Avec un mois de retard par rapport à la date prévue, le gouvernement espagnol a annoncé le 1er février que le salaire minimum interprofessionnel (SMI) augmenterait de 8 % au 1er janvier 2023[1] pour atteindre 1080 euros par mois sur 14 mois (1260 € sur 12 mois).[2] Cette hausse est proche de l’inflation enregistrée en 2022 de 8,4%. Cette décision a été prise dans le cadre du Pacte sur les revenus, lancé à l’automne dernier et réunissant les principaux partenaires sociaux, mais sans le soutien des représentants du patronat. L’objectif du Pacte était de répartir équitablement le cout de l’inflation pour éviter d’entrer dans une spirale inflationniste alimentée par les salaires, et protéger en même temps les groupes de population les plus vulnérables. Face à une inflation élevée, l’enjeu était de protéger les salariés aux plus bas salaires, des pertes de pouvoir d’achat dans un contexte où les entreprises restent fragilisées par les trois années de crise (fin 2022, le PIB espagnol restait 0,9 point en deçà de son niveau de fin 2019).
Cette revalorisation du salaire minimum était l’un des engagements du gouvernement inscrits dans le Pacte progressiste de coalition conclu en décembre 2019 entre le PSOE et le parti UP Podemos. L’objectif était de porter le SMI (net des impôts et cotisations sociales) à 60 % du salaire moyen net à l’horizon de la fin de la mandature du gouvernement en 2023, et de se rapprocher des indicateurs de référence depuis le milieu des années 1990 dans le cadre de la Charte sociale européenne du Conseil européen[3].
L’objectif d’un SMI à 60 % du revenu moyen net en 2023
Un an après son installation en janvier 2020, le gouvernement de Pedro Sanchez a désigné une commission consultative (CAASMI) chargée de faire des propositions sur l’évolution du SMI à l’horizon 2023 afin d’atteindre l’objectif des 60 % du salaire moyen net [4]. Le premier rapport, remis en juin 2021 proposait un sentier de croissance du SMI pour 2022 et 2023 convergeant vers cette cible. Selon ces recommandations et sous certaines hypothèses, le SMI devait ainsi se situer en 2023 entre 1011 € et 1049 € sur 14 mois. Mais en 2022, cette trajectoire est apparue obsolète pour 2023 compte tenu des incertitudes entourant l’estimation du salaire moyen de 2020 et d’une inflation galopante (10,8 % en juillet 2022). La publication en juin 2022 d’une nouvelle Enquête sur la structure salariale (ESS) portant sur les salaires de 2020 a permis à la commission de reconstituer le salaire net moyen mensuel effectif (1 856 € en 2020), d’estimer son évolution jusqu’à 2022, selon les mêmes méthodes, et de fournir de nouvelles recommandations de hausse du SMI. Le rapport final, remis au gouvernement le 7 décembre dernier, proposait d’augmenter le SMI entre 4,6 % et 8,2 % en 2023 (entre 1046 et 1082 sur 14 mois) pour atteindre la cible des 60 % du salaire moyen net (de 2022). Ces propositions ont constitué la base de réflexion du gouvernement. Très vite, le gouvernement a montré sa préférence pour une hausse située dans le haut de la fourchette.
Au final, la hausse est de 8 %. Face à une inflation qui a atteint en moyenne annuelle 8,4 % en 2022, elle permet donc de limiter sensiblement les pertes de pouvoir d’achat des plus bas salaires[5].
Cette décision, la dernière de l’actuel gouvernement avant les prochaines élections prévues en fin d’année, doit achever un cycle de convergence du SMI vers les normes européennes. Ce cycle avait été entamé en 2019 sous le premier gouvernement de P. Sanchez (2 juillet 2018-fin 2019) et poursuivi ensuite sous le gouvernement de coalition avec UP Podemos. Les revalorisations précédentes de 2016 (8 %) et 2017 (4 %) sous l’ancien gouvernement de droite de M. Rajoy ne venaient que compenser plusieurs années de pertes de pouvoir d’achat . Le véritable tournant politique a été engagé en 2019 avec la hausse massive de 22,3 %, suivie de trois plus modérées pendant les années Covid (5,6 %, 1,6 % et 3,6 % respectivement en 2020, 2021 et 2022). Entre 2018 et 2023, le SMI est donc passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) à 1080 € (1260 €), soit une hausse de 47 % sur les deux gouvernements de P. Sanchez (et 65 % si l’on considère la période 2016-2023).
Le positionnement de l’Espagne par rapport aux autres pays a donc radicalement changé. Historiquement, le SMI espagnol était l’un des plus bas des pays de l’UE. Jusqu’en 2016, il représentait 36 % du salaire moyen brut d’un travailleur à temps complet contre 48 % en France. En 2020, il représente 49,6 % contre 50,6 % pour la France (Graphique 1). La baisse à 47,5 % du ratio en 2021 s’explique par le fait que la hausse n’a été effective qu’au 1er septembre. Exprimé en parité de pouvoir d’achat à prix constants et corrigé de la durée du travail, le SMI horaire espagnol représente 83 % du salaire minimum horaire français en 2021 contre 61 % en 2016.
L’enjeu de la hausse du SMI
Le Pacte sur les revenus, mis en place en septembre dernier, visait à répartir le coût de l’inflation sur l’ensemble des revenus, en y associant les travailleurs du secteur privé et les entreprises, mais aussi les agents du secteur public et les retraités. L’objectif final était d’éviter l’entrée dans une spirale prix salaires, tout en protégeant les populations les plus vulnérables. A l’automne 2022, un accord a été signé dans la fonction publique portant sur une hausse de 8 % minimum des salaires sur trois ans : 1,5 % de hausse en 2022, rétroactive au 1er janvier, et en plus de la hausse de 2 % déjà appliquée ; hausse de 2,5 % en 2023 (+0,5 % si l’inflation cumulée en 2022-2023 est supérieure à 6 %, +0,5 % si la croissance du PIB est supérieure à 5,9 %) ; hausse de 2 % en 2024 (+0,5 % si l’inflation cumulée sur les 3 ans est supérieure à 8 %). De même, les retraites sont revalorisées de 8,4 % en 2023, résultat de l’indexation des retraites sur l’inflation passée, inscrite depuis la réforme de 2021. Si le pouvoir d’achat des retraités est préservé, il est probable que les fonctionnaires y perdront, l’inflation sur les 3 années couvertes par l’accord (2022-2024) dans la fonction publique pouvant être supérieure au 9 % prévus.
Les négociations sur la revalorisation du SMI entre les représentants des acteurs privés a donné lieu à des tensions fortes. Coté syndicats des travailleurs, les revendications étaient portées par la protection du pouvoir d’achat des salariés. L’Union générale des travailleurs (UGT) fixait une hausse de 10% tandis que la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CCOO) visait une progression comprise entre le haut de la fourchette proposée dans le rapport de la CAASMI à 8,2 % et 10 %. Coté patronat, la Confédération espagnole des organisations professionnelles (CEOE) représentant les grandes entreprises, et la Cepyme, couvrant les PME[6] ont annoncé qu’elles n’iraient pas au-delà de 4 %. La Cepyme a mis en avant la diversité de situation des entreprises au niveau sectoriel et territorial, en termes de taille et de productivité, et leur fragilité à supporter une trop forte hausse des salaires. Selon son rapport de mars 2022, la productivité des petites entreprises (entre 50 et 249 salariés) est 3 fois plus faible que celle des entreprises de plus de 250 salariés, et la répercussion de la hausse des couts salariaux dans les prix est parfois difficile. Dans l’ensemble des entreprises du secteur des services, le SMI représente 59,2 % du salaire moyen, mais 69,5 % dans les PME. La situation est différente dans les grandes entreprises défendues par la CEOE, davantage inquiète de l’effet boule de neige que pourrait avoir la hausse du SMI sur les négociations salariales dans le cadre des conventions collectives. Pourtant, les accords salariaux conclus en 2022 sont loin de montrer des signes de dérapage, malgré l’inflation. En décembre, la hausse cumulée des salaires négociés était de 2,78 % (et concernait 9 millions de salariés) dont 2,6 % pour les accords pluriannuels signés avant 2022 (pour 6,5 millions de salariés) et 3,24 % pour les accords signés en 2022 (2,5 millions de salariés). Concernant le salaire moyen par tête, la hausse est là aussi très inférieure à l’inflation en 2022.
Combien de salariés impactés par la hausse du SMI ?
Selon la ministre du travail Yolanda Diaz, cette hausse de 8 % du SMI impactera environ 2,5 millions de salariés (soit 15 % du total). Ce chiffre est proche de l’étude de la CCOO qui évalue, sur la base de l’enquête annuelle de population active de 2021, le nombre de bénéficiaires à 2,27 millions dont 1,93 million à plein temps. Le tableau montre que ces hausses vont bénéficier avant tout aux femmes et aux jeunes, aux salariés du secteur agricole et des services pour lesquels les taux d’incidence sont les plus élevés.
Quel impact sur la situation de l’emploi et les indicateurs de pauvreté ?
Si les études sur l’impact de la hausse du SMI sur les salaires manquent, plusieurs travaux existent sur l’impact de la hausse du SMI sur l’emploi. Ces travaux s’appuient essentiellement sur la hausse massive de 2019. A l’époque, le SMI mensuel net était passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) en 2018 à 900 € (1050 sur 12 mois). Les résultats sont fragiles et peu consensuels, même s’ils sont tous globalement négatifs, notamment dans les secteurs à faible productivité. Ainsi, la Banque d’Espagne a publié en juin 2021 un document où elle actualise ses travaux de 2019 dans lesquels elle extrapolait l’impact de la hausse de 2017 (+8 % du SMI) à celle de 2019[7]. Selon ses calculs, la perte d’emploi net se situerait entre 6 et 11 % de l’emploi salarié de la population affectée par la hausse, soit entre 0,6 et 1,1 % de l’emploi total salarié. Ceci suppose une élasticité de l’emploi des salariés concernés à la hausse du SMI comprise entre 0,3 et 0,5. Dans une étude de juillet 2020, l’AIReF (Autoridad Independiente de Responsabilidad Fiscal) estimait que la hausse du SMI de 22 % aurait entrainer une perte de l’emploi salarié entre 0,13 % et 0,23 % (soit entre 19 000 et 33 000 affiliés au régime général), frappant principalement les jeunes et les régions aux plus bas revenus. Le centre de recherche ISEAK consulté par le gouvernement en 2022 a conclu que la hausse de 2019 aurait eu un impact nul sur l’emploi à très court terme (5 mois) et légèrement négatif (-1,9 % sur le groupe concerné, soit environ – 28 000 salariés) au-delà. D’autres études affichent des résultats plus négatifs. La banque BBVA Research avait prévu des pertes d’emplois entre 75 000 et 195 000 en 2019-2020. La Cepyme estime que sur la période 2018-2022, la hausse de 35,9 % du SMI aurait provoqué la disparition de 217 500 emplois, 71 600 emplois ayant été détruits et 145 900 emplois non créés.
En conclusion, l’objectif de hausse du SMI net à 60 % du salaire moyen net est il atteint ? Sur la base de l’estimation du salaire moyen net mensuel de 2022 calculée par la CAASMI de 1961 euros, le compte est bon. Le SMI (brut) à 1080 euros sur 14 mois en 2023 correspond à un SMI brut de 1262 euros sur 12 mois, et de 1176,6 euros en net, soit 60 % de 1961 euros. Si l’on raisonne en brut, le SMI sur 12 mois de 2023 rapporté au salaire moyen de 2021, calculé à partir de la dernière enquête annuelle sur la population active de novembre 2022, converge également vers la cible des 60 %. Mais les données sont fragiles. Reste à les valider quand l’enquête sur la structure salariale de 2023 sera publiée. En attendant, le pouvoir d’achat du SMI a progressé de 23,6 % entre 2017 et 2022, ce qui n’est pas le cas des salaires négociés et du salaire moyen par tête (-3,5 % et -2,7 % respectivement) sur la période). Par ailleurs, la convergence des normes sociales espagnoles vers celles des grands pays de l’UE et la réduction des inégalités sociales (hausse du SMI, introduction d’un revenu minimum vital, réforme du marché du travail, indexation des retraites sur l’IPC, …) apparaissent bien comme des critères de modernisation de la société et de l’économie espagnole.
[1] En Espagne, le SMI est établi à un niveau mensuel par Décret-Loi Royal selon les termes inscrits dans l’article 27 du Statut des travailleurs. La décision est prise par le gouvernement après consultation des organisations syndicales et professionnelles les plus représentatives. Elle doit prendre en compte différentes variables : l’inflation, la productivité moyenne, la participation des revenus du travail dans le revenu national et la situation économique conjoncturelle.
[2] Le SMI est exprimé sur 14 mois car selon la loi, le salarié doit bénéficier de deux primes annuelles (en plus des 12 mois de salaire) : l’une en juillet et l’autre en décembre, chacune équivalente à un mois de salaire. La convention collective dont dépend le salarié peut prévoir le prorata de ces primes en 12 mensualités.
[3] Plusieurs indicateurs de référence ont depuis été proposés dans la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union Européenne (adoptée par le Conseil européen le 19 octobre 2022) : un seuil de 60 % du salaire médian brut, ou 50 % du salaire moyen brut pour le SMI brut, ou 50 ou 60 % du salaire moyen net pour le SMI net.
[4] Le premier mandat de cette commission a été d’évaluer le salaire moyen net pour 2020, nécessaire au calcul de la cible de SMI pour 2023. L’estimation a été faite sur la base de l’Enquête sur la structure salariale (ESS) de 2018, l’Enquête trimestrielle sur les couts salariaux (ETCL) de 2019 et les données sur les conventions collectives du travail pour l’année 2020.
[5] L’inflation moyenne ne tient cependant pas compte de la structure du panier de biens consommés par les bas revenus, où les postes qui ont connu les plus fortes hausses de prix sont également ceux qui sont le plus consommés (alimentation, énergie). Un rapport de la BCE a montré que l’inflation pour les ménages du premier quintile de revenus était, en septembre 2022, 1,9 point supérieure à l’inflation des ménages du dernier quintile.
[6] Selon les données de la Cepyme, les PME assurent 60 % de l’emploi salarié total, dont 22,5 % travaillant dans des entreprises ayant entre 1 et 9 salariés, 21,7 % dans des entreprises ayant entre 10 et 49 salariés et 16,8 % dans des entreprises ayant entre 50 et 250 salariés. Les micro entreprises sont plutôt concentrées dans le secteur de l’agriculture et la construction, et les petites entreprises dans l’industrie et la construction.
[7] Dans cette première estimation, l’impact de la hausse de 2019 était une perte de 0,8 % de l’emploi salarié en CDI à temps complet.