Jacques Le Cacheux, Professeur d’économie à l’UPPA/TREE, à l’École nationale des Ponts et Chaussées (Ponts-ParisTech), à Sciences Po et Paris I-Sorbonne
Au service de la démocratie et de la justice
Imaginez : dans les Arènes de Vérone bondées, ce 8 octobre 2012 vers 22 h., à peine le grand rocker italien Adriano Celentano, immensément populaire dans son pays depuis les années 1960, a-t-il conclu la première partie de son concert, retransmis en direct par la RAI, à l’entracte, on installe sur scène un bar et quelques chaises ; Celentano s’assied à une table de bistrot à côté de Jean-Paul Fitoussi, à qui il pose, en italien, des questions sur la crise économique[1]. Qui d’autre que Jean-Paul aurait accepté ce défi ? Bien sûr, l’Italie était sa patrie de cœur et, sans y être une star à l’égal de Celentano, il y était très connu et reconnu, comme en témoignent les hommages qui lui ont été rendus au-delà des Alpes.
Cette anecdote est comme une synthèse, la quintessence des qualités, humaines et intellectuelles, et des talents de Jean-Paul Fitoussi : l’intérêt pour l’analyse, surtout de ce qui ne marche pas dans l’économie et dans l’Union européenne ; la pédagogie, cette volonté d’expliquer, de transmettre, et celle d’animer ainsi le débat démocratique. Lui, l’ami de certains des plus grands économistes de notre temps – Kenneth Arrow, qui présidait l’Association internationale de sciences économiques quand Jean-Paul Fitoussi en devint, en 1984, le secrétaire général ;Edmund Phelps, avec il écrivit, en 1986, un livre marquant sur la dépression européenne, dont il prononça l’éloge lors de la remise d’un doctorat honoris causa à Sciences Po et entretint, jusqu’à sa disparition, une grande amitié ; Joseph Stiglitz, son complice dans la quête d’une meilleure métrique du bien-être et de la soutenabilité, lui aussi fait docteur honoris causa à Sciences Po avec un éloge de Jean-Paul Fitoussi ; mais aussi Robert Solow, Amartya Sen, et tant d’autres[2] –, était aussi à l’aise dans les cénacles académiques qu’à la chaire d’un amphithéâtre universitaire ou sur un plateau de télévision.
Au long d’une carrière académique riche et variée, de l’Université de Strasbourg à l’Institut universitaire européen de Florence, puis à Sciences Po et à l’OFCE, enfin à l’université LUISS de Rome, Jean-Paul Fitoussi a beaucoup enseigné, participé à de nombreux colloques et débats, et énormément publié. Bâtisseur, il a été à l’origine du BETA de Strasbourg qui fête cette année ses cinquante ans, a contribué au développement du Département d’économie de l’IUE de Florence, a créé le Département des études de l’OFCE avant de devenir le président de cette institution, a donné de l’envergure à l’Association internationale de sciences économiques qui somnolait un peu avant son arrivée, a créé le Département d’économie de Sciences Po, a lancé avec Joe Stiglitz au sein de l’OCDE un forum sur la mesure en économie. Et de manière plus ponctuelle, son entregent et son pouvoir de conviction lui ont permis de mettre sur pied des groupes d’experts économistes pour répondre à des questions de politique économique : pour analyser les politiques de l’Union européenne, il créa, à l’OFCE, le Groupe international de politique économique (Anthony Atkinson, Olivier Blanchard, John Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund Phelps, Robert Solow) ; pour aider à comprendre le fonctionnement et l’état de l’économie soviétique sous la perestroika de Gorbachev et orienter la transition vers la démocratie sociale et l’économie de marché, il monta, en quelques jours, une équipe d’économistes au service de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), qui n’était alors qu’à l’état embryonnaire, se rendant à Moscou à plusieurs reprises en 1989 et 1990[3] ; et en janvier 2008, après avoir proposé à Nicolas Sarkozy de lancer une réflexion sur la mesure des performances économiques et du progrès social, pour éclairer la question du choix des indicateurs et de la mesure en économie, il réunit, avec la complicité de Joseph Stiglitz et Amartya Sen, une prestigieuse commission d’experts (Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009).
Revenir ici sur toutes ses contributions à l’analyse économique et au débat public serait impossible. Les ouvrages publiés en son honneur (Velupillai,ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015) contiennent des bibliographies quasi exhaustives et les différents hommages qui lui ont été rendus ont déjà mis en exergue nombre des aspects les plus importants de sa production intellectuelle.
Mais parce qu’il a été membre de mon jury de thèse à l’IUE de Florence, qu’il m’a recruté au Département des études de l’OFCE, dont il m’a confié la direction lorsqu’il devint, en 1990, président de l’OFCE, qu’il me permit de prendre sa suite pour professer le grand cours de politique économique de Sciences Po, et parce que nous avons échangé et travaillé ensemble pendant plus de trente ans, qu’il me soit permis d’insister sur quelques traits. Sa foi en la démocratie et en la justice sociale était inébranlable[4], et il était convaincu de l’importance du débat et de la puissance des mots bien choisis et des arguments bien étayés[5]. Keynésien revendiqué, il l’était en économie, mais aussi dans son éclectisme et dans son action dans la société : pas seulement le keynésianisme économique, mais la présence dans l’arène politique et la participation active à l’élaboration des politiques économiques et sociales ; pas seulement l’idée que l’économie de marché est intrinsèquement instable, mais la conviction que son fonctionnement doit être contrebalancé et corrigé par celui de la démocratie ; enfin la pratique d’une réflexion économique et sociale dépassant le cadre disciplinaire étroit de l’analyse économique pour se frotter à la philosophie, à la sociologie, à toutes les sciences sociales, à la littérature.
Son dernier ouvrage (Fitoussi, 2021) témoigne de cette préoccupation essentielle. Il y dénonce la novlangue qui, à l’instar de la prophétique dystopie d’Orwell, gangrène partout la communication politique. Pas uniquement dans les dictatures et les démocraties « illibérales », mais aussi chez nous, dans l’Union européenne, le projet politique pour lequel Jean-Paul Fitoussi éprouvait un attachement fort, dans lequel il plaçait ses espoirs de progrès, sur lequel il a tant écrit, se montrant à son égard ambitieux et exigeant, comme on doit l’être avec ce à quoi l’on tient vraiment.
Références bibliographiques
EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991, A Study of the Soviet Economy.
Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, 2009, La mesure de la performance économique et du progrès social, La Documentation française : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/094000427.pdf
Fitoussi, Jean-Paul, 1995, Le Débat interdit : Monnaie, Europe et pauvreté, Arléa.
Fitoussi Jean-Paul, 2002, « Démocratie et mondialisation », Revue de l’OFCE, hors-série, mars.
Fitoussi, Jean-Paul, 2004, La Démocratie et le marché, Grasset.
Fitoussi Jean-Paul, 2013, Le Théorème du lampadaire, Les Liens qui libèrent.
Fitoussi Jean-Paul, 2021, Comme on nous parle. L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Les Liens qui libèrent.
Fitoussi Jean-Paul et Edmund Phelps, 1988, The Slump in Europe: Reconstructing Open Maroeconomics, Basil Blackwell.
Fitoussi Jean-Paul et Pierre Rosanvallon, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Le Seuil.
Laurent Eloi et Jacques Le Cacheux, eds., 2015, Fruitful economics. Essays in honor of and by Jean-Paul Fitoussi, Palgrave MacMillan.
Velupillai Kumaraswamy, ed., 2004, ed., Macroeconomic theory and economic policy, Essays in Honor of Jean-Paul Fitoussi, Routledge.
[1] La captation vidéo est accessible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0MXsYrw5OZQ.
[2] Deux ouvrages d’hommage à Jean-Paul Fitoussi contiennent des tributs et contributions de nombre de ses éminents collègues : Velupillai, ed., 2004 ; Laurent et Le Cacheux, eds., 2015.
[3] L’équipe d’économistes réunie sous la bannière de la BERD, qui comprenait notamment Kenneth Arrow et Edmund Phelps, produisit, en collaboration avec les équipes de la Banque mondiale, du FMI et de l’OCDE, une étude très détaillée de l’économie soviétique (EBRD-IMF-OECD-World Bank, 1991). En 1992, Jean-Paul Fitoussi organisait à Moscou le Congrès mondial de l’Association internationale de sciences économiques.
[4] Voir notamment Fitoussi (2004) et Fitoussi et Rosanvallon (1996).
[5] Trois de ses principaux ouvrages en témoignent (Fitoussi, 1996 ; Fitoussi, 2013 ; Fitoussi, 2021), ainsi qu’un article d’une rare profondeur (Fitoussi, 2002).