Le retour à la drachme serait-il un drame insurmontable?

par Céline Antonin

Le 17 juin 2012, le vote des Grecs aux élections législatives a, au moins pour un temps, éloigné le spectre d’une sortie du pays de la zone euro. Cependant, l’idée n’est pas totalement enterrée, et trouve des relais aussi bien en Grèce que chez certaines formations politiques en zone euro. Cela continue de poser la question du coût d’un défaut total de la Grèce pour ses créanciers, au premier rang desquels figure la France. L’analyse publiée dans la dernière  Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012) montre que malgré l’ampleur des pertes potentielles, plusieurs facteurs permettent de relativiser les conséquences d’un défaut de l’Etat grec sur les pays de la zone euro.

Une sortie de la Grèce de la zone euro, non prévue par les traités, serait un véritable casse-tête juridique à résoudre, il faudrait notamment gérer le retrait d’un pays de l’Eurosystème[1]. En cas de retour à une nouvelle drachme, qui se déprécierait fortement par rapport à l’euro[2], le fardeau de la dette publique restant à rembourser serait considérablement alourdi, de même que celui des dettes privées qui seraient toujours libellées en euros. Les faillites d’entreprises financières et non financières seraient nombreuses. Légalement, la Grèce ne pourrait pas convertir unilatéralement sa dette publique en nouvelles drachmes. Etant donné la faible soutenabilité de l’endettement public du pays et le fait que la dette soit libellée quasi-exclusivement en euros, le pays ferait certainement défaut (au moins partiellement) sur sa dette publique, voire sur sa dette extérieure[3]. Les principaux détenteurs de dette grecque étant les pays de la zone euro, quel serait l’ampleur du choc en cas de défaut grec ?

L’objectif ici, dont on trouvera plus de détails dans la Note de l’OFCE (n°20 du 19 juin 2012), est de décomposer l’exposition des pays de la zone euro (et notamment la France) à la dette publique et privée grecque. L’exposition à la dette publique grecque transite par trois canaux principaux :

1) les deux plans d’aide budgétaire de mai 2010 et mars 2012 ;

2) la participation à l’Eurosystème ;

3) l’exposition des banques commerciales.

Si l’on analyse chacun de ces canaux, il apparaît que ce sont surtout les plans d’aide à la Grèce qui exposent les pays de la zone euro à des pertes. Ils exposent les pays de la zone euro à des pertes maximales de 160 milliards d’euros (dont 46 milliards d’euros pour l’Allemagne et 35 milliards d’euros pour la France). Les pays de la zone euro sont également exposés à la dette publique grecque via leur participation à l’Eurosystème : en effet, le bilan de l’Eurosystème a gonflé considérablement pour soutenir les pays fragiles de la zone euro, notamment la Grèce. Cela étant, au vu de la capacité d’absorption des pertes de l’Eurosystème (plus de 3 000 milliards d’euros), nous considérons que les pertes potentielles pour les pays de la zone euro sont peu probables, dans le cas d’un défaut unilatéral de la Grèce sur sa dette publique. Enfin, le système bancaire de la zone euro serait exposé à hauteur de 4,5 milliards d’euros au risque souverain grec et à hauteur de 45 milliards d’euros au secteur privé grec[4].

L’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque, hors Eurosystème, atteindrait au maximum 199 milliards d’euros (2,3 % du PIB de la zone euro, tableau), dont 52 milliards d’euros pour l’Allemagne (2 % du PIB) et 65 milliards d’euros pour la France (3,3 % du PIB). Si l’on inclut l’exposition à l’Eurosystème, l’exposition cumulée de la zone euro à la dette grecque atteindrait 342 milliards d’euros (4 % du PIB de la zone euro), dont 92 milliards d’euros pour l’Allemagne (3,6 % du PIB) et 95 milliards d’euros (4,8 %) pour la France. La France apparaît comme le pays le plus exposé de la zone euro, à cause de l’exposition de ses banques à la dette privée grecque, via des filiales en Grèce. Si l’on ne considère que la dette publique grecque, en revanche, c’est l’Allemagne qui apparaît comme le pays le plus exposé à un défaut grec.


 

Ces montants constituent une borne supérieure : ils représentent le maximum des pertes potentielles dans le scénario le plus défavorable, à savoir le défaut total de la Grèce sur sa dette publique et privée. En outre, il est impossible de prévoir avec certitude l’ensemble des réactions en chaîne liées à une sortie de la Grèce de la zone euro : tout dépend si la sortie est concertée ou pas, si un plan de rééchelonnement des dettes est mis en place, de l’ampleur de la dépréciation de la drachme par rapport à l’euro, …

L’élément « rassurant » de cette analyse est l’ordre de grandeur des pertes éventuelles (tableau): le choc d’une sortie de la Grèce serait absorbable, même si cela induirait un choc sur chacun des pays membres et creuserait leur déficit, sapant leurs efforts pour revenir à l’équilibre budgétaire. En revanche, cette analyse rappelle également combien les économies des pays de la zone euro sont imbriquées, ne serait-ce que via l’Union monétaire, sans parler des mécanismes de solidarité budgétaire. Ainsi, une sortie de la Grèce de la zone euro risquerait d’ouvrir la boîte de Pandore, et si d’autres pays sont tentés d’imiter l’exemple grec, c’est l’ensemble de la zone euro qui risque de sombrer.


[1] L’Eurosystème est l’institution européenne regroupant la BCE et les banques centrales des pays faisant partie de la zone euro.

[2] Sur cette question, voir A. Delatte, Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs, blog de l’OFCE, juin 2012.

[3] La dette extérieure désigne l’ensemble des dettes qui sont dues par tous les acteurs publics et privés d’un pays à des prêteurs étrangers.

[4] On se situe ici dans un cas d’école, où la dépréciation de la drachme serait telle que la monnaie ne vaudrait plus rien.

 




L’Allemagne sera-t-elle rattrapée par la récession de ses partenaires européens ?

Christophe Blot et Sabine Le Bayon

L’Allemagne peut-elle être épargnée de la récession qui frappe un nombre croissant de pays de la zone euro ? Si la situation économique allemande est sans aucun doute bien plus favorable que celle de la plupart de ses partenaires, il n’en demeure pas moins que le poids des exportations dans le PIB allemand (50% contre 27% en France) fait peser une forte incertitude sur sa trajectoire de croissance.

Ainsi, au dernier trimestre 2011, le recul de l’activité (-0,2 %), lié à la consommation et aux exportations, a fait vaciller les espoirs d’une Allemagne qui serait épargnée de la crise et qui pourrait en retour tirer la croissance de la zone euro grâce à la vigueur de sa demande interne et aux augmentations de salaires. Les exportations de biens en valeur ont reculé de 1,2 % fin 2011 par rapport au trimestre précédent, avec une contribution de -1,5 point pour la zone euro et de -0,4 point pour le reste de l’Union européenne. Certes, le début de l’année 2012 a été marqué par le regain de vigueur de la croissance, avec une progression du PIB de 0,5 % (contre 0 % dans la zone euro) à nouveau tirée par les exportations et en particulier par celles des pays hors de la zone euro. Les perspectives d’une récession outre-Rhin en 2012 semblent donc s’éloigner, mais de fortes incertitudes demeurent sur les évolutions du commerce extérieur dans les prochains mois et sur l’ampleur du ralentissement « importé » en Allemagne. L’enjeu est de savoir si l’amélioration enregistrée au premier trimestre 2012 est temporaire. Le recul des commandes manufacturières des entreprises de la zone euro vers l’Allemagne (-7,5 % au premier trimestre 2012, après -4,8 % au dernier trimestre 2011) pourrait sonner le glas de la vigueur de la croissance allemande, surtout si la récession dans la zone euro se poursuit et s’amplifie.

Avec un PIB par tête qui dépasse le niveau d’avant-crise, l’Allemagne fait figure d’exception dans une zone euro encore profondément marquée par la crise. Le déficit public est maîtrisé et l’Allemagne respecte déjà le seuil de 3 % du Pacte de stabilité et de croissance. Le commerce extérieur[1] reste excédentaire et s’élevait à 156 Mds d’euros (soit 6,1 % du PIB) en 2011 quand, dans le même temps, la France enregistrait un déficit de 70 Mds d’euros (soit 3,5 % du PIB). Pourtant, malgré ces performances favorables en matière de commerce extérieur, la crise a laissé des traces qui sont aujourd’hui amplifiées par la facture énergétique. Ainsi, avant la crise, l’excédent était de 197 milliards dont plus de 58 % liés aux échanges avec les partenaires de la zone euro. Avec la crise, l’activité a fortement ralenti dans la zone euro – le PIB, au premier trimestre 2012, est encore inférieur de 1,4 % à celui qui prévalait au premier trimestre 2008 – ce qui s’est automatiquement répercuté sur la demande adressée à l’Allemagne. Ainsi, les exportations de biens vers la zone euro sont toujours inférieures à leur niveau de début 2008 (de 2,9 % pour l’Allemagne et de 6,3 % pour la France, voir tableau 1). De fait, les excédents commerciaux de l’Allemagne vis-à-vis de l’Italie et de l’Espagne – deux pays fortement touchés par la crise – ont été nettement réduits, principalement en raison du recul de la demande espagnole et italienne. Les exportations allemandes vers ces deux pays ont ainsi respectivement diminué de 27 % et de 4 % depuis 2007.

Néanmoins, même si l’Allemagne est plus exposée aux chocs de commerce international que la France, son exposition à l’égard de la zone euro est moindre. La part des pays de la zone euro dans les exportations allemandes est passée de 44,8 % en 2003 à 39,7 % en 2011 (tableau 2a). En France, malgré une baisse du même ordre de grandeur, 47,5 % des exportations sont toujours orientées vers la zone euro. L’écart s’efface cependant en considérant l’ensemble de l’Union européenne, qui représente 59,2 % des exportations allemandes contre 59,8 % des exportations françaises ; la baisse de la dépendance à l’égard de la zone euro étant compensée par la hausse de la part des nouveaux Etats membres de l’Union européenne dans le commerce allemand qui atteint 11,4 % en 2011. De plus, l’Allemagne a conservé son avance sur les marchés émergents par rapport à la France : l’Asie représente 15,8 % des exportations allemandes en 2011 et la Chine 6,1 %, contre respectivement 11,5 % et 3,2 % dans le cas français. En parvenant à diversifier la composition géographique de ses exportations vers des zones de croissance dynamique, l’Allemagne pourrait amortir le choc d’un ralentissement conjoncturel dans la zone euro. C’est de fait ce que montrent les dernières évolutions du commerce extérieur puisque si les exportations allemandes (comme françaises) sont supérieures à leur niveau d’avant-crise, c’est grâce aux exportations vers les pays hors zone euro, dont l’Allemagne a plus profité que la France (tableau 1). L’Allemagne a en effet réussi à réduire son déficit vers l’Asie de façon nette, ce qui a en partie compensé les mauvais résultats du coté de la zone euro et des PECO. Enfin, l’Allemagne dispose d’avantages en matière de compétitivité hors-prix[2] que traduit le dynamisme des échanges dans les secteurs automobile et des matériels électriques, électroniques et informatiques. Les excédents dans ces deux secteurs ont retrouvé en 2011 leur niveau d’avant-crise (respectivement 103 et 110 milliards d’euros en 2011), alors que les soldes de ces deux secteurs ont continué à se dégrader en France.

Même si les commandes en provenance des pays hors zone euro restent dynamiques (3,6 % début 2012), le poids de la zone euro reste trop fort pour que les exportations vers les pays émergents puissent compenser le recul des commandes adressées par la zone euro à l’Allemagne, ce qui se répercutera inévitablement sur la croissance allemande. Le PIB devrait donc progresser moins rapidement en 2012 qu’en 2011 (0,9 % selon l’OFCE[3], après 3,1 %). L’Allemagne échapperait donc à la récession sauf si la contraction budgétaire devait s’amplifier dans l’ensemble de la zone euro. En effet, le ralentissement de la croissance ne permettra pas aux Etats membres de respecter leurs engagements budgétaires en 2012 et 2013, ce qui pourrait les conduire à décider de nouvelles mesures restrictives qui réduiraient d’autant la croissance dans l’ensemble de la zone euro et donc la demande adressée à leurs partenaires. Dans ce cas, l’Allemagne n’échapperait pas à la récession.

Enfin, le rôle du commerce extérieur n’est pas seulement essentiel pour la croissance et pour l’emploi en Allemagne. Il pourrait également s’immiscer dans les négociations menées par la France et l’Allemagne sur la gouvernance de la zone euro. La croissance relative des pays jouera en effet sur le rapport de force entre les deux pays. Le ralentissement prévu de la croissance en Allemagne traduit bien ses intérêts contradictoires entre le maintien de ses débouchés commerciaux et ses craintes vis-à-vis du fonctionnement de la zone euro et du coût pour ses finances publiques d’un soutien plus large aux pays les plus fragiles. Si ce dernier aspect a pour l’instant dominé, la position allemande pourrait évoluer à partir du moment où ses intérêts commerciaux sont menacés, d’autant plus que la chancelière allemande négocie avec l’opposition parlementaire pour ratifier le pacte budgétaire, opposition qui pourrait réclamer des mesures de soutien à la croissance en Europe comme le fait le nouveau président français.


[1] Mesuré par l’écart entre les exportations et les importations de biens.

[2] Voir aussi J.-C. Bricongne, L. Fontagné et G. Gaulier (2011) : « Une analyse détaillée de la concurrence commerciale entre la France et l’Allemagne », Présentation séminaire Fourgeaud.

[3] Ce chiffre correspond à l’actualisation de notre prévision d’avril 2012 afin de tenir compte de la publication de la croissance du premier trimestre 2012.




Quelle réforme de la fiscalité du patrimoine ?

par Guillaume Allègre, Mathieu Plane et Xavier Timbeau

Pourquoi et comment taxer le patrimoine ? La fiscalité française sur le patrimoine est-elle équitable et efficiente ? Dans un article, « Réformer la fiscalité du patrimoine ? », publié dans le numéro spécial « Réforme Fiscale » de la Revue de l’OFCE, nous examinons ces questions et proposons des pistes pour réformer la fiscalité pesant sur le patrimoine.

Nous montrons que dans la période récente les revenus économiques réels du capital sont très importants. En effet, aux revenus visibles du capital (intérêts, dividendes, loyers reçus, etc.), il faut ajouter des revenus peu visibles (les gains en capital nets de la consommation de capital fixe et de la taxe inflationniste). Ces revenus peu visibles, car seule une partie des plus-values latentes est réalisée, constituent en moyenne une part importante des revenus des individus. Entre 1998 et 2010, malgré deux crises financières, les gains en capital ont augmenté en moyenne de 12 % par an le revenu réel par adulte (33 % en moyenne de 2004 à 2007). Cette progression est en grande partie due à la forte croissance des prix de l’immobilier.

Nous montrons également que l’imposition effective des revenus du patrimoine est faible bien que les taux d’imposition apparents sur les revenus du capital soient souvent élevés et que les taux d’imposition sur les revenus effectivement taxés soient encore plus élevés du fait de la non-prise en compte de la taxe inflationniste dans le calcul de l’impôt[1]. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble de la fiscalité assise sur le patrimoine des ménages, qu’elle soit assise sur sa détention (ISF, taxe foncière), sa transmission (droits de mutation) ou ses revenus (Impôt sur le revenu, CSG, etc.), il apparaît que le taux d’imposition effectif sur les revenus économiques du capital[2] est de 11,1 % en moyenne. Cette faiblesse de l’imposition effective des revenus économiques du capital s’explique par le fait qu’une grande partie de ces revenus échappent, totalement ou en partie, à l’impôt : les plus-values immobilières sur la résidence principale sont totalement exonérées et partiellement sur les résidences secondaires ; le service de logement reçu par les propriétaires occupants (« loyers fictifs ») n’est  pas imposable alors que, net des intérêts, il constitue un revenu ; les donations servent à purger les plus-values, même lorsqu’elles ne sont pas imposées (il existe pour les donations en ligne directe un abattement de 159 000 euros par enfant renouvelable tous les dix ans) ; et certains revenus financiers échappent à l’imposition au barème (assurance-vie, livrets exonérés, etc.).

Nous discutons ensuite de pistes de réforme permettant d’imposer l’ensemble des revenus du patrimoine. Nous pensons que le revenu économique du patrimoine (ou revenu augmenté net du patrimoine), devrait être imposé au même titre que les revenus du travail. Une telle règle respecte l’équité (dans le sens où les ménages sont alors imposés selon leur capacité contributive, quelle que soit la source de leurs revenus), et permet de lutter contre l’optimisation fiscale. En effet, dans une économie de plus en plus financiarisée, il existe une porosité entre les revenus du travail et ceux du capital. Imposer différemment les revenus du capital ouvre alors la voie aux montages fiscaux. La priorité d’une réforme de la fiscalité assise sur le patrimoine devrait être d’imposer l’ensemble des plus-values réelles, notamment les plus-values immobilières qui aujourd’hui sont soumises à des règles spécifiques. En outre, parce qu’il s’agit d’un patrimoine immobile, ces règles ne peuvent être justifiées par la concurrence fiscale en Europe. Elles sont parfois défendues par l’argument de prise en compte de l’inflation ainsi que par le caractère spécifique de la résidence principale. Mais la prise en compte de l’inflation ne peut justifier l’exonération totale des plus-values immobilières pour les résidences secondaires après une certaine durée de détention (30 ans actuellement, 22 ans précédemment) : non seulement l’exonération sur les plus-values paraît inéquitable mais, de plus, elle peut inciter certains ménages à conserver des biens, notamment lors de bulles haussières. Et le caractère spécifique des biens immobiliers ne peut être invoqué lors de la sortie définitive du marché. L’imposition des plus-values réelles, nettes de l’inflation, de la consommation de capital fixe et des travaux d’amélioration serait donc préférable aux systèmes d’abattement selon la durée de détention. Elle pourrait avoir lieu lorsque la vente n’est pas suivie d’un rachat – pour ne pas pénaliser la mobilité – et lors des successions (taxation des plus-values latentes, avant le calcul des droits de succession). L’imposition des plus-values immobilières réelles lors de la sortie définitive du marché pourrait remplacer progressivement les droits de mutation à titre onéreux, ce qui serait favorable à la mobilité et à une plus grande équité horizontale.

Au vu de ces arguments, que penser des propositions contenues dans le projet présidentiel de François Hollande à propos de la fiscalité du patrimoine ? Il propose (1) d’imposer les revenus du capital au barème de l’impôt sur le revenu au même titre que ceux du travail ; (2) de revenir sur les allégements de l’Impôt sur la fortune et de relever les taux d’imposition des plus hauts revenus ; (3) de ramener l’abattement sur les successions de 159 000 euros par enfant à 100 000 euros (il avait été porté de 50 000 à 150 000 euros en 2007).

(1) Le premier point nécessite en outre de supprimer les prélèvements forfaitaires libératoires et les multiples niches fiscales permettant d’échapper à l’impôt. Il rejoint nos propositions à condition que les revenus imposés au barème prennent en compte la taxe inflationniste et la consommation de capital fixe. Une telle proposition implique d’imposer les loyers fictifs qui constituent un revenu implicite du capital. Cependant, devant la difficulté d’estimation de la base imposable, les loyers fictifs ne sont plus imposés depuis 1965 (voir l’article de Briant et Jacquot). Une solution à cette difficulté est de permettre aux locataires et accédants de déduire de leur revenu imposable leurs loyers ou intérêts d’emprunt, en augmentant le taux moyen de l’impôt sur le revenu en compensation.

(2) Le deuxième point s’écarte de nos propositions, mais l’ISF est une solution pour imposer les gros patrimoines au fil de l’eau, même lorsqu’ils ne procurent pas de revenu imposable (en présence de plus-values latentes et en absence de dividendes ou de loyers perçus par exemple). Dans ces conditions, l’ISF n’a de sens que s’il n’est pas plafonné selon le revenu imposable (ou une notion proche). L’imposition sur la fortune est d’autant plus justifiée que les rendements réels, y compris les plus-values latentes des actifs sont peu hétérogènes (mais elle est alors équivalente à une imposition sur le revenu des actifs) ou que lorsque la supervision des  propriétaires peut améliorer le rendement des actifs (l’imposition assise sur la détention de patrimoine, et non le revenu, est alors une incitation supplémentaire «aux propriétaires à ‘activer’ leur patrimoine », comme le proposait  Maurice Allais). Au contraire, si les rendements des actifs sont hétérogènes et que les incitations à optimiser son patrimoine sont déjà élevées, l’imposition des revenus du patrimoine est préférable du point de vue de l’équité sans nuire à l’efficience économique.

(3) La plus forte imposition des successions paraît légitime du point de vue de l’égalité des chances. Il faudrait, selon nous, aller plus loin, au minimum en supprimant la purge de plus-value, notamment lorsque les biens ont été exonérés de droits de succession.

* Ce texte est issu de l’article « Réformer la fiscalité du patrimoine ? » publié dans le numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, disponible sur le site internet de l’OFCE.


[1] Comme le souligne Henri Sterdyniak : « Il est donc erroné de prétendre que les revenus du capital sont taxés à des taux réduits. Quand ils sont effectivement taxés, ils le sont à des taux élevés. »

[2] Défini comme le ratio entre la somme des impôts assis sur le patrimoine et les revenus augmentés du patrimoine nets de la CCF et de la taxe inflationniste.

 




Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs ?

par Anne-Laure Delatte (chercheure associée au département des Etudes)

Le débat sur le maintien ou non de la Grèce dans la zone euro s’intensifie. La directrice du FMI,  Christine Lagarde, fustige le gouvernement grec. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, estime que la zone euro peut désormais supporter une sortie de la Grèce et  maintient que les Grecs n’ont pas le choix. Quels sont les risques pour les Grecs du retour à la drachme ? Cette option conduirait-elle nécessairement le pays au chaos ?  Quelques éléments de réponse peuvent être trouvés dans l’expérience argentine du retour au peso en 2002.

En Argentine, la parité fixe peso/dollar au taux de un peso pour un dollar fut établie par la loi du 1er Avril 1991. Le dollar pouvait être utilisé indifféremment dans les transactions internes. Il en résulta une circulation de dollars dans les transactions courantes et la dénomination des actifs financiers en dollars. Concrètement, en moyenne, dans les années 1990, plus de 70 % des dépôts bancaires et deux tiers des crédits au secteur privé étaient libellés en dollars. Ce montant a culminé au dernier trimestre 2001, la veille de l’abandon du régime, quand 75 % des dépôts privés et 80 % de l’ensemble des crédits étaient libellés en dollars.

Le fort attachement de la population argentine au dollar a été conforté tout au long des années 1990 par la promesse de chaque candidat aux élections présidentielles de maintenir ce régime.  Aussi l’abandon du dollar en janvier 2002 s’est fait dans un contexte politique particulièrement dramatique, marqué par la démission successive de cinq présidents et un désarroi populaire qui a retenti bien au-delà des frontières argentines. Le peso a subi une dévaluation de plus de 70 % par rapport au dollar et l’épargne domestique a fui de façon massive vers des comptes bancaires étrangers. Si le troc est resté marginal, les provinces et l’Etat central ont commencé à émettre leur propre monnaie pour payer les fonctionnaires et leurs fournisseurs. Selon la Banque centrale argentine, ces monnaies parallèles ont représenté 30 % des billets en circulation en moyenne tout au long de 2002.

Ainsi, le contexte dans lequel l’Argentine a rétabli sa monnaie nationale en 2002 était en partie comparable au contexte grec actuel : une forte confusion politique, une grave récession et surtout une monnaie nationale sans réelle crédibilité.

Contre toute attente, malgré l’ampleur de la crise, le désordre social et politique et la fragmentation monétaire qui laissaient prédire une période de 10 ans pour retrouver le niveau de PIB d’avant la crise, la reprise économique s’est amorcée dès le second semestre 2002. Avec une croissance nominale de 9 % par an et une inflation maîtrisée, l’Argentine a finalement  récupéré son niveau d’avant-crise en 2004. Comment l’Argentine est-elle sortie du dollar  « par le haut »?

Le défaut sur 90 milliards de dollars de dette publique, suivi d’un pacte fiscal entre les provinces et l’Etat central et de maîtrise des dépenses ont redressé les finances publiques. Mais ce qui fait l’originalité de l’expérience argentine, c’est la réforme monétaire opérée dès janvier 2002.

En effet, la dévaluation du peso bouleversait les équilibres financiers à l’intérieur du pays. Avec 80 % des crédits contractés en dollars, la plupart des ménages et des entreprises ont vu la valeur de leur dette multipliée par près de quatre ! Après la dévaluation, le montant des dettes privées atteignait en 2002 120 milliards de dollars tandis que le PIB argentin ne pesait plus que 106 milliards de dollars. Pour éviter la faillite de l’ensemble du secteur privé, les autorités argentines ont alors imaginé une règle de remboursement des dettes.

En effet, pour éviter la faillite, la logique voulait que les revenus des entreprises soient libellés dans la même monnaie que les dettes. C’est ainsi que le 4 février 2002, par le décret 214/02, le gouvernement a imposé la « pesification » de l’ensemble de l’économie : tous les prix, les contrats dans les secteurs réel et financier, salaires et dettes ont été convertis en pesos au taux de un peso pour un dollar alors que le cours du marché atteignait presque 4 pesos pour un dollar. Les contrats dans le secteur financier ont subi une conversion du même ordre : les dépôts ne dépassant pas trente mille dollars ont été convertis au taux de 1,4 peso pour 1 dollar[1]. Comment une telle règle s’est-elle imposée malgré les effets de richesse désastreux sur les créanciers ?

La conversion au taux de un pour un (ou 1,4 pour 1) imposée par les autorités a opéré un règlement du conflit sur les dettes en faveur des débiteurs au détriment des créanciers nationaux et étrangers. Or le principal agent débiteur dans l’économie est le secteur productif, c’est-à-dire les entreprises. En leur offrant une sortie de crise protégée, les nouvelles règles monétaires ont neutralisé les effets de bilan et permis que la dévaluation retrouve des effets expansionnistes classiques. En effet, la balance commerciale est devenue excédentaire et l’économie argentine a pu alors profiter du contexte mondial florissant du début des années 2000. Les exportations sont passées de 10 à 25 % du PIB et dès 2004, le niveau du PIB était de 2 % supérieur à la moyenne des années 1990. Autrement dit la règle monétaire a permis le retour à la croissance et à l’emploi, ce qui explique qu’une majorité de la population y a adhéré.

En fait, les Argentins, comme les Grecs aujourd’hui, étaient pris au piège : avec des contrats de dettes libellés en dollar, le retour au peso, après dévaluation, entraînait une faillite généralisée du secteur privé. Si les Grecs abandonnaient l’euro aujourd’hui, le pays entier serait en faillite. En effet, si la drachme était dévaluée de 50 %, comme certaines prévisions l’indiquent actuellement, la dette privée serait multipliée par deux. Avec des revenus libellés en drachmes et des dettes en euro, les entreprises et les ménages seraient incapables de rembourser leurs créanciers. C’est bien le même phénomène de piège qui paralysait les autorités argentines avant 2002.

Au total, plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’expérience argentine. Premièrement, le principal risque pour la Grèce d’une sortie de l’euro est une faillite généralisée du secteur privé. Après le secteur public qui a déjà restructuré 50 % de sa dette, le retour à la drachme, toutes choses égales par ailleurs, fera émerger des conflits financiers entre créanciers et débiteurs privés qui paralyseront le système de paiement. Deuxièmement, pour résoudre la crise, l’Etat doit jouer un rôle central d’arbitre. Dans ces conditions, la nature des règles retenue n’est pas neutre. Les solutions sont multiples, exprimant des orientations politiques et ayant des conséquences économiques divergentes.  En Argentine, le choix de favoriser les débiteurs nationaux est allé à l’encontre des intérêts des détenteurs de capital et des investisseurs étrangers. Aussi, contrairement à ce qu’affirme Wolfgang Schäuble, le gouvernement grec a le choix. C’est le troisième enseignement. La résolution de la crise grecque est plus qu’un projet économique et les options qui s’offrent au peuple grec relèvent de choix politiques. Le choix déterminera des conditions plus favorables à certains groupes économiques (comme les créanciers européens, les salariés grecs, les détenteurs de capital, etc.).

Selon la nature de l’ordre politique, l’Etat pourra chercher à conserver la matrice des rapports de force ou au contraire à la bousculer. Une réforme peut en effet entraîner une rupture et être l’occasion d’une définition de nouveaux rapports de force. L’option poursuivie jusqu’ici a consisté à répartir le coût de la résolution de la crise grecque sur les créanciers d’une part, via la restructuration de la dette publique, et sur les débiteurs d’autre part, via les efforts structurels (réduction des salaires et transferts sociaux) et l’augmentation de la pression fiscale. A contrario, une sortie de la zone euro accompagnée d’une restructuration des dettes privées et publique « façon Argentine » imposerait le coût de la résolution davantage aux créanciers, principalement le reste de l’Europe. Cela explique le regain de tension dans les propos de certains pays européens créanciers à l’égard de la Grèce, ainsi que la confusion qui règne dans le débat européen actuel : en l’absence d’une solution optimale aux effets neutres, chaque partie défend ses propres intérêts au risque d’y laisser la peau de l’euro.


[1] Les dépôts de montants supérieurs étaient au choix convertis dans les mêmes conditions ou transformés en obligations du Trésor libellées en dollars.




La reconstruction japonaise contrainte par la situation dégradée des finances publiques

par Bruno Ducoudré

A la suite du tremblement de terre qui a frappé le Japon en mars 2011, le gouvernement a évalué le coût du sinistre à 16,9 trillions de yens (3,6 points de PIB). Ce choc exogène nécessite en réponse un déficit structurel qui entre en contradiction avec la volonté du gouvernement de mettre en œuvre une politique d’austérité budgétaire afin de réduire ce déficit. Ces besoins de financement additionnels arrivent donc au plus mauvais moment, en pleine crise économique, débutée en 2008, qui s’est accompagnée d’une forte dégradation de la situation des finances publiques rendue nécessaire pour soutenir l’activité.

Sur le front de la croissance, l’année 2011 fut difficile pour le Japon, après un rebond de 4,4% du PIB en 2010 suivant une chute du PIB de 5,5% en 2009. Alors que l’économie avait retrouvé le chemin de la croissance au 3e trimestre 2011 (+1,9% de croissance du PIB en variation trimestrielle) après deux trimestres de baisse du PIB, en fin d’année les inondations en Thaïlande ont à nouveau rompu les chaînes d’approvisionnement des entreprises japonaises, et l’économie a vacillé (croissance nulle au 4e trimestre et -0,7% de croissance pour l’année 2011). En 2012 débute la période de reconstruction.

Dès l’année fiscale 2011, quatre budgets additionnels ont été votés pour un montant total de 3,9 points de PIB afin principalement de faire face aux dépenses d’urgence (pour 1,3 point de PIB) et préparer la reconstruction (pour 2,3 points de PIB). Les services de l’Etat ont estimé le budget total de celle-ci à 23 trillions de yens (4,8 points de PIB). La reconstruction s’étalera sur les dix prochaines années, le principal de l’effort étant concentré sur la période 2012-2016. Le gouvernement a décidé d’allouer 0,8 point de PIB à la reconstruction pour l’année fiscale 2012, financé aux trois-quarts par l’endettement (tableau).

Contrairement à ce qui était attendu, les plans successifs votés en 2011 ne se sont pas rapidement traduits par une forte hausse de la dépense publique : la consommation publique a cru de 2,1% en 2011, soit autant qu’en 2010 et moins qu’en 2009, et l’investissement public s’est contracté de 3,1% en 2011. Les dépenses de reconstruction se sont pour partie substituées à d’autres dépenses. De plus une partie des budgets votés a aussi été mise de côté et commence donc tout juste à être dépensée. Les commandes publiques de travaux de construction ont augmenté de 20% au 4e trimestre 2011 en glissement annuel, et les travaux publics en cours ont fortement progressé en fin d’année. Ainsi, les dépenses additionnelles liées à la reconstruction qui sont déjà votées s’étaleront pour partie sur les prochains trimestres mais aussi au-delà de l’année fiscale 2012.

De fait, la situation budgétaire japonaise apparaît précaire. Ces dépenses nécessaires à la reconstruction des régions dévastées ont été décidées dans un contexte de forts niveaux de déficit et de dette publique liés à la crise. Le déficit budgétaire s’est en effet fortement dégradé depuis le début de la crise, passant de 2,2% du PIB en 2008 à 8,1% en 2010, tandis que la dette progressait de 31,2 points de PIB depuis 2007, pour atteindre 199% du PIB en 2010. En 2011, le déficit public s’est encore creusé, à 9,3% du PIB principalement sous l’effet de la hausse de la charge de la dette, de la hausse des dépenses de sécurité sociale et de la baisse du PIB en 2011. Le gouvernement a donc annoncé qu’une partie des plans serait financée par des restrictions dans d’autres postes de dépenses, des surplus de rentrées fiscales liés à l’amélioration de l’activité en 2010, et par des réserves accumulées sur les budgets passés (pour un quart des budgets dédiés à la reconstruction sur 2011-2012).

A court terme, le gouvernement a néanmoins choisi de privilégier la croissance à la consolidation budgétaire. Nous prévoyons ainsi une impulsion budgétaire de 0,4 point de PIB en 2012 et de 0,5 point de PIB en 2013, et l’économie japonaise devrait croître de 1,9% en 2012 et de 1,5% en 2013 en moyenne annuelle (voir « Japon : le temps de la reconstruction » dans notre dossier de prévision). Dans ces conditions, le déficit budgétaire serait stable à 9,2% du PIB en 2012, et se dégraderait à 9,8% du PIB en 2013.

En revanche, au-delà de 2013, l’incertitude sur les orientations de politique économique du gouvernement demeure. Dans sa stratégie fiscale de moyen terme, décidée en 2010, le gouvernement japonais avait pour objectif de diviser par deux le déficit primaire des administrations centrale et locales à l’horizon 2015 par rapport à celui atteint en 2010 (6,4% du PIB), et d’atteindre l’équilibre à l’horizon 2020. D’après nos calculs, équilibrer le solde structurel primaire impliquerait la mise en œuvre d’une politique de consolidation budgétaire importante, de l’ordre de 1,1 point de PIB par an d’impulsion budgétaire négative à partir de 2014, à un rythme néanmoins plus lent que les politiques de consolidation prévues en zone euro en 2012-2013 (voir « Qui sème la restriction récolte la récession » dans notre dossier de prévision) A cette fin, une hausse de 5 points de la taxe à la consommation doit être débattue lors de la session courante de la Diète, le parlement japonais, session qui s’achèvera en juin. Cette hausse interviendrait en deux temps et rapporterait 2,5 points de PIB de rentrées fiscales. D’après les dernières projections à moyen terme du gouvernement japonais, elle ne suffirait pas à respecter ces objectifs (graphique 1). De plus, les moyens d’atteindre l’équilibre d’ici 2020 n’ont pas été précisés et le gouvernement n’a pas indiqué de quelle façon serait remboursée la dette contractée pour financer la reconstruction. Enfin, étant donné la progression continue de la dette publique, la charge d’intérêt, faible actuellement (1,8 point de PIB en 2011), pèsera à l’avenir de plus en plus sur les finances de l’Etat. Cela accroîtra les difficultés du gouvernement à mettre en œuvre tout ajustement budgétaire ayant pour objectif de stabiliser le ratio de dette publique rapporté au PIB à l’horizon 2020 et de le faire décroître par la suite.

Cependant, une consolidation budgétaire brutale n’apparaît pas nécessaire, le Japon empruntant à des taux d’intérêt bas (0,86% lors de la dernière émission d’obligations à 10 ans). Par ailleurs, la part de la dette détenue par les non-résidents reste faible – elle s’élevait à 6,7% au 4e trimestre 2011 – et l’épargne abondante des ménages japonais, ainsi que le programme d’achats de titres de la Banque centrale du Japon, limitent considérablement les risques d’une crise de dette souveraine telles que celles rencontrées en zone euro.

Ce texte fait référence à l’analyse de la conjoncture et la prévision à l’horizon 2011-2012, disponible sur le site de l’OFCE.




La réforme fiscale, maintenant ou jamais*

par Nicolas Delalande (Centre d’histoire de Sciences Po)

Si la question de l’impôt fut l’un des enjeux économiques majeurs de l’élection présidentielle, il faut rappeler qu’existe bien souvent un écart entre l’attention politique et médiatique reçue par un ensemble de promesses électorales (ce que les politistes appelleraient la « politics ») et leurs implications concrètes en termes de politiques publiques (les « policies »). Aussi peut-on se demander si la réforme fiscale aura bien lieu.

Depuis plus d’un an, les commentateurs et les acteurs politiques n’ont cessé d’affirmer que la question de l’impôt serait l’un des enjeux majeurs de l’élection présidentielle. Beaucoup y voyaient l’un des véritables sujets de clivage entre la majorité sortante, qui avait parié avec la loi TEPA d’août 2007 sur une stratégie de « choc fiscal » pour libérer la croissance (bouclier fiscal à 50 %, réduction des droits de succession, défiscalisation des heures supplémentaires, etc.), et l’opposition de gauche, prompte à dénoncer l’injustice et l’inefficacité de mesures qui ont affaibli la progressivité de l’impôt sans procurer les bienfaits économiques escomptés, tout en creusant les déficits publics. Les promesses de réforme, voire de « révolution » fiscale, ont figuré en bonne place dans les programmes politiques, en particulier à gauche. Pour autant, l’intensité des conflits et des débats en matière d’impôt ne garantit pas que l’élection de François Hollande soit suivie d’une authentique transformation des structures de la fiscalité française. Il peut très bien exister un écart entre l’attention politique et médiatique reçue par un ensemble de promesses électorales (ce que les politistes appelleraient la « politics ») et leurs implications concrètes en termes de politiques publiques (les « policies »). Bonnes à défendre lors des campagnes, les réformes fiscales seraient en revanche nettement moins populaires une fois venu le temps de leur application, le volontarisme politique devant alors faire face à des résistances multiples et parfois non anticipées.

Un peu partout en Europe, cependant, la nécessité a été affirmée de renforcer la fiscalité sur les plus riches, non pas tant pour résoudre le problème des déficits publics que pour restaurer un semblant de justice et d’effort partagé en ces temps de crise économique. Plusieurs pays se sont engagés dans cette voie (le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu est ainsi de 57 % en Suède, de 50 % en Grande-Bretagne, de 45 % en Allemagne), quoique certains entament déjà une marche arrière (le gouvernement conservateur de David Cameron a proposé de diminuer le taux marginal supérieur pour le ramener à 45 % en 2013). Même des milliardaires, à l’image de Warren Buffet aux États-Unis, ont appelé à relever les impôts des plus aisés pour mettre fin aux inégalités les plus criantes. La réforme ainsi comprise consiste en fait surtout à revenir sur les politiques des quinze ou vingt dernières années, en inversant la tendance à un effritement de la progressivité des prélèvements : il s’agit moins, à proprement parler, d’une réforme que d’une annulation des réformes antérieures. L’augmentation des recettes fiscales ne passe plus comme autrefois par la création de nouveaux instruments de prélèvement mais par la suppression des réductions d’impôt et des exonérations accordées depuis plusieurs années. D’où le débat, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, sur la nature réelle des « hausses d’impôt » : les républicains accusent les démocrates d’augmenter la charge fiscale, quand ceux-ci prétendent seulement revenir sur des exonérations qu’ils jugent indues et inefficaces. La réforme n’est alors rien d’autre que le rétablissement d’un état ex ante. En France, les socialistes se sont par exemple engagés à annuler ce qu’il reste du paquet fiscal de 2007 (après la suppression du bouclier fiscal en 2011), à réduire de manière significative les niches fiscales et à établir une nouvelle tranche de l’impôt sur le revenu : le point de référence de ces propositions reste inscrit dans le système actuel, tel qu’il fonctionnait il y a seulement cinq à dix ans, à l’exception de la promesse, ajoutée en cours de campagne, de créer une tranche exceptionnelle à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros.

Le chemin d’une réforme de structure plus ambitieuse, telle que la proposent par exemple Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans leur ouvrage, relève d’une tout autre dimension. Ouvrir la « boîte noire » de la machine à redistribuer implique en effet d’engager un débat beaucoup plus vaste sur les missions de l’impôt, son organisation administrative et ses liens avec les politiques sociales et familiales. C’est ici que les « coûts » politiques des réformes, à l’instar de l’éventuelle suppression – ou modulation – du quotient familial, peuvent se faire sentir le plus directement. Quoi qu’il en soit, le contexte actuel n’a jamais été aussi propice à l’ouverture de ces débats, compte tenu de l’érosion de la croyance selon laquelle la seule réforme bonne à mener serait celle de la diminution des prélèvements obligatoires. Les contraintes politiques, sociales et financières de cette nouvelle configuration s’annoncent certes complexes et exigeantes sur le plan démocratique, mais il ne fait guère de doute que le moment 2012 constitue une occasion unique d’engager des réformes ambitieuses, tant sont nombreuses les critiques contre les défaillances du système existant. Réformer l’impôt suppose de s’appuyer sur une coalition politique cohérente, de surmonter les diverses résistances sociales, institutionnelles et techniques susceptibles d’y faire obstacle, et de savoir tirer profit des circonstances favorables dans lesquelles s’érodent les idéologies et les croyances que l’on croyait solidement établies. D’un point de vue historique, il ne paraîtrait pas absurde que la crise économique actuelle, souvent comparée à celle des années 1930, appelle et nécessite une renégociation du pacte fiscal aussi vaste que celle expérimentée par les sociétés européennes et américaine dans le premier tiers du XXe siècle. Mais  le processus de réforme est forcément plus complexe qu’autrefois, dans la mesure où les systèmes de prélèvement et de redistribution, parvenus à un degré inédit de sophistication, reposent sur un empilement de dispositifs apparus à des dates différentes, dans des contextes politiques, économiques et sociaux singuliers,

* Ce texte est issu de l’article « L’économie politique des réformes fiscales : une analyse historique » publié dans le numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, disponible sur le site internet de l’OFCE.




Déflation sous-jacente

Christophe Blot, Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Eric Heyer

A la lecture des dernières statistiques sur l’évolution des prix, au risque de la déflation semble avoir succédé celui d’une reprise de l’inflation dans les grands pays développés. Devons-nous réellement craindre le retour de l’inflation ou ces économies sont-elles encore structurellement désinflationnistes ?

Observons tout d’abord que la nature et l’ampleur de la crise économique que nous vivons depuis 2008 rappellent celles qui furent à l’origine de périodes déflationnistes (crise de 1929, crise japonaise des années 1990, …). L’enchaînement récessif enclenché en 2008 a suivi le même chemin ; le choc d’activité a conduit à un ralentissement de l’inflation – et parfois à des baisses de prix ou de salaires – dans la plupart des pays développés. Cependant, la baisse des prix n’est pas forcément synonyme de déflation. Celle-ci doit s’inscrire dans la durée et surtout, elle doit se nourrir de l’ancrage des anticipations et d’un cercle vicieux de déflation par la dette. Le scénario déflationniste ne s’est cependant pas matérialisé. Les gouvernements et les banques centrales ne sont en effet pas restés passifs et ont, dès la fin de l’année 2008, pris des mesures de politiques budgétaire et monétaire afin de stabiliser l’activité et de limiter la hausse du chômage. De plus, indépendamment de la réaction de politique économique, l’évolution des prix a été fortement influencée par celle du prix des matières premières. Dans un premier temps, l’effondrement du pétrole au deuxième semestre 2008 aurait pu accélérer le processus déflationniste, mais la hausse observée depuis 2009 est venue alimenter la hausse des prix éloignant le risque déflationniste. Par ailleurs, les entreprises ont partiellement amorti l’impact de la crise en consentant des baisses des taux de marges, ce qui a permis d’atténuer la hausse du chômage, facteur essentiel pouvant mener à la déflation.

Partant d’une modélisation de la boucle prix-salaire, nous nous proposons dans une étude de l’OFCE parue dans la collection Prévisions de la Revue de l’OFCE d’évaluer la contribution de la dynamique du prix du pétrole et le rôle de l’ajustement du marché du travail à l’évolution de l’inflation. Nous montrons que si le prix du pétrole avait poursuivi sa tendance haussière après le pic de l’été 2008 et si l’ajustement sur le marché du travail avait été, dans tous les pays, identique à celui des Etats-Unis, alors le glissement annuel de l’inflation au deuxième trimestre 2011 aurait été plus faible de 0,7 point en France à 3,4 points au Royaume-Uni (tableau 1), confirmant que ces économies sont encore structurellement désinflationniste.

Malgré les nombreuses mesures d’assouplissement quantitatif qu’elles ont mis en œuvre, les banques centrales ne doivent pas craindre le retour de l’inflation. Le contexte macroéconomique reste marqué par le risque déflationniste et donc par la nécessité de mener une politique monétaire accommodante.





Moins d’austérité = plus de croissance et moins de chômage

Eric Heyer et Xavier Timbeau

La Commission européenne vient de publier ses prévisions de printemps et anticipe une récession (légère selon les mots de la Commission, -0,3% tout de même) en 2012 pour la zone euro, rejoignant ainsi l’analyse de la conjoncture de l’OFCE de mars 2012. L’austérité budgétaire brutale engagée en 2010, accentuée en 2011 et encore durcie en 2012 dans pratiquement tous les pays de la zone euro (à l’exception notable de l’Allemagne, tableau 1 et 1 bis) pèse lourdement sur l’activité en zone euro. En 2012, l’impulsion négative en zone euro, combinaison de hausses d’impôt ou de réduction du poids des dépenses dans le PIB, dépasse 1,5 point de PIB. Dans une situation budgétaire dégradée (de nombreux pays de la zone euro ont un déficit supérieur à 4 % en 2011) et afin de pouvoir continuer à emprunter à un coût raisonnable, la stratégie d’une réduction à marche forcée des déficits s’est imposée.

 

 

 

Cette stratégie s’est appuyée sur des annonces de retour au seuil de 3% pour l’année 2013 ou 2014 puis d’un déficit public nul dès 2016 ou 2017 pour une majorité de pays. Cependant, les objectifs sont apparemment trop ambitieux puisqu’aucun pays ne tiendrait ses objectifs pour l’année 2013. La raison en est que le ralentissement de l’activité compromet les rentrées de recettes fiscales nécessaires pour le rétablissement budgétaire. Une prise en compte trop optimiste des effets de la restriction budgétaire sur l’activité (ce que l’on appelle le multiplicateur budgétaire) conduit à se fixer des objectifs irréalistes et à constater que les prévisions de croissance du PIB doivent in fine être systématiquement revues à la baisse. La Commission européenne revoit ainsi ses prévisions de printemps de 0,7 point en baisse pour la zone euro en 2012 par rapport aux prévisions de l’automne 2011. Il existe pourtant aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés et ce d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (là encore, de nombreux auteurs rejoignent des analyses faites à l’OFCE). En sous-estimant la difficulté à  atteindre des cibles inaccessibles, les pays de la zone euro se sont enfermés dans une spirale où la nervosité des marchés financiers est le moteur d’une austérité toujours plus grande.

Le chômage augmente encore en zone euro alors même qu’il n’a pratiquement pas cessé d’augmenter depuis 2009. La dégradation cumulée de l’activité économique compromet aujourd’hui la légitimité du projet européen et le remède de cheval menace la zone euro de dislocation.

Que se passerait-il si la zone euro changeait de cap dès 2012 ?

Supposons que les impulsions budgétaires négatives soient de -0,5 point de PIB au lieu des -1,8 point prévu au total dans  la zone euro). Cet effort budgétaire moindre pourrait être répété jusqu’à ce que le déficit public ou la dette publique atteigne un objectif à définir. Par rapport aux plans actuels, parce que l’effort est plus mesuré, le fardeau de l’ajustement pèserait de façon plus juste sur les contribuables de chaque pays, évitant l’écueil des coupes sombres dans les budgets publics.

Le tableau 2 résume le résultat de cette simulation. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays (tableau 2 bis) et ce d’autant plus que la restriction budgétaire annoncée pour 2012 est forte. Notre simulation tient compte également des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. Ainsi, l’Allemagne, qui ne change pas son impulsion budgétaire dans notre scénario, voit sa croissance supérieure de 0,8 point en 2012.


Dans le scénario « moins d’austérité », le chômage baisserait au lieu de continuer à augmenter. Dans tous les pays, sauf la Grèce, le déficit public serait réduit en 2012 par rapport à 2011. Certes, cette  réduction serait moindre que dans le scénario initial dans quelques pays, notamment ceux qui ont annoncé des impulsions négatives très fortes (l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, le Portugal et … la Grèce) et qui sont ceux qui subissent le plus la défiance des marchés financiers. A l’inverse dans certains pays, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas, le déficit public se réduirait plus que dans le scénario initial, l’effet indirect positif d’une croissance plus forte l’emportant sur l’effet direct d’une moindre rigueur budgétaire. Pour la zone euro dans son ensemble, le déficit public serait de 3,1 points de PIB contre 2,9 points dans le scénario initial. Une différence faible en regard d’une dynamique de croissance plus favorable (2,1 %) et d’une baisse du chômage (-1,2 point, tableau 2) au lieu d’une hausse dans le scénario initial.

La clef du scénario « moins d’austérité » est de permettre aux pays les plus en difficulté, et donc les plus contraints à une rigueur qui précipite leurs économies dans une spirale redoutable, d’adopter une réduction plus lente de leurs déficits. La zone euro est coupée en deux camps. D’un côté, il y a ceux qui réclament une austérité forte et brutale pour rendre crédible la soutenabilité des finances publiques et qui ont sous estimé ou ignoré délibérément les conséquences pour la croissance ; de l’autre, ceux qui, comme nous, recommandent moins d’austérité pour préserver plus de croissance et un retour au plein emploi. Les premiers ont failli : la soutenabilité des finances publiques n’est pas assurée et la récession et le défaut d’un ou plusieurs pays guettent. La seconde stratégie est la seule voie de retour à la stabilité sociale, économique mais aussi budgétaire puisqu’elle concourt à la soutenabilité des finances publiques par un meilleur équilibre entre restriction budgétaire et croissance et emploi, comme nous l’avons proposé dans une lettre au nouveau président de la République française.

 





Lettre au Président de la République française, François Hollande

par Jérôme Creel, Xavier Timbeau et Philippe Weil

Le 15 mai 2012, nous adressions une lettre au Président de la République française pour faire part de nos craintes sur la poursuite de politiques de restriction budgétaire entamant le potentiel de croissance de l’Union européenne. Nous proposions un Pacte budgétaire intelligent, un Smart Fiscal Compact. La lettre initiale a été préparée en anglais, car elle s’inscrit dans le cadre d’un débat résolument européen. En voici la traduction française.

Monsieur le Président,

La France et l’Union européenne sont à un tournant économique critique. Le chômage est élevé, la perte d’activité  induite par la crise financière depuis 2008 n’est pas résorbée et vous avez promis, dans ce contexte dégradé, d’éradiquer les déficits publics français d’ici 2017.

Votre prédécesseur s’était engagé à atteindre le même objectif, quoiqu’un peu plus tôt, en 2016 et votre campagne a été marquée par la priorité que vous avez donnée à faire participer les plus riches à l’effort fiscal. Cette différence est importante et elle a probablement pesé dans le résultat final mais, d’un point de vue macroéconomique, elle reste secondaire tant que le long terme de l’économie européenne et française ne dépend pas de son court terme.

Selon la macroéconomie standard qui a longtemps constitué le cadre de la politique économique, les multiplicateurs budgétaires sont positifs dans le court terme mais nuls dans le long terme, long terme déterminé par la productivité et l’innovation. Dans ce cadre, réduire les déficits à un rythme moins soutenu allège un peu le fardeau dans l’immédiat mais ne change rien à long terme. Au bout du compte, l’austérité est la seule solution pour réduire durablement le ratio dette sur PIB et elle est douloureuse – très douloureuse même. Notons en effet que :
•    La fable selon laquelle les multiplicateurs à court terme pourraient être négatifs a définitivement été éventée. Une restriction budgétaire a un impact négatif sur l’activité, sauf dans le cas très particulier d’une petite économie ouverte qui, en régime de changes flexibles mène une politique monétaire accommodante, ce qui est loin de pouvoir s’appliquer à la France d’aujourd’hui. Parce que la France de 2012 n’est pas la Suède de 1992, la perspective d’un meilleur état futur des finances publiques n’est pas à même de compenser les effets récessifs directs et immédiats d’une restriction fiscale.
•    Si, comme le dit le FMI, la crise financière a durablement réduit l’activité économique, alors le déficit public que connaît la France est structurel – pas conjoncturel. Dans ce cas de figure, la seule solution est une restriction budgétaire pour assurer la soutenabilité à long terme.
•    Par ailleurs, il existe désormais un consensus sur le fait que les multiplicateurs budgétaires de court terme sont élevés en bas de cycle et plus faible en haut de cycle. Ainsi, laisser croître la dette en période faste et chercher à réduire les déficits en période de ralentissement est très coûteux.

Cette analyse est cependant périmée car il semble de plus en plus évident que la crise financière a profondément changé le contexte macroéconomique. Les multiplicateurs budgétaires y sont toujours positifs à court terme mais ne sont pas nuls à long terme à cause de deux effets contradictoires :
•    Le premier est le cauchemar des dirigeants français et européens, alimenté par le travail historique de Carmen Reinhart et de Kenneth Rogoff et illustré par les difficultés que l’Italie, l’Espagne ou la Grèce ont rencontrées lorsqu’il a fallu refinancer leur dette publique. Dans ce cauchemar, le pire se produirait après que le rapport de la dette au PIB aurait franchi un seuil  se situant autour de 90%. Passé ce seuil, les investisseurs réaliseraient brutalement qu’il n’y a plus de moyen facile de ramener la dette à un niveau contrôlable sans inflation ou sans répudiation. Ils exigeraient alors des taux plus élevés pour couvrir ce risque, impliquant une dégradation des comptes publics et alimentant l’effet “boule de neige” sur la dette. La restriction budgétaire qui  serait alors imposée par la dégradation des conditions de financement achèverait de creuser la récession – validant ainsi les doutes des investisseurs sur la soutenabilité des finances publiques. Le franchissement du seuil déclencherait une spirale irréversible. Pour l’éviter, il faudrait s’infliger immédiatement une restriction budgétaire conséquente pour en éviter une future encore plus considérable. Dans ce schéma, notre salut (économique) passerait par un changement radical et immédiat de cap pour échapper à la tempête qui s’annonce.
•    Mais il existe un danger symétrique : dans un contexte de finances publiques dégradées non pas par le laxisme budgétaire (ce qui exclut la Grèce) mais par la crise financière de 2008, une restriction budgétaire maintenant peut provoquer un effondrement social, politique ou économique ou détruire durablement la capacité productive. La restriction budgétaire ne serait donc pas simplement récessive à court terme mais également à long terme. L’expansion budgétaire serait alors une condition nécessaire pour la prospérité à long terme et la soutenabilité des finances publiques. Dans ce schéma, notre salut exigerait que nous gardions le cap dans la tempête.

Monsieur le Président, la pertinence de votre stratégie visant à « équilibrer les comptes publics en 2017 » dépend celui de ces deux écueils que vous considérerez comme le plus menaçant ou inéluctable. Devez-vous craindre que la négligence budgétaire finisse toujours par se payer au prix fort ou devez-vous redouter par-dessus tout qu’une rigueur brutale compromette le futur de notre économie et n’alimente frustrations et désespoirs ?

Pour répondre à ces questions redoutables, les préjugés ou l’idéologie sont de mauvais conseils. Nous vous pressons au contraire de considérer les éléments les plus factuels :

•    Les notations des dettes souveraines de pays dont les déficits et les dettes publics sont considérables, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont été dégradées par les agences de notation sans conséquence particulière. Votre prise de fonctions ne s’est pas, elle non plus, traduite par une dégradation des conditions de financement de l’Etat.  Ceci laisse à penser que les marchés comprennent mieux, semble-t-il, que certains dirigeants, que le problème principal des finances publiques européennes n’est ni la dette ni les déficits mais bien la gouvernance de la zone euro et ses politiques monétaire et budgétaire. Un prêteur en dernier ressort — il n’y en a pas en zone euro —résoudrait facilement et directement les crises de dette souveraine. L’objection voulant que cela forcerait la Banque centrale européenne à monétiser les dettes publiques, en violation de ses statuts et de son objectif de stabilité des prix, ne tient pas. La simple possibilité d’une monétisation réduirait en effet la prime de risque et en éliminerait la nécessité, de sorte qu’il n’y aurait plus de panique autoréalisatrice sur le financement d’un Etat et de crise de dette souveraine italienne, espagnole, voire française.
•    En outre, Ugo Panizza et Andrea Presbitero ont montré qu’il n’existe pas de preuve historique convaincante que la réduction de la dette engendre une croissance plus forte. Dès lors, l’affirmation courante selon laquelle la réduction de la dette publique est un prérequis à la reprise de l’activité est au mieux une corrélation, au pire fallacieuse, mais en aucun cas une causalité impliquée par les données.
•    Vingt années de stagnation au Japon nous rappellent que la déflation est un piège durable et délétère. La sous-activité pousse les prix inexorablement à la baisse. Paul Krugman et Richard Koo ont montré comment les taux d’intérêt réels anticipés enclenchent une spirale de désendettement lorsque les anticipations de prix se verrouillent sur la déflation. Si de surcroît, la déflation des bilans touche le secteur bancaire, l’effondrement du crédit nourrit la contraction.
•    Un des effets pervers de l’austérité budgétaire découle de la destruction de capital humain par de longues périodes de chômage. Les cohortes de jeunes qui entrent sur un marché du travail dégradé prendront un mauvais départ qui les marquera durablement. Plus longtemps le taux de chômage persistera au-dessus de son niveau d’équilibre, plus profondes seront les frustrations issues d’un avenir bouché.
•    Au-delà du capital humain, les entreprises sont le lieu d’accumulation d’une grande variété  de capital, allant du capital social aux actifs immatériels produit par la R&D. Philippe Aghion et d’autres ont montré qu’à travers ce canal la volatilité de court terme de l’activité avait un impact (négatif) sur le potentiel de croissance. Dans un monde compétitif, le sous-investissement en R&D se traduit par des pertes de parts de marché. En rendant l’activité plus volatile, la restriction budgétaire pèse ainsi durablement sur le potentiel de croissance.
•    Ce qui est vrai pour l’investissement dans les actifs immatériels privés l’est encore plus en ce qui concerne les actifs immatériels publics, c’est-à-dire des actifs qui génèrent des flux de biens publics que les incitations individuelles peinent à produire. Les règles d’or habituellement évoquées négligent ce type d’actifs dont la comptabilité est par nature complexe. En conséquence, la recherche d’une réduction prompte des déficits se fait bien souvent aux dépens des investissements dans ces actifs publics immatériels, bien qu’ils aient une profitabilité (sociale) élevée et qu’ils seront essentiels lorsqu’il s’agira d’assurer la transition la moins brutale possible vers une économie plus économe en carbone.

Sur la base de ces constats, nous prenons la liberté de vous suggérer une stratégie en quatre points :

1.    Vous devez affirmer que l’austérité budgétaire est mauvaise à la fois à court terme et à long terme. Il faut rappeler à Madame Merkel que, par conséquent, la plus grande prudence s’impose quand on prône la rigueur.
2.    Ralentir le rythme auquel la restriction budgétaire est infligée aux pays de l’Union européenne est essentiel  aussi bien pour réduire le chômage dans le court terme que pour maintenir la prospérité à long terme. Sans prospérité de long terme, la réduction des ratios de dette sur PIB sera impossible sauf à accepter inflation et répudiation.
3.    Vous devez reconnaître que les peurs de votre prédécesseur étaient fondées : sans un prêteur de dernier ressort ou sans mutualisation des dettes publiques, une rigueur budgétaire moins déterminée expose à un risque de hausse des taux d’intérêt souverains en déclenchant une anxiété autoréalisatrice. L’exemple des Etats-Unis nous montre que le meilleur moyen de traiter ce risque est d’avoir une banque centrale bien armée qui agit comme un prêteur de dernier ressort. Il faut donc une modification rapide du traité de Maastricht dans ce sens. Amender les objectifs de la BCE en intégrant la préoccupation de la croissance est secondaire.
4.    Madame Merkel a raison de croire qu’une banque centrale qui sauve les Etats de la faillite est la porte ouverte à l’aléa moral. Vous devez donc accepter, en contrepartie de la modification des statuts de la banque centrale, qu’un pacte budgétaire (le Fiscal Compact) gouverne les finances publiques européennes. Mais vous devez lutter pour un pacte « intelligent », un Smart Fiscal Compact (SFC). Ce SFC doit renforcer la soutenabilité des finances publiques dans un monde où le long terme n’est pas écrit et invariant à l’avance et dépend de la trajectoire économique dans le court terme. Il doit s’appuyer sur des institutions européennes légitimes investies du pouvoir de contrôler et de veiller au respect des engagements budgétaires de chaque pays. Cette tâche nécessitera du pragmatisme et une solide approche empirique de l’économie plutôt que de la numérologie budgétaire ou les règles simplistes qui sont pour l’instant prévues.

Ne pas réduire les déficits publics en Europe conduira à une débâcle. Les réduire brutalement est la voie la plus sûre vers le désastre. Croire que de vieilles astuces comme la dérégulation du marché du travail stimuleront la croissance est illusoire, comme nous le rappelle l’OIT dans son dernier rapport. Le risque de bouleversements et basculements soudains dans les modes de fonctionnement économiques ou sociaux interdit les demi-mesures. La montée rampante de déséquilibres de long terme oblige à des actions rapides. Ce qui est vrai pour la France est encore plus vrai pour nos partenaires : l’ensemble des membres de l’Union européenne ont un besoin impératif de marges de manœuvres immédiates, sans quoi le futur risque bien d’être fort compromis.

Nous espérons, Monsieur le Président, que vous trouverez utiles ces quelques suggestions et nous vous prions de bien vouloir agréer l’expression de notre respectueuse considération.




Négocions un signal-prix mondial du carbone, et vite !

par Stéphane Dion [1] et Éloi Laurent

Vingt ans après la Conférence de Rio, et alors qu’une nouvelle conférence sur le climat s’ouvre à Bonn lundi 14 mai 2012, un constat d’échec s’impose sur le front de la lutte contre les changements climatiques induits par l’activité humaine. Nous ne pourrons pas échapper à un grave dérèglement du climat si nous continuons de la sorte. Il nous faut changer de direction, et vite. 

L’Agence internationale de l’Énergie prévoit un réchauffement de plus de 3.5° C à la fin du 21e siècle si tous les pays respectent leurs engagements, et de plus de 6° C s’ils se limitent à leurs politiques actuelles. À ce niveau de réchauffement, la science du climat nous prévient que notre planète deviendra bien moins hospitalière pour les humains et moins propice à toutes les formes de vie.

À la Conférence de Durban de décembre 2011, les pays ont exprimé leur vive inquiétude quant à l’écart entre leurs propres engagements et l’atteinte de l’objectif de limiter le réchauffement en-deçà de 2° C (par rapport à l’ère pré-industrielle). Ils ont promis de redoubler d’effort en vue d’abolir cet écart. Pourtant, ils ne se sont pas engagés à atteindre des cibles plus contraignantes. Nous faisons dès lors face à une distance de plus en plus insoutenable entre l’urgence de l’action et l’inertie des négociations mondiales.

Les pays développés refusent de renforcer leurs politiques climatiques tant que les autres grands émetteurs n’en feront pas autant. Mais les pays émergents, en particulier la Chine et l’Inde, avec des taux de croissance annuelle de leur produit intérieur brut de 8 à 10 %, n’accepteront pas, dans un avenir prévisible, de cibles de réduction en volume de leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces pays pourraient en revanche être plus ouverts à l’idée de prélever un prix sur la tonne de CO2, harmonisé au plan mondial, dont le revenu leur appartiendrait, et auquel leurs compétiteurs économiques seraient eux aussi astreints.

Selon nous, le meilleur instrument de coordination internationale qu’il faille établir pour lutter contre les changements climatiques est ce signal-prix mondial du carbone. C’est pourquoi nous proposons de concentrer les négociations à venir sur cet objectif essentiel.

Voici ce que nous proposons (voir le détail, en version française http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2012-15.pdf et anglaise) : chaque pays s’engagerait à instaurer, sur son territoire, un prix du carbone aligné sur une norme internationale validée par la science, en vue d’atteindre, ou du moins, de nous rapprocher le plus possible, de l’objectif de plafonnement du réchauffement planétaire à 2° C. Chaque pays choisirait de prélever ce prix par la fiscalité ou par un système de plafonnement et d’échange de permis d’émissions (un « marché du carbone »).

Les gouvernements seraient libres d’investir à leur gré les revenus issus du paiement du prix pour les rejets de carbone et de l’abolition correspondante des subventions aux énergies fossiles. Ils pourraient, par exemple, investir dans la recherche-développement en matière d’énergies propres, dans les transports en commun, etc. Ils pourraient aussi choisir de corriger les inégalités sociales dans l’accès à l’énergie.

Les pays développés auraient l’obligation de réserver une partie de leurs revenus pour aider les pays en voie de développement à instaurer des politiques d’atténuation, d’adaptation et de création de puits de carbone (reforestation, par exemple). L’apport respectif de chaque pays développé serait proportionnel à ce que représentent ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à l’ensemble des émissions de tous les pays développés.

En vertu de cet accord international, les pays auraient le droit de taxer, aux frontières, les produits en provenance d’un pays qui n’aurait pas établi un prix du carbone conforme à la norme internationale. Le message serait clair pour tous les grands émetteurs : si vous ne prélevez pas un prix carbone sur vos produits avant de les exporter, les autres pays le feront à votre place, et ce sont eux qui en tireront des revenus. Chaque pays verrait ainsi que son intérêt commercial est de se conformer à l’accord international, à tarifer ses propres émissions et à utiliser comme il l’entend les revenus qu’il en tirerait.

Ainsi, le monde serait doté à temps d’un instrument essentiel à son développement soutenable. Les émetteurs de carbone seraient enfin obligés d’assumer le coût environnemental de leurs actions. Les consommateurs et les producteurs seraient incités à choisir les biens et les services à plus faible teneur en carbone et à investir dans de nouvelles technologies qui réduisent leur consommation d’énergie et leurs émissions polluantes.

Nous devons négocier ce signal-prix mondial du carbone, et vite. Quel meilleur endroit pour engager cette démarche qu’à Rio, là-même où le problème du changement climatique a été reconnu par la communauté internationale voilà 20 ans ? 


[1] Stéphane Dion est député à la Chambre des Communes du Canada ; ancien ministre de l’Environnement du Canada, il a présidé la 11e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, tenue à Montréal en 2005 (COP 11).