Gilles Le Garrec et Vincent Touzé
Jusqu’à présent la réforme des retraites avait plutôt bien résisté aux mouvements de contestation, mais crise sanitaire oblige, le président Macron a décidé de la suspendre. Le projet de loi adopté à l’Assemblée nationale devait être présenté prochainement au Sénat. Fin avril, la conférence de financement devait aussi fournir les conclusions de ses travaux pour trouver des solutions afin de combler le manque de financement de 12 milliards en 2027. Cet article propose de revenir sur la généalogie de ce chiffrage.
Comme annoncé dans son programme présidentiel de 2017, le Président Macron a décidé de refonder le contrat social en instaurant dès 2025 un nouveau système de retraite universel (SUR) dont la règle simple « chaque euro cotisé doit donner les mêmes droits » serait garante d’une plus grande justice. Avec un système actuel très complexe, composé de 42 régimes et autant de règles de calcul des droits, cette proposition de réforme systémique a d’abord reçu un accueil plutôt favorable, et notamment le soutien des syndicats réformistes comme la CFDT et son leader Laurent Berger. Même si l’on sait qu’une réforme des retraites est toujours difficile à faire accepter en France, l’instauration du SUR se présentait sous les meilleurs auspices, comme semblaient le présager les consultations menées pour le gouvernement par le Haut-Commissaire Jean-Paul Delevoye. En parallèle à ces consultations, le président de la République et le gouvernement ont rappelé à plusieurs reprises qu’une telle réforme nécessitait que le système soit à l’équilibre financier lors de la mise en place du SUR, c’est-à-dire en 2025.
Compte tenu des nombreuses réformes passées, on aurait pu croire que le problème de solvabilité du système de retraite avait été résolu à moyen terme. Le graphique 1 reproduit la prédiction pour l’année 2025 telle qu’elle a pu être estimée par le COR entre novembre 2007 et novembre 2019. En 2007, la perspective d’un équilibre financier semblait éloignée avec un déficit anticipé de 2,3 % du PIB. À la suite des réformes Woerth en 2010 (recul de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans, rapprochement des régimes de la fonction publique et les régimes spéciaux du Régime général) et Touraine en 2014 (augmentation de la durée de cotisation requise), ce déficit anticipé a été considérablement réduit, puisqu’en juin 2016, le COR prédisait l’équilibre financier pour 2025. Pourtant dès juin 2017, la révision des hypothèses démographiques, macro-économiques et de croissance de la masse salariale publique – certainement trop optimistes – ont fait réapparaître un déficit structurel de moyen terme pour l’année 2025.
Afin de clarifier la situation financière, le premier ministre Edouard Philippe a commandé au COR une étude prospective spécifique sur la période 2020-2030. Publiée en novembre 2019, cette dernière présente une évaluation des besoins financiers du système de retraite selon quatre contextes d’évolution de la productivité (taux de croissance compris entre 1 et 1,8 %) et selon trois « conventions comptables ». Dans tous les cas de figure, l’équilibre financier n’est pas garanti. À l’aune de ce déficit prévisible, le gouvernement avait initialement décidé d’instaurer, dans son projet de loi, un âge minimum de taux plein (ou âge pivot) dès 2022 qui basculerait progressivement de 62 à 64 ans en 2027 et en deçà duquel un individu ne pouvait pas obtenir une pension à taux plein (article 56bis). Face à la montée de bouclier contre cet âge pivot et le risque de perdre ses principaux soutiens, le gouvernement a accepté la proposition de Laurent Berger de mettre en place une « conférence de financement » dont la mission est de proposer des financements alternatifs à la condition que ces derniers permettent d’atteindre un montant de 12 milliards d’euros en 2027 (et 10 milliards en 2025).
Mais d’où proviennent ces 12 milliards ?
La dernière étude du COR ne donne pas une mesure unique du déficit en 2027 mais douze mesures comprises entre 8,9 et 21,5 milliards d’euros. L’évaluation du COR est assez peu sensible à l’hypothèse de croissance de la productivité en raison de la faiblesse de l’horizon de simulation. De ce fait, pour ne pas accumuler les chiffres redondants, est présentée, dans le graphique 2, la valeur moyenne des quatre scénarios de productivité pour chaque année pendant la période 2020-2030. En revanche, le déficit estimé se montre très variable selon la convention comptable employée.
Mais pourquoi donc utiliser trois conventions ? Le COR a pour mission de réaliser un exercice de prospective à législation inchangée. Si pour certains régimes de retraite, la notion de législation inchangée est simple (règles de calcul et taux de cotisation inchangés), pour l’État, cette notion peut présenter deux acceptions en ce qui concerne le taux de cotisation. Une première acception du concept de législation constante est celle d’obligation pour l’État d’équilibrer ses régimes de retraite en sa qualité d’employeur. Dans ce cas, la contribution employeur doit toujours garantir un « Equilibre permanent des régimes » (EPR) gérés par l’État (fonction publique d’État et régimes spéciaux). Selon cette convention, le déficit serait alors d’environ 13,6 milliards en 2027. La seconde convention suppose un taux de cotisation constant (TCC). Une telle mesure permet alors d’évaluer l’importance du déficit financier du système de retraite lorsque l’État ne recourt pas à une hausse systématique de sa contribution en tant qu’employeur, ce que ne peuvent pas faire les autres régimes de retraite. Selon cette convention, le déficit serait d’environ 20,5 milliards en 2027.
Le COR propose également une troisième convention comptable : l’Effort de l’État constant (EEC). Cette mesure est intéressante car elle fournit une notion de taux de financement macroéconomique de l’État constant. Par le passé, les différentes mesures prises par les gouvernements pour contenir la dépense publique ont notamment visé à ralentir la hausse du nombre d’emplois publics ainsi qu’à geler la valeur du point d’indice du traitement des fonctionnaires, politique salariale qui a aussi pour effet de baisser le montant de leur pension. Il en découle que sur la période 2020-2030, la masse des pensions versées par l’État progresse moins vite que le PIB. Cette convention donne ainsi une évaluation élargie d’une disponibilité budgétaire potentielle à taux de dépense constant de l’État. Selon cette convention, le déficit pourrait être réduit à environ 10 milliards d’euros.
Le secrétaire d’État aux retraites Laurent Pietraszewski (voir https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/retraite-a-point-le-point-sur-les-chiffres) a expliqué, le 18 janvier dernier, que le gouvernement a fixé un objectif financier intermédiaire entre les scénarios EEC et EPR. Le Premier ministre a ainsi exigé que la « conférence de financement » aboutisse à une solution permettant un financement à hauteur de 12 milliards d’euros en 2027 (et 10 milliards en 2025), montant qui correspond également à ce que rapporterait un âge minimum de taux plein de 64 ans. L’État s’engage donc à aller au-delà de ses seules obligations d’équilibrer ses régimes publics. Implicitement, cela signifie aussi qu’il apporte un soutien financier, partiel et de l’ordre de 2 milliards d’euros, à des régimes déficitaires des travailleurs du secteur privé, en l’occurrence principalement le Fonds de solidarité vieillesse (5 milliards de déficit), la CNAV (1,5 milliard) ainsi qu’au régime des agents territoriaux et de la fonction publique hospitalière (CNRACL) déficitaire d’environ 5,4 milliards d’euros en 2027.
Lors de son allocution du lundi 16 mars 2020, le Président de la République a annoncé que la crise induite par l’épidémie de coronavirus nécessitait de suspendre la réforme des retraites. Ce texte devait être prochainement discuté devant la Sénat tandis que la conférence de financement devait faire connaître ses conclusions fin avril. Dans la foulée de la déclaration présidentielle, la conférence de financement a annoncé qu’elle suspendait dès-à-présent ses travaux. Une question centrale est désormais posée : quel pourrait être l’impact économique, social et financier à moyen terme de la crise sanitaire et de la mise à l’arrêt d’une partie du secteur productif ? Même si les estimations du COR soulignent l’impact limité des hypothèses de productivité sur le déficit à moyen terme, on peut se demander si l’estimation de 12 milliards à combler en 2027 reste pertinente dans ces conditions.
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