par Pierre Madec et Muriel Pucci-Porte
Le 1er juin dernier, l’Observatoire des inégalités publiait son « Rapport sur les riches en France ». Au-delà des discussions instructives sur les composantes de la richesse (patrimoine, conditions de vie, …), les auteurs fixent un « seuil de richesse », se voulant le pendant du seuil de pauvreté, et tentent ainsi de quantifier à la fois le nombre de « riches » en France et l’évolution de ce dernier[1].
Nous ne reviendrons pas ici sur la pertinence du niveau du seuil retenu mais tenterons plutôt d’éclairer (brièvement) le débat d’une part sur la nécessité de fixer un seuil de richesse et d’autre part sur les limites de l’indicateur adopté.
Chaque année, l’Insee publie à la fois le taux de pauvreté monétaire pour l’année N-2 mais aussi une estimation avancée (nowcasting) du taux de pauvreté monétaire pour l’année N-1. Le taux de pauvreté monétaire retenu dans ces études est la part des individus vivant dans un ménage dont le niveau de vie[2] est inférieur au seuil de pauvreté, lequel est fixé à 60% du niveau de vie médian (celui qui partage la population en deux).
Par symétrie, l’Observatoire des inégalités a fixé le seuil de richesse à deux fois le niveau de vie médian. Pour rappel, l’Observatoire des inégalités n’est pas le seul à s’interroger sur ces questions et à fixer un seuil tentant d’isoler les ménages les plus riches. En 2017, l’Insee fixait un « seuil d’aisance » à 1,8 fois le niveau de vie médian[3].
Seuil de richesse : quel intérêt ?
Les publications annuelles sur le taux de pauvreté monétaire et son évolution observée ou estimée donnent une mesure de l’impact sur la pauvreté des évolutions des revenus primaires d’une part et des réformes socio-fiscales d’autre part. Elles permettent donc d’estimer, par exemple, l’effet d’une baisse du chômage sur l’évolution de la pauvreté monétaire. Elles permettent également de mesurer l’impact de la baisse ou la hausse de telle ou telle prestation sur la part des individus vivant sous le seuil de pauvreté. En dépit des limites de cet indicateur, la fixation d’un seuil de pauvreté et l’analyse de l’évolution du nombre de personnes pauvres a donc un intérêt pour le pilotage des politiques économiques. Il y a fort à parier que l’élaboration d’un « seuil de richesse » ait un intérêt similaire. Il permettrait en effet de suivre l’impact de l’évolution des revenus primaires et des réformes (fiscales en particulier) sur le nombre de « riches ».
À l’heure actuelle, il existe déjà des indicateurs de suivi du niveau et de la composition du revenu des ménages les plus aisés. L’analyse des 20 %, 10 %, 5 %, 1 % ou encore 0,1 % des individus aux plus hauts niveaux de vie répond en partie aux besoins décrits précédemment. Néanmoins ces indicateurs ont une limite essentielle : ils ne permettent pas de « suivre » l’évolution du nombre des personnes « riches » : les 10% des plus riches seront toujours 10%. À l’opposé, la part des ménages au-dessus d’un seuil de richesse a lui vocation à évoluer au gré des évolutions socioéconomiques et c’est l’analyse de cette évolution qui a un intérêt particulier. Tout comme on analyse combien de ménages sortent de la pauvreté grâce au système redistributif, nous pourrions analyser combien de ménages « sortent » de la richesse du fait de la fiscalité, entrent ou sortent de la richesse à la suite d’une réforme…
Seuil de richesse : quelles limites ?
Par nature, un seuil est discutable et arbitraire. Celui visant à quantifier la richesse l’est d’autant plus qu’il est bien compliqué de borner celle-ci. L’écart de niveau de vie entre les ménages vivant sous le seuil de pauvreté et ceux vivant au niveau du seuil est en théorie inférieur à deux (écart entre le RSA et le seuil de pauvreté). À l’inverse, l’écart de niveau de vie entre les ménages vivant au-dessus du seuil de richesse n’a pas de limite supérieure.
Dans les faits, les situations de « richesse » dissimulent beaucoup d’hétérogénéités. En outre, comme le souligne l’Observatoire des inégalités, la définition d’un seuil à comparer au seul revenu disponible ne saurait être suffisant à l’analyse de la « richesse ». Les questions relatives au patrimoine sont déterminantes. En outre, à l’image des enjeux autour de l’intensité de la pauvreté, le suivi de l’intensité de la richesse, c’est-à-dire de savoir « à quel point les riches sont riches », apporterait beaucoup au débat, notamment lorsqu’il s’agit de comparaisons internationales.
Enfin, tout comme il existe aujourd’hui des indicateurs de pauvreté non monétaire qui rendent compte de privations ou de difficultés subies par les ménages à bas revenu (ressources insuffisantes, retards de paiement, restrictions de consommation, difficultés liées au logement), il pourrait exister un (ou plusieurs) indicateur(s) de richesse non monétaire témoignant de la qualité de vie des plus aisés (voyages, consommation de biens de luxe, possession de plusieurs logements…).
Il est intéressant de rappeler que la pauvreté non monétaire ne recoupe que partiellement la pauvreté monétaire. Ainsi, en 2019, en France métropolitaine, on constate que 13,6% de la population est pauvre au sens monétaire et 13,1 % l’est au sens non monétaire (selon l’indicateur européen de pauvreté non monétaire (la privation matérielle et sociale), mais seulement 5,7 % l’est selon les deux critères à la fois[4]. Cette non concordance tient au fait que le seuil de pauvreté monétaire ne dépend ni du lieu de vie, qui détermine notamment l’accès aux services publics, le coût du transport et celui des loisirs, ni du statut d’occupation du logement (propriétaire, accédant à la propriété, locataire du parc privé ou en HLM) qui détermine le coût du logement. Mais à composition familiale et revenu disponible similaires, les conditions de vie sont différentes quand on est locataire du parc privé à Paris ou propriétaire à la campagne, et selon les cas, le seuil de revenu disponible en deçà duquel les privations commencent à se faire ressentir diffère.
Le seuil de richesse retenu par l’Observatoire des inégalités étant construit symétriquement au seuil de pauvreté, il en partage les lacunes : avec un niveau de vie égal au seuil on n’a pas la même qualité de vie et les mêmes possibilités de financer des vacances, des loisirs etc… quand on est locataire du parc privé à Paris ou propriétaire à la campagne, quand on est actif ou retraité. Cela tient au fait que le budget nécessaire pour couvrir les besoins élémentaires diffère selon les cas.
Illustration : des inégalités importantes entre statut d’occupation et territoire.
En France, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES[5]) a fait évaluer le revenu nécessaire pour vivre décemment, sans contrainte, et participer à la vie sociale (un minimum de sorties, de loisirs et de vacances notamment). Ces budgets de référence ont été construits à partir de « paniers de biens et services » définis par des groupes de consensus formés de citoyens. Pour le rapport Onpes 2020-2021 (à paraître), ces budgets de référence ont ensuite été valorisés par des experts (Credoc et Ires) aux prix de 2018. Ils ont été définis pour des ménages vivant en zone rurale, dans les villes moyennes et dans la métropole du Grand-Paris, pour des personnes seules et des couples sans enfant, retraités ou actifs, et pour des familles monoparentales ou couples avec deux enfants dont les parents sont actifs.
Ces budgets permettent de donner une valeur monétaire aux besoins spécifiques des ménages directement comparables grâce à leur revenu disponible. On peut considérer qu’être riche, au sens budgétaire, c’est avoir un revenu disponible significativement plus élevé que ce budget décent. La différence entre le revenu et le budget décent est alors un indicateur des marges dont dispose le ménage pour financer des vacances supplémentaires (au-delà de celles prévues dans les budgets), des biens de meilleure qualité ou en plus grande quantité que pour une vie décente.
Compte tenu des différences de coût de la vie sur le territoire et selon le statut d’occupation du logement, les personnes vivant au seuil de richesse tel qu’il est défini par l’Observatoire des inégalités, ne sont pas toutes à la même distance de leur budget décent (Graphique).
Pour des ménages vivant en zone rurale ou dans une ville moyenne, les célibataires et les couples (avec ou sans enfant) dont le revenu est égal au seuil de richesse perçoivent environ 2,85 fois le montant de leur budget décent. À ce même niveau de revenu, ils ont moins de budget excédentaire lorsqu’ils sont locataires du parc privé (2,3 à 2,6 fois le budget décent). Pour les familles monoparentales avec 2 enfants vivant en zone rurale ou dans une ville moyenne, les ménages ont moins de deux fois leur budget décent, sauf quand ils sont propriétaires dans une ville moyenne. Dans la métropole du Grand-Paris, seuls les couples avec 2 enfants et propriétaires de leur logement disposent d’un excédent de budget conséquent avec 2,7 fois le budget décent. Les autres propriétaires perçoivent environ 2,2 fois leur budget décent s’ils sont célibataires ou en couple sans enfant et seulement 1,9 fois leur budget décent s’ils sont parents isolés avec deux enfants âgés de 2 et 10 ans. Les locataires du parc privé dans la métropole du Grand-Paris dont le revenu est égal au seuil de richesse sont ceux qui ont le moins d’excédent et, en particulier, les célibataires n’ont que 1,65 fois leur budget décent et les parents isolés seulement 1,4 fois.
Cette illustration montre à quel point la prise en compte des disparités de coûts de la vie peut influer non seulement sur la perception mais également sur la réalité de la richesse. Bien que la fixation d’un seuil de richesse soit, sur le principe, à même d’apporter de nouveaux éléments à l’analyse de la distribution des revenus en France, il semble donc nécessaire d’aller plus loin. Bien évidemment, cette assertion s’applique tout autant à la mesure de la pauvreté.
[1] Indépendamment de la fixation du seuil, sujet à débat, Pierre Madec a contribué au rapport de l’Observatoire des inégalités en estimant l’évolution du « nombre de riches » en France en mobilisant les Enquêtes Revenus fiscaux et sociaux de l’Insee. Il n’est néanmoins nullement tributaire du contenu du rapport dont il partage tout de même nombre de ses conclusions.
[2] Dans le langage statistique et économique, l’expression « niveau de vie » renvoie à un indicateur construit pour chaque ménage en divisant son revenu disponible par le nombre d’unités de consommation vivant à l’intérieur du ménage afin de rendre comparables des ménages de taille et de composition différentes.
[3] « Les ménages médians : fortement hétérogènes en matière de patrimoine en dépit d’un niveau de vie comparable », Insee Référence, novembre 2017.
[4] Insee Focus, n° 245, septembre 2021. Les indicateurs définissent comme pauvres au sens non monétaire des personnes cumulant plusieurs difficultés ou privations dans une liste : 8 difficultés parmi 27 pour la pauvreté en conditions de vie, 3 parmi 9 pour la privation matérielle et 5 parmi 13 pour la privation matérielle et sociale. La liste exhaustive des items pour chacun des indicateurs y est indiquée.
[5] En 2019, l’ONPES a été fusionné avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) dont les auteurs sont tous les deux membres du conseil scientifique.