par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro
La pandémie de Covid-19 a provoqué la plus forte récession depuis la Seconde Guerre mondiale et fortement dégradé la situation des agents économiques. Pour autant, une partie du choc de revenu a été compensée par le soutien des mesures budgétaires prises tout au long de l’année 2020 (voir ici[1]). Pour les ménages européens, le soutien est essentiellement venu de la mise en place de l’activité partielle. Aux États-Unis, l’emploi ne fut pas protégé si bien que les fluctuations du taux de chômage ont été plus rapides et plus importantes. Pour autant, les ménages ont pu bénéficier de transferts budgétaires additionnels. L’impact de la crise et les mesures prises pour l’endiguer ont eu une incidence sur le revenu disponible des ménages mais également sur sa composition. À court terme, tant que la consommation reste en partie empêchée, il en résulte une accumulation d’épargne exceptionnelle dont la mobilisation sera certainement un facteur clé pour la reprise une fois que l’épidémie aura été totalement maîtrisée.
Evolution et composition du revenu disponible des ménages
La crise de la Covid-19 a mis à mal le fonctionnement de l’économie marchande. Avec l’arrêt du tissu productif, la distribution des revenus primaires[2] s’est fortement grippée au cours des trois premiers trimestres de l’année. Ceux-ci ont baissé de plus de 10 % en Espagne et en Italie, de plus de 5 % en France et un peu moins fortement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
La situation financière des ménages dans leur ensemble a cependant été préservée grâce à l’action des pouvoirs publics (Graphique 1). Trois groupes de pays se distinguent. En Espagne et en Italie, les ménages dans leur ensemble ont subi des pertes de revenu disponible (après transferts et impôts directs) de l’ordre de 5 points. L’intervention publique a permis de compenser la moitié du choc initial massif. À l’issue du troisième trimestre 2020, les mesures mises en place en France, au Royaume-Uni et en Allemagne permettaient un impact quasi-nul de la crise de la Covid-19 sur le revenu disponible des ménages ; outre-Atlantiqueles Américains connaissent une augmentation de leur revenu disponible spectaculaire malgré la quasi-stabilisation des revenus primaires distribués. Il faut noter que les dispositifs publics peuvent contribuer à la stabilisation des revenus grâce aux stabilisateurs automatiques et aux dispositifs explicitement décidés pour faire face à la crise de la Covid-19. La faiblesse de ces stabilisateurs automatiques aux États-Unis expliquent aussi pourquoi le gouvernement américain a pris des mesures discrétionnaires de plus grande ampleur que celles des autres économies avancées. Le soutien massif aux ménages peut alors s’interpréter comme une assurance exceptionnelle et transitoire permettant de palier les besoins des ménages à court terme.
Une épargne qui s’accumule
La préservation des revenus observée dans les principales économies avancées analysées a eu lieu dans un contexte où la consommation des ménages a été contenue, à la fois par des décisions administratives empêchant le commerce de plusieurs biens et services et par un comportement de prudence des individus qui ont pu éviter de réaliser des achats nécessitant des interactions sociales[3]. Avec les données disponibles au troisième trimestre 2020, le niveau de la consommation des ménages est en net retrait dans tous les pays. Les pertes de consommation vont de -12 % en Espagne jusqu’à -4 % aux États-Unis[4].
Ainsi, le maintien du revenu conjugué à une consommation fortement empêchée se traduit dans une hausse massive de l’épargne des ménages. Selon nos calculs, au cours des neuf premiers mois de l’année, 238 milliards d’euros d’épargne ont pu être accumulés dans le quatre plus grandes économies de la zone euro. En Allemagne, l’épargne excédentaire cumulée pendant la période serait de 89 milliards d’euros (6 points de RDB). Elle serait de 66 milliards (6 points de RDB) en France, de 35 milliards d’euros en Espagne et 48 milliards d’euros en Italie (respectivement 6 et 8 points de RDB). Au Royaume-Uni, l’épargne sur-accumulée s’élève à 122 milliards de livres (11 points de RDB) et aux États-Unis la hausse s’établit à 1 377 milliards de dollars (12 points de RDB).
La masse d’« épargne covid » accumulée dans les principales économies avancées vient aggraver un des déséquilibres majeurs que l’économie mondiale connaissait avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19 : le décalage grandissant entre une volonté croissante d’épargne de la part des agents privés alors que le taux d’investissement productif marque le pas. Cette masse d’épargne privée abondante cherche des placements à faible risque à un moment où les projets privés se font rares, ce qui devrait renforcer à court terme la tendance structurelle à la baisse des taux d’intérêt.
Et en 2021 ?
La mobilisation de cette « épargne covid » sera un facteur clé du rebond. Or, la capacité des ménages à la débloquer dépend de plusieurs facteurs.
D’abord, l’incertitude régnant sur la vitesse de normalisation de la situation joue un rôle clé. Avec une crise qui se prolonge, la multiplication des faillites d’entreprises peut laisser des stigmates durables sur la capacité de rebond de la production et le chômage peut augmenter fortement avec la volonté des entreprises de rétablir leurs marges[5]. Dès lors, le taux d’épargne peut peiner à retrouver son niveau d’avant-Covid-19 et créer une situation de faible croissance durable, même après la levée des mesures sanitaires. Les solutions nationales alternatives peuvent jouer un rôle majeur en 2021. Le déploiement massif de l’activité partielle permet de ne pas rompre le contrat de travail et de limiter les pertes éventuelles de revenu des personnes dont l’activité professionnelle est à l’arrêt. Aux États-Unis, il n’y pas de chômage partiel et peu de stabilisateurs automatiques (la durée des allocations chômage est limitée et la couverture de santé est souvent liée au contrat de travail). Dans ce contexte, les ménages américains peuvent avoir vu leur revenu préservé, voire fortement augmenté, mais ils ont été laissés à une plus forte incertitude. D’où la nécessité de mesures idoines. Ces mesures sont temporaires mais la durée de la crise sanitaire force (plus qu’ailleurs) à prolonger les dispositifs : allocation chômage fédérale, crédit d’impôts, aides alimentaires… votées le 21 décembre et en cours d’élaboration une fois le Président Biden investi. Ainsi, même si le choc de la Covid-19 est plus que compensé, il faudra sans doute continuer à soutenir les ménages même lorsque la crise sera terminée. Les chiffres d’emploi et du chômage pour le dernier trimestre suggèrent effectivement une stabilisation, à un niveau dégradé, de la situation sur le marché du travail, ce qui se traduit notamment par un allongement du chômage de longue durée et un risque d’accroissement des inégalités.
Ensuite, le deuxième facteur clé qui déterminera la normalisation de l’épargne dépend de la répartition de « l’épargne covid ». Les ménages pouvant télétravailler n’ont pas de pertes de revenus et épargnent. Pour les ménages bénéficiant des dispositifs de chômage partiel, la perte de revenus n’est généralement pas intégralement compensée. La consommation de certains de ces ménages pouvait être contrainte aux biens et services essentiels avant la crise, si bien que la baisse des revenus peut se traduire par une détérioration de leur situation. Pour les ménages moins contraints, la baisse de consommation en services de loisirs ou de restauration peut être plus forte que la baisse de revenu et entraîner une accumulation d’épargne. Enfin, les ménages plus précaires – ceux en contrats courts, en activité partielle avant la crise ou en marge du marché du travail – ne peuvent prétendre à l’activité partielle et à une allocation chômage[6]. Pour eux il n’y a pas d’« épargne covid », et on assiste à une plus grande paupérisation qui est actuellement l’angle mort des mesures de soutien et devient donc un enjeu de la politique budgétaire future.
En France, selon les premières analyses du CAE[7], l’« épargne covid » serait concentrée chez les ménages à fort niveau de consommation, a priori plus aisés. En temps normal, ces ménages ont plutôt tendance à utiliser leur surplus de revenu pour consommer des services de loisirs, précisément les mêmes qui garderont des contraintes dans leur activité au moins au cours du premier semestre.
Avec l’incertitude régnante et
une distribution de la masse d’« épargne covid » concentrée chez les
individus à fort pouvoir d’achat qui verront leur consommation empêchée, il
semble difficile d’envisager une hausse rapide de la consommation des ménages
tant que des mesures prophylactiques prévaudront. Par ailleurs, il ne peut pas
être exclu que l’épargne exceptionnelle cumulée en 2020 – notamment par les
ménages moins fortunés – serve à réduire l’endettement des ménages, ce qui peut
contribuer à réduire les risques auxquels le système financier est exposé,
notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni (pays où la dette des ménages
est de 76 % et de 88% du PIB respectivement selon la BRI à la fin du premier
semestre 2020), mais également amoindrir le potentiel de rebond. En France,
l’endettement des ménages représente 66 % du PIB et selon
la Banque de France on constate au mois de novembre une très légère baisse
de l’encours des crédits à la consommation même si les crédits immobiliers
restent dynamiques.
[1] La mise à jour des données de la comptabilité nationale n’a pas abouti à des révisions majeures pour le premier semestre de l’année. Le diagnostic établi dans le post de blog précédant n’est pas modifié par la publication des derniers comptes nationaux.
[2] Les revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée des salaires et des revenus de la propriété.
[3] Ce comportement de prudence est relativement bien documenté dans certains pays ayant mis en place des restrictions publiques moins strictes. Par exemple, Golsbee et Syverson (2021), « Fear, lockdown and diversion : Comparing drivers of pandemic economic decline 2020 » montrent qu’aux États-Unis la fréquentation des commerces dans les comtés n’ayant pas mis en œuvre des mesures de confinement ou de limitation des mouvements recule de 53 %, tandis que la baisse dans les comtés les ayant mis en place est de 60 %. L’essentiel de la baisse de la fréquentation s’expliquerait donc par une réaction de prudence des consommateurs.
[4] Ces pertes sont calculées comme l’écart entre la consommation des ménages observée au cours des trois premiers trimestres de l’année et la consommation trimestrielle moyenne de l’ensemble de l’année 2019 multipliée par 3.
[5] Encore une fois, les États-Unis se distinguent des autres pays avec une amélioration des taux de marge en 2020. En moyenne sur les trois premiers trimestres, ce taux s’établit en effet à 34,4 % contre 33,2 % en 2019. Corrigé de l’impôt sur les sociétés et de la consommation de capital fixe, le taux de marge s’est cependant stabilisé, mais du fait d’une forte chute au premier trimestre 2020 suivie de deux trimestres de hausse.
[6] Aux États-Unis, il faut être éligible à l’allocation chômage standard dans son État pour prétendre à l’allocation fédérale additionnelle.
[7] Voir notamment l’étude publiée en octobre 2020 : http://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-focus049-cb.pdf)
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