par Sarah Guillou
Le 9 décembre 2019, la Commission européenne a donné son accord aux versements d’aides d’Etat pour le développement de la recherche et de l’innovation du secteur des batteries en Europe. Cet accord porte sur un montant de 3,2 milliards d’euros offerts par 7 pays membres ; il est sensé entraîner des investissements privés pour 5-7 milliards d’euros. Le projet a obtenu le label IPCEI, c’est-à-dire celui de projet jugé important et portant sur des intérêts européens communs. La décision ne faisait pas mystère mais elle marque le démarrage d’une politique industrielle européenne plus décidée que par le passé.
Les batteries seront un élément important de la transition écologique, d’une part pour assurer la disparition du moteur à combustion et, d’autre part pour emmagasiner les énergies renouvelables dont la production est intermittente.
Le secteur de la production des batteries pour les voitures électriques est en pleine expansion. Le Japon, la Chine et la Corée du Sud dominent le marché, l’Europe est très loin derrière.
Il est rare de saisir la stratégie industrielle de l’UE tant elle est souvent brouillée par les positions contradictoires de ses membres ou dénuée de substance car fondée sur un consensus minimal retirant toute valeur ajoutée à l’échelon européen.
Les initiatives pour soutenir la recherche, la production et le recyclage des batteries amorcées depuis 2017 jusqu’à ce dernier feu vert de Bruxelles aux aides des Etats font apparaître une stratégie cohérente en matière industrielle, qui devra cependant être adossée à des arbitrages en matière de politique commerciale et de politiques urbaines.
L’industrie de la batterie, une industrie au carrefour du passé et du futur industriel de l’Europe
Elle est cohérente non seulement avec l’actuelle spécialisation de l’industrie européenne mais aussi avec les objectifs environnementaux de l’UE. Elle est cohérente avec son passé, l’automobile, et son futur, l’environnement.
En effet, la production de batteries va devenir très vite un enjeu crucial pour l’avenir de l’industrie automobile en Europe qui doit faire face à deux chocs majeurs : un choc de régulation associé aux limites d’émissions de CO2 et à l’organisation des mobilités urbaines et un choc technologique mélangeant les véhicules autonomes, les objets connectés et la voiture électrique. Or cette industrie représente 700 milliards d’euros de production pour la seule zone euro et 6,1% de l’emploi total européen. Elle exporte 37% de sa production et participe fortement à l’excédent commercial de l’UE (Eurostat). Elle réalise 25% de la recherche et développement (R&D) des 1000 premières entreprises européennes en 2018 (206,3 milliards d’euros, EU R&D Scoreboard). Volkswagen, Daimler et BMW sont les trois premiers investisseurs en R&D parmi les 1000 premiers investisseurs européens tous secteurs confondus. En France, Renault et Peugeot sont les deux premiers investisseurs en R&D après Sanofi. En outre c’est une industrie fortement fragmentée sur le territoire européen qui induit une sensibilité très partagée à tout choc qui toucherait le secteur.
En matière de véhicule électrique, la batterie est la pièce maîtresse des véhicules électriques, elle en constitue entre le tiers et la moitié de la valeur ajoutée. De plus, la production de batteries ne doit pas être trop éloignée, tant physiquement qu’au sens de l’intégration verticale de la production des véhicules. C’est en effet un élément de poids, au sens propre, donc les coûts de transports sont élevés, et au sens figuré parce que c’est l’essentiel de la valeur ajoutée[1]. Or l’UE est très peu présente dans la production mondiale de batteries.
Du côté du futur, le « green new deal » annonce un changement de braquet en matière de contrôle des émissions. La neutralité carbone est visée à l’horizon de 2050. Déjà la pression est forte sur les constructeurs pour qu’ils passent à l’électrique, car en effet ils doivent se conformer d’ici 2021 à ce que leurs flottes de véhicules ne dépassent pas les 95 grammes de CO2 par kilomètre. Ils devront payer une amende de 95 euros pour chaque gramme additionnel multiplié par le nombre de voitures vendues. La contrainte est telle que Fiat n’a pas hésité à s’allier avec Tesla (rachat des crédits d’émission de Tesla) pour se conformer aux objectifs (voir « Quand Fiat-Chrysler s’offre les crédits Co2 de Tesla », Les Echos, 6 mai 2019).
Les constructeurs européens n’ont pas trop tardé à se lancer dans la production de véhicules électriques : le marché des voitures électriques européen est plus grand que celui des Etats-Unis. Mais la production européenne, qui représente 22% de la production mondiale, est réalisée avec des batteries importées.
Les batteries sont également une pièce maîtresse de la transformation énergétique, les énergies renouvelables, de nature intermittente, nécessitent d’être stockées. A cet égard, le stockage dans les batteries de véhicules à l’arrêt pourrait être un des vecteurs de l’articulation des véhicules avec les besoins en énergie de la ville.
La réalisation des objectifs du « green new deal » ne se fera qu’en développant les technologies de conservation de l’énergie. La disponibilité de batteries bon marché aidera à développer les énergies renouvelables. Aujourd’hui seuls les Chinois peuvent produire des batteries bon marché. Mais si on veut transformer les subventions européennes en profits futurs, faut-il laisser le marché européen totalement ouvert aux batteries chinoises ?
L’équilibre entre protectionnisme et ouverture commerciale reste à trouver
L’UE est fortement insérée dans la légalité internationale et en matière de politique commerciale, elle a plutôt penché du côté de l’ouverture aux échanges que du côté du protectionnisme. La concurrence chinoise a rebattu les cartes et l’UE tend de plus en plus à analyser la réciprocité des conditions de l’échange. Les subventions publiques chinoises et les barrières posées aux entreprises européennes pour accéder au marché chinois sont de moins en moins ignorées. Cependant le rôle de l’UE dans la défense de règles de commerce juste et équitable, voire le poids de la responsabilité d’être historiquement cette voix du libéralisme régulé, pourrait contraindre ses marges de manœuvre.
Les subventions européennes sont-elles légales au regard des règles du commerce international ? Les Etats-Unis pourraient-ils demain venir contester la position de leadership du suédois Nothvolt ou du français Saft au motif que ces entreprises ont reçu des subventions européennes ? Rappelons que l’UE vient de se faire condamner par l’OMC pour avoir versé des subventions à Airbus (décision d’octobre 2019) entraînant des droits de douane américains sur 7 milliards de dollars d’exportations européennes.
Les batteries, des cellules aux packs complets, ont été exclues de l’accord sur les technologies de l’information (ITA, 1996, 2015). Donc les batteries ne sont pas couvertes par un accord spécifique. En revanche, une politique de subvention de la production des batteries pourrait conduire à des mesures de représailles (counterveiling measures). Précisément, l’accord de l’OMC sur les subventions (Subsidies and countervailing measures, SCM) prohibe l’usage de subventions qui pourraient affecter le commerce dans la mesure où elles donneraient un avantage au contenu local.
A contrario, l’UE doit-elle se protéger de l’entrée des batteries chinoises voire japonaises ?[2] A l’égard des batteries chinoises, elle pourrait légalement le faire au motif que leur production a été subventionnée. Mais une telle position n’est pas exempte d’un effet boomerang sur sa politique actuelle. De manière plus indirecte, une réglementation en termes de standards relatifs à l’extraction des minerais et au recyclage des batteries pourrait être mise en place et reviendrait à protéger les producteurs européens de la concurrence asiatique tout en renforçant les exigences environnementales et technologiques du processus de production des batteries.
Enfin, l’UE doit-elle accueillir à bras ouverts les investisseurs étrangers du secteur des batteries ? Au regard des objectifs de court terme de l’emploi, de l’environnement et des transferts de technologie, la réponse doit être positive. Mais il faut mesurer que cela peut créer une concurrence difficile pour les nouveaux entrants qui devront faire face à des coûts plus élevés, étant en bas de la courbe d’apprentissage et ne bénéficiant pas encore d’économies d’échelle. Le choix de l’ouverture aux investisseurs a jusqu’à présent plutôt prévalu. On a pu voir ainsi le chinois CATL investir avec BMW en Allemagne, le sud-coréen LG Chem investir en Pologne tandis que Samsung SDI et SK Innovation se sont implantés en Hongrie.
Il faut veiller à contrôler ces investissements de telle manière à qu’ils ne soient pas prédateurs, ni sur la captation de la demande européenne, ni sur la captation des subventions (tel que cela a pu se produire avec les panneaux solaires).
Des ressources aux débouchés, des efforts encore nécessaires
Outre la définition du degré d’ouverture optimale pour le développement de l’industrie, deux autres leviers majeurs sont à envisager : celui de l’accès aux ressources et celui des débouchés.
En effet, la question de l’approvisionnement en lithium reste une probable pierre d’achoppement future. Ces 10 dernières années, la Chine est devenu un fournisseur incontournable de lithium, en 2019 elle contrôle 60% de la production de lithium. Les producteurs de batteries doivent s’assurer un approvisionnement en lithium et en cobalt. Les mines de cobalt se trouvent principalement en République du Congo, détenues en grande partie par le suisse Glencore mais aussi le chinois Zhejiang Huayou. Avec la hausse de la demande, les prix de ces ressources vont augmenter.
Northvolt a signé un accord de vente en 2018 avec le canadien Nemaska Lithium pour s’assurer les ressources en hydroxide de lithium[3]. Les Européens ne devraient-ils pas joindre leurs forces pour gagner plus d’indépendance en matière d’accès aux terres rares ?
En matière de débouchés, il va falloir que les gouvernements locaux soient fortement incités à modifier leurs parcs de transports publics et à investir dans des infrastructures favorables aux changements de comportements des agents. Le cas des villes chinoises qui achètent les bus électriques de BYD – le deuxième plus grand producteur chinois de batteries et producteurs de véhicules électriques – et qui contraignent de plus en plus la circulation aux véhicules hybrides ou électriques montre une autre dimension de la politique très volontariste des Chinois. La question du traitement comptable de ces dépenses publiques locales, des aides au financement des investissements aux infrastructures des mobilités électriques devra être discutée plus précisément à l’échelle européenne. Il faudrait également penser le déploiement des stations de charge au niveau européen pour parachever l’intégration européenne des transports.
De plus la technologie des véhicules électriques est complexe et nécessite aussi un réseau de sous-traitants notamment en micro-électronique. Enfin, la localisation de la production de véhicules électriques doit se faire auprès des usines de batteries et les deux nécessitent de grands espaces. Cela implique une concordance de plusieurs éléments qui détermineront la localisation de l’industrie des batteries pour véhicules électriques. Pour le moment, la Chine cumule tous ces éléments, et le défaut qu’elle peut avoir en termes de technologie, elle le conquiert en échange du reste – un marché soutenu, l’engagement de l’Etat, le contrôle des ressources. C’est pourquoi tant d’entreprises automobiles se sont alliées à des constructeurs chinois pour produire des véhicules électriques en Chine. L’investissement de CATL en Allemagne n’est pas une mauvaise nouvelle. Cela signifie que l’Allemagne et l’Union européenne sont des territoires attractifs pour le fabricant de batteries chinois. Cela tient au fait que BMW apporte sa technologie mais aussi au fait que les infrastructures européennes et le marché européen permettent d’envisager la viabilité de ce marché. La dépendance aux batteries chinoises sera difficile à éviter à court terme, tant le gouvernement chinois est pro-actif dans la construction d’un environnement favorable aux véhicules électriques ; dans ce cas, autant influencer les conditions d’une interdépendance aujourd’hui tout en pensant l’indépendance future. Les constructeurs européens gagneront à se servir des compétences des Chinois et de leurs investissements tout en cherchant à se développer sur des technologies parallèles et de rupture.
En conclusion, le marché
des batteries illustre une interdépendance saine et démocratique entre la
puissance publique – vecteur des préférences des citoyens – et les entreprises
privées. La régulation sera un élément structurant du secteur et déterminant de
la rentabilité de l’investissement dans le secteur. Tant le prix du carbone que
la régulation sur les émissions que la mise en place d’infrastructures propices
à l’usage des voitures électriques, les subventions directes (achat par l’Etat,
ou financement de la R&D ou autres investissements) ou indirectes
(fiscalité) au développement des véhicules électriques, et in fine le degré
d’ouverture aux investissements et aux importations, créent l’environnement de
la décision d’investissement des acteurs privés. La compétitivité est le
résultat d’un processus continu et stable d’incitations favorables qui
conduisent les acteurs à investir durablement. Si les Etats européens décident,
en accord avec le mandat qui leur a été accordé, de parier et de s’engager dans
l’électrique durablement, alors les acteurs privés pourraient suivre.
[1] De fait les constructeurs automobiles se sont installés partout où ils vendaient, rapprochant le lieu de vente et le lieu de production ou au moins d’assemblage.
[2] La concurrence n’est pas seulement chinoise. Du côté des Japonais, pionniers dans le secteur, l’alliance des constructeurs automobiles avec les producteurs de batteries a démarré bien avant le projet de consortium européen. Toyota est très actif dans le domaine de la recherche sur les batteries solides, planifiant de dépenser plus de 13 milliards de dollars de R&D d’ici 2030 sur les batteries de la prochaine génération. Un consortium japonais a également été lancé par la New Energy and Industrial Technology Development Organisation incluant 23 industriels japonais. Les Japonais risquent bien d’être les leaders des batteries solides avec l’engagement de Toyota.
[3] Nemaska Lithium est un producteur canadien d’hydroxide de lithium et de carbonate de lithium. Il extrait le lithium de sa mine Whabouchi, au nord de Chibougamau au Québec.
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