Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 7 du 7 octobre 2022.
Intervenants : Jean-Yves MADEC (ANSES), Florent PARMENTIER (Cevipof, Sciences Po), Catherine PROCACCIA (OPECST, Sénat) et Étienne RUPPÉ (hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et Université Paris Cité-Inserm).
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Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.
Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.
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1. La perspective bactériologiste : l’antibiorésistance comme problématique globale
Étienne Ruppé, bactériologiste à l’Hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et chercheur à l’Université Paris Cité et à l’Inserm, explique que l’utilisation des antibiotiques est un phénomène récent, dont l’essor commence avec l’industrialisation de la pénicilline aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a près de 70 ans. Les antibiotiques ont changé le cours de l’humanité. Avant, des maladies bénignes pouvaient devenir mortelles. Les antibiotiques ont permis un bond de l’espérance de vie. On situe l’âge d’or des antibiotiques aux années 1980, avec un grand nombre de nouveaux antibiotiques mis sur le marché. On a pu croire à cette époque qu’on allait gagner de manière définitive le combat contre les maladies infectieuses. Il faut savoir qu’aujourd’hui l’essentiel des antibiotiques utilisés sont des antibiotiques mis sur le marché dans les années 1980. Depuis, très peu de nouveaux antibiotiques ont vu le jour. En France, la consommation d’antibiotiques reste supérieure à celle des autres pays de l’OCDE, même s’il faut noter des efforts faits depuis quelques années. Les pays à faible revenu consomment aussi des antibiotiques en grande quantité car ceux-ci ne sont pas chers, mais leurs ventes, en revanche, n’est pas contrôlées de manière efficiente, à la différence des pays à haut revenu. Enfin, la consommation animale d’antibiotiques représente 70 % de la consommation totale (30 % pour la consommation humaine). Jusqu’à une date récente (2006), les antibiotiques étaient utilisés comme un facteur de croissance animale dans l’industrie agroalimentaire dans l’Union européenne (UE). À ce jour, ils restent toutefois utilisés à ces fins agroalimentaires dans de nombreux autres pays et continents.
Les bactéries sont, pour certaines, naturellement résistantes aux antibiotiques. Mais elles peuvent aussi acquérir ces résistances et devenir des bactéries multirésistantes aux antibiotiques, voire pour certaines totalement résistantes (phénomène qui demeure encore rare en France). Des alternatives médicales restent possibles face à ces bactéries multirésistantes, mais elles coûtent plus chères et comportent généralement une toxicité plus élevée.
L’antibiorésistance était au départ un phénomène surtout localisé à l’hôpital, et non dans la communauté. Mais à partir des années 1980 et l’intensification de l’usage des antibiotiques, le phénomène d’antibiorésistance a commencé à s’observer dans la communauté. Les antibiorésistances apparaissent rapidement après la mise en circulation de l’antibiotique. Une étude de 2002 sur la mortalité due à l’antibiorésistance l’estime à 1,4 millions de morts par an au niveau mondial. Cette mortalité vaut surtout pour les pays à faible et moyen revenus. Mais la mondialisation et ses flux de populations qui relient les pays à faible et moyen revenus aux pays à haut revenu font que ces derniers ne sont pas à l’abri du risque de surmortalité liée à l’antibiorésistance.
L’antibiorésistance est ainsi une conséquence des activités humaines et d’enjeux économiques. Elle est un phénomène récent qui correspond à la génération des « boomers » et se comprend comme une conséquence de la mondialisation, qui affecte principalement les pays à faible et moyen revenus, qui peut être réversible à la condition de changer structurellement certaines pratiques humaines, qui incite à l’innovation. Elle fait l’objet d’un large consensus scientifique malgré quelques « résistosceptiques » au sein de la société. L’antibiorésistance partage ainsi beaucoup de traits communs avec l’enjeu du réchauffement climatique.
2. La perspective de la médecine vétérinaire : le risque de la paupérisation de l’arsenal thérapeutique faute d’un marché antibiotique capable d’innovations
Jean-Yves Madec, directeur scientifique antibiorésistance de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), estime que si les antibiotiques constituent un bien commun pour la santé humaine et animale, il manque aujourd’hui un projet au niveau politique. On parle de « One Health »[1] mais fait encore défaut un projet de politique commune sur le comment gérer le risque anti-antibiotique.
Il souligne la grande différence entre la médecine humaine (son problème est que les patients meurent des résistances aux antibiotiques) et la médecine vétérinaire (qui soigne des animaux jeunes dans un contexte économique de consommation des animaux). Ainsi, le niveau de maturité et d’attention scientifique de ce sujet entre les deux professions a longtemps été différent. Un exemple de ces différences est illustré par la crise du staphylocoque doré chez les porcs qui s’est transmis à l’homme dans les années 2000. À cette époque, les médecins étaient confrontés à l’antibiorésistance depuis 50 ans, alors les vétérinaires ne l’étaient quasiment pas. De manière générale, c’est la médecine humaine qui dit aux vétérinaires de faire attention aux antibiorésistances chez l’homme (via l’OMS). La méthode actuelle se fonde sur la règlementation qui détermine une liste d’antibiotiques difficiles d’accès, voire interdits à médecine vétérinaire, ce qui a conduit à une forte diminution d’exposition des animaux à certains antibiotiques problématiques. Cette politique sanitaire, mise en place en 2012, a connu un réel succès. L’Union européenne (UE) est le continent le plus avancé en matière de régulation des antibiotiques chez les animaux. La France est très bonne élève en la matière et se situe pas loin des pays d’Europe du Nord.
Le principal défi de demain est le manque d’un projet politique commun. On peut parler de deuxième moment de bascule (le premier moment de bascule étant celui de la prise de conscience du problème de l’antibiorésistance dans les années 2000) : les acteurs se connaissent mais on reste au niveau des experts, et pas au niveau politique. L’enjeu peut se résumer selon la formule suivante : passer du « One Health » académique au « One Health » politique, c’est-à-dire en abordant les déterminants structurels (sociaux, politiques, institutionnels…) de l’antibiorésistance et donner aux antibiotiques une place assumée collectivement et au bénéfice de tous (Homme et animaux).
Au contraire, la stratégie antibiorésistance actuelle en médecine vétérinaire est une stratégie punitive, avec une règlementation forte (alors qu’il n’y a pas de forte règlementation en médecine humaine), centrée sur les produits (et non les pratiques) et en cascade de la médecine humaine, tout en souffrant d’une image négative en population générale (la société attend une industrie alimentaire sans antibiotiques).
D’autre part, le prix des antibiotiques en médecine humaine est le fruit d’une négociation entre l’État et les fabricants, alors qu’en médecine vétérinaire le prix est fixé par le marché, avec la problématique que les entreprises n’ont plus d’intérêt à préserver les antibiotiques anciens. Cela entraîne une paupérisation de l’arsenal thérapeutique pour la médecine vétérinaire et soulève la question de la qualité future de la chaine alimentaire. L’innovation est alors tributaire du marché : le prix sera celui de l’éleveur.
Se pose également la question de la solution politique à apporter dans les pays à faible ou moyen revenu où la règlementation en matière d’antibiotiques est bien moindre, comme l’Inde. L’essentiel des antibiotiques sont produits ailleurs qu’en Europe, avec le risque de bactéries et d’antibiotiques relâchés dans l’environnement.
3. La perspective parlementaire : comment l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) se saisit de l’antibiorésistance
Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne et vice-présidente de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), estime en effet qu’au Sénat on se préoccupe bien plus de la santé humaine que de la santé vétérinaire (même si le Président du Sénat, Gérard Larcher, est un ancien vétérinaire !). Sénatrice depuis 2004, sans formation scientifique (elle a une formation littéraire) et arrivée aux affaires sociales, elle a été nommée à l’OPECST pour avoir le regard de la société civile. L’OPECST, qui va fêter ses 40 ans l’année prochaine, est une structure unique en France, composé de 18 députés et 18 sénateurs. Il est le seul organisme permanent commun aux deux chambres du Parlement. Son objectif est de réfléchir aux évolutions scientifiques et techniques, et de préparer les décisions législatives en informant les collègues parlementaires. Un exemple d’apport de l’OPECST : la création de l’Autorité sureté nucléaire et du contrôle du nucléaire civil. L’OPECST est épaulé par un conseil scientifique comprenant de 15 à 30 membres, y compris de représentants des sciences humaines. Il travaille sur saisine d’une commission de l’Assemblée nationale ou du Sénat ou d’un ministre, ou bien sur auto-saisine, et produit des notes, des tables rondes et effectue des auditions.
Sur l’antibiorésistance, la Sénatrice estime que le Parlement n’a pas à se saisir du sujet car il y a des scientifiques qui y travaillent d’eux-mêmes et n’ont pas besoin de l’intervention du Parlement. Éventuellement, le Parlement peut évaluer les plans santé et alerter le gouvernement. Mais en la matière, le gouvernement a bien mis en place des plans sur l’antibiorésistance.
Comment en est-elle elle-même venue à s’intéresser à ce sujet ? Par le biais des phages. Elle avait reçu à ce sujet plusieurs courriels de patients qui avaient contacté l’OPECST pour demander pourquoi les traitements par les phages étaient si strictement encadrés (autorisation préalable uniquement pour usage compassionnel). Elle s’est ainsi renseignée sur Internet à ce sujet qu’elle a ensuite évoqué devant le bureau de l’OPECST, en soulevant la question de savoir si les phages pouvaient constituer une alternative potentielle réelle aux antibiotiques, ou au contraire relevaient d’une médecine alternative à dénoncer ? Le bureau de l’OPECST a donné son accord pour engager le travail sur une note courte. Le processus a donc été celui d’une « quasi auto-saisine » de l’OPECST sur le sujet. Le travail a consisté en entretiens et rencontres avec des experts et des acteurs institutionnels comme associatifs, en France et à l’étranger. Les notes de l’OPECST, courtes et synthétiques, proposent des orientations. Elles sont d’abord présentées aux membres de l’OPECST et aux autres parlementaires des commissions permanentes en lien avec le sujet traité. A la suite de ce travail, la Sénatrice a défendu une série d’amendements en lien avec le sujet dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a autorisé deux phages spécifiques. Une start-up lyonnaise a obtenu l’autorisation de leur mise en production.
4. La perspective politiste : entre gouverner le vivant et gérer la distribution géopolitique du risque anti-antibiotique
Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, souligne le fait qu’on annonce 10 millions de morts par an en raison de l’antibiorésistance (en incluant la résistance aux antipaludéens et antituberculeux, qui se distinguent de l’antibiorésistance stricto sensu)[2], soit plus que le cancer, mais il semble qu’il y ait moins d’actions politiques sur l’antibiorésistance que sur le cancer. On peut voir le Covid-19 comme une anticipation de l’antibiorésistance et de ses conséquences politiques. Cela invite à une démarche d’anticipation et de prospective, y compris par les moyens de la science-fiction et de la littérature de l’imaginaire, pour penser, par exemple, la fonte des glaces de la toundra qui relâcherait dans la nature de nouvelles bactéries. Le changement climatique doit aussi nous faire réfléchir à son impact bactériologique. La science politique peut aussi s’intéresser plus spécifiquement à la chaîne d’autorisation (pour les vaccins par exemple) : comment les acteurs se positionnent à différents moments de la chaine décisionnelle.
De manière générale, la question de l’antibiorésistance peut être abordée selon deux angles : 1/ la gouvernance du vivant et 2/ la distribution géopolitique des risques de l’antibiorésistance, entre types de développement économique mais également entre type de régime politique. Ce sont des questions auxquelles réfléchit le séminaire « Quel contrat social pour 2050 ? » organisé par le Cevipof et le Haut-commissariat au plan : quelles seraient les définitions opératoires d’un contrat social 2050, la manière pour une communauté politique de prendre en compte des risques collectifs et individuels ? À ce titre, l’antibiorésistance constitue assurément un sujet majeur pour le contrat social 2050. Le manque d’investissement dans le domaine couplé à une hausse de l’antibiorésistance trace la perspective d’une divergence des courbes préoccupante.
Sur la gouvernance du vivant : comment anticiper ? La méthode des fictions spéculatives (cf. les travaux de Virginie Tournay) peut y contribuer et permettre une conscientisation de l’opinion publique sur le sujet. Remarquons qu’il n’a pas encore d’œuvre populaire de fiction sur l’antibiorésistance[3].
Sur l’angle géopolitique, l’Europe comme puissance normative a un rôle à jouer. L’UE peut en effet s’appuyer sur son marché intérieur (le plus large au monde) qui fonctionne avec des normes de régulation que l’UE essaie d’exporter via les accords de libre-échange, en lien avec les préférences sociales européennes, dont l’enjeu environnemental. L’UE a également à sa disposition l’outil de la politique européenne de voisinage.
D’autre part, la variable de la confiance dans les institutions et de la confiance interpersonnelle semblent devoir impacter les comportements de santé. Le programme REPEAT lancé par le CEVIPOF sur les comportements politiques à l’heure du Covid-19 a montré que ce dernier a été plus mal vécu aux Pays-Bas, pays à forte confiance interpersonnelle (le confinement venant mettre à mal ce lien) qu’en France (où la confiance interpersonnelle est plus faible).
L’antibiorésistance, et plus largement la santé, pourrait constituer la base d’un changement de paradigme économique à l’échelle mondiale. C’est la piste qu’explore l’économiste Eloi Laurent dans son livre Et si la santé guidait le monde ? (Éditions Les liens qui libèrent, 2020). En 2020, la moitié de l’humanité arrêtait ses activités économiques en raison d’un problème de santé publique. L’anthropologue Frédéric Keck pose quant à lui la question de comment s’appuyer sur le vivant pour la gestion des risques sanitaires (zoonoses).
En conclusion, Florent Parmentier dresse quatre éléments de propositions :
- sur les politiques publiques : l’idée de santé globale fait totalement sens, avec la problématique de son institutionnalisation (exemple de la question de la fusion entre les ministères de la Santé et de l’Écologie ) ;
- comment arrive-t-on à un pilotage fin (à l’instar du Covid) pour le risque d’antibiorésistance ?
- quid du rôle des bactéries dans l’océan (les fonds marins sont moins explorés que la lune) ? Ce qui amène à la question d’investir dans les outre-mer sur ces sujets, en prenant en compte le vivant, notamment les fonds marins ;
- le techno-solutionnisme : un antibiotique a déjà été créé par intelligence artificielle ; est-ce l’avenir ?
[1] L’expression « One Health » renvoie à l’idée d’approche globale et intégrée de la santé dans ses dimensions de santé humaine, de santé animale et d’environnement, aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle a plus spécifiquement trait aux maladies infectieuses émergentes porteuses d’un risque pandémique.
[2] Cf. Tackling drug-resistant infections globally : final report and recommendations, mai 2016, sous la direction du Pr. Jim O’Neill (rapport à la demande du gouvernement britannique).
[3] À noter toutefois sur le sujet le roman de Thierry Crouzet, Résistants, éd. Bragelonne, 2017.