Après les modèles suédois et allemand, l’Europe doit-elle adopter le modèle estonien ? Malgré la success story estonienne, la réponse est non. Voici pourquoi.
L’Estonie n’a cessé de surprendre ces dernières années. Tout d’abord, elle a étonné ceux qui, à l’automne 2008, pensaient qu’elle n’avait pas d’autre solution que d’abandonner son currency board (caisse d’émission, en français) pour dévaluer massivement sa monnaie. Or, c’est bien une toute autre solution qu’elle a choisie, puisqu’elle a renforcé son ancrage monétaire en adoptant l’euro le 1er janvier 2011. Elle a surpris aussi en décidant, à l’hiver 2008, de baisser massivement les salaires des fonctionnaires dans l’espoir de créer un « effet de démonstration » au secteur privé, notamment celui exposé à la concurrence internationale. L’objectif du gouvernement était alors clairement d’aider l’économie à regagner de la compétitivité. Cette stratégie dite de « dévaluation interne » a fonctionné dans le sens où effectivement, l’ensemble des salaires a baissé, avec des pertes salariales ayant pu atteindre jusque 10 à 15 % au plus fort de la crise. Etonnamment, cette baisse des salaires généralisée à l’ensemble des secteurs a fait l’objet d’une relative acceptation au sein de la population. Peu de grèves et de manifestations ont eu lieu et ce, même lorsque le gouvernement a décidé de flexibiliser davantage le marché du travail (procédures de licenciements rendues plus faciles, suppression de l’autorisation administrative de réduction du temps de travail, etc.). Enfin, l’ultime surprise a été sans aucun doute une croissance du PIB de l’ordre de 8 % en 2011, un taux de chômage ramené à moins de 11 % et un déficit de la balance commerciale d’à peine 2 % du PIB (contre 16 % avant la crise). La dette publique de l’Estonie est contenue à 15,5 % du PIB et, pour 2011, le pays a même enregistré un excédent budgétaire de 0,3 % du PIB ! De quoi faire rêver les autres pays de la zone euro…
Pour autant, la stratégie suivie par l’Estonie ne peut être érigée en modèle pour les autres pays de la zone euro. De fait, la success story de l’Estonie s’explique par la conjonction d’éléments favorables et, en l’occurrence, deux conditions sont nécessaires :
1. Une stratégie de baisse des salaires ne permet de regagner en compétitivité par rapport à ses principaux partenaires que si elle est menée isolément. Si en Europe, et notamment dans la zone euro, tous les pays baissaient les salaires, le résultat en serait simplement une atonie de la demande intérieure sans effets bénéfiques sur les exportations des pays. A ce jour, parmi les membres de la zone euro, seule l’Estonie et l’Irlande (soient deux « petits » pays) ont joué la carte de la baisse des salaires dans le contexte de la crise . On n’ose à peine imaginer l’impact sur la zone euro si l’Allemagne ou la France (soit des « grands » pays) avaient baissé de façon drastique leurs salaires au plus fort de la crise. Outre l’atonie de la demande, cela aurait inévitablement conduit à une guerre commerciale entre les pays ne profitant finalement à personne…
2. Une stratégie de baisse des salaires n’est bénéfique pour le pays qui la pratique que si les principaux partenaires commerciaux sont sur une trajectoire de croissance. En la matière, la reprise de l’activité en Suède et en Finlande explique en partie les bonnes performances à l’exportation de l’Estonie. En 2011, le PIB a augmenté de 4,1 % en Suède et de 3 % en Finlande (contre « seulement » 1,6 % en zone euro). On devine que les exportations de l’Estonie auraient été moins dynamiques (+33 % en 2011 !) si le rythme de croissance de ses deux principaux partenaires commerciaux avait été moindre, la Finlande et la Suède représentant à elles deux 33% des marchés à l’exportation de l’Estonie…
Pour autant, est-ce à dire qu’un ralentissement prononcé de l’activité en Suède et Finlande – comme on peut l’anticiper pour 2012 voire 2013 – réduirait à néant les efforts consentis par les travailleurs estoniens en termes de renonciation salariale ? En d’autres termes, la baisse des salaires aura-t-elle été inutile pour relancer durablement l’économie estonienne? La réponse est non. En Estonie (mais aussi dans les autres Etats baltes), la baisse des salaires était de toute façon nécessaire pour compenser les fortes de hausses de salaires octroyés avant la crise et très largement déconnectées des évolutions de productivité. La perte de compétitivité de l’économie estonienne qui en a résulté s’est matérialisée dès l’hiver 2007, avec un PIB qui a décéléré notablement et un déficit commercial qui a atteint un niveau abyssal. Au printemps 2008, il est clairement apparu que le modèle de croissance de l’Estonie (et des autres Etats baltes) basé sur l’équation « consommation+crédit+hypertrophie de la construction » était insoutenable et que des « ajustements » étaient inéluctables afin de réorienter l’économie vers les exportations.
Une analyse détaillée des ajustements du marché du travail estonien durant la crise économique (voir ici) permet de mesurer l’incidence des baisses de salaires, mais aussi de la réduction du temps de travail et des licenciements massifs sur la compétitivité des entreprises. Au total, le taux de change réel effectif (mesuré par les coûts salariaux unitaires de l’Estonie relativement à ceux de ses partenaires commerciaux) s’est déprécié de quelque 23 % depuis 2009. La perte de pouvoir d’achat supportée par les travailleurs estoniens est évaluée à 9 % (en termes réels) depuis 2009 ou, encore, à 20 % des gains de pouvoir d’achat obtenus sur 2004-2008. Parmi les facteurs sociétaux et institutionnels ayant conduit la population estonienne à accepter des baisses de salaires et une plus grande flexibilisation du marché du travail, l’absence de représentation syndicale forte semble constituer un facteur explicatif important. Par exemple, en Estonie, moins de 10 % des employés sont couverts par des négociations collectives (contre 67 % en France). L’autre facteur explicatif clé semble bien avoir été la volonté d’adhérer à la zone euro. En ces temps difficiles pour la monnaie unique, si cette volonté peut surprendre, elle n’en demeure pas moins toujours d’actualité pour un certain nombre de pays de l’UE qui n’ont pas encore adopté l’euro…