par Jean-Luc Gaffard
Un grand désordre existe dans la pensée économique confrontée à la conjonction de crises financière, sanitaire et écologique. L’idée continue de dominer que ce ne sont là que de simples parenthèses que l’on devrait pouvoir refermer plus ou moins vite. Pourtant l’hypothèse d’une profonde transformation du modèle économique n’est pas dénuée de fondements. À tout le moins, il va falloir accepter que se profile une accélération des processus de destruction créatrice et de recomposition du tissu productif qui va se traduire par la formation et l’enchaînement de déséquilibres sur les différents marchés. Les économistes ne sont pas démunis de références face à cette réalité s’ils veulent bien retenir les enseignements tirés de l’observation et de l’analyse d’événements faisant suite à des ruptures importantes dans le passé, allant à l’encontre de bien d’idées reçues.
La croyance dans une parenthèse ou le retour en arrière fantasmé
La crise sanitaire a conduit les gouvernements à prendre une décision administrative exceptionnelle d’arrêt de l’activité économique assortie de mesures destinées à préserver les revenus de salariés placés en chômage partiel et à prémunir les entreprises de tomber en faillite. L’objectif plus ou moins avoué est de se placer dans les conditions de revenir plus ou moins rapidement au niveau d’activité d’avant-crise.
L’attente d’un retour à la « normale » favorisé par un gel des effets sur les revenus est censé être conforté grâce à l’adoption et la mise en œuvre de plans de relance incluant, entre autres, des mesures visant à accélérer la transition digitale et la transition écologique. L’usage des modèles économétriques suggère qu’il est ainsi possible de retrouver l’équilibre perdu en termes de croissance.
Ce retour à la « normale » serait inscrit dans le surcroît d’épargne censé venir alimenter une reprise de la consommation à plus ou moins brève échéance obéissant à des préférences largement inchangées. Il serait permis par la création de dettes sous l’égide des banques centrales, abandonnant un temps les politiques conventionnelles, qui doivent doper un redémarrage rapide après avoir contenu les effets délétères de l’arrêt d’activité. Il existerait un lien direct et unique entre finance et économie réelle. La liquidité abondamment distribuée, d’abord gelée sur les comptes des épargnants, se dirigerait, ensuite, naturellement vers la consommation et l’investissement.
Dans une approche trop exclusivement macroéconomique, impasse est faite sur la distribution très inégalitaire de ce surcroît d’épargne qui a forcément des effets sur la structure de la demande finale pouvant impliquer que plus de certains biens et services et moins d’autres seront demandés. Impasse est faite, également, sur la formation d’une épargne de précaution liée à l’incertitude de ceux des ménages qui s’attendent à être plus touchés que les autres par des chutes d’emplois dans un futur immédiat. Impasse est faite sur les contraintes de capacité à court terme face à un rebond assez brutal et inégalement réparti de la demande, que ce soit en raison d’un manque de main-d’œuvre, ou du fait de contraintes d’endettement pesant sur l’investissement des entreprises. Plus généralement, impasse est faite sur la bascule affectant les lieux sectoriels et géographiques de captation de richesse.
Le gel temporaire d’activité et la croyance en un retour mécanique à la « normale » conduisent à ignorer l’impact de déséquilibres de court terme sur le développement à moyen ou long terme. Les conséquences, à relativement brève échéance, de l’endettement des entreprises ne sont guère identifiables tant les mécanismes de sélection ont été modifiés. Nul n’est en mesure de dire vraiment ce qu’il va advenir en termes de faillites d’entreprises et de perte d’emplois Le risque inflationniste, envisagé par certains, n’est appréhendé qu’au regard d’un financement monétaire des déficits publics sans réelle tentative d’analyser la séquence des événements à venir nés de l’articulation entre action publique et activité privée. L’hétérogénéité des situations et des comportements est passée sous silence.
Le discours sur le monde d’après tel qu’envisagé par ceux qui entendent saisir l’opportunité de la crise pour accélérer la transition écologique n’échappe pas l’illusion d’une convergence sans véritables heurts vers un nouvel équilibre. Celui-ci est inscrit dans de nouvelles technologies et de nouveaux comportements sans que soient considérés les moyens de les connaître et de les atteindre. La relocalisation souhaitée d’activités et la régression attendue des échanges à l’échelle mondiale s’apparentent à une sorte de retour en arrière que l’on imagine sans coûts ni dommages.
L’hypothèse du changement structurel de grande ampleur
La réalité est que la crise sanitaire n’est, pourtant, pas intervenue dans un monde économique stable. Des mutations structurelles étaient à l’œuvre dont on peut penser qu’elles vont se trouver accélérées du fait de l’expérience acquise dans la gestion de cette crise et de ses contraintes (Dessertine, 2021).
L’expérience du télétravail augurerait d’une transformation en profondeur de l’organisation du travail et de l’entreprise, qui serait elle-même à l’origine d’une transformation des infrastructures urbaines et de transport. Ces transformations seraient d’autant plus importantes qu’elles participent d’une nouvelle révolution scientifique et technologique incarnées dans les nouvelles capacités de captation, de traitement et d’usage de très grandes bases de données (le « big data »). Dans cette perspective, la révolution digitale devient beaucoup plus importante que la révolution énergétique, les producteurs de données prennent le pas sur les producteurs d’énergies anciennes et nouvelles, les lieux de création de valeur changent drastiquement. Il pourrait s’ensuivre un retour de certaines productions à proximité de leurs marchés, une régression des mouvements de marchandises et d’êtres humains permettant, au passage, de réduire les coûts environnementaux. Le triptyque mouvement – concentration – hyper-consommation ne permettant pas un développement durable serait ainsi remis en cause. Encore faudrait-il que puisse prévaloir une relative égalité de revenus et de patrimoines, que renaisse une véritable classe moyenne pour que le changement soit admis socialement et soit créateur de valeur.
Le grand basculement ainsi envisagé ne remet pas en cause le principe du monde industriel, celui d’une organisation maximisant le taux d’utilisation des fonds de services (équipements, ressources humaines, stocks), synchronisant les étapes successives de la production de biens et de services (Georgescu-Roegen, 1971). La concentration géographique n’est plus nécessaire pour y parvenir. Les grandes unités n’ont plus lieu d’être. Cette déconcentration est susceptible de réduire la longueur des acheminements (les transports de matières et de produits) sans que l’efficacité productive en soit affectée. Il reste que les mutations structurelles en question sont de très grande ampleur. De nouvelles communautés, de nouvelles intelligences collectives vont devoir s’organiser. L’entreprise va devoir acquérir de nouveaux contours. Les lieux de captation de valeur, tels que les enregistrent les mouvements boursiers, évoluent déjà fortement au bénéfice des acteurs du numérique. Il est difficile, dans ces conditions, d’imaginer que l’instabilité ne soit pas au rendez-vous rendant illusoire toute possibilité d’un retour à la « normale ».
Sans aller aussi loin dans la prospective …
Les mutations en cours, affectant technologies et préférences, restent difficiles à connaître et à prévoir. Elles ne se dérouleront pas en un jour. Rien n’indique qu’un nouvel état stable puisse même exister. Il est, en revanche, manifeste, que l’on va assister à une accélération de la recomposition du tissu productif en raison des effets combinés de la crise sanitaire et de la crise écologique. Les nouvelles donnes technologiques et comportementales vont entraîner une accélération du processus de destruction créatrice. Des secteurs sont d’ores et déjà durablement affectés par les transformations de la demande tels que le transport aérien ou l’automobile qui ne sont pas confrontés aux seules conséquences de la transition énergétique. Sans compter bien sûr les effets en amont comme en aval. Il ne peut être question d’un retour à un équilibre de longue période effaçant les pertes subies. Si des relocalisations d’activité se produisent, ce ne sera pas sous la forme d’un retour à l’identique, mais sur la base de robotisation sans création de « vieux » emplois pouvant résorber le chômage structurel. Plutôt que de relocalisation et de raccourcissement des chaînes de valeur, il vaut mieux parler de leur recomposition, d’un changement de nature de la mondialisation des échanges.
Les mutations en cours affectent, en tout premier lieu, la situation des marchés. Excès et pénuries de main-d’œuvre pourraient s’accentuer du fait de l’hétérogénéité de l’offre de travail et d’une mobilité professionnelle freinée par un défaut de temps et de moyens financiers d’apprentissage. Le risque d’une polarisation encore accrue des emplois en termes de qualification et de salaires est manifeste du fait de la rareté de l’offre de travail qualifiée et du déversement de la main d’œuvre la plus touchée vers les emplois peu qualifiés. Ce ne peut être que dommageable à la croissance globale en raison de l’effet produit sur la répartition des revenus et la structure de la demande possiblement caractérisée par une demande accrue de biens de luxe et d’actifs financiers au détriment d’une forte demande de biens « salariaux », caractéristique de l’existence d’une importante classe moyenne.
Des tensions inflationnistes sont déjà effectives sur les marchés de matières premières (fer, cuivre, bois, aluminium, blé, soja, pétrole) et sur les marchés de produits intermédiaires (semi-conducteurs, puces électroniques), qui vont peser, plus ou moins fortement suivant les secteurs, sur les coûts de production des entreprises, leurs marges et leurs prix. De telles tensions sont le fruit des mutations structurelles en cours y compris celles résultant de la transition écologique. Ainsi à production égale, l’éolien et le solaire consomment considérablement plus d’acier et de béton que les centrales thermiques ou nucléaires. L’électrification des objets, à commencer par la voiture, et le besoin en batteries de stockage qu’elle implique ne peuvent que faire exploser la demande des matériaux qui les composent et leurs prix.
Des investissements très élevés sont requis y compris en raison pour des raisons écologiques (économies de ressources). La mutation ainsi engagée, comme toute transition, entraîne une hausse des coûts de construction des nouvelles capacités et, potentiellement une chute relative du produit brut avec comme conséquence, temporairement ou non, la hausse du taux de chômage et la diminution des gains de productivité (l’effet machine de Ricardo décrit par Hicks, 1973). Y parer requiert, à tout le moins, une politique monétaire et une organisation financière garantissant aux entreprises un accroissement des crédits à l’investissement productif (Amendola et Gaffard, 1998).
Face à l’inévitabilité des mutations structurelles et à l’exigence de viabilité, il devient essentiel de développer de nouvelles qualifications et de nouveaux emplois correctement rémunérés. Ce n’est pas qu’une affaire d’offre de travail, de formation initiale, générale, professionnelle et continue. C’est aussi une affaire de demande de travail impliquée par le développement de nouvelles activités et de nouveaux investissements. La question se pose alors clairement de l’organisation du système financier et du mode de gouvernance des entreprises propres à orienter les moyens financiers disponibles vers les projets les plus porteurs de croissance à long terme dans la mesure où ils permettent aux entreprises de former des anticipations fiables.
Les économistes sont-ils démunis de repères ?
Ce n’est pas de la théorie économique conçue pour décrire les périodes de tranquillité qu’il faut attendre une compréhension des ressorts de l’instabilité et des conditions de résilience de l’économie de marché. À vrai dire, il vaut mieux se rapporter aux enseignements tirés de l’observation de périodes passées de rupture. Deux épisodes retiendront ici l’attention.
L’épisode des années 1970 livre un premier enseignement dès lors que l’on y reconnaît un changement structurel de grande ampleur. La hausse simultanée du taux d’inflation et du taux de chômage a conduit à une remise en cause d’une politique keynésienne strictement macroéconomique, fondée sur la possibilité d’un arbitrage maîtrisé entre les deux. L’explication qui l’a emporté a reposé sur la dénonciation d’un déficit budgétaire venant contrarier un état naturel d’équilibre de long terme. Le principe de séparation entre causes (monétaires) de l’inflation et causes (réelles) du chômage a été ainsi réhabilité. La véritable explication de la stagflation est pourtant différente, mettant l’accent sur les conséquences de la recomposition du tissu productif initiée par la hausse très forte du prix de toutes les matières premières avant même que ne survienne le choc pétrolier. L’augmentation simultanée de l’inflation et du chômage n’est autre que la conséquence de la désarticulation du tissu productif que traduit la dispersion accrue des demandes et offres excédentaires (sectorielles) dans un contexte où, faute d’une information suffisante, les prix s’ajustent plus fortement à la hausse qu’à la baisse (et les quantités donc les emplois plus fortement à la baisse qu’à la hausse) (Tobin, 1972 ; Fitoussi, 1973). En présence d’une demande excédentaire de travail, dans les activités en essor, les entreprises augmentent plutôt les salaires que l’emploi en raison de la rareté de l’offre de travail et de l’existence d’une contrainte de capacité. En présence d’une offre excédentaire de travail, dans les activités en déclin, les entreprises diminuent plutôt l’emploi que les salaires pour conserver la confiance des salariés qu’ils continuent à embaucher. La rigidité des prix répond à celle des salaires. Cette asymétrie de comportement contraint le niveau global de l’emploi et le taux d’inflation.
L’épisode de la reconstruction en Europe dans les années de l’après-Seconde Guerre mondiale livre un deuxième enseignement. La situation globale de l’époque est caractérisée par un excédent de demande de travail et un excédent de demande de biens. La reconstruction exige la réalisation d’investissements qui doit permettre de combler le déficit de capacité. Du pouvoir d’achat sous forme de salaires doit être distribué sans contrepartie immédiate du côté de l’offre, car il faut du temps pour que l’investissement soit réalisé et donne lieu à une capacité de production opérationnelle. Il ne peut en résulter, à court terme, que des tensions inflationnistes et un déficit du commerce extérieur à la fois inévitables, nécessaires mais porteurs de leur future extinction (Hicks, 1947). Encore faut-il qu’ils soient engagés, que les entreprises puissent faire des anticipations fiables, qu’elles disposent des liquidités nécessaires, ce qu’a permis le plan Marshall.
S’ils n’offrent pas de solutions toutes faites, ces enseignements nous éclairent sur la nature des difficultés et problèmes qui peuvent survenir à plus ou moins brève échéance. Des déséquilibres ne peuvent qu’apparaître sur les différents marchés (matières premières, biens intermédiaires et biens finals, travail). Ils ne pourront être contenus que par des moyens relevant, à la fois, de la politique économique et de l’organisation des entreprises, permettant de faire face à l’hétérogénéité des situations et des comportements et de réconcilier le temps long avec le temps court. L’objectif est de faire en sorte que les anticipations des entreprises relatives aux investissements soient cohérentes avec les politiques publiques (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020). Aussi convient-il de revenir à une problématique en termes de déséquilibre, renoncer à s’en tenir aussi bien à une politique de l’offre qu’à une politique de la demande pour mettre l’accent sur l’interdépendance entre l’offre et la demande, au niveau global comme sectoriel, afin d’identifier les conditions d’une cohérence entre les deux toujours en devenir. Deux questions fondamentales sont en haut de l’agenda. Celle de l’incitation à investir et celle conjointe de la relation salariale. Il s’agit de rechercher les conditions institutionnelles propres à garantir d’orienter les moyens financiers vers la création une offre correspondant à une demande finale suffisamment large et à rétablir un partage de la valeur ajoutée porteur de cette demande. À ces conditions, les choix de politiques macroéconomiques pourront être en concordance avec les anticipations formulées par les entreprises comme cela a pu l’être pendant la période dite des « trente glorieuses » au sein du monde occidental. Reste qu’il faudra affronter un contexte géopolitique bien différent qui ne se résume pas à la mondialisation vue comme une extension des marchés.
Références
Amendola M. et J. -L. Gaffard, 1998, Out of Equilibrium, Oxford, Clarendon Press.
Dessertine P., 2021, Le grand basculement, Paris, Robert Laffont.
Fitoussi J. -P., 1973, Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.
Gaffard J. -L. , Amendola M. et F. Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.
Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard, Harvard University Press.
Hicks J. R., 1947, « World Recovery after War: a Theoretical Analysis », The Economic Journal, n° 57, pp. 151-164. Reproduit in J. R. Hicks, 1982, Money, Interest, and Wages, Collected Essays on Economic Theory, volume II, Oxford, Basil Blackwell.
Hicks J. R., 1973, Capital and Time, Oxford, Clarendon Press.
Tobin J., 1972, « Inflation and Unemployment », American Economic Review, n° 62, pp. 1-18.
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