par Gilles Le Garrec
Lorsqu’on étudie la préférence pour la redistribution au niveau individuel, on observe en premier lieu qu’une personne se déclarera d’autant plus favorable à la redistribution des revenus que son propre revenu est faible. Mais la perception que l’on a des revenus en général joue également un rôle crucial. En effet, si une personne pense que les revenus reflètent plus la chance que l’effort fourni, alors elle aura tendance à soutenir une plus forte redistribution. Ainsi, ce que révèlent les études empiriques c’est que les demandes de redistribution reflètent autant l’intérêt propre des individus que leur préoccupation pour la justice distributive. Il convient néanmoins de souligner que l’intensité de cette préoccupation peut varier fortement d’un pays à l’autre. Plus précisément, Corneo (2001) montre que les individus des pays ayant une forte redistribution du revenu, comme l’ex RFA dans son étude, se caractérisent par une préoccupation pour la justice distributive plus forte que les individus des pays à faible redistribution tels que les Etats-Unis. De ce point de vue, comprendre le rôle de l’environnement culturel dans le développement des préférences individuelles revêt un caractère crucial si l’on veut comprendre les demandes de redistribution et, par extension, la diversité des politiques redistributives dans les démocraties, comme illustré dans le tableau ci-dessous. A cet égard, le résultat mis en évidence par Luttmer et Signal (2011) montrant que les immigrants originaires de pays à forte préférence pour la redistribution continuent à soutenir une plus forte redistribution dans leur pays d’accueil (que les autochtones) est déterminant. Ainsi il apparaît non seulement que l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive dépend de l’environnement dans lequel on a été élevé, mais aussi que cette dernière ne varie plus lorsqu’on atteint l’âge adulte[1].
Au regard de ces résultats empiriques, j’ai été amené à proposer dans un document de travail un mécanisme de transmission culturelle de la norme morale ou de l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive. Selon ce dernier, caractéristique d’un processus de socialisation oblique[2], les préférences se structurent en partie par observation, imitation[3] et internalisation des pratiques culturelles. Plus précisément, mon mécanisme stipule que l’observation durant l’enfance de politiques redistributives trop inéquitables se traduiraient par une préoccupation pour la justice distributive affaiblie. Le coût moral à ne pas supporter une juste répartition des revenus une fois adulte serait ainsi réduit par l’observation de l’échec collectif de la génération précédente à avoir pu mettre en place une institution promouvant la justice distributive. Autrement dit, le mécanisme que je propose traduit le fait qu’avoir été exposé à trop d’injustice réduit la capacité à se sentir concerné par l’injustice[4].
Conséquence du mécanisme de transmission culturelle intergénérationnelle proposé, mon modèle permet de reproduire de manière satisfaisante le fait que la redistribution soit plus importante en Europe qu’aux Etats-Unis alors même que les inégalités de revenus avant impôts et transferts y sont plus faibles (Cf. Tableau 1). Ce faisant, j’améliore la prédiction du modèle canonique de Meltzer et Richard (1981) qui soutient au contraire que plus d’inégalité de revenus devrait se traduire par plus de redistribution. De plus, ces différences de redistribution sont persistantes dans le temps car inscrites dans les préférences individuelles via la transmission intergénérationnelle de l’intensité de la préoccupation pour la justice distributive. C’est par ce même mécanisme de transmission intergénérationnelle des valeurs que l’on peut enfin expliquer pourquoi les immigrants des pays ayant une forte redistribution continue à soutenir une plus forte redistribution dans leur pays d’accueil.
Références
Boyd R. et Richerson P. J. (1985), Culture and the evolutionary process, London, University of Chicago Press.
Corneo G. (2001), “Inequality and the State: Comparing US and German preferences”, Annals of Economics and Statistics, 63/64, pp. 283-296.
Le Garrec Gilles (2017), “Fairness, social norms and the cultural demand for redistribution”, Document de travail OFCE n° 2017-20 , à paraître dans Social Choice and Welfare, DOI 10.1007/s00355-017-1080-6.
Luttmer E. et Signal M (2011), “Culture, context, and the taste for redistribution”, American Economic Journal: Economic Policy, 3(1), pp. 157-179.
McCrae R. et Costa P. (1994), “The stability of personality: observation and evaluations”, Current Directions in Psychological Science, 3(6), pp. 173-175.
Meltzer A. et Richard S. (1981), “A rational theory of the size of government”, Journal of Political Economy, 89(5), pp 914-927.
Twenge J., Baumeister R., DeWall N., Ciarocco N. et Bartels M. (2007), “Social exclusion decreases prosocial behavior”, Journal of Personality and Social Psychology, 92(1), pp. 56-66.
[1] Soutenant cette interprétation, les psychologues McCrae et Costa (1994) ont montré que les traits de personnalité se figeaient après l’âge de 30 ans.
[2] On parle de socialisation ou transmission oblique lorsqu’un individu apprend au contact de personnes de la génération de ses parents ou d’institutions. La transmission est dite verticale lorsqu’elle s’effectue entre les parents et leurs enfants. Elle est dite horizontale lorsqu’un individu apprend au contact de ses pairs.
[3] Dans la littérature évolutionnaire, apprendre des autres en les imitant est une manière économe et efficace d’acquérir les informations localement pertinentes à l’adaptation. Dans cette optique, les propensions à apprendre et imiter sont des composantes d’une psychologie qui a évolué par sélection naturelle (Boyd et Richerson, 1985).
[4] Twenge et al. (2007) expliquent ainsi que l’exclusion sociale provoque de forts sentiments négatifs qui nuisent à la capacité de compréhension empathique des autres et, par conséquent, diminue le comportement pro-social.
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