par Jean-Luc Gaffard
Jean Tirole, à qui est attribué cette année le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est un économiste d’exception. Il l’est par la qualité académique de ses travaux publiés aussi bien dans les plus grandes revues de la discipline que dans des livres où il présente les grandes questions d’économie industrielle, d’économie de la régulation ou d’économie financière en suivant un fil conducteur issu de ses propres recherches. Il l’est par la volonté explicite d’aborder de vrais sujets, majeurs pour la compréhension du fonctionnement des économies de marché et de faire des propositions concrètes de politique publique qui s’y rapportent. Il l’est parce qu’il a traité de ces sujets en développant de nouveaux et puissants outils d’analyse. Il l’est, enfin, par la modestie qui préside au jugement qu’il porte lui-même sur ses résultats et leur portée pratique, une modestie qui sied aux vrais scientifiques.
Il est de bon ton dans certains milieux de classer rapidement les économistes dans une catégorie ou une autre, le plus souvent pour les stigmatiser. Jean Tirole n’échappe pas à ce jeu de salon. S’inscrivant dans le champ de la microéconomie, s’intéressant aux stratégies des entreprises, il devient pour ses contempteurs, davantage habitués à la fréquentation des medias qu’à celle de la table du chercheur, le défenseur sinon le promoteur des thèses qualifiées de libérales sinon d’ultra-libérales, entendez un thuriféraire des marchés et un pourfendeur de l’action des gouvernements. Bien sûr, rien n’est plus faux.
Jean Tirole explore le fonctionnement de marchés peuplés d’entreprises cherchant à exploiter leur pouvoir de marché, à tromper des régulateurs dont les choix sont affectés par le défaut d’information et l’existence de contraintes spécifiquement politiques. Il prend sérieusement en considération l’imperfection et l’incomplétude de l’information, l’hétérogénéité des situations de marché et des comportements ou encore la possibilité de formation de bulles rationnelles. Si chacun plaide aujourd’hui, face à la crise, pour stimuler les dépenses de R&D, développer la formation professionnelle, ou réaliser des investissements publics, chacun devrait aussi être conscient du fait que le résultat est subordonné aux formes d’organisation qui prévalent, mélanges subtils et variés de concurrence et de coopération au cœur des contrats passés entre les acteurs privés et publics sur les différents marchés. C’est ce sur quoi les travaux de Jean Tirole attirent notre attention par delà les débats légitimes sur la méthodologie, le choix des outils et celui des normes que devraient retenir les pouvoirs publics.
Jean Tirole et son ami et co-auteur Jean-Jacques Laffont, décédé trop tôt, avec qui il aurait vraisemblablement partagé le prix qui lui est attribué aujourd’hui, se sont donnés pour tâche d’analyser les relations qui lient les entreprises et l’Etat dans les secteurs clés des télécommunications, de l’énergie ou des transports, en essayant de déterminer les conditions pour qu’elles soient socialement efficaces. Ils sont les dignes continuateurs d’une tradition française prestigieuse, celle des ingénieurs économistes français – notamment de Clément Colson, Marcel Boiteux et Maurice Allais – chercheurs autant qu’ingénieurs, qui se sont attachés à établir la place et le rôle des pouvoirs publics dans le fonctionnement d’une économie de marché. Une tradition en économie publique qu’ils ont, néanmoins, révolutionné en montrant, grâce aux nouveaux outils utilisés, que protéger l’intérêt général supposait de comprendre les détails de fonctionnement de marchés très différents les uns des autres en même temps que les défaillances d’un Etat ni omniscient, ni spontanément bienveillant. Ce faisant, ils ont souligné la complexité des situations et, par suite, la complexité des règles contractuelles, complexités qu’il serait illusoire et dangereux de vouloir ignorer. Ils ont su mettre en valeur la vraie nature d’une économie de marché dans laquelle l’Etat, loin de substituer au marché, aide à son bon fonctionnement grâce à des interventions ciblées. A cet égard, et dans le domaine qui est le leur, celui de l’analyse des entreprises et des marchés, ils se sont inscrits dans un courant de philosophie sociale qui s’apparente à celui développé par Keynes.
Est-ce à dire qu’aucune critique ne peut être adressée aux travaux réalisés ? Ce n’est sûrement pas ce que pense l’intéressé lui-même qui sait que les avancées scientifiques naissent de la controverse et du débat à la condition que l’une et l’autre soient menés avec fairplay par des chercheurs aux compétences avérées. Sans doute, l’impossibilité d’énoncer des règles générales constitue la faiblesse d’une approche en économie industrielle dont Franklin Fisher (1991)[1] a pu dire qu’elle était une théorie en forme d’exemples, risquant de ne produire que des taxonomies, pouvant signifier que tout peut arriver et rendant difficile l’établissement de guides pour les politiques publiques. Elle ne saurait faire renoncer à l’image d’hétérogénéité qui qualifie les économies de marché et en dehors de laquelle il est, en toute hypothèse, vain d’imaginer des politiques publiques efficaces. En outre, nombre d’analyses effectuées par Jean Tirole ont cette vertu d’ajuster la spécification des modèles théoriques à la configuration particulière des industries, des entreprises et des technologies étudiées. D’autres approches sont, sans doute, envisageables, qui rompraient avec l’hypothèse d’agents pratiquant l’optimisation intertemporelle dans un univers d’anticipations rationnelles. Elles insisteraient sur la nature séquentielle de choix effectués par essais et erreurs dans une économie non coordonnée, fut-ce sur un mauvais équilibre, du fait de la prégnance de l’innovation impliquant à la fois l’irréversibilité des décisions d’investissement et une connaissance incomplète de la configuration future des marchés. Se saisir de cet aspect de la réalité industrielle impliquerait de reconnaître qu’il est tout aussi important de comprendre comment les entreprises acquièrent une connaissance, d’ailleurs incomplète, des réactions de leurs concurrentes que de s’en tenir à en établir les effets. Suivant une ligne de pensée davantage ancrée chez Marshall et Hayek que chez Walras et Cournot, il serait possible de donner un autre éclairage du fonctionnement des économies de marché, du rôle des collusions, de la place des réseaux, ce qui conduirait à des recommandations parfois différentes de politique publique. Encore faudrait-il que les approches retenues, davantage tournées vers la question de coordination que vers celle des incitations, aient la robustesse requise si l’on veut qu’elles viennent enrichir, sinon défier les théories maintenant établies. C’est ce que Jean-Jacques Laffont me faisait valoir lors d’une longue conversation que nous avions eue ensemble dans l’attente de nos avions respectifs retardés par des grèves qui n’étaient pas sans rapport avec notre discussion.
[1] Voir « Organizing Industrial Organization : Refections on Handbook of Industrial Organization », Brookings Papers on Economic Activity. Microeconomics, vol. 1991 pp.201-240.