par Henri Sterdyniak
Le Premier ministre a annoncé, le 19 novembre, qu’il suspendait la mise en place de l’écotaxe et mettait en chantier une grande réforme fiscale. Celle-ci est souvent évoquée dans le débat public, sans que son contenu et ses objectifs soient bien identifiés. En fait, des projets contradictoires sont présentés.
Certains préconisent une forte réduction des impôts, qui serait susceptible de dynamiser l’économie française, en incitant les actifs à travailler davantage, les ménages à épargner, les entreprises à investir et à embaucher, ce qui rendrait la France plus compétitive. Mais il faudrait diminuer encore plus les dépenses publiques, alors que le gouvernement s’est déjà engagé à les baisser de 70 milliards d’ici 2017. Quelles dépenses veut-on précisément réduire ? Il faudrait diminuer fortement les prestations sociales, ce qui n’est pas compatible avec le maintien du modèle social français. Certains veulent transférer la charge de la protection sociale des entreprises vers les ménages. Ainsi, le Medef réclame une baisse de 100 milliards de la fiscalité des entreprises. Ceci supposerait une nouvelle et forte hausse des impôts pesant sur les ménages, donc un effondrement de la consommation. La France doit-elle s’engager dans cette direction, doit-elle relancer la concurrence fiscale en Europe par la baisse des revenus des ménages ?
D’autres proposent de répartir plus équitablement la charge fiscale entre revenus du travail et du capital et d’augmenter le caractère redistributif de la fiscalité. Mais la France est déjà l’un des pays du monde les plus redistributifs, qui taxe le plus les hauts revenus, les patrimoines importants et les revenus du capital. Ceux-ci sont déjà fortement taxés, à la suite des hausses pratiquées par les gouvernements Fillon, puis Ayrault.
Certains proposent de faire la chasse aux niches fiscales et sociales, d’élargir les assiettes et de diminuer les taux. Mais, n’est-ce pas oublier le rôle incitatif de la fiscalité ? De nombreux dispositifs, même complexes, sont légitimes pour des raisons d’équité (comme le quotient familial) ou d’incitation à l’emploi (comme les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, les exonérations pour la garde des jeunes enfants) ou d’aide aux travailleurs pauvres (comme la PPE) ou autres incitations (comme l’exonération des dons aux œuvres, des cotisations syndicales). Certes, il existe quelques revenus non-taxés comme certains revenus du capital (l’assurance-vie, les PEA), ou comme les plus-values non-réalisées (mais il est difficile d’imposer des gains simplement potentiels), ou comme les loyers implicites (ceux dont bénéficient les personnes qui logent dans un appartement dont ils sont propriétaires), mais qui osera y toucher ? Il s’agit davantage d’un travail patient de démantèlement des niches, d’ailleurs bien engagé depuis quelques années, que d’une grande réforme.
Rendre notre fiscalité plus écologique est certes une ardente obligation. Mais existe-t-il vraiment un double dividende en emplois et en écologie ? Le gain écologique n’a-t-il pas un coût en emplois, en pouvoir d’achat, en compétitivité ? Peut-on augmenter notre fiscalité écologique sans un accord mondial aujourd’hui peu probable ? La taxation écologique est obligatoirement compliquée si on veut éviter de (trop) frapper les agriculteurs, l’industrie, les plus pauvres, les régions périphériques, les rurbains, etc. C’est ce que nous enseignent les échecs de la taxe carbone (en 2009) ou de l’écotaxe (en 2013).
Certes, il faut lutter contre l’évasion fiscale des plus riches et des grandes entreprises, mais ceci passe surtout par une harmonisation fiscale européenne, qui n’est pas sans danger si elle oblige la France à s’aligner sur le moins-disant fiscal en matière d’impôt sur la fortune (ISF), d’impôt sur les sociétés (IS) ou d’impôt sur le revenu (IR).
Une réforme fiscale de grande ampleur, à prélèvements obligatoires constants, fait nécessairement des gagnants et des perdants. Il faudrait dire clairement qui seront ces perdants : les retraités, les propriétaires de leur logement, les épargnants ?
Un projet miracle a ainsi resurgi : la fusion de l’IR et de la CSG. Mais ni les modalités, ni les objectifs de cette fusion ne sont précisés. Elle se heurte d’abord à l’opposition de principe des syndicats qui voient défavorablement la fusion d’un impôt d’Etat avec la CSG dont le produit est directement affecté à la protection sociale. La réforme irait dans le sens d’une étatisation des branches maladie et famille (surtout, si en même temps, une partie des cotisations employeurs étaient fiscalisées), avec le risque que les prestations sociales deviennent des variables d’ajustement des finances publiques.
La CSG pèse actuellement davantage sur les salariés que sur les titulaires de revenus de remplacement. Une fusion CSG-IR sans compensation spécifique pourrait donc être très coûteuse pour les retraités et les chômeurs, et en particulier les plus pauvres qui actuellement ne payent ni CSG ni IR. En sens inverse, les revenus du capital supportent aujourd’hui une taxation totale – CSG-CRDS-Prélèvement sociaux – de 15,5%, nettement plus que les 8% supportés par les salariés. Certes, on peut estimer que ceci compense le fait que, par définition, ils ne supportent pas de cotisations employeurs. Mais, on le voit, la comparaison des prélèvements sur des revenus différents n’est pas si facile.
La fusion pourrait être l’occasion de remettre en cause les différents dispositifs qui ont entraîné progressivement le rétrécissement de l’assiette de l’IR, en particulier certaines niches fiscales. Mais, certaines de ces dépenses fiscales sont indispensables et il faudra les remplacer par des subventions explicites ou les maintenir dans l’impôt fusionné. La fusion ne règle pas en elle-même le problème des revenus exonérés aujourd’hui, que ce soit les loyers implicites ou certaines plus-values.
Certains souhaitent fusionner tous les dispositifs aidant les plus pauvres (RSA, PPE, Allocation logement) dans un impôt négatif géré par l’administration fiscale, en oubliant la nécessité d’un suivi détaillé, personnalisé et en temps réel que permet la gestion par la Caisse d’allocation familiale (CAF).
Le législateur devra trancher la question de la familialisation ou de l’individualisation de l’impôt ainsi fusionné. C’est une question importante : l’Etat doit-il ou non reconnaître le droit aux individus de mettre en commun leurs revenus et de les partager avec leurs enfants ? Mais, faut-il lancer ce débat aujourd’hui ? Mettre en cause le caractère familial de notre fiscalité est-il l’urgence de l’heure ? L’individualisation impliquerait les transferts de charge les plus importants, notamment au détriment des familles mono-actives ou des familles des classes moyennes. A taux constant, elle impliquerait une forte hausse de poids des impôts portant sur les ménages. Une réduction uniforme des taux serait fortement anti-redistributive, en particulier au détriment des familles et en faveur des célibataires sans enfants. L’individualisation devrait obligatoirement s’accompagner d’une forte augmentation des prestations en faveur des enfants (en particulier des familles nombreuses). On aboutirait alors à un système plus redistributif en faveur des familles pauvres, mais les familles aisées seraient perdantes, ce qui pose des questions délicates d’équité horizontale.
Se pose aussi la question du mode de prélèvement. On ne peut passer à un système simple de prélèvement à la source sans réduire fortement le caractère familial et progressif du système français. L’entreprise n’a pas à connaître les revenus du conjoint de son salarié ou ses autres revenus. La réforme permettrait de prélever à la source une première tranche de l’IR (de 20 % par exemple), en y ajoutant des abattements (un abattement individuel, éventuellement un abattement pour conjoint sans ressources, un abattement pour enfants). Le solde serait prélevé (ou remboursé) l’année suivante, sur rôle. Le système ne serait guère simplifié. Contrairement à ce que répète Thomas Piketty, la fusion CSG-IR n’est pas la pierre de touche de la réforme fiscale.
Ne peut-on craindre que l’évocation de la réforme fiscale ne soit un leurre, masquant le refus de s’attaquer aux problèmes effectifs de l’économie française : la difficulté à s’insérer dans la nouvelle division internationale du travail, la croissance des inégalités de revenus primaires provenant de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, l’incapacité des pays développés, et surtout de la zone euro, à trouver une nouvelle dynamique de croissance après la crise financière ?
Le problème n’est sans doute pas tant la structure de la fiscalité, mais l’erreur de politique économique faite, au niveau de la zone euro, d’ajouter l’austérité budgétaire au choc dépressif induit par la crise financière et, au niveau français d’augmenter la fiscalité de 3 points de PIB depuis 2010 (soit de 60 milliards d’euros) pour combler un déficit public induit uniquement par la récession.
Le système fiscal français prélève 46 % du PIB ; les dépenses publiques primaires en représentent 50%. En même temps, la France est l’un des rares pays développés où les inégalités de revenus ne se sont pas fortement accrues dans la période récente. Notre fort niveau de dépenses publiques et sociales constitue un choix de société qu’il faut maintenir ; le système fiscal français est déjà fortement redistributif. Certes, certaines réformes sont nécessaires pour améliorer encore sa redistributivité, pour le rendre plus transparent et plus acceptable socialement. Cependant, c’est au niveau même de la formation des revenus primaires que l’essentiel se joue. Il n’y a pas de réforme miracle : le système actuel, produit d’un long processus de compromis économique et social, est difficile à améliorer.