par Jean-Luc Gaffard
Perte de sens du travail, absence de motivation, recherche de l’épanouissement personnel constituent des éléments de langage qui sont devenus courants dans les médias et donnent lieu à nombre de réflexions sociologiques et philosophiques. En outre, le remplacement de l’homme par la machine est de nouveau prédit en écho des bouleversements technologiques qui ont pour nom aujourd’hui intelligence artificielle. La réduction du nombre d’emplois qui en résulterait alimente le discours sur la fin du travail et le droit à la paresse remis au goût du jour.
Curieusement, l’analyse économique n’est guère appelée en soutien de la réflexion sinon pour dénoncer les méfaits du marché tout entier tourné vers l’accumulation de richesses au bénéfice d‘un petit nombre de privilégiés. Pourtant, si l’on se départit de ce discours convenu qui se limite à la dénonciation d’un coupable commode, le capitalisme ou la finance, les questions légitimes sur la place du travail dans l’économie et la société pourraient trouver des réponses moins simplistes, prenant appui sur la théorie et l’histoire économiques.
L’état des lieux
Avant toute chose, il importe de préciser quelques faits saillants qui caractérisent la situation actuelle du travail et de l’emploi et résultent de mécanismes à la fois économiques et sociaux. Ces faits témoignent de l’atteinte portée à la capacité de redéploiement d’une économie confrontée à des transformations structurelles en l’occurrence initiées par les transitions écologique et digitale.
D’un point de vue d’analyse économique, le rapport au travail change profondément dans une économie en situation de croissance et de plein emploi pour une durée significativement longue. Les gains de productivité permettent hausse des salaires, diminution séculaire du temps individuel de travail et, corrélativement, augmentation du temps de loisir. De nouvelles activités deviennent possibles qui répondent à d’autres aspirations que pécuniaires en même temps que de nouvelles exigences se font jour sur les conditions et le contenu du travail. Ce que d’aucuns appellent le capitalisme paradoxal prend place[1] : il repose sur l’augmentation conjointe du temps de travail et du temps de loisir. L’augmentation du temps global de travail est essentiellement fondée sur la croissance de la population en âge de travailler, l’immigration et la hausse des taux d’activité de fractions importantes de la population, en l’occurrence la population féminine quand s’opère la bascule du travail domestique non rémunéré vers un travail dont la rémunération vient augmenter le produit intérieur brut. L’augmentation du temps de loisir ouvre la voie à de nouvelles activités marchandes et stimule la croissance. S’il est vrai que la baisse de la durée individuelle du travail, l’amélioration des conditions de travail, la hausse des salaires sont le fruit des luttes sociales sanctionnées par les progrès du Droit du travail et le Droit de la protection sociale, il est non moins vrai que ces avancées ont assuré la viabilité d’économies de marché intrinsèquement instables.
Cette évolution séculaire des situations et des comportements est inévitablement contrariée dans une économie qui connaît un chômage de masse durable et (ou) une montée du dualisme du marché du travail qui se manifeste par la polarisation des emplois et des salaires. Le changement du rapport au travail n’a plus le caractère volontaire que l’on pouvait lui prêter pour la simple raison que le travail en étant source de revenus est la condition du développement des activités hors emploi et que ce lien est menacé. La solution du partage du travail est doublement illusoire : réduire le temps de travail individuel et augmenter corrélativement le nombre des emplois risque de se traduire par une chute de la productivité et une diminution du revenu global ; en l’absence de compensation, une diminution des revenus individuels toucherait les salariés les plus pauvres qui devrait renoncer à des consommations correspondant pour certaines d’entre elles à des besoins premiers.
La source des problèmes
Ce constat appelle à revenir à la source des problèmes. Le chômage des travailleurs les moins qualifiés et le dualisme du marché du travail sont la conséquence de la mondialisation et de la désindustrialisation qui l’a accompagnée dans un contexte où les managers exécutifs des grandes entreprises ont quelque peu perdu de vue que les salaires étaient une composante essentielle de la demande globale.
Une trappe à inégalités primaires de revenus et basses qualifications a vu le jour et s’est approfondie. Les travailleurs licenciés des activités industrielles en déclin se sont reportés, faute de temps et de moyens financiers, sur des emplois de service peu qualifiés et souvent précaires. Des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ou l’introduction d’un impôt négatif ont favorisé la création d’emplois peu qualifiés. Des emplois publics, possiblement en surnombre, souvent à caractère administratif, ont pu constituer un palliatif. Il reste que tous ces emplois ont pour seule dimension positive d’être source de revenus. Ils ont en commun d’offrir peu de possibilités de progression aussi bien en termes de salaire que de qualification. En outre, nombre de ces emplois sont affectés de conditions de travail dégradées le plus souvent liées à leur nature qui implique une forte exposition aux risques physiques et psycho-sociaux.
Concrètement, il est difficile de parler d’un changement du rapport au travail si l’on entend par là un nouveau comportement des salariés alors qu’est en cause le fait que nombre d’emplois proposés restent peu valorisants pour ceux qui les occupent. C’est plutôt de revendication tout à fait classique qu’il faudrait parler, une revendication qui porte à la fois sur le montant des salaires, sur les conditions de travail et sur le partage entre temps dédié au travail et temps dédié aux loisirs, ce dernier incluant le temps passé en retraite, une revendication d’autant plus forte que s’installe une inflation durable.
Mais là n’est peut-être pas le point important si l’on se projette à moyen ou long terme. Un piège s’ouvre : celui d’une économie contrainte par de faibles gains de productivité et une faible croissance. Cette économie peut se trouver aux prises avec une hausse des financements de transferts par l’État qui atteignent des pourcentages significatifs du montant des salaires[2], une hausse de la dette publique et une hausse du déficit extérieur, situation dont la soutenabilité peut être questionnée. L’échec est celui de la transition pourtant rendue nécessaire sans doute par l’évolution de la mondialisation mais aussi par la crise écologique et la révolution digitale.
Le chemin alternatif
Le chemin alternatif est celui d’un renouvellement des relations de travail en accord avec l’objectif de transition écologique et digitale.
Redonner du sens à la relation de travail passe avant toute chose par la création de nouveaux emplois qualifiés qui justifie une hausse des salaires en même temps qu’elle assure une hausse de la productivité du travail et garantit le financement de la protection sociale. Une nouvelle industrialisation (ou une réindustrialisation) est le véritable objectif. Elle repose sur le choix des entreprises de s’engager à réaliser des investissements à long terme et à renouveler la relation de travail qui s’est dégradée pour une grande partie des travailleurs confrontés à un management des ressources humaines excessivement fondé sur la performance individuelle à court terme, quand ce n’est pas sur l’externalisation des tâches confiées à des sous-traitants, voire aux autoentrepreneurs des plateformes numériques.
Les entreprises engagées durablement et efficacement dans de nouveaux investissements doivent être organisées autour de coalitions d’intérêts, ceux des actionnaires, des banquiers, des salariés, des clients et des fournisseurs, coalitions dont l’objectif est de faire partager à ces parties prenantes un même récit de l’avenir à moyen ou long terme. S’agissant du travail, les engagements portent sur le développement de contrats longs, l’intéressement des salariés aux résultats, l’apprentissage interne des nouvelles qualifications, et dans les grandes entreprises la codétermination des choix objectifs stratégiques.
De tels engagements sont la condition de la viabilité des changements structurels associés aux transitions digitale et écologique. Aussi faut-il subordonner les aides publiques au développement de nouvelles technologies conformes à ces engagements. C’est ce qu’initie notamment la récente législation américaine, l’Inflation Reduction Act, qui lie les aides aux conditions de rémunération et de travail des salariés. Le propos n’est pas d’introduire un droit à l’épanouissement au travail perçu comme une contrainte imposée aux employeurs mais bien de changer le rapport au travail en réinventant les conventions qui lient les parties constituantes de l’entreprise et structurent le rapport salarial. À certains égards, il s’agit de renouer avec l’initiative de Ford de verser de « hauts » salaires, progressivement élargie avec l’indexation des salaires sur les gains de productivité du travail pendant la période dite des trente glorieuses, dont le véritable objectif est de soutenir la demande face à une offre elle-même croissante, autrement dit d’établir un fondement macroéconomique de la microéconomie.
Le fondement macroéconomique de la microéconomie
Aujourd’hui, c’est moins d’un retour en arrière qu’il s’agit que d’un retour vers le futur. Dans les années 1970 et 1980, la doctrine dominante a voulu doter la macroéconomie d’un fondement microéconomique dont les maître-mots étaient l’optimisation intertemporelle des utilités individuelles et la flexibilité du marché du travail. Cette flexibilité n’était autre que le retour à la flexibilité du taux de salaire en réaction aux déséquilibres du marché du travail avec, comme justification, que leur rigidité à la baisse était la véritable cause d’un chômage que l’on entendait implicitement qualifier de chômage volontaire. Le travail redevenait un flux et une marchandise comme une autre sans que l’on s’arrête sur sa vraie nature de fonds de services dont l’usage s’inscrit dans la durée, sans considérer le temps nécessaire de construction et d’utilisation de ce fonds, sans envisager les irréversibilités liées à sa structuration en multiples qualifications dont l’évolution prend du temps[3].
Sous couvert d’une soi-disant avancée théorique, se cache la vieille idée dénoncée par Keynes selon laquelle, au contraire de la doctrine revenue à la mode, la rigidité des salaires relevait d’un comportement rationnel des travailleurs et des managers exécutifs et avait, entre autres, comme vertu d’enrayer la déflation. La fixation des salaires était par ailleurs et avant tout conventionnelle c’est-à-dire n’obéissait pas à la productivité marginale du travail. La flexibilité retrouvée du marché du travail n’a eu d’autre effet que de conduire à la polarisation des emplois et des salaires, autrement dit à un dualisme préjudiciable à la productivité et à la croissance.
Sortir de ce piège suppose de reconnaître à nouveau au contrat de travail sa vertu première qui est d’inscrire la relation de travail dans la durée et de permettre ainsi une adaptation des qualifications à l’évolution des métiers, un enrichissement des tâches pour répondre aux nouveaux contenus des emplois requis par les avancées techniques et scientifiques, bref de reconnaître au travail sa qualité de fonds de service. C’est cette flexibilité entendue comme la capacité de s’adapter sur une durée suffisamment longue dont l’économie a besoin. C’est de cette flexibilité qu’il faut attendre une plus grande créativité et une plus grande satisfaction au travail.
Cette évolution n’a rien de spontanée. Elle dépend de transformations nécessaires dans le management de l’entreprise, pas seulement celui des ressources humaines, dont l’objectif est de lui permettre de se projeter à long terme. La question du travail ne peut pas être dissociée de celle de la finance. Keynes expliquait que le chômage est d’abord la conséquence de dysfonctionnements de la finance quand la décision des détenteurs de capitaux conduit à des taux d’intérêt trop élevés au regard du taux de profit attendu des investissements productifs. Aujourd’hui chômage et précarité ont beaucoup à voir avec un management tributaire des performances boursières de l’entreprise à très court terme. Aussi le rétablissement du plein emploi et le versement de salaires à la hauteur des gains de productivité dépendent-ils de la patience des banques et des actionnaires prêts à engager des volumes de capitaux importants pour des périodes suffisamment longues. La production prend du temps – elle suit l’investissement – c’est la raison pour laquelle celui-ci ne sera mis en œuvre que si la patience des détenteurs de capitaux rend possible d’embaucher à long terme.
Cette évolution dépend aussi de transformations nécessaires de l’action publique. Celle-ci ne saurait davantage être réduite à une redistribution de revenus et à des substitutions d’activités visant à pallier les conséquences sociales du dualisme. Elle devrait être tournée vers l’augmentation des taux d’activité des jeunes et des seniors, le développement de la formation professionnelle et de la recherche, autrement dit une politique de l’offre envisagée, non dans la perspective de réduire le coût du travail, mais dans celle d’en augmenter le niveau de qualification et de répondre aux besoins de main d’œuvre des entreprises engagées dans des investissements à long terme.
[1] L’expression et l’observation sont d’O. Passet (« Le capitalisme paradoxal : augmenter le temps de travail et le temps de loisir » XerfiCanal 15-03-2023).
[2] Ce point est souligné par O. Passet qui parle de socialisation de l’économie (« Les ménages de plus en plus financés par les États » XerfiCanal 20 mars 2023)
[3] Voir N. Georgescu-Roegen (The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press), 1971; M. Amendola et J.-L. Gaffard, Out of Equilibrium Oxford, Clarendon Press 1998 ; J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.