par Sarah Guillou et Evens Salies [1]
Le marché commun de l’énergie fait-il la part trop belle aux sources d’énergies renouvelables (SER) ? C’est ce que pensent les neuf énergéticiens auditionnés au Parlement européen en septembre dernier. Selon eux, atteindre 20% d’énergie d’origine renouvelable dans la consommation finale d’énergie de l’UE d’ici 2020 aurait des répercussions négatives sur le secteur de l’énergie électrique : détérioration des résultats financiers des énergéticiens et de la sécurité d’approvisionnement en électricité. On ne peut nier que depuis la fin des années 1990, la politique de l’UE en faveur des SER est très active dans ce secteur. Les instruments suggérés par la Commission européenne (CE) aux Etats membres pour atteindre l’objectif des 20% sont nombreux (voir la Directive 2009/28/CE) : tarifs d’achat garantis de l’électricité produite à partir de SER, crédit d’impôt, … Aussi, en 2011, l’ensemble de ces mesures a-t-il permis à l’UE-27 d’atteindre 22% d’électricité produite à partir de SER, hydroélectricité incluse (Eurelectric, 2012)[2].
En quoi cette politique porte-t-elle préjudice aux producteurs historiques et à la sécurité d’approvisionnement ? Rappelons quelques faits stylisés de la consommation et du pilotage de la production d’électricité. La consommation est en moyenne plus faible la nuit (période dite de « base ») qu’en journée où elle passe par un ou deux pics (périodes appelées « pointes »). L’électricité n’étant pas stockable, le moyen le moins coûteux de répondre au passage base-pointes est d’utiliser les centrales selon leur « ordre de mérite ». Un producteur faisant appel à plusieurs sources d’énergie les sollicite ainsi de la moins flexible (démarrage lent, coût marginal faible) à la plus flexible (démarrage rapide, coût marginal élevé). En théorie, l’empilement est/était le suivant : nucléaire-charbon pour la base, nucléaire-charbon-gaz en pointe[3]. C’est durant les pointes, où les prix de gros peuvent s’envoler, que les producteurs gagnent le plus d’argent. De son côté, la production des centrales à SER est contingente aux aléas météorologiques (« l’intermittence ») : ces centrales ne produisent que lorsque la ressource primaire associée (vent, soleil, etc.) est suffisante ; elles sont alors prioritaires pour satisfaire la consommation d’électricité.
L’intégration des SER dans le parc de production modifie l’ordre de mérite. L’empilement précédent devient éolien-nucléaire-charbon pour la base, éolien-nucléaire-charbon-gaz en pointe ; du vent est donc substitué à un peu d’uranium, de charbon et de gaz. Sachant que le coût marginal de production des centrales à SER est proche de zéro, leur intégration, pourtant minime dans le mix énergétique, fait baisser le prix moyen sur les marchés de gros. Par conséquent, avec l’intégration des SER, les centrales à énergies fossiles sont moins bien rémunérées. De leur côté, les centrales à SER bénéficient toujours d’un tarif d’achat garanti (en France, 8,2 c€/kWh pour l’éolien, entre 8 et 32 c€/kWh pour le photovoltaïque, …)[4]. Le manque à gagner est plus grand durant les périodes de pointe de consommation. Les producteurs sont moins incités à investir dans la construction de centrales à énergie fossile qui sont pourtant nécessaires pour produire durant ces périodes. D’où un risque pour la sécurité d’approvisionnement : avec un écart potentiellement réduit entre les capacités disponibles et la demande en pointe, le risque que l’écart réel entre la production et la consommation soit négatif est alors plus grand.
Une solution possible est la création d’un « marché de capacités ». Sur ce marché, la mise à disposition bien à l’avance de la capacité de production d’une centrale entraîne une rémunération, même s’il n’y pas de production effective. Ce type de marché intéresse les neuf énergéticiens, dans la mesure où ils sont dotés en centrales électriques à gaz et/ou sont vendeurs de gaz, qui sont celles sollicitées en période de pointe. En France, la loi de NOME de 2010 prévoit la mise en place d’un tel marché pour la fin 2015.
Notons par ailleurs qu’une part significative des centrales à énergie fossile n’étant pas en fin de vie physique, l’intégration des SER ajoute des capacités à un marché européen de l’énergie électrique déjà en état de surcapacité. Cette situation de surcapacité est aggravée par la crise économique qui touche la demande d’énergie. Elle concerne surtout les centrales à gaz déjà concurrencées par les centrales à charbon devenues plus rentables depuis l’importation du surplus de charbon américain, évincé par le gaz de schiste. L’excès d’offre contribue cependant à contenir les prix de l’électricité.
Au final, l’audition des neuf énergéticiens au Parlement européen révèle deux difficultés majeures de toute politique de transition énergétique. La première est le coût de l’ajustement au nouveau mix énergétique. Les énergéticiens, tels les neuf, se plaignent (à juste titre) que ce coût met en péril leur rentabilité et certains seront contraints de fermer des sites de production, voire de les démanteler, pour y faire face (Eon en Allemagne). Les consommateurs, de leur côté, financent entre autres l’obligation de rachat – en France, via la contribution au service public de l’électricité (700 millions d’euros en 2010). Le coût de l’ajustement est incontournable et même nécessaire à l’ajustement : c’est parce qu’elles ont à supporter un coût supplémentaire que ces entreprises modifieront leur portefeuille énergétique. La deuxième difficulté se résume en une question : comment concilier le soutien aux SER et la sécurité d’approvisionnement ? Si la politique énergétique participe bien d’une amélioration de la qualité de l’air, elle semble encore inefficace dans la gestion de la sécurité d’approvisionnement qui constitue tout autant un bien public.
La CE s’oriente vers des solutions de coopération. À l’instar du développement coordonné de l’interconnexion des réseaux nationaux mené par les gestionnaires des réseaux de transport, elle s’interroge sur la faisabilité d’un marché commun d’échanges de capacité de productions d’électricité. La CE souhaiterait également que les Etats membres se coordonnent pour la fixation des tarifs d’achat garantis. En effet, ces tarifs peuvent créer des effets d’aubaine, notamment pour les équipementiers (voir Guillou, S., 2013, Le crépuscule de l’industrie solaire, idole des gouvernements, Note de l’OFCE No. 32). Il reste à trouver des mécanismes qui entraîneraient une gestion coordonnée de la sécurité d’approvisionnement électrique de l’UE tout en faisant une place aux SER. L’audition des énergéticiens au Parlement européen devrait susciter une réflexion plus générale sur la sécurité d’approvisionnement dans l’UE, toutes sources d’énergie confondues.
[1] Nous remercions Dominique Finon, Céline Hiroux et Sandrine Selosse. Toute erreur est de notre seule responsabilité.
[2] Le chiffre des 20% couvre un nombre de secteurs plus grand que le secteur de l’énergie électrique.
[3] Ce principe était surtout valable avant la libéralisation des marchés de gros, où un producteur verticalement intégré décidait des centrales à démarrer pour répondre à une demande nationale.
[4] Les tarifs d’achat garantis ont été mis en place afin que les technologies de production de l’électricité à partir de SER qui n’étaient pas encore matures ne soient pas désavantagées.