par Sarah Guillou
L’objet d’une politique industrielle est d’influencer les spécialisations productives en faveur de secteurs jugés stratégiques pour le bien-être ou la croissance économique. Cela implique de reconnaître que la spécialisation productive a de l’importance en termes de croissance. Mais quels critères permettent de déterminer l’importance de tel ou tel secteur ? L’argument développé par la suite est qu’il n’existe pas de critères solides sans référence aux préférences collectives présentes et futures des citoyens.
Les fondements théoriques justifiant une politique industrielle et démontrant son efficacité sont peu nombreux. De la défense des industries naissantes (List, 1841) au soutien des industries générant des externalités fondamentales pour la croissance, les arguments théoriques définissent des conditions d’exercice très étroites . Le cadre légal international est également très exigu, notamment pour les pays de l’Union européenne dont les instances se préoccupent prioritairement de créer des conditions égales de concurrence pour toutes les entreprises de l’Union et contrôlent tout versement d’aides publiques.
L’espace réduit de la politique industrielle
Dans cet espace réduit, l’exercice d’une politique industrielle a du mal à trouver des raisons d’exister. Bien qu’un mouvement de « normalisation », cher à Dani Rodrick, semble affecter aujourd’hui les études sur la politique industrielle (voir Aghion et al. 2011), celle-ci ne fait toujours pas partie des politiques « normales », au même titre que la politique monétaire, budgétaire, commerciale par exemple. Il s’agit d’une politique exceptionnelle consécutive à des circonstances exceptionnelles. C’est dans la définition de ce qualificatif d’exceptionnel, de sa nature et de sa temporalité, que la politique industrielle met en jeu sa légitimité. Encore récemment, les circonstances exceptionnelles, autant politiques qu’économiques, ont agi fortement comme motif d’une politique industrielle mais elles cachent en fait des politiques de soutien de l’emploi tout en satisfaisant des objectifs électoraux. L’illustrent les entreprises de sauvetages d’usines, des ateliers de lingerie Lejaby à SeaFrance, et les annonces de règlementation des fermetures d’usines en présence d’un repreneur. Bien que ces interventions apportent le bénéfice de réduire l’asymétrie d’information entre les acteurs en proposant des médiations bien souvent utiles, elles ne relèvent pas de la politique industrielle.
La seule politique industrielle « autorisée », cohérente avec le cadre institutionnel et légal, européen ou américain, est aujourd’hui celle qui respecte les conditions d’intervention de l’Etat dans le fonctionnement économique hérité de la doctrine libérale. On peut souhaiter une redéfinition des règles d’intervention, ce qui en passant, amènerait un peu plus de transparence sur les pratiques des Etats, mais l’ambition de cette note est tout à la fois plus modeste et plus large. Cette note veut montrer que, même dans le cadre minimaliste de la doctrine libérale, la politique industrielle doit se définir à l’appui d’un projet de société qui engage la spécialisation productive de l’économie.
Le principe général de la doctrine libérale est de considérer la concurrence comme le processus le plus efficace d’allocation des richesses. Autrement dit, la concurrence est le meilleur système pour optimiser la création de richesse. En effet, elle est supposée créer l’émulation entre les acteurs qui les incitent à augmenter leur productivité et leurs performances ; permettre l’éviction des activités inefficaces qui gaspillent des ressources alors mal exploitées ; et enfin assurer l’égalité et la liberté des acteurs concernant leur entrée sur les marchés et donc le libre exercice de l’activité économique. La théorie économique libérale n’envisage que des situations très particulières à l’exercice d’une politique industrielle.
Dans ce cadre, l’intervention de l’Etat se justifie (i) pour rétablir les conditions concurrentielles de transparence de l’information ; (ii) pour soutenir l’investissement dans les activités générant des externalités positives comme la R&D ou inversement pour décourager celles générant des externalités négatives comme la pollution ; et (iii) pour soutenir des activités jugées stratégiques. On peut observer qu’il s’agit précisément des trois motifs qui sous-tendent la politique industrielle et de concurrence de l’Union européenne. Il faut surtout remarquer que si les deux dernières justifications appellent bien une politique industrielle, elles requièrent un principe supérieur d’ordre politique qui fait appel aux préférences collectives des générations présentes et futures.
Certes, encourager les externalités qui naissent des dépenses en R&D ne relève pas forcément d’un choix politique. En effet, la logique économique sous-jacente pourrait suffire : les externalités de la R&D correspondent à l’accroissement de productivité pour l’ensemble de la société induite par la diffusion de la connaissance. L’accroissement de la productivité assure un surcroît de croissance qui augmente la création d’emplois et de richesses. C’est bien cet enchaînement économique qui est mis en avant par les instances européennes, parmi elles, la Commission européenne (voir Nuggs-Hansen et Wigger, 2010 ; C.E., 2011), comme il fonde la politique américaine de subvention à la R&D (Ketels, 2007). La décision politique de soutien de la R&D et plus généralement de l’investissement dans le capital humain peut reposer simplement sur la logique économique.
Toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société
Toutefois cet enchaînement est insuffisant : une fois que l’on a admis un nécessaire soutien à l’investissement dans la R&D, il faut décider de l’orientation des ressources publiques, rares et dont le coût d’opportunité s’élève avec l’accroissement des dettes, vers les investissements jugés les plus opportuns. La définition de la politique industrielle doit se fonder sur un ensemble d’orientations politiques (puis légales) suffisamment précises pour engager les entreprises dans des investissements technologiques dont les rendements sont par nature incertains. Par exemple, les entreprises ne s’orientent pas naturellement vers les technologies propres. Il faut créer les incitations qui les conduiront à s’inscrire dans des trajectoires de développement durable comme le montrent les résultats d’Acemoglu et al. (2011).
En règle générale, toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société : orienter les processus de production vers le développement durable et le respect de l’environnement est une décision qui assurera la pérennité des ressources, la qualité de vie et l’innovation technologique. Orienter les capitaux vers des technologies stratégiques, comme les biotechnologies, l’espace ou les nanotechnologies, est une nécessité face à la lourdeur des investissements – coûts fixes – qui sont associés à leur développement, dès lors que l’on considère que la maîtrise de ces technologies est indispensable au futur bien-être de la société. Enfin, investir dans le capital humain, préalable à tout politique de soutien de la R&D, est le moyen d’augmenter le niveau et la qualité de vie des individus, de densifier les aptitudes à s’adapter au changement technique, mais aussi d’assurer la solidité et la pérennité de la démocratie (Glaeser et al., 2007).
Certes, l’attachement à une politique de soutien à l’investissement dans la recherche et l’éducation est largement partagé par les dirigeants politiques et repose globalement sur une vision progressiste de la société, une certaine vision du bien-être social en somme. Et de fait, il existe bien un ensemble de mesures répondant à des objectifs de politique de soutien à la R&D : du crédit impôt-recherche aux pôles de compétitivité ; la France est à ce titre souvent considérée comme motrice en termes de mesures de politique industrielle. Mais la finalité invoquée de ces mesures est celle de la compétitivité des entreprises, pas celle de la croissance économique en termes qualitatifs.
Or, la sélection des technologies prometteuses et l’investissement dans les spécialisations du futur appellent une préséance du politique qui doit se prononcer sur l’avenir technologique de la société, qu’il s’agisse de sa protection, de sa sécurité, de sa santé ou de son environnement. Au final, une politique industrielle, même libérale, présuppose des choix politiques qui satisfont une vision sociétale. C’est au nom de cette vision sociétale que les dépenses associées à la politique industrielle peuvent se justifier. Les motifs liés aux mécanismes économiques définissent les contraintes. Les choix politiques doivent définir l’ambition. La révélation des préférences collectives lors des processus électoraux à venir exige que soit exprimé le plus clairement possible le projet technologique du politique.
Références :
Acemoglu, D. et Aghion, P., Bursztyn, L. et Hemous, D. (2011), “The environnement and directed technical change”, MIT WP, June 28, 60 pages.
Aghion, P., M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison & P. Legros (2011), “Industrial Policy and Competition”, CEPR Discussion Paper Series No.8691, June 28.
Buch-Hansen, H. et Wigger, A. (2010), “Revisiting 50 years of market-making: The Neoliberal transformation of European competition policy”, Review of International Political Economy 17(1), 20-44.
Commission Européenne (2011), Industrial policy : Reinforcing competitiveness, COM (2011) (642).
Glaeser, E.L., Ponzetto, G. et Shleifer, A. (2007), “Why does democracy need education?”, Journal of Economic Growth 12(2),77.
List, F. (1841) National System of Political Economy, New York & London: Garland Publishing, Inc., 1974, pp. 70-82.
Rodrik, D. (2008) Normalizing Industrial Policy, Commission on Growth and Development Working Paper No.3
Ketels, C.H.M. (2007), “Industrial policy in the United States”, Journal of Industry Competition and Trade 7,147-167.
Pack, H. and K. Saggi, 2006. “Is There a Case for Industrial Policy? A Critical Survey” The World Bank Research Observer, 21:267–297 www-wds.worldbank.org/…/436150PUB00BOX0327375B01PUBLI