La stabilité des régimes d’États-providence : les résultats d’un modèle de justice sociale

par Gilles Le Garrec

    En tant qu’ensemble d’institutions visant à protéger les citoyens contre les effets indésirables du marché et à promouvoir l’équité dans la répartition des richesses, les États-providence sont généralement regroupés en trois régimes identifiables selon l’étude fondamentale d’Esping-Andersen menée en 1990. Dans le régime libéral de protection sociale, archétype des pays anglo-saxons, les politiques redistributives ciblent les pauvres, ceux  qui ne peuvent pas générer un revenu jugé suffisant sur le marché du travail. Les prestations forfaitaires y sont faibles et disponibles pour tous ceux qui remplissent les critères d’éligibilité. En revanche, dans le régime de protection sociale-démocrate, archétype des pays nordiques, les prestations sont universelles (disponibles pour tous les citoyens) et établies à un niveau assez élevé. Par conséquent, les États-providence sociaux-démocrates pratiquent une redistribution des revenus beaucoup plus importante que les États-providence libéraux. Enfin, dans le régime de protection sociale corporatiste, archétype de l’Europe continentale, les prestations sont également élevées mais liées à l’effort contributif et ne sont donc pas forfaitaires. Dès lors, comme les pays les plus forts contributeurs ont aussi des prestations plus élevées, ce régime peut être classé comme intermédiaire en termes de redistribution des revenus. En tant que regroupement canonique des régimes d’État-providence en sciences sociales, il a été largement débattu, critiqué et étendu. Critiqué, par exemple, pour sa volonté de mettre trop de spécificités institutionnelles et culturelles dans trop peu de catégories (des régimes d’État-providence supplémentaires ont été proposés pour représenter, par exemple, les pays d’Europe du Sud et d’Asie de l’Est). Dans une étude statistique de 2022 de Péligry et Ragot, le regroupement des États-providence en trois régimes pour l’année 2018 a reçu un certain soutien. Conformément à Esping-Andersen (1990), ils trouvent que le groupe à faible taxation est composé principalement de pays anglo-saxons tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande et le Canada. Cependant, ils montrent également que la plupart des pays européens continentaux (France, Italie, Allemagne, Belgique, Autriche) – associés au régime corporatiste dans Esping-Andersen (1990) – sont classés dans le groupe à forte imposition, rejoignant la Suède, le Danemark et la Finlande. Ces résultats pourraient suggérer que les États-providence de ces pays ont évolué au cours des trente années qui ont suivi la publication des travaux d’Esping-Andersen pour devenir actuellement plus proches du régime d’État-providence à forte redistribution. De plus, la Norvège semble maintenant appartenir au régime intermédiaire, et non au régime social-démocrate. Cela remet donc en question la stabilité à long terme des régimes d’État-providence à taxation intermédiaire et forte, tandis que l’État-providence à faible imposition semble plus stable.

    Pour donner un sens à ces résultats, il est nécessaire de comprendre les motivations qui sous-tendent la construction et le soutien de l’institution de l’État-providence, principalement dans sa capacité à redistribuer les revenus. À la suite de solides preuves empiriques indiquant que le sens de l’équité (encadré 1) et la culture (encadré 2) sont deux composantes importantes des attitudes face à la redistribution, nous avons élaboré un modèle présenté en document de travail OFCE (Le Garrec, 2023) qui fusionne l’approche d’équité d’Angeletos et Alesina (2005) et le mécanisme de transmission culturelle de la force de la norme morale proposé par Le Garrec (2018). Il en résulte une dynamique de la redistribution qui se traduit par celle du taux de taxation. Ce dernier combine le taux préféré par l’électeur pivot s’il n’était guidé que par son propre intérêt, et un taux universellement considéré comme équitable. Comme détaillé dans Angeletos et Alesina (2005), partant du principe qu’une forte imposition aura tendance à réduire l’intensité de l’effort au travail (taxation distorsive), cette imposition augmentera la part de la chance dans la détermination des revenus. De ce fait, l’injustice perçue dans la distribution des revenus a tendance à croître avec le niveau de l’imposition (voir encadré 1), accroissant ainsi le taux perçu comme équitable. De plus, comme spécifié dans Le Garrec (2008), plus l’environnement social dans lequel les jeunes sont socialisés est injuste, moins leur préoccupation pour l’équité est élevée (voir encadré 2). En d’autres termes, le coût moral de ne pas soutenir une taxation équitable est réduit lorsqu’on observe à quel point la génération précédente a collectivement échoué à mettre en place une institution équitable.

    En fonction des conditions initiales, la dynamique obtenue peut être à la fois dépendante de l’histoire et des croyances, ou seulement dépendante de l’histoire. Par exemple, si initialement la redistribution est faible, les gens sont socialisés dans un environnement où les pratiques et les institutions sont trop éloignées de ce qui est perçu comme équitable. De ce fait, la préoccupation pour l’équité est faible. Dans ce cas de figure, l’institution redistributive et la préoccupation pour l’équité co-évoluent et se renforcent mutuellement de sorte que le niveau d’imposition converge vers un niveau de redistribution faible. Le processus décrit dans ce cas dépend uniquement de l’histoire et le régime d’État-providence ainsi obtenu est parfaitement stable.

    En revanche, si la redistribution initiale est suffisamment proche de ce qui est perçu comme juste, on montre alors (si l’injustice perçue dans la distribution des revenus n’est pas trop forte, voir Le Garrec, 2023) que deux croyances sont compatibles quant au futur niveau de redistribution. Si les individus croient que le niveau de taxation va rester proche d’un niveau intermédiaire, alors le processus décrit ci-dessus est inversé et la préoccupation pour l’équité et le niveau de redistribution (ainsi que celui perçu comme équitable) augmentent dans le temps pour se stabiliser vers les niveaux caractérisant le régime d’État-providence à redistribution intermédiaire. Dans le cas inverse, en croyant que le niveau de taxation va fortement augmenter (pour des raisons qui ne sont pas expliquer par le modèle), les individus vont modifier leurs comportements en conséquence, ce qui va engendrer les conditions pour qu’il augmente effectivement (croyance autoréalisatrice), pour ensuite possiblement engendrer un processus de convergence vers l’État-providence à forte redistribution.

    Cependant, cela ne signifie pas qu’à terme, en un temps fini, le regroupement des institutions se terminerait par seulement deux régimes, à savoir les régimes de faible et de forte redistribution. En effet, si le régime intermédiaire peut converger vers le régime de forte redistribution à la suite d’un choc de croyance, l’inverse est également possible. Le regroupement en trois régimes semble stable à long terme, même si les ensembles de pays composant les régimes intermédiaire et de forte redistribution peuvent changer. Cette caractéristique souligne la proximité en termes qualitatif des deux derniers régimes, tous deux mettant en œuvre une redistribution des revenus plus proche du niveau équitable que dans le modèle libéral, car les citoyens qui les composent ont une aversion plus forte pour l’injustice. Cela illustre également la possibilité que l’État-providence de pays similaires puisse converger vers l’un des trois régimes en fonction de choix collectifs qui ne dépendent pas exclusivement de l’histoire et sont donc difficiles à prévoir.

    En se concentrant sur les caractéristiques fiscales, ce modèle permet ainsi de donner sens (plutôt que d’expliquer formellement) au fait que la plupart des pays européens continentaux appartiendraient actuellement au régime de l’État-providence social-démocrate (Péligry et Ragot, 2022), alors qu’ils appartenaient au régime intermédiaire il y a 30 ans (Esping-Andersen, 1990), et inversement pourquoi la Norvège est désormais regroupée dans le régime intermédiaire de l’État-providence. Il permet également de comprendre l’apparente plus grande stabilité des régimes d’État-providence à faible redistribution, caractéristiques des pays anglo-saxons. Enfin, il prédit qu’en toute probabilité, une augmentation substantielle des inégalités de revenu aurait tendance à déstabiliser l’État-providence à redistribution intermédiaire, qui verrait alors les pays associés converger vers l’État-providence libéral à faible redistribution.

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    Encadré 1. Redistribution et sens de l’équité

    En rupture avec l’approche traditionnelle en économie, les données d’enquêtes ainsi qu’un grand nombre d’études expérimentales montrent, quels que soient les pays étudiés, que les individus ne se comportent pas toujours de manière égoïste, et que les motivations altruistes et morales sont importantes en particulier pour expliquer les attitudes en matière de redistribution. Plus précisément, elles soulignent que les gens ont tendance à soutenir une plus grande redistribution s’ils croient que la pauvreté est causée par des facteurs qui échappent au contrôle individuel, tels que la chance. Ainsi, l’équité semble jouer un rôle-clé dans l’explication des politiques redistributives. Dans leur échantillon de la population suisse, Fehr et al. (2021) évaluent que le soutien individuel à la redistribution révèle que la moitié des individus sont dotés de préférences sociales entièrement fondées sur le principe méritocratique, ou en partie pour plus d’un tiers des autres (conforme au trade-off équité/efficacité). Seuls 15% des individus y apparaissent purement égoïstes. De plus, en constatant que les croyances selon lesquelles la chance plutôt que l’effort détermine les revenus, sont des prédicteurs forts du niveau national de redistribution, contrairement à l’inégalité des revenus, Alesina, Glaeser et Sacerdote (2001) montrent que les motifs d’équité identifiés au niveau individuel sont importants pour expliquer les politiques redistributives effectivement mises en place (à partir des données de l’enquête World Values Survey, ils soulignent que 54% des Européens contre 30% des Américains croient que la chance plutôt que l’effort détermine les revenus).

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    Encadré 2. Redistribution et attitudes culturellement modelées

    Pour évaluer la composante culturelle du comportement humain, des études récentes ont souligné les différences significatives et persistantes entre les comportements des immigrants et des autochtones, ou ont utilisé les différentes expériences vécues par les individus comme des expériences naturelles. Quelle que soit la stratégie utilisée, les données montrent que l’environnement culturel et politique dans lequel les individus grandissent influence leurs préférences et croyances en matière de redistribution. Dans Luttmer et Singhal (2011), par exemple, après avoir contrôlé les caractéristiques individuelles, il est montré que les immigrants originaires de pays préférant une plus grande redistribution continuent à soutenir une redistribution plus élevée dans leur pays d’accueil. Ainsi, les préférences en matière de redistribution semblent être en partie influencées par la culture dès le plus jeune âge, généralement appelé les années impressionnables, et à cesser de changer à l’âge adulte. De plus, Roth et Wohlfart (2018) montrent que les personnes ayant connu des niveaux plus élevés d’inégalité des revenus pendant leurs années impressionnables soutiennent moins la redistribution plus tard. Les résultats de Roth et Wohlfart (2018), ainsi que ceux de Luttmer et Singhal (2011), montrent alors que l’exposition de longue durée à l’inégalité pendant la jeunesse laisse une marque permanente sur les croyances et préférences pour la redistribution à l’âge adulte, même si l’exposition à l’inégalité peut être amenée à changer ultérieurement.

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Bibliographie

Alesina A., Glaeser E. et Sacerdote B., 2001, « Why doesn’t the US have a European-style welfare system?», Brookings Papers on Economic Activity, 2, pp. 187-277.

Alesina A. et Angeletos G.-M., 2005, « Fairness and redistribution: US versus Europe », American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.

Fehr E., Epper T. et Senn J., 2021, « Other-regarding preferences and redistributive politics », University of Zurich Working Paper, décembre.

Le Garrec G., 2018, « Fairness, social norms and the cultural demand for redistribution », Social Choice and Welfare, 50(2), pp. 191-212.

Le Garrec G., 2023, « Accounting for the long-term stability of the welfare-state regimes in a model with distributive preferences and social norms », Sciences Po OFCE Working Paper, n°01/2023.

Luttmer E. et Singhal M., 2011, « Culture, context, and the taste for redistribution », American Economic Journal: Economic Policy, 3(1), pp. 157-179.

Péligry P. et Ragot X., 2022, « Evolution of fiscal systems: convergence or divergence? », Sciences Po OFCE Working Paper, n°3/2022.

Roth C. et Wohlfart J., 2018, « Experienced inequality and preferences for redistribution », Journal of Public Economics, 167, pp. 251-262.