L’industrie européenne des véhicules électriques doit-elle craindre le protectionnisme vert américain ?

par Sarah GUILLOU

L’Inflation Reduction Act (IRA) a été voté par le Congrès américain le 22 août 2022. Il agite aujourd’hui les gouvernements européens qui expriment unanimement leurs inquiétudes sans toutefois s’accorder sur les remèdes. Ils sont guidés sans doute par les industriels qui voient se détériorer leur compétitivité-coût en raison du différentiel de prix de l’énergie. Anticipant que cette détérioration va durer, leur stratégie d’investissement implique à présent la comparaison de l’attractivité de différentes localisations. C’est là que l’IRA entre dans les arbitrages. Mais est-elle vraiment une menace pour l’industrie européenne étant donné l’organisation mondiale de la production ?



La loi de réduction de l’inflation flèche près de 400 milliards de dollars de dépenses publiques pour financer des investissements et des comportements économiques qui s’inscrivent dans une trajectoire de décarbonation de l’économie américaine. En matière de véhicules électriques, c’est près de 24 milliards de dollars de dépenses qui sont prévus. Le contentieux autour de cette loi vient de son caractère protectionniste parce qu’elle conditionne l’obtention des subventions, notamment à l’achat des véhicules propres (7500 dollars pour un véhicule neuf), à des conditions de localisation de l’assemblage mais aussi d’origine des composants à partir de 2024.

La réalité de la menace dépendra des réactions des entreprises européennes et de la substitution de leur investissement en Europe par des investissements aux Etats-Unis. Cependant, l’attractivité financière de l’IRA est à modérer par la structure et la dynamique du marché mondial. Ce billet a pour objectif de décrire les rapports de force dans l’industrie pour mettre en perspective les opportunités offertes par l’IRA.

En 2022, le marché très dynamique des véhicules électriques est européo-asiatique

Le marché des véhicules électriques est un marché extrêmement dynamique avec une projection de croissance phénoménale. Les ventes au niveau mondial ont été multipliées par 4 en unités depuis 2019 atteignant en 2021 6,6 millions de véhicules, dont 3,3 millions en Chine, 2,3 en Europe et 600 000 aux Etats-Unis. Ce nombre qui représente aujourd’hui 10% des véhicules vendus, pourrait atteindre 200 millions d’ici 2030. Il en est de même pour le marché des batteries dont l’activité est très corrélée à celle des véhicules électriques (VE). D’une demande estimée à 340 GWh en 2021, les projections la situent à 3500 GWh en 2030.[1]

Ce dynamisme est lié à la prise de conscience des individus, des entreprises et des Etats de la menace du changement climatique. Ces acteurs influencent la demande, les prix et les politiques qui accélèrent l’autonomisation vis-à-vis des énergies fossiles. Pour cela, la batterie est nécessaire à la fois pour stocker les énergies renouvelables et pour passer des véhicules à combustion aux véhicules électriques.

Du côté de la demande, 16 à 17% des voitures sont électriques en Europe et en Chine, mais seulement 5% aux Etats-Unis.

Du côté de l’offre, l’Europe produit un quart des voitures électriques contre 10% aux Etats-Unis et cela, surtout grâce à Tesla, longtemps le premier constructeur mondial de véhicules électriques. La Chine en produit plus de 50%.

En 2020, les plus grands constructeurs de VE sont l’américain Tesla (19%), les allemands VW et BMW (20%), le franco-japonais Renault-Nissan ( 9%), le coréen Hyundai-Kia (7%) et le chinois BYD (6%). En 2021, la croissance fulgurante du chinois BYD le propulse dans les 3 premiers : Tesla, VW et BYD concentre 1/3 de l’offre.

Du côté des batteries, la Chine produit plus de 75% des batteries dans la technologie dominante ion-lithium et 80% des anodes qui composent les batteries. L’Europe ne produit que 7% des batteries en 2021, ce qui est équivalent à la production américaine en raison de l’installation notamment de l’entreprise japonaise Panasonic aux Etats-Unis. En 2021, la Chine, le Japon et la Corée du Sud produisent 97% des cathodes et 99% des anodes. Les premiers producteurs de batteries sont le chinois CATL, le sud-coréen LG Energy solution et le japonais Panasonic. Suivent le sud-coréen SK Innovation et le chinois BYD. Le marché est encore plus concentré que celui des voitures électriques. Les trois premiers producteurs de batteries concentrent 65% de la production et les trois premiers producteurs d’anodes sont chinois et concentrent 55% de la production.

Face à cette domination euro-asiatique, les Etats-Unis sont indéniablement un vaste marché de clients mais c’est aussi un marché peuplé de constructeurs locaux bien installés, d’acteurs asiatiques (hors Chine) et européens très nombreux. La concurrence y est donc intense.

Malgré le coût de l’électricité qui s’installe dans un cycle haussier et le coût de l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication des batteries, le choix politique en faveur du développement du marché de VE semble bien ancré, surtout en Europe et en Chine. Les Etats-Unis, autrefois en retrait vis-à-vis de cette tendance, ont basculé du côté des pays qui soutiennent désormais activement le passage à une économie décarbonée.

Un marché où la régulation est clé pour le déploiement des investissements

La continuité et l’ancrage d’un tel engagement politique sont des éléments clé pour le déploiement d’une industrie des VE. C’est l’état des anticipations de demande sur un marché qui détermine les investissements. Or la régulation est déterminante pour anticiper les conditions de l’offre (par exemple est-ce que tous les constructeurs et sous-traitants vont devoir se convertir ), d’infrastructures (y-aura-il suffisamment d’infrastructures pour recharger les batteries), les conditions de la demande (subvention à l’achat) et des préférences des consommateurs. Or les Etats-Unis se sont prononcés tardivement en faveur de la décarbonation du transport. De leur côté, l’UE et la Chine sont bien plus engagées.

En Europe, les incitations sont fortes et l’industrie automobile est clairement orientée vers l’électrique. De l’interdiction de la vente de véhicules avec des moteurs à combustion en 2035 aux objectifs de réduction des gaz à effets de serre en passant par les limites de CO2 par km qui s’imposent aux constructeurs, l’Union européenne a posé des incitations sans équivoque vers le passage à une industrie automobile reposant sur les batteries et l’énergie électrique.

Ce qui distingue l’UE des Etats-Unis est un engagement plus ancien et constant en faveur des batteries, induisant des signaux cohérents et croissants pour l’ensemble des sous-traitants qui interviennent dans cette industrie, de l’électronique au recyclage en passant par les producteurs d’infrastructure de recharge. A côté des régulations sur la décarbonation de l’économie, l’engagement européen a pris corps en 2017 avec l’Alliance pour la batterie qui regroupait des chimistes (BASF, Solvay), des constructeurs de batterie (Northvolt, Saft) et des constructeurs automobiles (Peugeot). Celle-ci s’est transformée en Plan d’Intérêt Important Commun Européen depuis 2019. Cet engagement pluriannuel se traduira par 3,2 milliards d’euros d’argent public (France, Allemagne, Italie…) auxquels 5 milliards d’euros privés devraient s’additionner. S’ajoutent à ces plans des subventions des Etats en propre soit pour financer la demande (7000 euros en France pour l’achat d’un véhicule électrique), soit pour soutenir l’installation d’une usine, soit pour entrer au capital d’entreprises. Quand l’Allemagne accueille des implantations d’usines de Tesla (2019) ou CATL (2019), elle subventionne une partie des investissements. Par exemple, l’usine de CATL qui s’est construite à Erfurt (Thuring) a bénéficié d’une subvention de 8 millions d’euros sur 2 milliards d’euros d’investissement. Le gouvernement hongrois qui accueille 7,34 milliards d’euros à Debrecen pour une usine de 100 GWh de CATL subventionne une partie de l’installation.

Cette constance des signaux publics tant dans la régulation que dans la croissance des subventions a ancré les stratégies d’investissement des industriels. Un retournement est toujours possible notamment en raison du coût de l’énergie mais il concernerait d’abord les entreprises qui ont déjà des filiales aux Etats-Unis et qui pourraient redistribuer leurs actifs pour tirer parti des opportunités des subventions américaines. Mais le marché américain est encore étroit puisqu’il concerne moitié moins de ménages pour le moment et les infrastructures publiques sont moins engagées qu’en Europe. Les subventions à l’achat existaient d’ailleurs aux Etats-Unis avant l’IRA puisqu’elles avaient été mises en place dès 2009 (American Recovery and Reinvestment Act – ARRA). La nouveauté de l’IRA consiste principalement à les conditionner à la localisation de l’assemblage et à l’origine des composants.

Malgré les défauts de leur définition (pas conditionnées aux revenus, montant maximum de voitures éligibles par constructeur), ces subventions de l’ARRA n’ont guère changé les préférences des automobilistes américains. Le marché européen a donc continué d’attirer des investisseurs américains comme Tesla en Allemagne ou Envision en France.

En Chine, la politique en faveur des VE et des batteries a été encore plus volontariste qu’en Europe en pondérant davantage l’industrie que les objectifs environnementaux. Le gouvernement chinois a en effet massivement soutenu la mise en place d’une industrie de batteries et des véhicules électriques par des quotas imposés aux constructeurs, une limitation des immatriculations, une commande publique de bus électriques, un marché des droits à polluer et des investissements dans l’extraction. L’industrie des véhicules électriques fait partie du plan de la stratégie Chine-2025. Et force est de reconnaître que l’économie chinoise est devenue un acteur incontournable de l’industrie dans la technologie dominante du moment.

La chaîne de valeur de production de l’industrie est dominée par la Chine, devenue difficilement contournable à court terme

L’UE contrôle très peu de matières premières et est peu présente dans la chaîne de valeur de la production des batteries, tout comme les Etats-Unis.

Avant d’assembler les cellules dans des corps de batteries — ce que les constructeurs automobiles font le plus souvent à présent — quatre étapes préalables sont nécessaires : i) l’extraction des métaux fondamentaux ; ii) le raffinage et le façonnage de ces métaux ; iii) la production d’éléments de cellules comme l’anode, la cathode, l’électrolyte et autres séparateurs ; et iv) les cellules de batteries qui assemblent ces éléments.

Or la chaîne de valeur des composants est encore très largement concentrée en Asie pour les composants et spécialement en Chine pour les intrants en métaux (voir CNUCED, 2019). On l’a vu, la Chine domine les étapes iii) et iv), mais elle domine aussi l’étape du raffinage des métaux. Le lithium, le cobalt, le graphite, le manganèse, et le nickel sont des matériaux communément utilisés pour la fabrication des cellules.  Les mines sont concentrées en Australie, au Chili et en République démocratique du Congo. La Chine n’a de situation de monopole que sur le graphite (65% des mines et 85% du produit raffiné) mais contrôle la moitié des capacités de raffinage du lithium et du cobalt.

Dès lors, refuser le partenaire chinois est un frein à court et moyen terme pour tous les producteurs, européens et américains (voir Bonnet et al. 2022).

Les constructeurs automobiles européens ont des partenariats bien avancés avec le chinois CATL dont les usines en Allemagne et bientôt en Hongrie vont fournir les batteries des véhicules européens des 5 prochaines années. BMW est même entré au capital de CATL. Volkswagen a signé en 2019 un accord d’approvisionnement avec Ganfeng Lithium pour dix ans. Le constructeur suédois national, National Electric Vehicle Sweden, a signé un accord d’approvisionnement en batteries avec CATL.

Les constructeurs européens travaillent avec les partenaires chinois, ce qui complique d’autant plus leur éventuelle éligibilité à l’IRA.

Comment réagir à l’IRA ?

Les Européens exportant des véhicules électriques aux Etats-Unis ne seront pas éligibles aux subventions à l’achat non seulement en raison des conditions d’assemblage mais aussi de l’inclusion de contenu chinois.

Les conditions de production justifiant la subvention américaine sont très contraignantes étant donné la domination chinoise sur la chaîne de valeurs.

En effet, l’IRA est protectionniste à deux niveaux. Non seulement cette loi conditionne l’éligibilité aux subventions, à la localisation de la production finale (qui peut se résoudre à de l’assemblage) sur le territoire nord-américain mais la loi conditionne en outre dès 2024 les composants des véhicules propres et dès 2025 les intrants en métaux, à ne provenir que des pays avec lesquels les Etats-Unis ont un accord de libre-échange, c’est-à-dire le Mexique et le Canada.

Il ne fait aucun doute que l’IRA est une loi protectionniste. Mais en matière environnementale, l’interventionnisme européen n’est pas en reste. Au jeu de la comptabilité comparée des mécanismes régulateurs qui singularisent le marché local, l’UE n’a peut-être pas intérêt à se mesurer ; au jeu de l’autonomie vis-à-vis des composants chinois, l’Europe a déjà choisi son camp ; au jeu des subventions, l’UE a perdu d’avance n’ayant pas de budget propre dédié à la politique industrielle. Il lui reste à construire son autonomie et sa stratégie propre.

Rappelons que les industriels européens éligibles, qui investiront aux Etats-Unis, vont bénéficier des subventions américaines et peuvent renforcer leur pouvoir de marché mondial voire leur compétitivité. Par exemple les subventions américaines vont financer la R&D des entreprises européennes. Par ailleurs, l’UE ne va pas perdre son attractivité de taille de marché. La question est de savoir combien cette attractivité est altérée par le coût relatif de l’énergie et c’est là qu’elle doit se battre.

Car si les industriels semblent si attirés par la politique américaine c’est aussi parce que le prix de l’énergie y est aujourd’hui 4 fois moins cher.

L’industrie européenne va-t-elle perdre des emplois industriels dans ce domaine ?

Tout dépendra de la durée du différentiel de compétitivité de coût de production car l’avantage de la taille du marché européen pourrait continuer à perdre de son attractivité.

En résumé, le marché des VE et des batteries est en pleine croissance et est encore dominé par l’Asie et l’Europe et plus particulièrement la Chine sur de nombreux segments de la chaîne de valeur. L’industrie a été soutenue par des politiques industrielles et environnementales favorables, avec un succès notable en Chine qui a su utiliser l’arme de son vaste marché. Les Etats-Unis arrivent tard sur ce marché mais ont deux atouts : leur taille et les montants de subventions offerts par l’IRA. Cependant, le marché américain conserve des inconvénients encore structurels pour des investisseurs potentiels : en retard sur le plan de la régulation, des incitations publiques, des préférences des consommateurs moins éduquées, de moindre infrastructure de bornes de chargement, un marché très concurrentiel et des contraintes de production qui vont ralentir le déploiement.

Les risques ne vont vraiment se réaliser qu’à moyen-long terme, le temps que le marché américain rattrape le retard exposé plus haut. Le versement des subventions crée une concurrence déloyale qui pourrait à terme conduire à des exportations plus importantes en provenance des Etats-Unis. Des droits de douane de riposte au niveau européen peuvent être envisagés dans le cadre de la réglementation de l’OMC.

Par ailleurs, forts de l’expérience russe, les Européens doivent anticiper la gestion de l’asymétrie de la dépendance aux composants chinois des usines européennes.


[1] Source : IEA (2022)




Le risque anti-antibiotique

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 7 du 7 octobre 2022

Intervenants : Jean-Yves MADEC (ANSES), Florent PARMENTIER (Cevipof, Sciences Po), Catherine PROCACCIA (OPECST, Sénat) et Étienne RUPPÉ (hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et Université Paris Cité-Inserm).



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Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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1. La perspective bactériologiste : l’antibiorésistance comme problématique globale

Étienne Ruppé, bactériologiste à l’Hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et chercheur à l’Université Paris Cité et à l’Inserm, explique que l’utilisation des antibiotiques est un phénomène récent, dont l’essor commence avec l’industrialisation de la pénicilline aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a près de 70 ans. Les antibiotiques ont changé le cours de l’humanité. Avant, des maladies bénignes pouvaient devenir mortelles. Les antibiotiques ont permis un bond de l’espérance de vie. On situe l’âge d’or des antibiotiques aux années 1980, avec un grand nombre de nouveaux antibiotiques mis sur le marché. On a pu croire à cette époque qu’on allait gagner de manière définitive le combat contre les maladies infectieuses. Il faut savoir qu’aujourd’hui l’essentiel des antibiotiques utilisés sont des antibiotiques mis sur le marché dans les années 1980. Depuis, très peu de nouveaux antibiotiques ont vu le jour. En France, la consommation d’antibiotiques reste supérieure à celle des autres pays de l’OCDE, même s’il faut noter des efforts faits depuis quelques années. Les pays à faible revenu consomment aussi des antibiotiques en grande quantité car ceux-ci ne sont pas chers, mais leurs ventes, en revanche, n’est pas contrôlées de manière efficiente, à la différence des pays à haut revenu. Enfin, la consommation animale d’antibiotiques représente 70 % de la consommation totale (30 % pour la consommation humaine). Jusqu’à une date récente (2006), les antibiotiques étaient utilisés comme un facteur de croissance animale dans l’industrie agroalimentaire dans l’Union européenne (UE). À ce jour, ils restent toutefois utilisés à ces fins agroalimentaires dans de nombreux autres pays et continents.

Les bactéries sont, pour certaines, naturellement résistantes aux antibiotiques. Mais elles peuvent aussi acquérir ces résistances et devenir des bactéries multirésistantes aux antibiotiques, voire pour certaines totalement résistantes (phénomène qui demeure encore rare en France). Des alternatives médicales restent possibles face à ces bactéries multirésistantes, mais elles coûtent plus chères et comportent généralement une toxicité plus élevée.

L’antibiorésistance était au départ un phénomène surtout localisé à l’hôpital, et non dans la communauté. Mais à partir des années 1980 et l’intensification de l’usage des antibiotiques, le phénomène d’antibiorésistance a commencé à s’observer dans la communauté. Les antibiorésistances apparaissent rapidement après la mise en circulation de l’antibiotique. Une étude de 2002 sur la mortalité due à l’antibiorésistance l’estime à 1,4 millions de morts par an au niveau mondial. Cette mortalité vaut surtout pour les pays à faible et moyen revenus. Mais la mondialisation et ses flux de populations qui relient les pays à faible et moyen revenus aux pays à haut revenu font que ces derniers ne sont pas à l’abri du risque de surmortalité liée à l’antibiorésistance.

L’antibiorésistance est ainsi une conséquence des activités humaines et d’enjeux économiques. Elle est un phénomène récent qui correspond à la génération des « boomers » et se comprend comme une conséquence de la mondialisation, qui affecte principalement les pays à faible et moyen revenus, qui peut être réversible à la condition de changer structurellement certaines pratiques humaines, qui incite à l’innovation. Elle fait l’objet d’un large consensus scientifique malgré quelques « résistosceptiques » au sein de la société. L’antibiorésistance partage ainsi beaucoup de traits communs avec l’enjeu du réchauffement climatique.

2. La perspective de la médecine vétérinaire : le risque de la paupérisation de l’arsenal thérapeutique faute d’un marché antibiotique capable d’innovations

Jean-Yves Madec, directeur scientifique antibiorésistance de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), estime que si les antibiotiques constituent un bien commun pour la santé humaine et animale, il manque aujourd’hui un projet au niveau politique. On parle de « One Health »[1] mais fait encore défaut un projet de politique commune sur le comment gérer le risque anti-antibiotique.

Il souligne la grande différence entre la médecine humaine (son problème est que les patients meurent des résistances aux antibiotiques) et la médecine vétérinaire (qui soigne des animaux jeunes dans un contexte économique de consommation des animaux). Ainsi, le niveau de maturité et d’attention scientifique de ce sujet entre les deux professions a longtemps été différent. Un exemple de ces différences est illustré par la crise du staphylocoque doré chez les porcs qui s’est transmis à l’homme dans les années 2000. À cette époque, les médecins étaient confrontés à l’antibiorésistance depuis 50 ans, alors les vétérinaires ne l’étaient quasiment pas. De manière générale, c’est la médecine humaine qui dit aux vétérinaires de faire attention aux antibiorésistances chez l’homme (via l’OMS). La méthode actuelle se fonde sur la règlementation qui détermine une liste d’antibiotiques difficiles d’accès, voire interdits à médecine vétérinaire, ce qui a conduit à une forte diminution d’exposition des animaux à certains antibiotiques problématiques. Cette politique sanitaire, mise en place en 2012, a connu un réel succès. L’Union européenne (UE) est le continent le plus avancé en matière de régulation des antibiotiques chez les animaux. La France est très bonne élève en la matière et se situe pas loin des pays d’Europe du Nord.

Le principal défi de demain est le manque d’un projet politique commun. On peut parler de deuxième moment de bascule (le premier moment de bascule étant celui de la prise de conscience du problème de l’antibiorésistance dans les années 2000) : les acteurs se connaissent mais on reste au niveau des experts, et pas au niveau politique. L’enjeu peut se résumer selon la formule suivante : passer du « One Health » académique au « One Health » politique, c’est-à-dire en abordant les déterminants structurels (sociaux, politiques, institutionnels…) de l’antibiorésistance et donner aux antibiotiques une place assumée collectivement et au bénéfice de tous (Homme et animaux).

Au contraire, la stratégie antibiorésistance actuelle en médecine vétérinaire est une stratégie punitive, avec une règlementation forte (alors qu’il n’y a pas de forte règlementation en médecine humaine), centrée sur les produits (et non les pratiques) et en cascade de la médecine humaine, tout en souffrant d’une image négative en population générale (la société attend une industrie alimentaire sans antibiotiques).

D’autre part, le prix des antibiotiques en médecine humaine est le fruit d’une négociation entre l’État et les fabricants, alors qu’en médecine vétérinaire le prix est fixé par le marché, avec la problématique que les entreprises n’ont plus d’intérêt à préserver les antibiotiques anciens. Cela entraîne une paupérisation de l’arsenal thérapeutique pour la médecine vétérinaire et soulève la question de la qualité future de la chaine alimentaire. L’innovation est alors tributaire du marché : le prix sera celui de l’éleveur.

Se pose également la question de la solution politique à apporter dans les pays à faible ou moyen revenu où la règlementation en matière d’antibiotiques est bien moindre, comme l’Inde. L’essentiel des antibiotiques sont produits ailleurs qu’en Europe, avec le risque de bactéries et d’antibiotiques relâchés dans l’environnement.

3. La perspective parlementaire : comment l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) se saisit de l’antibiorésistance

Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne et vice-présidente de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), estime en effet qu’au Sénat on se préoccupe bien plus de la santé humaine que de la santé vétérinaire (même si le Président du Sénat, Gérard Larcher, est un ancien vétérinaire !). Sénatrice depuis 2004, sans formation scientifique (elle a une formation littéraire) et arrivée aux affaires sociales, elle a été nommée à l’OPECST pour avoir le regard de la société civile. L’OPECST, qui va fêter ses 40 ans l’année prochaine, est une structure unique en France, composé de 18 députés et 18 sénateurs. Il est le seul organisme permanent commun aux deux chambres du Parlement. Son objectif est de réfléchir aux évolutions scientifiques et techniques, et de préparer les décisions législatives en informant les collègues parlementaires. Un exemple d’apport de l’OPECST : la création de l’Autorité sureté nucléaire et du contrôle du nucléaire civil. L’OPECST est épaulé par un conseil scientifique comprenant de 15 à 30 membres, y compris de représentants des sciences humaines. Il travaille sur saisine d’une commission de l’Assemblée nationale ou du Sénat ou d’un ministre, ou bien sur auto-saisine, et produit des notes, des tables rondes et effectue des auditions.

Sur l’antibiorésistance, la Sénatrice estime que le Parlement n’a pas à se saisir du sujet car il y a des scientifiques qui y travaillent d’eux-mêmes et n’ont pas besoin de l’intervention du Parlement. Éventuellement, le Parlement peut évaluer les plans santé et alerter le gouvernement. Mais en la matière, le gouvernement a bien mis en place des plans sur l’antibiorésistance.

Comment en est-elle elle-même venue à s’intéresser à ce sujet ? Par le biais des phages. Elle avait reçu à ce sujet plusieurs courriels de patients qui avaient contacté l’OPECST pour demander pourquoi les traitements par les phages étaient si strictement encadrés (autorisation préalable uniquement pour usage compassionnel). Elle s’est ainsi renseignée sur Internet à ce sujet qu’elle a ensuite évoqué devant le bureau de l’OPECST, en soulevant la question de savoir si les phages pouvaient constituer une alternative potentielle réelle aux antibiotiques, ou au contraire relevaient d’une médecine alternative à dénoncer ? Le bureau de l’OPECST a donné son accord pour engager le travail sur une note courte. Le processus a donc été celui d’une « quasi auto-saisine » de l’OPECST sur le sujet. Le travail a consisté en entretiens et rencontres avec des experts et des acteurs institutionnels comme associatifs, en France et à l’étranger. Les notes de l’OPECST, courtes et synthétiques, proposent des orientations. Elles sont d’abord présentées aux membres de l’OPECST et aux autres parlementaires des commissions permanentes en lien avec le sujet traité. A la suite de ce travail, la Sénatrice a défendu une série d’amendements en lien avec le sujet dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a autorisé deux phages spécifiques. Une start-up lyonnaise a obtenu l’autorisation de leur mise en production.

4. La perspective politiste : entre gouverner le vivant et gérer la distribution géopolitique du risque anti-antibiotique

Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, souligne le fait qu’on annonce 10 millions de morts par an en raison de l’antibiorésistance (en incluant la résistance aux antipaludéens et antituberculeux, qui se distinguent de l’antibiorésistance stricto sensu)[2], soit plus que le cancer, mais il semble qu’il y ait moins d’actions politiques sur l’antibiorésistance que sur le cancer. On peut voir le Covid-19 comme une anticipation de l’antibiorésistance et de ses conséquences politiques. Cela invite à une démarche d’anticipation et de prospective, y compris par les moyens de la science-fiction et de la littérature de l’imaginaire, pour penser, par exemple, la fonte des glaces de la toundra qui relâcherait dans la nature de nouvelles bactéries. Le changement climatique doit aussi nous faire réfléchir à son impact bactériologique. La science politique peut aussi s’intéresser plus spécifiquement à la chaîne d’autorisation (pour les vaccins par exemple) : comment les acteurs se positionnent à différents moments de la chaine décisionnelle.

De manière générale, la question de l’antibiorésistance peut être abordée selon deux angles : 1/ la gouvernance du vivant et 2/ la distribution géopolitique des risques de l’antibiorésistance, entre types de développement économique mais également entre type de régime politique. Ce sont des questions auxquelles réfléchit le séminaire « Quel contrat social pour 2050 ? » organisé par le Cevipof et le Haut-commissariat au plan : quelles seraient les définitions opératoires d’un contrat social 2050, la manière pour une communauté politique de prendre en compte des risques collectifs et individuels ? À ce titre, l’antibiorésistance constitue assurément un sujet majeur pour le contrat social 2050. Le manque d’investissement dans le domaine couplé à une hausse de l’antibiorésistance trace la perspective d’une divergence des courbes préoccupante.

Sur la gouvernance du vivant : comment anticiper ? La méthode des fictions spéculatives (cf. les travaux de Virginie Tournay) peut y contribuer et permettre une conscientisation de l’opinion publique sur le sujet. Remarquons qu’il n’a pas encore d’œuvre populaire de fiction sur l’antibiorésistance[3].

Sur l’angle géopolitique, l’Europe comme puissance normative a un rôle à jouer. L’UE peut en effet s’appuyer sur son marché intérieur (le plus large au monde) qui fonctionne avec des normes de régulation que l’UE essaie d’exporter via les accords de libre-échange, en lien avec les préférences sociales européennes, dont l’enjeu environnemental. L’UE a également à sa disposition l’outil de la politique européenne de voisinage.

D’autre part, la variable de la confiance dans les institutions et de la confiance interpersonnelle semblent devoir impacter les comportements de santé. Le programme REPEAT lancé par le CEVIPOF sur les comportements politiques à l’heure du Covid-19 a montré que ce dernier a été plus mal vécu aux Pays-Bas, pays à forte confiance interpersonnelle (le confinement venant mettre à mal ce lien) qu’en France (où la confiance interpersonnelle est plus faible).

L’antibiorésistance, et plus largement la santé, pourrait constituer la base d’un changement de paradigme économique à l’échelle mondiale. C’est la piste qu’explore l’économiste Eloi Laurent dans son livre Et si la santé guidait le monde ? (Éditions Les liens qui libèrent, 2020). En 2020, la moitié de l’humanité arrêtait ses activités économiques en raison d’un problème de santé publique. L’anthropologue Frédéric Keck pose quant à lui la question de comment s’appuyer sur le vivant pour la gestion des risques sanitaires (zoonoses).

En conclusion, Florent Parmentier dresse quatre éléments de propositions :

  • sur les politiques publiques : l’idée de santé globale fait totalement sens, avec la problématique de son institutionnalisation (exemple de la question de la fusion entre les ministères de la Santé et de l’Écologie ) ;
  • comment arrive-t-on à un pilotage fin (à l’instar du Covid) pour le risque d’antibiorésistance ?
  • quid du rôle des bactéries dans l’océan (les fonds marins sont moins explorés que la lune) ? Ce qui amène à la question d’investir dans les outre-mer sur ces sujets, en prenant en compte le vivant, notamment les fonds marins ;
  • le techno-solutionnisme : un antibiotique a déjà été créé par intelligence artificielle ; est-ce l’avenir ?

[1] L’expression « One Health » renvoie à l’idée d’approche globale et intégrée de la santé dans ses dimensions de santé humaine, de santé animale et d’environnement, aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle a plus spécifiquement trait aux maladies infectieuses émergentes porteuses d’un risque pandémique.

[2] Cf. Tackling drug-resistant infections globally : final report and recommendations, mai 2016, sous la direction du Pr. Jim O’Neill (rapport à la demande du gouvernement britannique).

[3] À noter toutefois sur le sujet le roman de Thierry Crouzet, Résistants, éd. ‎ Bragelonne, 2017.




L’efficacité des sanctions économiques

par Céline Antonin

Cette thématique a fait l’objet d’une conférence intitulée « Sanctionner l’économie d’un pays, une solution ? » le 16 novembre 2022 dans le cadre des journées de l’économie (Jéco) de Lyon : http://www.touteconomie.org/conferences/sanctionner-leconomie-dun-pays-une-solution

L’idée d’utiliser des instruments économiques pour influencer les objectifs politiques remonte à l’Antiquité mais ce n’est qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale que les sanctions ont été codifiées juridiquement dans la Charte de la Société des nations. Les vainqueurs de la Grande guerre estimaient alors que ces mesures auraient une portée dissuasive et permettraient de garantir la paix en évitant de s’engager dans la confrontation armée[1].



L’intervention militaire russe en Ukraine et les nombreuses salves de sanctions qui s’en sont suivies de la part des pays occidentaux (États-Unis, Union européenne…) ont réactivé le débat sur le but et l’efficacité des sanctions. Quel est l’objectif politique des sanctions ? Peuvent-elles être efficaces ou existe-t-il des moyens de contournement pour le pays sanctionné dans une économie mondialisée ? Quelles sont les conditions de leur réussite ?

Historique des sanctions

Pendant plusieurs siècles, les sanctions économiques accompagnèrent la guerre et visèrent à compléter l’action militaire. Au cours du XXe siècle, on assista à un changement de paradigme avec l’idée que les sanctions pouvaient constituer un substitut efficace à l’action militaire, comme en atteste la Charte de la Société des nations (article 16). Keynes lui-même déclara être « sûr que le monde sous-estime grandement l’effet des sanctions économiques ». Il fut pourtant démenti par l’histoire : ainsi, les sanctions de la Société des nations prises à l’encontre de l’Italie ou du Japon à la veille de la Seconde Guerre mondiale ne purent prévenir le conflit mondial. 

Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée des sanctions comme alternative à l’affrontement armé se renforça et les sanctions s’inscrivirent dans le temps long. Après l’épisode de la guerre froide où les sanctions se firent plus rares, la décennie 1990 marqua leur retour en force, au point qu’on parla de « décennie des sanctions ». Des voix s’élevèrent néanmoins pour contester leur efficacité et mettre en exergue la souffrance des populations civiles, ce qui déboucha, à l’aune du XXIe siècle, sur l’idée de sanctions ciblées, dites sanctions « SMART » (spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes, temporellement définies).

Définition et objectif(s)

Que recouvre exactement le terme de sanctions ? Askari et al. (2003)[2] les définissent comme des « mesures coercitives, imposées par un pays ou un groupe de pays à un autre pays, son gouvernement ou des entités individuelles visant à induire un changement de comportement ou de politique ». Ces sanctions peuvent être générales ou ciblées, bilatérales ou multilatérales, commerciales et/ou financières.

Lorsque l’on évalue les sanctions, on a coutume de leur assigner un objectif unique mais la réalité est beaucoup plus complexe. Il existe en réalité une pluralité d’objectifs, comme le montre Barber (1979)[3] : des objectifs primaires, visant à la modification du comportement du pays cible ; des objectifs secondaires, visant à satisfaire les forces politiques domestiques ; et des objectifs tertiaires, qui visent à promouvoir la défense de certaines valeurs. Ainsi, les sanctions s’apparentent aussi à une forme de châtiment infligé à des acteurs dont le comportement est jugé « déviant » par rapport à un ordre moral dominant et une volonté d’extension de la souveraineté nationale, comme en témoignent par exemple les lois américaines d’extraterritorialité.

Par conséquent, l’efficacité des sanctions ne peut se juger uniquement à l’aune des objectifs primaires. Par ailleurs, les objectifs recherchés sont parfois différents des objectifs affichés : dans le cas des sanctions contre l’Iran, au-delà de l’objectif affiché des États-Unis d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire, c’est en réalité aussi un objectif de changement de régime en Iran qui est poursuivi depuis 1979 (Coville, 2015[4]).

Une efficacité débattue

Dans les tentatives d’évaluer l’efficacité des sanctions, un premier courant de pensée, considéré comme « pessimiste », a généralement conclu à leur inefficacité. Ce courant est né avec l’étude fondatrice de Galtung (1967)[5] qui, à partir de l’exemple privilégié de la Rhodésie, a conclu que les sanctions avaient contribué à renforcer le pouvoir politique en place. Un deuxième courant de recherches menées à partir des années 1980 a fourni une vision plus « optimiste » de l’efficacité des sanctions ; cette approche a été initiée par une étude de Hufbauer, Schott et Elliot[6] (HSE, 1985) : à partir d’un échantillon portant sur 103 cas de sanctions commerciales et financières prises entre 1914 et 1985, Hufbauer, Schott et Elliot concluent que 36 % des sanctions ont atteint leur objectif. Un troisième courant de recherche s’est ensuite structuré à partir des critiques formulées à la méthodologie HSE pour juger de l’efficacité des sanctions. Comme le relèvent Coulomb et Matelly (2015)[7], les études récentes évoquent un niveau de réussite moyen de 30 % d’efficacité des sanctions ciblées (Targeted Sanctions Consortium,2012[8]). Certains politologues s’inscrivent en faux, à l’instar de Robert A. Pape (1997)[9] qui critique la causalité établie entre sanction et objectif politique et estime l’efficacité des sanctions « au sens strict » autour de 4 %.

Pire encore, les sanctions sont parfois accusées d’être contreproductives. Dans le pays sanctionné, elles sont susceptibles d’apporter un surcroît de légitimité au dirigeant et de rendre la population plus vulnérable aux idéologies radicales. Elles peuvent également aggraver la situation des populations civiles (accès aux besoins primaires, aux soins et services médicaux, à l’alimentation de base…), et entraîner le développement d’une économie parallèle au détriment des plus fragiles. Les sanctions peuvent également avoir des répercussions fortes dans les pays d’où elles émanent. Elles peuvent engendrer des contre-sanctions, comme on le voit actuellement de la part de la Russie à l’encontre des pays européens. Par ailleurs, si les sanctions sont bilatérales, elles peuvent défavoriser les entreprises des pays émetteurs et créer un effet d’aubaine pour leurs concurrents qui ne pratiquent pas de sanctions : la Chine comme l’Inde profitent aujourd’hui d’une forte décote sur le pétrole russe alors que les entreprises européennes doivent supporter une hausse des coûts des carburants.

La performance plutôt que l’efficacité

Comme le montre le rapport PERSAN sus-cité (2017), mesurer l’efficacité est en réalité insuffisant pour rendre compte de l’opportunité des sanctions. Plutôt que l’efficacité, les auteurs plaident pour une mesure de la « performance » de la sanction, autour du triptyque pertinence-efficacité-efficience. Si la notion d’efficacité mesure seulement l’adéquation entre objectifs et résultats, la notion de pertinence évalue l’adéquation entre moyens et objectifs. Si un pays est très inséré dans la mondialisation et a des possibilités de contournement de sanctions bilatérales, alors la sanction perdra de sa pertinence. Par ailleurs, l’efficience mesure le lien entre moyens et résultats, autrement dit, elle rend compte de l’effet des sanctions sur le pays émetteur. La sanction idéale est ainsi la sanction qui maximise le coût potentiel payé par le pays sanctionné tout en minimisant les coûts engendrés par le pays émetteur.

Notons que les pays de l’Union européenne ont une vulnérabilité aux sanctions comparable à celle des États-Unis, si l’on exclut le commerce intra-zone. En effet, le taux d’ouverture au commerce international, mesuré comme la somme des exportations et des importations de biens d’un pays rapportée au PIB, atteint 18 % dans l’Union européenne (51 % en tenant compte du commerce intra-UE) contre 19 % aux États-Unis en 2019[10]. Mais la dépendance est variable selon les pays européens : les petits pays très ouverts comme la Slovénie ou la Bulgarie ont un taux d’ouverture de 35 % (hors commerce intra-UE) alors que le taux d’ouverture de la France et du Portugal n’est que de 14 %. Par ailleurs, le degré de dépendance est variable selon les produits : à titre d’exemple, Guinea et Sharma (2022)[11] élaborent une liste de 233 produits pour lesquels l’Union européenne est fortement dépendante de l’extérieur en soulignant le poids de la Chine, de l’Inde ou encore de la Russie.

Sanctions de l’UE contre la Russie : l’arroseur arrosé ?

Aujourd’hui, la question de la performance des sanctions se pose notamment dans le cas de la Russie. Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, six vagues successives de sanctions ont été décidées par l’Union européenne. Les quatre premières salves de sanctions européennes visaient le commerce avec la Russie mais les produits énergétiques et les banques très impliquées dans le secteur énergétique étaient soigneusement tenus à l’écart. La situation a changé avec le cinquième salve de sanctions imposée par le Conseil de l’UE le 8 avril 2022, qui interdit d’importer du charbon et d’autres combustibles fossiles solides russes à destination de l’UE à partir d’août 2022. Le sixième train de sanctions décrète quant à lui l’arrêt total des importations de pétrole russe à horizon de six mois et des produits raffinés d’ici fin 2022. Face à ces mesures, la Russie a riposté par des contre-sanctions : elle a obligé les créanciers étrangers à payer leurs importations en roubles et a suspendu ses livraisons de gaz à plusieurs pays européens via le gazoduc Yamal.

En matière d’efficacité, il est encore tôt pour juger de l’effet des sanctions sur l’économie russe mais le bilan provisoire paraît mitigé. Dans ses prévisions d’octobre 2022, le FMI table sur une contraction du PIB de 3,4 % en 2022, ce qui est inférieur aux 6 % attendus en juillet 2022. Certes, la moitié des réserves de change sont gelées, plusieurs des principales banques ont été coupées du système de paiement international et le brut de l’Oural se négocie avec un rabais d’environ 20 dollars par baril. Cependant, l’économie russe semble résister mieux que prévu. La banque centrale a imposé des contrôles de capitaux et augmenté fortement les taux d’intérêt, ce qui a conduit à une forte appréciation du rouble. La balance commerciale s’est améliorée : la hausse des prix mondiaux du pétrole et du gaz a compensé la « décote russe », et l’augmentation des ventes à la Chine et à l’Inde semble avoir partiellement compensé la baisse des exportations vers l’UE. Ainsi, l’existence de pays tiers se revendiquant neutres, dans un contexte de mondialisation, affaiblit largement le pouvoir des sanctions et interroge sur leur pertinence. Certains pays, à l’instar de la Turquie, jouent un rôle majeur dans le contournement des sanctions, comme l’illustre le projet discuté par V. Poutine et de R. T. Erdogan qui vise à créer un hub gazier en Turquie dans le but de livrer du gaz russe aux pays européens[12]

Par ailleurs, l’efficience des sanctions est remise en question par la forte dépendance de l’Union européenne au pétrole et au gaz naturel russes. Changer de producteur peut s’envisager en matière pétrolière du fait de la relative simplicité de transport du pétrole ; les sanctions impliqueraient alors une redéfinition – non sans coût – de la cartographie des échanges. En revanche, dans le cas du gaz naturel, la nature même de l’infrastructure de transport rend les possibilités de substitution limitées, l’essentiel du commerce européen de gaz reposant sur un réseau de gazoducs venus de Russie. En outre, les pays européens affichent une dépendance inégale face à la Russie, les pays les plus à l’est de l’Europe apparaissant comme les plus vulnérables (Antonin, 2022[13]). Pour répondre aux sanctions, la Russie a réduit drastiquement ses livraisons de gaz vers l’Union européenne, ce qui pourrait avoir un impact fort sur la croissance des pays de l’Union (Geerolf, 2022[14]). Or, si le coût pour le pays émetteur l’emporte sur le coût pour le pays sanctionné, alors les sanctions seront contre-performantes. L’enjeu pour le pays émetteur est donc de réduire les effets sur sa propre économie, en accompagnant au mieux par exemple les entités domestiques qui subissent le plus directement les sanctions.

Définir les conditions de réussite des sanctions

Il est impossible de prédire les conditions de réussite des sanctions, tant chaque situation réclame une analyse détaillée spécifique. En revanche, certaines conditions semblent favorables pour maximiser leur performance. Bien que les études empiriques basées sur les données de Hufbauer et al. (déjà cité) démontrent que les sanctions unilatérales ont un taux de succès supérieur aux sanctions multilatérales, ce résultat ne fait pas consensus : sur la base de nouvelles données incluant 888 cas de sanctions – avec une proportion plus élevée de sanctions non étatsuniennes –, Bapat et Morgan (2009)[15] montrent que les sanctions multilatérales ont plus de chances de réussir que les sanctions unilatérales à condition qu’il y ait soit un unique grief envers le pays ciblé, soit (s’il y a plusieurs griefs) que les sanctions soient orchestrées par une institution internationale. En effet, grâce à la présence d’une institution internationale, chaque pays émetteur perd sa capacité à conclure un accord parallèle avec le pays cible et à participer de facto à une stratégie de contournement. En conséquence, le pays ciblé est davantage susceptible de prendre les menaces au sérieux et de proposer un compromis. En outre, les sanctions multilatérales présentent l’avantage d’ajouter une forte légitimité politique à la sanction.  

Par ailleurs, il est important de s’assurer de l’adéquation entre objectif politique final et objectif économique intermédiaire afin que le pays émetteur des sanctions soit sûr de sa capacité à maintenir les sanctions dans le temps (Lettre Trésor-éco, 2015[16]). Enfin, les sanctions doivent être limitées aux mesures les plus performantes et les sanctions ayant un but d’affichage – dont la performance n’a pas été prouvée – devraient être proscrites. Les régimes de sanctions qui affichent un taux de succès élevé sont d’ailleurs ceux dont la mesure principale vise un secteur exportateur clef du pays cible – sans que le pays émetteur ne soit trop affecté : la Lettre Trésor-éco (2015) estime un taux de réussite de 54 % lorsque la mesure principale des sanctions porte sur l’une des principales ressources à l’exportation du pays ciblé, contre un taux de succès moyen de 18 %, toutes sanctions confondues[17]. Il faut enfin s’assurer de la clarté de l’objectif final poursuivi afin de ne pas alimenter l’idée que les sanctions sont un instrument d’impérialisme ; le risque serait en effet de conduire la population des pays sanctionnés à nourrir un sentiment d’agression injuste et à renforcer la légitimité des dirigeants – ce qui irait totalement à l’encontre de l’effet recherché.


[1] Pour approfondir la question de la performance des sanctions, le lecteur pourra utilement se référer au rapport Matelly S., Gomez C., Carcanague S. (2017). Performance des sanctions internationales, Typologie : étude de cas. Rapport final PERSAN juin 2017, IRIS, CSFRS, qui a largement inspiré et nourri la rédaction de ce texte.

[2] Askari H., Forrer J., Teegen H. et J. Yang (2003). Economic sanctions: examining their philosophy and efficacy. Greenwood Publishing Group.

[3] Barber J. (1979). “Economic Sanctions as a Policy Instrument”. International Affairs, 55(3).

[4] Coville, T. (2015). « Les sanctions contre l’Iran, le choix d’une punition collective contre la société iranienne ? ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[5] Galtung J. (1967). “On the Effects of International Economic Sanctions, With Examples from the Case of Rhodesia”. World Politics, 19(3).

[6] Hufbauer G. C., Schott J.J., Elliott A. K., 1985, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Washington, Peterson Institute for International Economics.

[7] Coulomb, F. et Matelly, S. (2015). « Bien-fondé et opportunité des sanctions économiques à l’heure de la mondialisation ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[8] Targeted Sanctions Consortium, 2012, Designing United Nations targeted sanctions. Evaluating impacts and effectiveness of UN targeted sanctions, The Graduate Institute – Watson Institute for International Studies, août.

[9] Pape, R. A. (1997). Why economic sanctions do not work. International security, 22(2).

[10] Source des données : Banque mondiale pour les États-Unis, Eurostat pour l’Union européenne (27 pays hors Malte).

[11] Guinea, O. et Sharma, V. (2022). Should the EU Pursue a Strategic Ginseng Policy? Trade Dependency in the Brave New World of Geopolitics. ECIPE Policy Brief, avril 2022.

[12] La Tribune, Erdogan et Poutine s’accordent pour bâtir un « hub gazier » de l’Europe en Turquie, 13 octobre 2022.

[13] C. Antonin (2022). « Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses », Blog de l’OFCE, 4 mars 2022.

[14] Geerolf  F. (2022). “The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al.”. Sciences Po OFCE Working Paper, n°14/2022.

[15] Bapat, N.A. et Morgan, C.T. (2009). Multilateral versus unilateral sanctions reconsidered: a test using new data. International Studies Quarterly, 53(4).

[16] Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique (2015). « Sanctions économiques : quelles leçons à la lumière des expériences passées et récentes ? ». Lettre Trésor-Éco, n° 150.

[17] Lettre Trésor-éco (2015) sus-citée, tableau 2.




Réforme du Pacte de stabilité et de croissance : la Commission est tombée sur la dette

par Jérôme Creel

Dans sa communication du 9 novembre 2022, la Commission européenne a esquissé les contours du nouveau cadre budgétaire européen qui devrait, selon ses termes, être simplifié, et adapté aux besoins spécifiques des États en vue d’assurer leur solvabilité et permettre des réformes et les investissements nécessaires. Il devrait également mieux prendre en compte les déséquilibres économiques dont ceux relatifs aux balances commerciales, et enfin être mieux appliqué. Vaste programme !



L’objectif de solvabilité des États membres réitéré par la Commission tient aux niveaux excessifs, dans le cadre budgétaire européen actuel, des ratios de dette publique sur PIB pour un nombre important d’États membres :  12 États membres parmi les 27 auront un ratio de dette publique sur PIB supérieur au seuil de 60 % à la fin de l’année 2022 (graphique 1).

Ces niveaux élevés de dette publique sont le résultat d’une succession de crises économiques, financières et géopolitiques en Europe depuis 2007. Entre fin 2007 et fin 2021, la dette publique a augmenté de près de 30 points de PIB en moyenne, avec une dispersion de l’ordre de 23 points. Comme le montre le graphique 2, certains États membres de l’Union européenne – rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance que la Commission envisage de réformer s’impose à tous ces États, et pas seulement à ceux de la zone euro – ont subi des hausses d’endettement de près de 50 points (France, Italie, Chypre, Portugal), voire bien au-delà (Grèce, Espagne). D’autres, comme l’Allemagne, ont vu leurs dettes légèrement augmenter, sinon diminuer (Malte, Suède). Dans ce contexte, l’application homogène ou indifférenciée des règles budgétaires semble difficile sinon impossible à réaliser car elle nécessiterait des efforts substantiels de la part d’États membres qui sortent progressivement d’une crise sanitaire et continuent de subir une crise énergétique dont les effets sur les finances publiques se font durement ressentir[1].

Le Pacte de stabilité et de croissance, appliqué dès la création de la zone euro en 1999, vise à assurer la discipline budgétaire des États de l’Union européenne en prévenant les déficits et les dettes publics excessifs ou en les corrigeant par des politiques budgétaires limitant les dépenses et augmentant les recettes fiscales. Le Pacte n’étant pas appliqué de façon mécanique, son application dépend cependant de l’interprétation des États et de la Commission européenne sur la nature « excessive » des déficits et des dettes. Si des critères numériques ont été annexés, dans un Protocole, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – les fameux critères de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette –, il existe des circonstances exceptionnelles qui permettent de s’en abstraire temporairement. Ainsi quand une crise grave survient, comme ce fut le cas en 2020 avec la pandémie, la clause dérogatoire relative à la suspension du volet préventif du Pacte peut être activée. En l’espèce, le Pacte aura été mis entre parenthèses de 2020 à fin 2023. Á quoi devrait-il ressembler au-delà, selon la Commission ?

Les deux critères numériques du Pacte seraient conservés mais l’outil principal pour les respecter serait modifié. La soutenabilité budgétaire[2], c’est-à-dire la baisse de la dette publique, serait désormais évaluée sur la base d’un seul indicateur : les dépenses primaires, c’est-à-dire les dépenses publiques nettes des revenus discrétionnaires, hors charges d’intérêt sur la dette et hors dépenses d’indemnisation du chômage. La référence du cadre budgétaire actuel à la baisse annuelle de la dette (un vingtième de l’écart entre la dette constatée et la cible de 60 % du PIB) serait abandonnée, tout comme la référence à une baisse minimale du solde public corrigé du cycle. Le nouvel indicateur en remplacerait deux, d’où la simplification selon la Commission.

La cible de dépenses primaires devrait assurer un sentier plausible de baisse de la dette publique vers la cible de 60 % du PIB pendant 10 ans. Cela n’implique pas que la dette devra avoir atteint sa cible au bout de 10 ans, mais seulement qu’elle aura tendu vers elle à un rythme jugé satisfaisant.

Les États membres devraient présenter à la Commission un « plan national budgétaire et structurel de moyen terme » conforme à leurs engagements de discipline budgétaire. La cible de dépenses primaires établie en coordination étroite entre l’État membre et la Commission devrait donc être cohérente avec les dépenses jugées nécessaires par les deux parties pour assurer des réformes structurelles et des investissements. La nature des uns et des autres n’est pas précisée. La cible de dépenses primaires pourrait donc être différente d’un pays à un autre car leurs besoins de réforme et d’investissement sont sans doute différents.  

Les dépenses primaires conformes à la discipline budgétaire seraient prévues sur une période de 3 à 4 ans, engageant la responsabilité de l’État au cours de cette période. Si des circonstances économiques imprévues empêchaient la dette publique de baisser au rythme souhaité (l’engagement des États est assorti d’un scénario de croissance sur le même horizon) ou si les réformes et les investissements ne produisaient pas les effets escomptés, principalement sur la croissance économique, l’ajustement des dépenses primaires pourrait être rallongé jusqu’à 3 ans supplémentaires : l’État aurait au plus 7 ans pour réduire sa dette publique vers la cible de 60 % du PIB à un rythme satisfaisant. La notion de moyen terme qui figure dans la mouture actuelle du Pacte de stabilité et de croissance aurait tendance à devenir très extensible.   

Depuis 2011, l’Union européenne s’est dotée d’instruments de surveillance des déséquilibres macroéconomiques (surchauffe des salaires, déséquilibre commercial, endettement privé excessif, etc.) qui sont jusqu’à présent restés déconnectés du cadre budgétaire européen. La Commission propose de les y intégrer. Par une meilleure surveillance de ces déséquilibres, la Commission ajusterait ses recommandations de réformes et d’investissements pour que soient assurés dans les États membres une croissance soutenable et un désendettement progressif. 

La Commission insiste enfin beaucoup sur la nécessité pour les États de respecter les engagements pris – l’application du Pacte de stabilité et de croissance n’a pas toujours été très scrupuleuse – et sur leur contrôle plus étroit par des organes nationaux (en France le Haut Conseil aux Finances Publiques). Ces organes seraient chargés d’organiser un débat national sur la pertinence des hypothèses pluriannuelles de finances publiques faites par les gouvernements.  

Voilà donc pour le projet de réforme. Qu’en penser ?

Tout d’abord, le projet de réforme, s’il était adopté, élargirait les marges de manœuvre des États par rapport aux règles actuelles : baisse plus lente de la dette, préservation des dépenses d’indemnisation du chômage et prise en considération des investissements. L’austérité budgétaire ne serait pas pour tout de suite.  

Pour autant, l’ajustement des dépenses primaires sur plusieurs années pour assurer la soutenabilité de la dette tout en tenant compte des réformes et des investissements jugés nécessaires ne paraît pas bien différent de la situation qui prévaut aujourd’hui. L’assouplissement serait inscrit dans le nouveau projet là où il est plus improvisé dans la mouture actuelle. Mais en pratique, qu’est-ce que cela change ? Les États avaient déjà coutume de modifier leurs politiques budgétaires pour financer des réformes et des investissements tout en veillant à leur solvabilité. Les auditions devant le Haut Conseil aux Finances Publiques sont d’ores et déjà supposées animer le débat national sur l’orientation à court et moyen terme des finances publiques. Sur ce point également, il est assez difficile de concevoir en quoi la proposition de la Commission est innovante.  

La cohérence a priori entre un objectif potentiellement assoupli de dépenses primaires et le respect toujours en vigueur du critère de déficit public ne va cependant pas de soi. De quelles marges de manœuvre disposeront les États dont le déficit total est au-dessus des 3 % du PIB ? Ils devront certainement trouver de nouvelles ressources pour baisser ce déficit et préserver leur capacité de dépenses primaires afin de financer réformes et investissements. Le défi est de taille, surtout si la conditionnalité macroéconomique quant à la mise à disposition des fonds européens (politique de cohésion, fonds issus de la facilité de relance et de résilience du programme Next Generation EU) s’applique lorsque le déficit public est jugé excessif : l’octroi des fonds européens pourra être suspendu.

Autre élément important : la très grande place prise par la Commission dans le processus budgétaire proposé. La Commission impose le sentier d’ajustement des dépenses et si les États ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs plans budgétaires et leurs réformes en temps voulu, elle pourra, magnanime, leur octroyer quelques délais supplémentaires pour y parvenir. Et, proposition de sanction qualifiée d’intelligente[3], elle envisage d’imposer systématiquement aux ministres des Finances des pays n’ayant pas respecté leurs engagements d’aller s’en expliquer devant le Parlement européen. Dans ce processus budgétaire, doit-on vraiment limiter le rôle de la seule assemblée démocratique européenne à humilier systématiquement les fautifs ? Certes, cette disposition existe déjà mais elle n’est pas appliquée systématiquement. Il y a sans doute d’autres moyens d’associer le Parlement européen au nouveau cadre budgétaire[4]. Mais il est vrai que la Commission a une préférence marquée pour les organes technocratiques, comme les comités budgétaires ou hauts conseils aux finances publiques.

Concernant la meilleure intégration des outils de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, l’intention d’assurer une cohérence d’ensemble des recommandations de la Commission est très louable. Reste à savoir si les pays qui dépassent le seuil jugé maximal d’excédent commercial – ce qui se reproduira sans doute lorsque les coûts de l’énergie auront baissé – mettront effectivement en œuvre lesdites recommandations. Les gouvernements allemands n’en ont jamais tenu compte jusque-là.

Dernier élément, enfin : il y a quelque chose de très mécanique dans la vision de la politique budgétaire que ce projet de réforme véhicule. Á un horizon de 3 à 4 ans, les fonctionnaires des ministères vont continuer de faire ce qu’ils font depuis que le Pacte de stabilité et de croissance a été mis en place, c’est-à-dire calculer des trajectoires de dépenses compatibles avec une baisse de la dette publique. Et contrairement à ce que la proposition tente de laisser croire, la notion controversée d’écart de production, c’est-à-dire d’écart entre un PIB potentiel non mesurable et le PIB réalisé, n’a pas disparu du cadre budgétaire européen. Elle restera cruciale pour séparer le déficit corrigé du cycle du déficit conjoncturel, et le solde structurel primaire (le solde public hors charges d’intérêt et corrigé du cycle) reste la référence des analyses de soutenabilité de la dette[5]. Vu la succession de crises économiques que nous traversons depuis 15 ans et les hausses de dette qu’elles ont engendrées, il n’est pas certain que ces exercices aient été bien utiles.


[1] Voir les prévisions de l’économie mondiale récemment réalisées par la Département Analyse et Prévisions de l’OFCE.

[2] Sur la soutenabilité de la dette, voir le numéro spécial de la Revue d’économie financière paru le mois dernier.

[3] Le qualificatif d’intelligente figure dans la colonne 3 de la figure 2 de la Communication de la Commission.

[4] C’est l’objet de la ma contribution au numéro spécial de la Revue d’économie financière déjà mentionné.

[5] Voir pp. 11-12 et p. 22 de la Communication de la Commission.






L’effet des chocs conjoncturels sur le déficit commercial français

par Raul Sampognaro

L’économie française fait face à une multitude de chocs ayant un fort impact sur les perspectives de croissance du PIB[1]. Au-delà de la crise du pouvoir d’achat, ces chocs se sont traduits par la dégradation du solde extérieur français au point qu’au troisième trimestre 2022 la France a connu son plus fort déficit commercial depuis 1949 selon les comptes nationaux publiés par l’Insee[2] : le solde commercial s’établit à – 4,6 % du PIB. Selon les données disponibles au deuxième trimestre 2022, le besoin de financement de la nation vis-à-vis du reste du monde (grandeur qui tient compte notamment des flux de revenus) atteint quant à lui 2,9 % de la valeur ajoutée (VA) française. Ce chiffre n’a été dépassé que deux fois depuis 1949 : au troisième trimestre 1982 (4,5 % de la VA) et à la suite du premier confinement de 2020 (4,3 % de la VA au deuxième trimestre 2020 ; voir graphique).



Avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19, le déficit commercial était de 1 % du PIB. La dégradation de plus de 3 points de PIB s’explique en partie par les évolutions des prix. Depuis 2019 les importations françaises se sont renchéries de 28 % tandis que le déflateur des exportations a augmenté de 23 %[3]. Selon les prévisions de l’Insee, la dégradation des termes de l’échange attendue pour 2022 devrait amputer le revenu disponible des agents nationaux de 1,5 point de PIB au cours de l’année en cours[4]. Le creusement de la balance commerciale ne s’explique pas exclusivement par l’évolution défavorable des prix. En volume, les exportations sont en retrait de 3 % au troisième trimestre 2022 par rapport à un trimestre moyen de 2019 alors que les importations sont plus fortes de 3 points.

L’objectif de ce billet de blog est de quantifier la contribution respective des variations de prix et des volumes à l’évolution du déficit commercial entre 2019 et le troisième trimestre 2022. Les contributions seront calculées au niveau A17 de la nomenclature des comptes nationaux. La baisse des exportations totales mentionnée masque des évolutions divergentes entre les branches pendant la période. La plupart des branches ont augmenté leurs ventes à l’étranger en volume. L’évolution du chiffre global reflète en grande partie la chute des exportations de produits pour lesquels la France disposait d’une forte spécialisation : la fabrication des matériels de transport (-26 %) et la consommation des touristes étrangers sur le territoire français (-7 %).

Pour calculer les déterminants des évolutions des prix et des volumes aux évolutions de la variable  (soit les exportations, soit les importations) pour chaque produit  entre 2019 et le troisième trimestre 2022 la formule suivante est mobilisée :

La dégradation de 24,3 milliards d’euros du solde commercial s’explique majoritairement par les évolutions des prix (13,4 milliards d’euros s’expliquent par ce facteur) (Tableau). Sans surprise, l’effet vient du renchérissement des produits énergétiques et raffinés importés (net des exportations, l’effet est de 19,0 milliards d’euros). Cette dynamique est atténuée par la hausse du prix des échanges de services de transport (+3,4 milliards d’euros).

Si les termes de l’échange ont un effet quantitatif négatif, l’évolution des volumes aggrave le déficit de 10,9 milliards d’euros supplémentaires. L’essentiel de la baisse s’explique par les évolutions observées dans les échanges de matériels de transport (-5,0 milliards)[5]. Le maintien d’un taux d’investissement élevé explique une dégradation supplémentaire du solde du fait des volumes échangés en biens d’équipement (-3,2 milliards). Le volume des échanges de produits énergétiques contribue lui aussi négativement au solde (-1,7 milliard) probablement en lien avec le remplissement rapide des stocks de gaz et les évolutions spécifiques observées dans l’électricité ; mais à ce niveau de la nomenclature il n’est pas possible de distinguer ces deux effets. Encore une fois, les volumes échangés de services de transport compensent partiellement ces évolutions (+2,0 milliards).

La contribution du tourisme international mérite un commentaire spécifique. La consommation des étrangers sur le territoire français serait quasiment stable au troisième trimestre 2022 par rapport à 2019 (+0,4 milliard). Cette évolution masque une baisse du volume (-1,0 milliard), plus que compensée par l’évolution du prix. Dans le contexte post-Covid, les dépenses des Français à l’étranger reculent encore plus fortement (-0,6 milliard dont une baisse des volumes de -1,6 milliard). Alors que le tourisme est plutôt un domaine où la France est spécialisée et dispose d’une balance historiquement en surplus, le solde touristique contribue toujours positivement à améliorer la balance commerciale à l’issue du troisième trimestre 2022, mais avant tout sous l’effet notable d’un ajustement plus marqué des importations que des exportations.

Le déficit record de la balance commerciale observé au troisième trimestre 2022 constitue un point d’alerte pour l’économie française. Cette évolution s’explique en grande partie par l’évolution défavorable des prix énergétiques. Toutefois, pour le moment, les volumes échangés, loin d’atténuer le déficit, l’aggravent. En particulier, la situation est particulièrement dégradée dans les matériels de transport. Ces chocs ont été en partie atténués par la contribution des ventes de services de transport au reste du monde. La plus grande incertitude pour le futur reste de savoir si ces chocs sont temporaires ou permanents. Ceci détermine l’ampleur de l’ajustement qui sera nécessaire pour diminuer ce déséquilibre vis-à-vis du reste du monde, notamment s’il faut financer une facture énergétique durablement plus onéreuse.


[1] Département analyse et prévision de l’OFCE, sous la direction d’Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2022, « Du coup de chaud au coup de froid : perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale », OFCE Policy brief, n° 109, 12 octobre.

[2] Il est possible de calculer le solde commercial grâce aux données douanières ou de la balance des paiements. Des différences de champ ou de méthodologie peuvent expliquer des divergences sur les chiffres publiés. La comptabilité nationale offre l’avantage de réaliser des comparaisons sur longue période avec une méthodologie homogène.

[3] Pour plus de détails sur ce que la comptabilité nationale nous apprend sur la dynamique de prix récente, voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Ce que nous enseignent les déflateurs en comptabilité nationale », Le blog de l’Insee.

[4] Voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Termes de l’échange et revenu intérieur réel: mesurer le pouvoir d’achat de la nation », Le blog de l’Insee.

[5] Ce produit de la nomenclature des comptes nationaux comprend à la fois l’automobile et l’aéronautique.




Ce que le PIB russe ne dit pas

par Guillaume Allègre

Les révisions récentes de projection de PIB pour la Russie pour 2022 ont relancé le débat sur l’efficacité des sanctions économiques. Le FMI a révisé deux fois sa prévision économique pour 2022, la croissance de l’économie russe est passée de – 8,5% en avril à – 6% en juillet puis à – 3,4% en octobre (à comparer à la prévision de 2,8% en janvier 2022). On peut dire que, contrairement à certaines prédictions, l’économie russe ne s’est pas effondrée. En conclure sur l’inefficacité des sanctions serait pourtant prématuré. 

Les premières sanctions européennes contre la Russie datent de 2014, à la suite de l’annexion illégale de la Crimée. De nouveaux trains de sanctions ont été votés après « l’invasion non provoquée et injustifiée de l’Ukraine ». Ces sanctions visent les secteurs financier, commercial, de l’énergie, des transports, de la technologie et de la défense. Elles ont pour objectif explicite « d’affaiblir la capacité du Kremlin à financer la guerre et d’imposer des coûts économiques et politiques évidents à l’élite politique de la Russie qui est responsable de l’invasion » (Conseil européen). Á ce propos, pour estimer l’impact de ces sanctions sur l’économie russe, on pourra se référer à Bruegel, 2022 et Sonnenfield et al., 2022



Il convient de rappeler qu’il n’y a pas que les sanctions occidentales qui impactent l’économie russe. L’économie russe est impactée par trois chocs importants : les sanctions occidentales, les sanctions russes contre l’Occident, et … la guerre russe en Ukraine. Deux des trois chocs sont donc auto-infligés et diminuent potentiellement le rôle des sanctions occidentales sur la révision des prévisions de croissance du PIB par rapport à celle de janvier 2022 (6,2 points aujourd’hui contre 11,3 points en avril, soit une diminution de moitié environ).

Le problème est que le PIB ne mesure pas vraiment ce que l’on a envie de mesurer en termes d’efficacité des sanctions. L’objectif est de réduire la capacité de nuisance de l’économie russe, notamment en termes militaires par rapport à ses objectifs en Ukraine et possiblement une extension du conflit. Ce billet ne s’appuie pas sur une expertise militaire, il ne s’appuie pas non plus sur une analyse approfondie de la comptabilité nationale russe : il s’agit seulement de montrer que le PIB n’est pas un bon indicateur si l’on s’en tient à l’objectif fixé par les sanctions. Tous les indicateurs sont mauvais mais certains sont utiles ; d’autres sont tellement mauvais qu’il vaut mieux y accorder qu’un très faible poids, voire aucun poids s’il y a un doute en termes de manipulation. 

Notons qu’il existe d’autres indicateurs qui ne donnent pas les mêmes informations que le PIB. Le principal indicateur boursier (Moex) est passé d’environ 4 000 en février à environ 2 000 aujourd’hui, soit une baisse de 50%. Un indicateur boursier ne mesure pas la capacité productive d’une économie : c’est une anticipation des profits futurs (d’un petit nombre d’entreprises) et non pas de la valeur ajoutée (de la richesse créée). Á court terme, une économie peut être productive même en l’absence de profits : les usines peuvent tourner à marge nulle (mais la capacité d’investissement est réduite : le PIB ne dit rien sur le futur). Le PIB est un indicateur de richesse créée à un moment donné. C’est une partie de ce que l’on veut mesurer. On souhaiterait mesurer la qualité et la pertinence mais le PIB ne mesure pas la pertinence et on a de nombreuses raisons de penser que la qualité est mal mesurée (en dehors même de triche).

Premièrement, le PIB additionne les pommes, la vodka et les kalachnikovs. Si l’économie russe ne peut plus produire d’armes sophistiquées, l’objectif est atteint même si les Moscovites continuent à sortir au restaurant, à boire des alcools locaux et à mettre les photos sur Telegram. Le PIB russe peut même augmenter s’ils substituent au champagne une contrefaçon locale.

Deuxièmement, le PIB additionne tout cela aux prix de marché. Cela pose un problème dans le cas précis de l’économie russe puisque les sanctions ont justement pour objectif de couper le pays des marchés internationaux. La mesure du PIB est pertinente dans une économie de marché quand tous les biens sont échangés. Premier type de problème, calculer et comparer le PIB d’une colonie sur Mars, sans aucun échange entre la Terre et Mars, n’aurait pas de sens. Deuxième type de problème, prenons l’exemple extrême d’un pays exportateur : 100% du financement provient de l’exportation de matières premières, 100% des biens et services sont fournis par l’État. Le PIB ne dit rien de la qualité des biens et services fournis, en termes de bien-être ou de capacité militaire (si l’État ne fournit qu’une bureaucratie inefficace). Dans la situation actuelle, ces deux problèmes se posent à la Russie : l’économie est coupée d’une partie des marchés internationaux, et l’État – qui reçoit les dividendes de Gazprom – compense les dommages infligés par les sanctions au niveau macroéconomique.  

Prenons l’exemple du gaz : son prix a fortement augmenté depuis bien avant la guerre, en partie en raison de la forte reprise en 2021 et de la volonté de la Russie de ne pas fournir de gaz à l’Europe au-delà des contrats de long-terme. La demande de gaz étant fortement inélastique à court-terme, la Russie a réussi à augmenter fortement ses recettes grâce à un effet-prix bien supérieur à l’effet-volume[1]. Toutes choses égales par ailleurs, le PIB augmente et les caisses de l’État se remplissent[2]. Face à la stratégie russe qui conduit à des excédents commerciaux, la stratégie de sanctions occidentales ne vise pas à vider les caisses de l’État russe mais principalement à réduire ses capacités logistiques, industrielles et militaires. Selon des informations très partielles, le secteur des transports serait très touché : la production de voitures particulières s’est effondrée d’environ 90% ; la vente de voitures neuve a baissé de 60%. Les importations sont loin de compenser entièrement la baisse de la production, ce qui tend à montrer que les substitutions par les importations ne sont pas si aisées. Á Vladivostok, la plupart des voitures vendues d’importations japonaises n’auraient pas le volant du bon côté .

Les sanctions ont des effets immédiats sur les capacités de l’économie russe mais les effets qu’elles produisent sur les richesses créées par l’économie, telles que mesurée par le PIB, sont plus diffus. C’est également vrai de l’impact de l’émigration. Selon le FSB, près de 1 million de Russes auraient émigré depuis fin février alors que la population active est de 70 millions. Certains sont probablement rentrés et certains sont partis avec des enfants. Même si la population active (et le PIB) n’a baissé que de 1% à la suite de ces départs, cela ne veut rien dire de la désorganisation que cette baisse peut représenter. Cas extrême : si un fonctionnaire parti en Arménie est remplacé par un chômeur au même taux salarial, le PIB reste constant (le PIB par tête augmente) mais pas nécessairement la qualité des services rendus. C’est vrai des services publics mais aussi de tous les services achetés par l’État, industrie militaire inclue (les prisonniers payés par l’armée font augmenter le PIB). Or l’État a beaucoup de cash en ce moment : il pourrait acheter beaucoup de services pour stabiliser l’économie sans être trop regardant sur la qualité.

Tous ces biais existent en temps normal dans nos économies. Ils sont exacerbés en situation de crise. La baisse du PIB en France au deuxième trimestre 2020 (-19% par rapport au deuxième trimestre 2019) ne mesurait pas la chute de bien-être produit par l’économie ni aujourd’hui la capacité de nuisance du conflit. Le PIB n’est pas un très bon indicateur pour mesurer ces capacités en temps normal (voir Stiglitz-Sen-Fitoussi), mais c’est encore plus vrai en période de crise où les priorités changent vite et les marchés se ferment.

Á moyen-terme, le principal journal économique russe (kommersant.ru) l’écrit explicitement : une stratégie de substitution des importations va être difficile dans de nombreux secteurs[3]. Il est probable que la capacité de l’économie russe à s’insérer dans les secteurs à forte valeur ajoutée des chaînes de valeur mondiales sera fortement affectée. La baisse de la bourse reflète en partie ce type d’anticipations. 

Il est d’ailleurs aussi probable que ces chaînes de valeur ajoutée soient de moins en moins mondialisées. Le commerce n’est doux que si la spécialisation induite par les échanges internationaux ne conduit pas à des situations de dépendance dans lesquelles un gouvernement hostile a la possibilité d’exercer un chantage économique. Le PIB russe potentiel à moyen-long terme sera probablement très affecté par l’invasion en Ukraine et les sanctions économiques (probablement durables). Aussi, la Russie va vendre son gaz durablement moins cher (et le transporter de façon plus coûteuse) que ce qu’elle aurait vendu aux Européens, qui, quel que soit l’avenir, ne voudront plus être autant dépendants. Mais cette situation est également coûteuse à moyen-long terme pour l’Europe (et à court terme pour le climat). La démondialisation subie par les tensions géopolitiques implique des pertes pour tous les pays.  La question de la distribution au sein des pays et de gains éventuels pour ceux qui ont perdu à la mondialisation reste ouverte : il n’est pas certain que ceux qui ont perdu à la mondialisation gagneront à la démondialisation (ce qui pose la question de l’inférence causale).  


[1] Dans un second temps, les deux effets risquent de jouer dans le même sens : les prix baissent et les volumes restent déprimés. 

[2] Remarquons que ce qui coûte à l’Union européenne, en termes de crise énergétique, est la conséquence d’une stratégie russe et non pas la conséquence des sanctions européennes. Comme en Russie, ce qui est le plus pénalisant n’est pas ce que l’on n’exporte pas mais ce que l’on n’importe pas, conséquence de l’intégration économique mondiale et de la spécialisation qui en découle. Notons que dans ces conflits économiques, l’Union européenne est en partie désarmée : elle semble plus dépendante que les autres blocs de produits hautement stratégiques.

[3] Le journal écrit (« Tragédie d’une petite chose ») : tous les effets instantanés (macroéconomiques) des sanctions ont été compensés par le ministère des Finances, la Banque centrale et les interdictions d’importations. (…) Écrire que l’économie russe ne s’est pas effondrée est aussi imprévoyant qu’écrire qu’elle s’est effondrée. (…) La demande de pétrole et de gaz, de blé et de métaux russes est mondiale, l’économie russe n’est pas très importante, il est donc peu probable qu’elle se trouve dans une situation incapable de payer les importations, du moins dans les années à venir. (…)  . Là où la substitution des importations échouera (par exemple, les affirmations pleines d’entrain selon lesquelles la Russie est capable de se doter d’avions de ligne moyen-courriers doivent être vérifiées : l’avionique russe moderne n’existe pas encore), il sera nécessaire de passer aux technologies de génération précédente, voire d’abandonner celles-ci, produits de consommation et de production, s’ils ne sont pas produits dans des juridictions « amies » et ne sont pas fournis par des juridictions « inamicales ». (…) L’exotisme de ce qui se passe sera visible en contraste avec les mêmes pays de l’OCDE (pour de nombreuses raisons, les technologies de pointe ne seront pas disponibles ici). (…) Personne ne garantit que le processus de croissance sera couronné de succès. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le processus échoue. Selon les normes mondiales, la Russie est un pays dont l’économie est très fortement intégrée au commerce mondial alors que la plupart des exemples de substitution réussis des importations reposaient sur le développement d’économies relativement fermées.   




La fiscalité européenne, dimension matérielle du politique européen

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 6 du 24 juin 2022

Intervenants : Vincent DUSSART (Université Toulouse-Capitole), Jacques LE CACHEUX (Université de Pau et des Pays de l’Adour et École Nationale des Ponts et Chaussées), Bastien LIGNEREUX (Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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  1. La perspective publiciste : l’absence de réel pouvoir fiscal du Parlement européen

Vincent Dussart, professeur de droit public à l’Université Toulouse-Capitole, rappelle que l’impôt est intimement lié au fait constitutionnel. Le pouvoir fiscal s’exerce au nom du consentement à l’impôt (principe consacré par les articles 34 de la Constitution française[1] et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[2]). Georges Vedel disait que l’impôt est « la chose de l’homme ». Or avec l’Europe, nous avons un problème à ce sujet. Aux élections européennes, les citoyens votent pour un Parlement européen qui n’a pas de réel pouvoir fiscal. Or les parlements se sont construits par la fiscalité. Le Parlement européen n’a pas de légitimité fiscale ni de pouvoir de création de recettes fiscales. La célèbre maxime « no taxation without representation » se retrouve inversée pour l’Union européenne (UE) : « no representation without taxation ».

Qu’entend-on par fiscalité européenne ? Des ressources européennes qui peuvent être des impôts européens, mais également le droit européen appliqué au droit fiscal national. Il faut faire attention au langage fiscal qui crée de la confusion. Par exemple, ce qu’on appelle communément taxe carbone n’est pas une taxe à proprement parler, mais un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’UE. L’impôt en Europe relève quasi-exclusivement des ressources étatiques (sauf pour l’impôt sur les revenus des fonctionnaires européens). De plus, le budget de l’UE est un budget de taille mineure, très loin des budgets nationaux. Il est abondé pour l’essentiel de contributions nationales (appelés « ressources RNB »), des ressources de la TVA, des droits de douane, et des ressources liées aux plastiques (qui n’est pas une taxe sur les plastiques, mais une contribution étatique, d’ailleurs non répercutée sur les entreprises et les consommateurs). La création d’impôts reste le quasi-monopole des États, cela en raison du fait que le consentement à l’impôt reste du domaine des démocraties nationales. L’UE n’a pas de compétence sur la fiscalité directe. Il reste la fiscalité des entreprises (mais cela ne contribuerait pas à la citoyenneté européenne) et la TVA.

Les récents sujets fiscaux au niveau de l’UE sont le paquet fiscal adopté par la Commission européenne le 15 juillet 2020[3], la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale internationale, en lien avec l’OCDE, l’ajustement carbone, la redevance numérique (sur les GAFAM) et la taxe sur les transactions financières.

Ensuite, quid du rejet de l’impôt dans les États surfiscalisés ? Quid du risque de révolte fiscale dans la perspective d’une imposition européenne ? On parle du « moment hamiltonien » mais cela ressemble davantage au Boston Tea Party (événement de 1773 qui marqua la rupture des colonies américaines avec l’Angleterre sur une question fiscale). L’absence de constitution européenne, qui fait que l’UE n’est pas un État fédéral, rend difficile la mise en place d’une imposition européenne. Guy Carcassonne disait qu’il faut revenir au consentement à l’impôt qui donne naissance à la démocratie elle-même. Ainsi, la démocratie européenne passe par le consentement à l’impôt.

 

  1. La perspective économique : l’effet anti-redistributif de la « Constitution fiscale européenne »

Jacques Le Cacheux, professeur d’économie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, souligne que l’Union européenne met en place une concurrence fiscale entre les États membres. En raison de la « constitution fiscale européenne », les États membres sont en effet conduits à utiliser davantage certains impôts au détriment d’autres, produisant des injustices fiscales. Ce phénomène se nourrit de l’asymétrie structurelle entre une intégration économique et monétaire poussée et des institutions politiques européennes qui n’autorisent pas ce qu’un système parlementaire fait en principe. L’intégration européenne génère ainsi des externalités fiscales en renforçant la mobilité intra-européenne des assiettes fiscales au sein de l’UE. (Il est à noter que la mobilité des assiettes fiscales est également due à des raisons technologiques : l’essentiel de la valeur aujourd’hui réside dans la propriété intellectuelle, qui est très mobile.) Ainsi, chaque État membre de l’UE joue un rôle de paradis fiscal pour les autres. Par exemple, la France ne cesse de mettre en œuvre des dispositifs dérogatoires pour attirer les assiettes fiscales mobiles.

De manière générale, la conséquence de ce mouvement est la réduction inédite des taux d’imposition des bénéfices des sociétés : les taux dans l’UE sont plus bas que dans tout le reste des pays de l’OCDE. Plus que la globalisation, c’est l’intégration européenne qui empêche la puissance publique de taxer les entreprises. Les assiettes les plus mobiles (les entreprises qui ont la possibilité de délocaliser leurs bénéfices imposables, ce qui n’est pas le cas des PME) sont ainsi très peu taxées en Europe, ce qui contraint les États membres à reporter le poids de la fiscalité sur les assiettes fiscales les moins mobiles : la consommation (hausse de la TVA de 19,5% à 21,6% en moyenne dans l’UE) et les revenus du travail – en contradiction avec les recommandations européennes soit dit en passant. Les termes de l’arbitrage fiscal ont changé : il est plus coûteux de redistribuer (perte d’efficacité économique) et, de ce fait, les systèmes fiscaux sont devenus moins redistributifs partout en Europe. Ainsi, même si les préférences des partis politiques peuvent être en faveur de la redistribution, la « constitution fiscale européenne » contraint les majorités politiques à diminuer la redistribution fiscale du fait de son coût économique structurel.

Enfin, sur la “taxe plastique”, là encore, il ne s’agit pas à proprement parler d’une ressource fiscale européenne propre, car en réalité seul l’Etat membre paie cette “taxe”[4]. Du côté de l’impôt sur les sociétés européen, aucun progrès significatif n’a pu se faire du fait de la règle de l’unanimité en matière fiscale au niveau de l’UE.

 

  1. La perspective « interne » : la permanence et l’évolution des objectifs de l’UE sur la fiscalité dans le contexte du plan de relance et de son remboursement

Bastien Lignereux, conseiller fiscal à la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, revient sur les réalisations de l’UE en matière fiscale au regard des objectifs différents poursuivis, depuis les années 1970. Historiquement, l’UE a deux grands objectifs sur la fiscalité. Le premier objectif est la réduction des distorsions de concurrence (c’est l’approche économique du Livre blanc de 1985 sur l’achèvement du marché intérieur), qui conduit à trois conséquences : 1/ l’harmonisation des impôts indirects sur la consommation de produits circulant dans l’UE (essentiellement la TVA et les droits d’accises tabac/alcool dans les années 1970, ainsi que les produits énergétiques dans les années 1990) ; 2/ l’élimination des obstacles fiscaux aux opérations financières transfrontalières (notamment les fusions intraeuropéennes de groupes multinationaux avec la directive « fusions »), puis le projet d’assiette consolidée (les propositions de directives sur le sujet en 2011 et 2016, non adoptées par le Conseil) ; 3/ l’action non législative, avec en 1997 l’adoption d’un code de conduite (via une résolution du Conseil ECOFIN) au travers duquel les Etats membres s’engagent politiquement à ne plus introduire de nouveaux régimes fiscaux (et de mettre fin aux régimes fiscaux existants) dommageables pour l’assiette fiscale des autres Etats membres. Le deuxième objectif est la lutte contre la fraude fiscale, avec la mise en œuvre d’une coopération entre les administrations fiscales et d’une assistance au recouvrement (quand le contribuable se situe dans une autre Etat membre). Depuis 2010, de nouveaux objectifs ont émergé : 1/ la lutte contre l’évasion fiscale (l’optimisation fiscale internationale), avec l’adoption de deux directives dites « ATAD » en 2016 et 2017[5] qui visent à transposer en droit de l’UE les nouveaux standards de l’OCDE (clauses anti-abus contre la diminution artificielle de l’assiette fiscale des grandes entreprises), 2/ l’échange automatique d’informations fiscales (avec une directive de 2011) et 3/ l’établissement d’une liste européenne des États et territoires non coopératifs.

Sur l’écologie, la directive sur les taux réduits de TVA adoptée en 2021 prévoit des évolutions dans un but environnemental, telles que l’extinction des taux réduits sur les énergies fossiles, les pesticides et engrais. La Commission européenne a également proposé en juillet 2021 la révision de la directive relative à la taxation de l’énergie afin de la mettre en conformité avec les objectifs du « Green Deal ».

Les perspectives sont multiples, avec tout d’abord la poursuite de l’objectif historique du marché intérieur : la révision de la directive sur les accises tabac pour encadrer la pratique des consommateurs d’aller acheter leur tabac de l’autre côté de la frontière et la révision du code de conduite de 1997 afin d’étendre le champ des mesures fiscales nationales soumises au code de conduite ; le projet d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés (nouveau projet dit « BEFIT ») ; la poursuite de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale avec le projet de directive sur les sociétés écrans et sur les échanges d’informations relatives aux revenus cryptoactifs. Il est à noter que l’objectif d’une directive mettant en œuvre le taux minimal effectif d’imposition sur les sociétés de 15% (« le pilier 2 » OCDE) n’a pas abouti à ce stade dans le cadre de la dernière présidence française de l’UE.

Enfin, on observe l’émergence de nouveaux objectifs, comme le financement de projets européens sur ressources fiscales propres, à la suite du plan de relance de 2020. Le Conseil européen de juillet 2020 a en effet décidé que la Commission européenne devra proposer des ressources fiscales propres pour financer le plan de relance (via une taxe sur le numérique, les transactions financières ou autres). Un accord interinstitutionnel sur les ressources propres a été entériné en décembre 2020.

Toutefois, le mode de décision à l’unanimité en matière fiscale (articles 113 et 115 TFUE) complique la donne. Par exemple, la Pologne et la Hongrie ont successivement bloqué l’adoption de la direction transcrivant l’objectif de l’OCDE d’un taux d’imposition minimum sur les sociétés de 15%. Des outils existent pour fluidifier le processus de décision, tels que la coopération renforcée, mais ils sont parfois lourds (l’enlisement du projet de taxe sur les transactions financières l’illustre). Enfin, le rôle du Parlement européen demeure faible : un simple avis sur les directives fiscales (qui toutefois influence les débats au Conseil) et l’adoption de résolutions (qui influencent les propositions de la Commission européenne). Le Parlement européen cherche ainsi à se doter de nouveaux outils comme l’idée d’un Observatoire européen de la fiscalité.

Sur la position de la France au sein de l’UE, la France soutient le principe d’une harmonisation fiscale et le passage à la majorité qualifiée en matière fiscale, une position qui est, sur le second point, très minoritaire au sein de l’UE. Beaucoup d’Etats membres jugent en effet légitime de jouer sur l’attractivité fiscale. Ils sont donc particulièrement attentifs aux effets potentiels des directives fiscales sur leurs modèles économiques. Malte et l’Estonie se sont montrés par exemple très rétifs à l’idée d’une imposition minimale sur les sociétés, de même que le parlement suédois vis-à-vis des directives fiscales, comme le montrent les débats publics lors des Conseils « Ecofin » sous présidence française.

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[1] Article 34 de la Constitution de la Ve République : « La loi fixe les règles concernant : (…) l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; (…) »

[2] Article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

[3] Commission européenne, Plan d’action pour une fiscalité équitable et simplifiée à l’appui de la stratégie de relance, 15 juillet 2020, COM(2020) 312 final.

[4] La contribution plastique est en vigueur depuis 2021, en vue de contribuer au remboursement du plan de relance européen. Chaque kilogramme de déchet d’emballage plastique qu’un Etat membre n’a pas recyclé lui coûte 80 centimes d’euros. (Cette règle vaut pour les dix pays les plus riches de l’UE, les autres bénéficient de réductions forfaitaires annuelles.)

[5] Directives UE/2016/1164 du 12 juillet 2016 et UE/2017/952 du 29 mai 2017 sur la lutte contre les pratiques d’évasion fiscale (dites « ATAD 1 » et « ATAD 2 »).

 





Le marché européen de l’électricité sur la sellette : leçons d’une crise

Jean-Luc Gaffard (GREDEG-CNRS Université Côte d’Azur, OFCE Sciences-Po)

L’un des aspects saillants de la crise énergétique actuelle est l’envolée du prix de l’électricité qui porte gravement atteinte au pouvoir d’achat des ménages et pèse de façon insupportable sur les coûts de production d’un très grand nombre d’entreprises. Le mécanisme de marché qui avait été conçu pour stimuler la concurrence et l’investissement dans de nouvelles sources d’énergie s’avère défaillant. Cette défaillance conduit à envisager, non seulement, un autre mécanisme de marché, mais aussi la mise en œuvre d’une nouvelle organisation du secteur de l’électricité.



Les conditions de libéralisation du marché

Le marché européen de l’électricité a été créé dans la perspective de stimuler une concurrence devant bénéficier en tout premier lieu au consommateur en faisant baisser les prix. La spécificité du bien concerné s’est traduite par la fixation du prix par le gestionnaire du réseau au niveau du coût de production de la centrale la plus onéreuse suivant en cela un mécanisme dit d’ordre de mérite consistant à appeler successivement les centrales de la moins chère à la plus chère jusqu’à satisfaction de la demande.

La création de ce marché européen de l’électricité est allée de pair avec une restructuration du tissu industriel. En dépit des vicissitudes de cette adaptation liées en particulier aux résistances des acteurs historiques, le schéma qui s’est peu à peu imposé a consisté en une séparation entre la production, la distribution et la gestion du réseau. La gestion du réseau (longue distance et local), monopole naturel, est restée entre les mains de l’opérateur historique, la production et la distribution ont été ouvertes à la concurrence dans le but de faire baisser les prix pour le consommateur.

Les entorses restantes au principe de libre concurrence, notamment celles liées à la volonté de protéger les entreprises placées en situation d’infériorité vis-à-vis de l’opérateur historique, étaient considérées comme transitoires. Les effets sur les comportements d’investissement des uns et des autres étaient laissés dans l’ombre d’autant qu’il était supposé que les signaux du marché guideraient ces derniers dans la bonne direction.

Un mécanisme de marché défaillant

Aujourd’hui, la dernière centrale appelée est une centrale à gaz dont le coût est impacté par une hausse vertigineuse du prix du gaz résultant de la pénurie d’offre accrue avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cette hausse intervient alors que les capacités de production sont limitées à la suite des fermetures ou arrêts de nombreuses centrales (nucléaires, à charbon et à gaz). Ni la hausse du prix du gaz, ni la hausse induite du prix de l’électricité ne peuvent conduire à une hausse rapide de leur offre, ni de la part de nouveaux fournisseurs de gaz, ni de la part des producteurs d’électricité au moyen de nouvelles centrales nucléaires, éoliennes ou solaires.

La forte volatilité des prix enregistrée sur les marchés ‘spot’ crée une incertitude telle que les marchés à terme sont fortement perturbés et ne donnent aucune indication fiable pour investir. Les comportements spéculatifs à court terme prennent de l’ampleur et les investissements sont en recul venant aggraver la pénurie attendue de l’offre.

La coordination de l’offre et de la demande censée stabiliser les prix ne fonctionne pas. La raison en est le coût et le temps nécessaires à la construction de nouveaux équipements de production et de transport dans un contexte où il est difficile pour les entreprises de formuler des anticipations fiables justifiant des investissements à long terme.

Les entorses au libre marché dictées par les enjeux de politique environnementale visant à stimuler les énergies renouvelables avaient déjà créé des difficultés. L’injection d’électricité renouvelable rémunérée hors marché par des prix d’achat garantis très élevés avait, dans un contexte de stabilité de la demande d’électricité, engendré une chute des prix de gros partout en Europe, qui avait fragilisé les centrales classiques (thermiques à combustible fossile et nucléaires), financées, à la différence des renouvelables, par ces prix de gros et impacté les investissements à long terme et le renouvellement du parc.

Plus généralement, la concurrence introduite au moyen de règles particulières en réponse à un héritage historique, contrevenant de fait au libre fonctionnement du marché, n’a abouti, ni à la baisse des prix pour le consommateur final, ni au développement de nouveaux investissements, faute d’avoir permis un calibrage de l’offre future en rapport avec une demande dont l’expansion était mal évaluée.

Les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui un système dont le fonctionnement est subordonné exclusivement au mécanisme des prix ne sont guère surmontées en recourant à des taxes imposées aux entreprises qui font des profits « anormaux » et en utilisant le produit de cette taxation pour atténuer l’impact de la hausse du prix sur le pouvoir d’achat du consommateur final. Il n’est pas évident, en effet, de mettre en œuvre ce mécanisme, ni de garantir son efficacité aussi bien en termes d’investissement à réaliser que de compensation au bénéfice des ménages les plus touchés. Sans compter que l’impact sur les entreprises victimes de la hausse du prix de l’électricité n’est pas considéré.

La nécessité de revoir l’organisation industrielle

La crise du marché européen de l’électricité est survenue du fait d’un événement extérieur d’ordre géopolitique. Elle a pourtant un fondement qui tient à son architecture et, plus généralement à l’organisation de l’industrie. Les mêmes errements ont d’ailleurs été observés dans le passé dans d’autres circonstances, en l’occurrence en Californie (voir encadré). Dans les deux cas, les incitations à investir se sont avérées insuffisantes révélant la défaillance de la capacité d’anticiper faute d’une bonne coordination entre les différents acteurs de la filière. L’on devrait pourtant savoir qu’en situation d’incertitude relative au marché et aux technologies, le système des prix n’est pas suffisant comme source d’information, et qu’il faut recourir à des formes spécifiques d’organisation signifiant que l’économie de marché, n’obéissant pas seulement à un signal prix, n’est pas réductible à de pures relations d’échange entre acteurs indépendants [1]. La coordination requise n’est rendue possible que grâce à l’existence de codes de conduite, en fait d’imperfections de marché, qui structurent les relations entre les acteurs du secteur et de la filière, et dont l’objet est la transmission et la création de l’information pertinente afin de tirer avantage d’actions conjointes [2].

Aussi, la crise appelle-elle une révision de l’organisation, certes du marché européen de l’électricité, mais aussi de l’organisation industrielle. Plusieurs solutions peuvent être envisagées (Percebois J. 2022 ‘Flambée des prix de l’électricité : quelle réforme structurelle du marché européen ?, Connaissances des énergies, 11/09/22). Parmi elles, deux retiennent plus particulièrement l’attention. L’une consisterait à mettre en place un mécanisme d’acheteur unique. Celui-ci négocierait des contrats à long terme avec les différents producteurs de telle sorte que les prix s’alignent sur le coût marginal à long terme et non sur le coût variable de court terme. L’autre solution consisterait à revenir à un monopole (intégré ou non) adossé à une planification à long terme des investissements de production dont la conséquence est que le tarif pourrait se faire au coût moyen. L’objectif est de créer les conditions d’un investissement massif dans de nouvelles capacités de production en écartant tout système à flux tendus. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien d’une nouvelle organisation industrielle dont il est question, bien différente de celle imposée par la libéralisation telle qu’elle a été conduite, calquée sur celle réussie des télécommunications alors que la nature du bien et la nouvelle donne technologique étaient, dans ce dernier cas, totalement différentes (voir encadré).

Le cas français

Dans le contexte français, restructurer l’organisation industrielle conduit à s’interroger sur le statut et le périmètre des activités de l’opérateur historique EDF. Il a un moment été question de scinder celui-ci en trois entités : une entreprise publique pour les centrales nucléaires ; une autre cotée en Bourse pour la distribution d’électricité et les énergies renouvelables ; et une troisième qui coifferait les barrages hydroélectriques dont les concessions seraient remises en concurrence. Le projet de scission s’appuyait sur l’idée que l’intégration des activités de production d’électricité à base de nucléaire – sur lesquelles EDF est en situation de monopole – avec les activités de fourniture représentait une distorsion importante de concurrence. Implicitement, seule était considérée la structure du marché des fournisseurs d’électricité qui devaient être placés à égalité avec le producteur historique. C’était faire financer par la puissance publique les coûts non immédiatement recouvrables (sunk costs) de la construction de centrales nucléaires, construction dont la durée est particulièrement longue dans des conditions technologiques jamais totalement maîtrisées au départ. Un tel schéma, qui ne faisait qu’entériner les atermoiements de la stratégie nucléaire, n’est plus à l’ordre du jour.

L’objectif devrait, désormais, être de permettre à EDF de poursuivre le développement de différents types de centrales, nucléaires, solaires ou éoliennes. L’efficacité de cette stratégie repose sur un renforcement de son contrôle sur les différents segments des filières technologiques concernées ainsi que sur les différentes qualifications de main d’œuvre requises. Elle devrait passer, à tout le moins, par la mise en œuvre de contrats à long terme en amont comme en aval et avec les salariés.

Une telle option n’implique pas de renoncer au principe de concurrence. Celle-ci doit avoir pour objet d’adapter structure et technologie aux nouvelles conditions de marché et s’exercer par l’investissement et l’innovation entre entreprises similaires, au lieu de s’exercer par des prix, qui devraient plutôt être relativement stables en étant basé sur les coûts de longue période. Ces entreprises ne peuvent pas être uniquement des fournisseurs d’électricité. Elles doivent être aussi des producteurs investissant dans leurs propres centrales et leurs propres filières. L’une de ces entreprises est aujourd’hui TotalEnergies engagée, entre autres, dans le solaire et l’éolien. Par ailleurs, il est souhaitable que joue la sélection et disparaissent du marché les acteurs, acheteurs et vendeurs d’électricité, qui agissent en tant que simples traders et se livrent à la spéculation. Le fait que ces acteurs soient actuellement victimes de la hausse vertigineuse du prix va dans ce sens. Une évolution de même nature devrait permettre un assainissement du marché des installations d’équipements solaires et éoliens aujourd’hui soumis à des comportements erratiques de la part de certains offreurs faisant face aux collectivités territoriales.

Une telle évolution du secteur est subordonnée à la possibilité pour les entreprises de bénéficier d’un capital patient. Seul, en effet, un tel engagement, de banquiers ou d’actionnaires (y compris publics), favorisant la maîtrise du temps nécessaire à la réalisation des investissements, leur permettra de disposer d’un montant élevé des capitaux pendant une longue durée[3]. Le propre d’un tel engagement est de n’être vulnérable, ni au surgissement de conjonctures difficiles, ni aux tentations de changement brusque d’orientation. Il ne peut que favoriser la stabilité nécessaire.

L’organisation stable de l’industrie de l’électricité apparaît ici comme le complément nécessaire d’une politique publique si l’on veut que celle-ci ne soit pas assujettie à ces aléas électoraux qui ont pu venir, dans un passé récent, perturber la cohérence temporelle des choix d’investissement des entreprises.

Certes la réorganisation requise dont les effets attendus sont à long terme, ne résout pas à court terme le problème de l’envolée des prix. Aussi est-il nécessaire, pour réguler rapidement le marché de l’électricité, de réguler celui du gaz. La solution passe par la mise en place de prix plafonds administrés grâce à une intervention publique forcément délicate dans un contexte international impliquant de passer par des accords entre pays acheteurs de l’Union Européenne et pays vendeurs au premier rang desquels la Norvège et les États-Unis.

Un enseignement de portée générale

Les situations extrêmes sont souvent celles au cours desquelles apparaît la vraie nature des problèmes et prend corps une analyse donnant les moyens de les résoudre. Ainsi, la Grande Dépression a-t-elle révélé l’existence de défauts de coordination entre l’offre et la demande à l’échelle macroéconomique, que ne pouvaient pas résoudre des baisses de prix et de salaires, et la nécessité pour y pallier d’une action publique globale visant, non pas à se substituer au marché, mais à aider à son bon fonctionnement. La crise énergétique révèle aujourd’hui que le bon fonctionnement du marché de l’électricité n’est pas assuré par un mécanisme de formation des prix conduisant à leur volatilité excessive, mais exige que prennent place des formes de coordination et de coopération – une organisation industrielle – qui créent les incitations nécessaires à investir sans remettre en cause l’économie de marché. Cette leçon est de portée générale en économie industrielle jusqu’à présent trop focalisée sur une logique de choix et délaissant la question de la coordination.

* * *

Encadré 1 : Californie 2001 : un précédent occulté

Les interrogations sur le fonctionnement du marché de l’électricité ne sont pas nouvelles. Le black-out de l’électricité observé en Californie en 2001 était déjà exemplaire des défaillances attribuables à la volatilité excessive des prix. La réforme qui avait été mise en place visait à créer un marché de l’électricité aussi proche que possible d’une concurrence parfaite. Dans une première étape, il s’était agi d’imposer aux firmes en place — les utilities — d’acheter de l’électricité à de nouveaux producteurs, utilisant de nouvelles technologies, dans le cadre de contrats à long terme. Cela a eu pour effet positif de favoriser l’émergence de ces nouvelles technologies, mais dans le cadre d’un contexte contraignant qui n’a pas permis aux clients de faire pression sur les producteurs pour qu’ils baissent les prix de l’énergie. Aussi, dans une deuxième étape, un véritable marché de gros de l’électricité, centralisé, fonctionnant suivant un mécanisme d’enchères, a été mis en place, afin de mettre véritablement en concurrence producteurs et distributeurs. Par souci de protéger le client final, les prix de détail sont restés réglementés. L’intégration verticale a été proscrite de telle sorte que les utilities qui possédaient leurs propres centrales, ont été amenées à les vendre et à recourir davantage au marché. Dans ces conditions, le marché a, très rapidement, été déséquilibré. Les producteurs, anticipant notamment l’insolvabilité des distributeurs, ont réduit leur offre relativement à une demande en forte croissance et largement inélastique par rapport aux prix. Les règles suivies (dé-intégration verticale, création d’un marché de gros de l’électricité, prix plafond à la distribution) ont engendré des contraintes et des comportements qui se sont traduits par cette forte volatilité des prix sur le marché de gros et, par suite, par la faillite des entreprises de distribution. Cette situation prévisible a découragé les décisions d’investissement et créé des distorsions dans la structure de la capacité productive. Elle a aussi créé les conditions pour que de nouvelles firmes – des ‘traders’ en électricité comme Enron – entrent sur le marché et prennent avantage de la volatilité des prix avec la conséquence de l’exacerber. La manière de se protéger de la volatilité excessive aurait dû être de s’assurer qu’une large fraction de la demande serait couverte par des contrats de long terme à prix fixes. “Ces contrats permettent à la fois de protéger les consommateurs contre la volatilité des prix (ils agissent comme une police d’assurance) et de réduire les incitations des fournisseurs à exercer leur pouvoir de marché lorsque l’offre se restreint. Ces contrats peuvent également faciliter le financement de nouvelles centrales électriques.” [4]. En fait, la réforme de la régulation menée à l’époque en Californie avait trop mis l’accent sur les gains à court terme d’une électricité à bas prix quand la situation de capacité excédentaire prévalait, alors qu’elle avait négligé d’introduire des mécanismes de régulation qui aurait réellement empêché la volatilité des prix et soutenu les investissements dans les nouveaux établissements de production et de transport de l’électricité. La libéralisation du marché s’est faite dans des conditions qui ne permettaient pas à ce marché de jouer son rôle d’amortisseur des déséquilibres et des fluctuations erratiques des prix.

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Encadré 2 : L’industrie des télécommunications : une analogie trompeuse

L’industrie des télécommunications telle qu’elle existait jusque dans les années 1990, qui était verticalement intégrée, était innovatrice, mais elle avait uniquement développé des innovations de processus dont l’objectif était des baisses de coûts et une extension des réseaux. Il n’y avait aucune incitation pour de nouveaux offreurs de développer de nouveaux biens d’équipement qui auraient rendu possible de fournir de nouveaux produits et de nouveaux services de télécommunications. Cet état de choses était largement dépendant de l’absence d’investissements complémentaires de la part de monopoles qui contrôlaient l’activité de réseaux. En introduisant la concurrence entre les opérateurs de réseaux, la déréglementation a rendu crédibles, et surtout viables, la naissance et le développement de nouveaux offreurs, apparaissant ainsi comme le moyen de rendre le processus d’innovation viable plutôt que comme le moyen de rendre les prix optimaux. En retour, l’apparition de nouveaux offreurs a significativement abaissé les barrières technologiques. Elle a ainsi favorisé l’entrée, désormais autorisée, de nouveaux opérateurs en capacité d’embaucher des employés qui avaient accumulé de l’expérience et des connaissances chez les offreurs de biens et services et en achetant les équipements et logiciels offerts par ces offreurs (Fransman M., 2002, Telecoms in the Internet Age, Oxford, Oxford University Press).


[1] Arrow, 1959 « Toward a Theory of Price Adjustment » in Abramovitz M. et alii, The Allocation of Economic Resources, Stanford, Stanford University Press, p. 46-47

[2] Arrow, 1974, The limits of organization, New York, Norton, p. 50-59

[3] C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Oxford University Press.

[4] Joskow P., 2001, « California’s Electricity Crisis », NBER Working Paper, n° 8442 p. 43-44, reproduit dans Oxford Review of Economic Policy, vol. 17, n° 3, pp. 365-388.




Budget 2023 et bouclier tarifaire : une évolution artistique

par Xavier Ragot

L’économiste Paul Samuelson définissait la politique économique comme un art : l’art de définir les principales priorités et les moyens adéquats.  C’est à cette définition qu’il faut juger le projet de Loi de finances 2023 tant il contient une approche inédite de la politique économique. On peut la résumer facilement :  le choix a été fait de consacrer 45 milliards d’euros, soit 1,7 point de PIB, à assurer un contrôle des prix, c’est-à-dire que tarifs réglementés de l’électricité et du gaz ne croissent pas plus de 15% pour les ménages et les petites entreprises en 2023. L’utilisation de l’outil budgétaire pour contrôler les prix participe d’un changement profond de paradigme économique en France comme en Allemagne. On assiste donc à une évolution de l’art de la politique, différente néanmoins selon les pays. Si les pays ont maintenant recours à la dette publique, la différence entre les outils utilisés est manifeste : baisse des impôts, transferts, contrôle des prix, etc. C’est dans cette grande divergence qu’il faut tout d’abord placer le débat français.



Mise en perspective internationale : le retour de la politique budgétaire

La question de l’inflation aux États-Unis est riche de leçons pour l’Europe. La hausse de l’inflation américaine n’est pas principalement le fait de la hausse des prix de l’énergie mais de la gestion de la crise Covid. Les États-Unis ont opéré un transfert massif aux ménages afin d’assurer un maintien de leur pouvoir d’achat. Les montants transférés, bien supérieurs aux montants français, ont conduit à un surcroît d’épargne qui est partiellement consommé (voir le Graphique 8 du Policy Brief 106 de l’OFCE). Comment gérer un tel choc de demande ? Le paradigme standard, oserais-je dire archaïque, est que c’est à la politique monétaire de lutter seule contre l’inflation. Dans un tel cas, des hausses massives de taux, conduisant éventuellement à une récession, sont un moyen pour lutter contre les hausses de prix et de salaires. Quel gâchis que de créer une récession, et donc une hausse du chômage et des dettes publiques, pour lutter contre l’inflation après avoir dépensé autant d’argent public !

Un second paradigme a émergé récemment (ou plutôt a été redécouvert) qui consiste à utiliser la dette publique pour maîtriser l’inflation. Lorsqu’une baisse de l’inflation se dessine, une stimulation de l’activité par une hausse du revenu des ménages (soit baisse d’impôts soit hausse des transferts) relance l’activité économique. De manière symétrique, et c’est ce qui nous intéresse ici, une inflation trop forte du fait d’un surcroît d’activité doit conduire à une hausse des impôts pour réduire à la fois la dette publique (ou financer des investissements nécessaires, comme pour la transition écologique) et réduire l’inflation. Ce paradigme porte le nom, inadéquat d’ailleurs, forgé par Abba Lerner de « finance fonctionnelle » (le terme de « keynésianisme intelligent » serait plus pertinent, que l’on présente  ici avec Côme Poirier). Pour l’écrire plus directement, c’est le moment d’augmenter les impôts aux États-Unis plutôt que d’augmenter les taux d’intérêt pour réduire la dette, lutter contre l’inflation et financer les investissements nécessaires. Arrêtons-nous sur cette dernière affirmation car elle est aussi une leçon pour le débat français :  ce qui fait sens pour un économiste ne fait aucun sens pour les politiques. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages est érodé par l’inflation, quel homme ou femme politique va défendre une hausse des impôts pour réduire encore plus le pouvoir d’achat des ménages dans leur propre intérêt ? Il faudrait bien sûr tenir compte des inégalités, faire des hausses différenciées d’impôts qui seraient au cœur d’un intense débat politique. Á l’heure ou le débat budgétaire est bloqué aux États-Unis par les tensions politiques du mid-term, cette paralysie conduit à l’utilisation archaïque du seul outil disponible, l’outil monétaire, qui va détruire des ressources utiles. Les États-Unis nous montrent le coût économique d’un débat politique bloqué. Cette constatation plaide pour un système fiscal et des dépenses  davantage contra-cycliques et des stabilisateurs automatiques plus puissants.

Le Royaume-Uni maintenant : pays où la politique budgétaire n’est pas bloquée ! On peut affirmer qu’économiquement, la politique récente de Liz Truss fait peu de sens. Le choix d’une baisse massive d’impôts, notamment pour les entreprises et les ménages aisés, dans une période d’inflation haute, de dépréciation de la monnaie, de contraintes sur la production, des conséquences du Brexit, va conduire à une hausse de la dette publique, de l’inflation, des inégalités, avec un effet très faible, voire négatif — du fait de la hausse des taux d’intérêt — sur la croissance et le chômage. La hausse de la dette publique n’est pas un objectif en soi !

Ainsi, une hausse de la dette est à prévoir à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni mais pour des raisons différentes. Ces deux exemples montrent la singularité du choix français qui est de bloquer pour tous les ménages la hausse des prix règlementés de l’énergie, gaz et électricité, de 15% en 2023 pour un coût brut de 45 milliards. La hausse des prix de l’énergie conduit par ailleurs à des recettes supplémentaires pour l’État français car le prix de rachat pour les énergies renouvelables devient inférieur aux prix de marché. La différence entre la subvention initialement prévue et le gain maintenant estimé réduit le coût net de l’ordre de 29 milliards, selon la communication du gouvernement. Cependant, les recettes issues des prix de rachat n’étant pas affectées, elles auraient pu servir à un tout autre objectif. Ainsi, c’est bien le coût brut de 45 milliards qu’il faut considérer.

Ainsi, le bouclier tarifaire est donc un mécanisme de contrôle partiel des prix. Ce contrôle est aussi débattu au niveau européen sur le prix du gaz russe. Contrairement à l’analyse ancienne, dont un exemple est Galbraith « A theory of price control », ce contrôle des prix concerne un bien essentiellement importé, le gaz, qui sert partiellement à produire sur le territoire l’électricité, dont certains prix sont déjà réglementés. Il faut donc faire l’analyse économique de cette nouvelle forme de contrôle des prix dans le cas français.

Bouclier tarifaire : considérations microéconomiques

Avant de considérer les effets économiques globaux, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, il s’agit du contrôle d’un niveau général d’un prix, ce qui va bien au-delà du maintien du pouvoir d’achat. Plus précisément le maintien du pouvoir d’achat est le même pour tous les ménages ayant un tarif réglementé, 15% de hausse des prix. Le dispositif annoncé de chèque énergie exceptionnel de 100 euros ou de 200 euros pour les ménages modestes a un effet plus ciblé. L’objectif du seul maintien du pouvoir d’achat aurait pu mobiliser des outils différents. Des transferts ciblés aux ménages plus conséquents, en tenant compte des consommations énergétiques passées, du niveau de revenu, des dépenses contraintes. Plusieurs dispositifs ont été proposés comme une tarification non-linéaire du prix de l’énergie pour assurer une fourniture minimale aux ménages et faire payer les plus gros consommateurs. Ces mesures auraient permis de tenir compte plus finement des besoins des ménages. Cependant, leur complexité est réelle car les différences sont très grandes entre ménages ayant un même niveau de revenu, comme le montrent des travaux de l’ADEME et de l’OFCE. L’intérêt d’un bouclier tarifaire est la simplicité de mise en œuvre, mais il est loin de résoudre la question des effets de la crise énergétique sur les inégalités entre les ménages.

Ensuite, concernant le pouvoir d’achat moyen des ménages, il faut noter que les transferts envers les ménages pendant la période de Covid ont généré un surcroît d’épargne de l’ordre de 176 milliards d’euros, selon les dernières estimations de l’OFCE. Ainsi, les ménages français, en moyenne, ne sortent pas appauvris en terme patrimonial de la crise Covid, ce qui est la contrepartie de la hausse de la dette publique finançant ces transferts. De ce fait, le soutien aux ménages doit être considéré sous l’angle de la pauvreté et des inégalités (car tous les ménages n’ont pu épargner, l’épargne étant concentrée sur les déciles les plus élevés), non comme une question moyenne.

Le deuxième enjeu concerne les incitations à la réduction de la consommation d’énergie, de manière conjoncturelle pour faire face aux réductions des livraisons russes, et de manière structurelle pour respecter nos engagements climatiques. La hausse de 15% du prix de l’énergie conduira certes à une réduction de la consommation de l’énergie mais d’un montant inférieur à ce qui est nécessaire pour équilibrer la demande et l’offre. D’autres outils sont nécessaires pour conduire à une réduction de la consommation de l’énergie. La hausse des prix du bouclier tarifaire ne suffira pas. Certes, une justification à cette hausse limitée généralisée repose sur une maîtrise des coûts, notamment pour les ménages les plus pauvres, et à la difficulté mentionnée plus haut d’identification des ménages ayant un coût énergétique élevé. Cependant, les outils d’identification devront être mis en place afin d’introduire des mesures efficaces d’incitations fiscales et réglementaires encourageant les réductions de consommation d’énergie.

Bouclier tarifaire : l’analyse macroéconomique

Le coût budgétaire en partie financé par la dette n’est donc pas seulement un mécanisme de soutien au pouvoir d’achat des ménages. Tout d’abord, l’inflation perçue par les ménages est moindre du fait du bouclier tarifaire ; les estimations indiquent un effet direct de 2,1% sur l’inflation en 2022. Cette inflation réduite conduit à une réduction de la hausse des salaires nécessaires au maintien du pouvoir d’achat.

L’effet macroéconomique dépend alors de la situation européenne. Si la France est la seule à mettre en place un tel bouclier, l’inflation française restera plus faible que celle des autres pays ; cela s’apparente donc à une dévaluation interne. En effet, la moindre hausse des coûts de production par rapport aux autres pays se traduit par des hausses moindres de prix d’exportations dont peuvent bénéficier les exportateurs français. Cette dévaluation interne est la bienvenue car le principal problème de l’économie française est la faiblesse de ses exportations. Les estimations, avant la crise énergétique, étaient que le niveau des prix de la France était surévalué de l’ordre de 10% par rapport à la moyenne de la zone euro (voir le graphique 10, ici). L’effet de long terme de cet écart de prix ne dépendra pas de l’effet direct du bouclier fiscal qui est amené à disparaître. Il dépendra de la dynamique des salaires (effets de second tour) et des prix induits (effets de troisième tour) qui doivent être temporairement plus faibles que ceux des autres pays. Ainsi, si les niveaux d’inflation viennent à reconverger entre les pays de la zone euro, ce qui est le plus probable, le bouclier tarifaire peut avoir un effet persistent sur le niveau des prix sans en avoir sur son taux de croissance. S’il faut prendre ces estimations avec prudence, le lent rétablissement de la balance commerciale hors énergie montre qu’une amélioration de compétitivité est utile si elle est durable. Dans la période actuelle, les difficultés d’approvisionnement rendent les effets de seul court terme peu utiles.

Ensuite, si les autres pays de la zone euro s’engagent dans une même politique, soit du fait de la coordination de politique nationale, comme celle qui est discutée en Allemagne en ce moment, soit du fait d’une coordination européenne, alors c’est l’inflation moyenne de la zone euro qui sera réduite. De ce fait, la pression sera moindre sur la banque centrale pour remonter ses taux et lutter contre l’inflation. En d’autres termes, l’effet du budget sur les prix (en réduisant l’inflation par un soutien budgétaire) permettra une politique monétaire plus accommodante. Si la quantification des effets est des plus incertaines, l’exemple des États-Unis montre le danger de reposer sur la seule politique monétaire pour lutter contre l’inflation, encore plus du fait d’un choc énergétique externe.

L’évaluation de ces effets avec les outils de prévision de l’OFCE ou le modèle Threeme a conduit l’OFCE à des estimations du gain en 2022 du bouclier tarifaire et de la remise carburant. Il conduirait à une réduction directe de l’inflation de 2,1% pour un gain de PIB de l’ordre de 0,8%. Pour 2023, les estimations de l’effet sur l’inflation seraient une réduction de l’inflation supérieure à 3% et un gain en PIB à 1,5 %. Ces estimations seront affinées avec des précisions sur le budget 2023 dans le cadre des prévisions de l’OFCE. Cet ordre de grandeur montre qu’à court terme, le bouclier tarifaire n’augmente pas la dette rapportée au PIB de 1,7%, mais seulement de 0,2% du fait de l’effet sur le PIB. Les effets de long terme sont plus difficiles à estimer car ils dépendent du niveau des taux d’intérêt et de la vitesse de rétablissement du PIB. Dans tous les cas, la réduction de la dette publique dépendra d’une stratégie plus vaste d’évolution des dépenses et recettes à long terme.

Les quatre questions sur le bouclier tarifaire

L’analyse macroéconomique précédente est une défense modérée du contrôle partiel des prix. Cependant, quatre questions principales sont maintenant importantes.

La première, évoquée plus haut, concerne la nature des outils fiscaux ou réglementaires afin de maîtriser les effets sur les inégalités d’une part et d’inciter les gros consommateurs d’énergie à réduire leur consommation d’autre part. Ces derniers sont plus nombreux parmi les ménages aisés pour lesquels un signal prix en hausse de 15% sera insuffisant. Ensuite, le chèque de 100 euros, augmenté de 100 euros, va générer des effets de seuils qu’il faudra lisser. Des dispositifs additionnels sont donc nécessaires sinon il y a un risque que le bouclier tarifaire soit perçu comme une subvention partiellement financée par le gain issu du mécanisme de compensation et du prix de rachat des énergies renouvelables.

La deuxième question tout aussi importante concerne les entreprises. Le bouclier tarifaire concerne les ménages et les petites entreprises, PME et TPE. Dans le cadre du budget 2023 une enveloppe de 3 milliards semble reportée pour aider les entreprises énergie-intensives. Qu’en est-il des autres entreprises ? Ne risque-ton pas une déstabilisation du tissu productif par une hausse brutale du prix de l’énergie. Cette question a créé un vif débat parmi les économistes. Des travaux d’économistes sur le cas allemand, repris par un focus du CAE, conduisaient à un effet faible sur les entreprises, soit parce qu’elles pouvaient reporter la hausse des prix sur les prix de vente, soit parce qu’elles pouvaient substituer d’autres sources aux énergies concernées. Les travaux récents de François Geerolf nuancent cette estimation optimiste. Ainsi, des outils de suivi des entreprises et la réflexion sur des outils spécifiques doivent être menés pour identifier les zones de faiblesse sans dépenses inutiles d’argent public.

La troisième question concerne la stratégie de sortie du boulier tarifaire. Ce contrôle partiel des prix ne peut durer indéfiniment car le coût budgétaire est élevé. Cette stratégie de sortie dépend bien sûr de l’anticipation des prix de l’énergie pour laquelle la plus grande incertitude prévaut. Si ces derniers reviennent à des niveaux plus modérés, ce que l’on observe pour les prix du pétrole, alors l’intérêt du bouclier tarifaire disparaîtra de lui-même. Par exemple, le soutien à la réduction du prix des carburants a disparu du PLF 2023 du fait de la réduction des prix du pétrole. Ensuite, si les prix restent élevés, une augmentation progressive et annoncée du prix de l’énergie permettra de donner de la visibilité aux ménages pour investir dans la réduction de la consommation énergétique tout en réduisant le coût budgétaire.

La quatrième question est bien évidemment la question de la politique pour faire rapidement évoluer l’offre énergétique. Le bouclier tarifaire conduit à un possible maintien de la demande énergétique à un niveau élevé par rapport à l’offre énergétique domestique. Les politiques en faveur de la hausse des capacités électriques et énergétiques nette (renouvelable, nucléaire) et de la réduction de la consommation dans le cadre de la stratégie de notre stratégie nationale bas-carbone (SNBC) demandent des investissements évalués entre 1 et 2 points de PIB. Á long terme, c’est l’investissement le plus rentable. 




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 5 du 20 mai 2022

Intervenants : Clément FONTAN (Université catholique de Louvain et Université Saint-Louis), Francesco MARTUCCI (Université Paris-II Panthéon-Assas), Christian PFISTER (ancien conseiller à la Banque de France)

Banque centrale européenne, monnaie et démocratie

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective politiste : la BCE face au dilemme réputationnel posé par l’enjeu climatique

Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’Université catholique de Louvain et l’Université Saint-Louis et co-directeur de la revue Politique européenne, rappelle le rôle fondamentalement politique et distributive des politiques monétaires qui font l’objet de nouvelles demandes de la part de la société. Les banquiers centraux, eux-mêmes, loin d’être imperméables à ces demandes sociétales, suivent des stratégies réputationnelles. La Banque centrale européenne (BCE) se voit ainsi le réceptacle de tensions fortes entre les conséquences distributives de ses politiques monétaires et la question de sa légitimité politique.

La crise financière des années 2010 a mis sous pression le modèle jusqu’alors dominant de l’indépendance de la banque centrale, dont les missions essentielles se résumaient à la garantie de la stabilité et de l’inflation en jouant sur les taux interbancaires. À partir de la crise des dettes souveraines, on observe une série d’éléments en forte dissonance avec ce modèle d’indépendance : explosion des balances comptables des banques centrales (multipliée par neuf pour la BCE), l’adoption de nouvelles mesures « non conventionnelles » aux conséquences explicitement distributives. Ce nouveau contexte constitue-t-il une menace pour le principe d’indépendance des banques centrales ?

Ainsi, par exemple, au travers de son programme CSPP (« Corporate Sector Purchase Programme », lancé en 2016 et visant à acheter des obligations privées), la BCE a commencé à racheter des dettes d’entreprises, selon une stratégie de neutralité de marché (selon laquelle le panier d’achat est représentatif de la structure du marché) qui, de manière mécanique, favorise les grandes entreprises à forte empreinte carbone (comme Volkswagen, Total, Shell ou Ryanair), soulevant immanquablement des contestations émanant de la société civile et de partis politiques.

La question écologique confronte la BCE à des dilemmes réputationnels inédits: poursuivre la neutralité de marché au risque de ne pas agir sur la lutte contre le changement climatique ou bien sortir de son portefeuille les entreprises carbonées au risque de la neutralité de marché, avec deux grandes options : d’une part, celle de la raison prudentielle de mitigation des risques de l’impact écologique sur l’économie (selon une logique de stress test) et, d’autre part, celle de la raison promotionnelle du changement de paradigme économique. Si les ONG poussent pour un changement de paradigme par un verdissement assumé de la politique monétaire, certains cercles économiques et politiques traditionnels (à l’instar des conservateurs allemands) défendent le maintien du paradigme de la neutralité de marché.

Il semble néanmoins se dégager un consensus autour de motifs prudentiels en matière de changement climatique, selon l’idée que la politique monétaire est cyclique tandis que le risque climatique est structurel et que par conséquent les banques centrales ne devraient pas être les acteurs principaux de la lutte contre changement climatique. Au sein des banquiers centraux, le débat s’organise entre les ordolibéraux, qui soulignent les problèmes liés aux conséquences distributives de politiques monétaires vertes, et les tenants d’une ligne progressistes selon lesquels la BCE peut jouer un rôle actif face au changement climatique. Si la BCE rencontre de réels problématiques de légitimité pour aborder les enjeux climatiques, elle ne peut pas pour autant les ignorer.

Se pose alors la question de comment construire des nouveaux canaux de coordination. L’économiste et historien Éric Monnet[1] propose deux pistes : d’une part, a minima une procédure de « comply or explain » au Parlement européen et, d’autre part, a maxima l’institution d’un comité du crédit européen. Mais il semblerait, toutefois, qu’une fois passé le pic de la crise (des dettes souveraines, du Covid-19), la BCE retrouverait ses réflexes de stabilité de l’inflation.

2. La perspective juridique : le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie ?

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, souligne que la BCE se situe au cœur de la réflexion des valeurs de l’UE, celles de l’État de droit qui conduit à la démocratie, qui sont les prémisses du principe d’indépendance constitutionnelle des banques centrales nationales et de la BCE. Ce modèle d’indépendance fonde sa légitimité sur le mandat conféré par les États membres consacré par l’article 127 § 1 TFUE[2], dont l’objectif principal est la stabilité des prix et l’objectif secondaire le soutien de l’économie. L’action de la BCE est justiciable devant la Cour de justice de l’UE (CJUE), en conformité avec le principe de la communauté de droit, dans le respect du principe d’indépendance de la BCE[3]. La BCE se trouve ainsi pleinement intégrée à l’ordre juridique de l’UE. Les mesures dites « non conventionnelles » de la BCE entrent ainsi dans ce cadre et ont été soumises à l’épreuve de la question de leur conformité avec les traités européens, mais aussi au regard des ordres juridiques nationaux.

Ainsi, le programme OMT (« Outright Monetary Transactions » pour opérations monétaires sur titres) de la BCE de 2012, qui envisage l’achat de titres de dette publique sur le marché secondaire, a soulevé une importante contestation venue d’Allemagne. Mais la contestation commence dès 2010 au sein du débat entre juristes, avec en particulier un article remarqué de l’universitaire allemand Matthias Ruffert[4] qui conclut que les mesures de la BCE violent les traités européens. La controverse sur les OMT donne lieu à l’arrêt Gauweiler de la CJUE de 2015[5], à la suite d’un recours devant la Cour constitutionnelle allemande sur le fondement de l’article 38 de la Loi fondamentale allemande (droit de vote) qui elle-même a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette dernière répond que les OMT relèvent de la politique monétaire, compétence de la BCE, et non de la politique économique. Les OMT ne constituent pas un financement monétaire, en raison du délai entre l’achat de titres. Enfin, la politique monétaire se définit par un objectif (stabilité des prix), davantage que par des instruments. La CJUE se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de la BCE. La Cour constitutionnelle allemande se range à la solution de la CJUE.

Mais le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) attaque devant la Cour constitutionnelle allemande le programme PSPP (« Public Sector Purchase Programme » pour Programme d’achat de titres publics) de la BCE, recours qui conduit à l’arrêt Weiss de la CJUE de 2018[6] dans lequel la Cour réitère sa jurisprudence Gauweiler : le programme PSPP relève bien de la politique monétaire et ne viole pas le principe de proportionnalité. Mais la Cour constitutionnelle allemande ne l’entend pas de cette oreille et déclare, dans une décision du 5 mai 2020, que la CJUE a statué ultra vires (qu’elle a outrepassé ses compétences attribuées par les traités européens), que son contrôle des mesures de la BCE est insuffisant car ne permettant pas de s’assurer que la BCE n’a pas empiété sur le domaine de la politique économique. La Cour constitutionnelle allemande enjoint aux autorités allemandes de ne pas appliquer les mesures décidées par la BCE tant que celle-ci n’a pas justifié la conformité de ses mesures au regard des traités européens.

Cette crise juridique majeure au sein de l’UE marque le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie : la BCE a dû expliquer sa politique monétaire devant le Bundestag allemand (et la Cour constitutionnelle allemande finit par rejeter définitivement en 2021 le recours contre le PSPP). On peut y voir un progrès, car il est finalement assez logique qu’une banque centrale réponde de sa politique monétaire devant le parlement (logique qui correspond d’ailleurs à l’esprit initial des traités européens qui portaient l’idée d’un dialogue entre la BCE et les parlements nationaux, mais qui n’a jamais été mis en œuvre).

Sur le débat autour du verdissement de la politique monétaire de la BCE, la question se pose de savoir si on est encore dans le mandat de la BCE tel que défini par les traités européens. La réponse est positive si l’on se fonde sur l’article 11 TFUE selon lequel « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable. » Une autre possibilité serait de recourir aux objectifs secondaires du mandat de la BCE (soutien aux politiques économiques générales) mais cette piste se heurte au refus constant du service juridique de la BCE de répondre à ces objectifs secondaires.

Sur la perspective de l’euro numérique, l’arrêt Dietrich de la CJUE de 2021[7] confirme que la notion de cours légal (des billets de banque libellés en euros) relève bien de la politique monétaire (préfigurant ainsi le positionnement de la BCE vis-à-vis des monnaies virtuelles et de la monnaie digitale de banque centrale).

Enfin, le retour de la question de l’inflation semble conduire à un recentrement de la BCE sur l’objectif principal de stabilité des prix.

3. La perspective économique : le risque de politisation de la BCE

Christian Pfister, économiste et ancien directeur général-adjoint à la Banque de France, observe que la BCE n’est pas une institution politique, mais une institution publique d’intérêt public. Par conséquent, son action ne peut que s’insérer dans le débat démocratique, selon deux manières. D’une part, par son statut consacré par les traités européens, qui sont donc difficiles à modifier, ce qui assure à l’action de la BCE une forte crédibilité. Selon ces statuts, les dirigeants de la BCE participent à des auditions devant le Parlement européen. La BCE intervient dans le débat public au moyen de conférences de presse et de publications de ses prévisions économiques.

Comment améliorer l’insertion de la BCE dans le débat démocratique ? Davantage d’auditions et de dialogue, en particulier avec le monde universitaire, contribueraient utilement à cet objectif en infusant dans le champ académique une meilleure connaissance des questions monétaires, aujourd’hui assez faible en Europe, contrairement aux États-Unis. Cela serait d’autant plus utile que la BCE se voit imposer d’élargir ses missions : soutien aux politiques économiques et lutte contre le changement climatique.

Que faire si les institutions politiques ne remplissent pas leur mission, et que la BCE a les moyens d’agir via son « bazooka monétaire » ? En effet, les règles du pacte de stabilité, censées coordonner les politiques budgétaires des États membres, ne sont plus appliquées. La recapitalisation des banques par les États est insuffisante. Ces derniers ne mettent pas davantage en place des politiques fiscales (qui sont pourtant le principal instrument) en vue de lutter contre le changement climatique[8]. Mais l’action de la BCE soulève un problème d’efficacité économique (est-elle la mieux placée pour juger de l’allocation des facteurs ?), de même qu’un problème de légitimité (le Système européen de banques centrales doit, selon les traités, agir en conformité avec le principe de la libre concurrence).

Deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier scénario, celui du statu quo juridique (donc à traités constants), autoriserait en principe le retour spontané aux pratiques d’avant-crise, ce à quoi les bénéficiaires du fonctionnement actuel (les États et les banques) risquent de s’opposer fermement. Le second scénario est celui d’une codification des mesures non conventionnelles de la BCE (modifications des traités), qui comporte le risque d’écarter les ajustements des marchés, de faire de la BCE une institution proprement politique, donc non-indépendante, et de lui faire faire perdre de sa crédibilité, rendant la politique monétaire moins efficace. La question du choix entre ces deux scénarios renvoie, en toile de fond, à un débat de société sur le type de démocratie que nous souhaitons et le rôle des diverses institutions.


[1] Cf. Éric Monnet, La Banque Providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Seuil, 2021.

[2] Article 127 TFUE : « 1. L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé “SEBC”, est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources (…). »

[3] Cf. Arrêt de la CJUE du 10 juillet 2003, OLAF, C-11/00.

[4] Matthias Ruffert, « The European Debt Crisis and European Union Law », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 1777-1806.

[5] Arrêt de la CJUE du 16 juin 2015, Gauweiler, C-62/14.

[6] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[7] Arrêt de la CJUE du 26 janvier 2021, Dietrich, C-422/19 et C-423/19.

[8] Cf. William D. Nordhaus, « Climate change: The ultimate challenge for economics », American Economic Review, 2019, vol. 109 (6), p. 1991-2014.