une limite majeure : une fois que les rémunérations brutes sont fixées par l’interaction entre les forces de marché et l’environnement institutionnel, elles sont généralement considérées comme légitimes ; un taux d’imposition élevé, par exemple 75 %, pourra alors être considéré comme confiscatoire, ou représentant une « charge excessive » pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel dans une décision récente, alors même qu’un tel taux pourrait être nettement insuffisant pour réduire les inégalités dans une économie de superstars où les écarts de revenus peuvent atteindre des ratios de 1 à 100. Réduire les inégalités demande alors d’intervenir directement sur l’environnement institutionnel – par exemple en réduisant la durée de la propriété intellectuelle – et sur la fixation des rémunérations, ce qui est d’autant plus légitime dans un secteur subventionné et fortement régulé.
[i] « En vérité, le cas de Depardieu est très différent. Son enrichissement a été possible grâce à son talent. Ce n’est pas le cas des dirigeants d’entreprise ! Leurs revenus proviennent de sociétés qui ont gagné de l’argent grâce à un effort collectif ». De notre point de vue, il y a bien captation d’une rente construite collectivement dans les deux cas.
[ii] Dans ce sens, il faut comprendre le libertarisme de Nozick comme le respect absolu des droits de propriétés individuels (qui auraient un caractère naturel). On est loin du libéralisme libertaire qui tente de minimiser les contraintes extérieures, puisqu’une autorité faisant respecter les droits de propriété est ici nécessaire. Cela explique qu’un mélange contradictoire d’appel à la liberté et d’autoritarisme découle de cette doctrine.
[iii] Ainsi que des chaînes privées de télévision en ce qui concerne leurs obligations car elles bénéficient en contrepartie de la gratuité d’utilisation des fréquences hertziennes, ce qui s’apparente à une subvention publique.