Politique monétaire et boom immobilier : comment gérer l’hétérogénéité dans la zone euro ?

par Christophe Blot et Fabien Labondance

La transmission de la politique monétaire à l’activité économique et à l’inflation repose sur différents canaux dont le rôle et l’importance dépendent crucialement des caractéristiques structurelles des économies. La dynamique du crédit et des prix immobiliers est au cœur de ce processus. Dans la zone euro, les sources d’hétérogénéité entre pays sont multiplées, ce qui pose la question de l’efficacité de la politique monétaire mais aussi celle des moyens à mettre en œuvre pour atténuer cette hétérogénéité.

Les sources d’hétérogénéité entre les pays peuvent résulter du degré de concentration des systèmes bancaires (i.e. plus ou moins de banques et donc plus ou moins de concurrence), du mode de financement (i.e. à taux fixe ou à taux variable), de la maturité des prêts aux ménages, de leur niveau d’endettement, de la proportion de ménages locataires ainsi que des coûts de transaction sur le marché immobilier. La part des prêts effectués à taux variable reflète parfaitement ces hétérogénéités puisqu’elle s’élève à 91 % en Espagne, 67 % en Irlande et à 15 % en Allemagne. Dans ces conditions, la politique monétaire commune menée par la Banque centrale européenne (BCE) a des effets asymétriques sur les pays de la zone euro, comme en témoigne l’évolution divergente des prix de l’immobilier dans ces pays. Ces asymétries se répercutent ensuite sur l’évolution du PIB, un phénomène que l’on a observé aussi bien « avant » que « depuis » la crise. Ces questions font l’objet d’un article que nous avons publié dans le volume Ville et Logement de la Revue de l’OFCE. Nous évaluons l’hétérogénéité de la transmission de la politique monétaire vers les prix immobiliers dans la zone euro en distinguant explicitement deux étapes du canal de transmission, chaque étape pouvant refléter différentes sources d’hétérogénéité. La première permet de décrire la répercussion du taux d’intérêt contrôlé par la BCE sur les taux appliqués par les banques de chaque pays de la zone euro aux crédits immobiliers. La deuxième étape illustre les effets différenciés de ces taux bancaires sur les prix immobiliers.

Nos résultats confirment l’existence d’une transmission hétérogène de la politique monétaire dans la zone euro. Ainsi, pour un taux directeur constant fixé par la BCE à 2 %, comme cela était le cas entre 2003 et 2005, les estimations réalisées sur la période précédant la crise suggèrent que le taux d’équilibre de long terme appliqué respectivement par les banques espagnoles et irlandaises serait de 3,2 % et 3,3 %. Comparativement, le taux équivalent en Allemagne serait de 4,3 %. En outre, l’inflation plus élevée en Espagne et en Irlande amplifierait cet écart de taux nominal. Nous montrons ensuite que la répercussion des variations du taux directeur de la BCE sur les taux bancaires est, avant la crise, plus forte en Espagne ou en Irlande qu’elle ne l’est en Allemagne (graphique), ce qui renvoie aux différences observées sur la part des prêts effectués à taux variable dans ces différents pays Il faut noter qu’avec la crise, la transmission de la politique monétaire a été fortement perturbée. Les banques n’ont pas forcément ajusté l’offre et la demande de crédit en modifiant les taux mais en durcissant les conditions d’octroi des crédits[1]. Par ailleurs, les estimations portant sur la relation entre les taux appliqués par les banques et les prix immobiliers suggèrent une forte hétérogénéité à l’intérieur de la zone euro. Ces différents résultats permettent donc de comprendre, au moins partiellement, les divergences observées sur les prix immobiliers dans la zone euro. La période au cours de laquelle le taux fixé par la BCE était bas aurait contribué au boom immobilier en Espagne et en Irlande. Puis, le durcissement de la politique monétaire, décidé après 2005, expliquerait également l’ajustement plus rapide des prix immobiliers observé dans ces deux pays. Nos estimations suggèrent également que les prix immobiliers dans ces deux pays sont aussi très sensibles aux évolutions de la croissance économique et démographique. Les cycles immobiliers ne peuvent donc pas se réduire à l’effet de la politique monétaire.

Dans la mesure où la crise récente trouve sa source dans les déséquilibres macroéconomiques qui se sont développés dans la zone euro, il est essentiel pour le bon fonctionnement de l’Union européenne de réduire les sources d’hétérogénéités entre les Etats membres. Pour autant, ceci n’est pas forcément du ressort de la politique monétaire. D’une part, il n’est pas certain que l’instrument de politique monétaire, le taux d’intérêt de court terme, soit l’outil adapté pour freiner le développement de bulles financières. D’autre part, la BCE conduit la politique monétaire pour l’ensemble de la zone euro en fixant un taux d’intérêt unique, ce qui ne lui permet pas de tenir compte des hétérogénéités qui caractérisent l’Union. Il  faut plutôt encourager la convergence des systèmes bancaire et financier. A cet égard, bien qu’elle soulève encore de nombreux problèmes (voir Maylis Avaro et Henri Sterdyniak), le projet d’union bancaire peut contribuer à réduire l’hétérogénéité. Un autre moyen efficace de réduire l’asymétrie de la transmission de la politique monétaire réside dans la mise en œuvre d’une politique prudentielle centralisée dont la BCE pourrait être en charge. De cette façon, il serait possible de renforcer la résilience du système financier en adoptant notamment une régulation du crédit bancaire qui pourrait tenir compte de la situation prévalant dans chaque pays afin d’éviter le développement de bulles qui font peser une menace pour les pays et pour la stabilité de l’union monétaire (voir le rapport du CAE n°96 pour plus de détails).


[1] Kremp et Sevestre (2012) mettent en avant le fait que la réduction des volumes de prêts ne provient pas uniquement d’un rationnement de l’offre de crédit mais que le climat récessif a également entraîné une baisse de la demande.

 




Inégalités et déséquilibres globaux : reconsidérer de vieilles idées pour traiter de nouveaux problèmes

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Vona

Les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de concilier un pouvoir domestique de régulation macroéconomique fondé sur la mise en œuvre de stabilisateurs internes et la recherche de la justice sociale avec une nécessaire discipline internationale susceptible de garantir une libéralisation progressive du commerce, source de croissance (Rodrik 2011). Ils y sont parvenus. Dans un contexte devenu très différent, cet objectif est toujours d’actualité. La forme que peut prendre, aujourd’hui, la discipline nécessaire pourrait bien s’inspirer de Keynes qui avait proposé, en vain, l’adoption d’une sorte de stabilisateur automatique de la demande globale. L’idée est que pour échapper à un mauvais équilibre fait de demande faible et de dettes élevées, réabsorber les déséquilibres globaux grâce à ce type de stabilisateur serait le meilleur moyen de relancer la demande, à la fois directement en laissant les pays en surplus dépenser plus et, indirectement, en réduisant les inégalités.

Le déficit structurel de demande globale représente sans conteste la contrainte majeure qui pèse sur la sortie de la grande récession. Une demande mondiale atone apparaît comme la résultante de deux facteurs tout à fait indépendants, une contrainte et un choix politique. Le choix est celui de ces pays, spécialement les pays émergents auxquels il faut ajouter l’Allemagne, qui ont bâti leur enrichissement sur une croissance entraînée par l’exportation en utilisant un mix de modération salariale et de stratégies efficaces de conquête des marchés. La contrainte est celle exercée par la dette publique qui affecte la possibilité d’expansion de la demande dans la majorité des pays développés. Dans la mesure où ces pays doivent appliquer des politiques budgétaires restrictives afin de prévenir le risque de défaut, leur seule chance de soutenir la demande repose sur la redistribution des revenus en faveur des ménages pauvres dont la propension à consommer est plus grande.

Le débat actuel sur cette question est au mieux trompeur, oscillant entre les habituels Charybde et Scylla, entre plus ou moins d’intervention de l’Etat. D’un point de vue keynésien standard, le goulot d’étranglement de la demande mondiale est la conséquence des politiques néo-libérales, aggravées en Europe en raison de l’opposition des pays du Nord à la mise en œuvre de programmes publics par l’Union européenne, éventuellement financés grâce à l’émission d’obligations en euros. D’un point de vue orthodoxe, développé par des économistes convaincus de l’existence de mécanismes de ruissellement (augmenter la richesse de quelques-uns finit par profiter à tous), la crise constitue une opportunité pour éliminer les dernières barrières à une complète libéralisation des marchés de biens et du travail. Ces barrières sont supposées empêcher les économies de l’UE d’accroître leur compétitivité vis-à-vis de leurs nouveaux concurrents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Alors que les keynésiens sont singulièrement optimistes dans leur croyance que davantage de dépenses publiques réussira à assurer un nouveau départ à des économies affaiblies, l’économie orthodoxe néglige par hypothèse le problème de la demande globale. Elle ignore qu’une course à la compétitivité basée sur davantage de modération salariale et de coupes dans les dépenses de l’Etat providence ne ferait qu’amplifier la contrainte de demande globale.

Il est bien documenté qu’au cours des trente dernières années, les salaires réels et les conditions de vie des travailleurs de basse et moyenne qualifications se sont substantiellement dégradés, alors que les profits et, plus généralement, les gains des 1% de ménages les plus riches ont augmenté de manière impressionnante (Piketty and Saez 2006, Eckstein and Nagypál 2004, OECD 2011). Le creusement des écarts de revenus a été particulièrement important aux Etats-Unis et dans les pays Anglo-Saxons où des marchés du travail dérégulés ont permis des ajustements à la baisse des salaires. Il a aussi affecté les économies européennes sous d’autres formes, des taux de chômage structurels et des parts de profit plus élevés (Krugman 1994). La diminution excessive du salaire médian en regard de la productivité moyenne a créé un coin entre la demande qui est plus sensible aux variations de salaires qu’aux variations des opportunités de profit, et l’offre pour laquelle c’est le contraire. La mondialisation joue un rôle clé dans l’accroissement des inégalités entre profits et salaires dans la mesure où l’accroissement de la mobilité du capital ne s’est pas accompagné, en parallèle, d’un accroissement de la mobilité internationale du travail (Stiglitz 2012). Seul le jeu conjoint d’une dette accrue (à la fois publique et privée) et des gains de productivité dus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ont empêché le déficit de demande de se manifester plus tôt en relation avec l’effet perturbateur d’une excessive inégalité (voir Stiglitz 2012, Fitoussi and Saraceno 2011, Patriarca and Vona 2013).  Les déséquilibres globaux ont joué un rôle clé dans le maintien d’un niveau élevé de demande globale dès lors que l’épargne constituée dans les pays dont les comptes courants sont excédentaires (la Chine) a été prêtée aux ménages et gouvernements des pays déficitaires (les Etats-Unis). En outre, en atténuant les effets d’inégalités excessives, les déséquilibres globaux font que la pression politique en faveur d’une redistribution demeure sous contrôle. Mais, comme nous l’avons constaté, ils ont été la source d’une instabilité macroéconomique. L’excès d’épargne en Chine a créé une masse de liquidités en quête d’opportunités d’investissement qui a augmenté la probabilité de formation de bulles des prix des actifs, notamment en présence d’un secteur financier inadéquat et surdimensionné (Corden 2011).

En dehors de toute considération éthique, la préoccupation relative aux effets d’une inégalité croissante dans les économies occidentales n’aurait guère d’importance au regard de la croissance mondiale, si la demande plus faible là était compensée par une demande croissante dans les pays exportateurs comme la Chine (ou l’Allemagne). Malheureusement, il n’y a pas compensation et il n’est pas prévu qu’elle prenne place rapidement pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les oligarchies des pays émergents (spécialement la Chine) ont trouvé commode de soutenir la demande indirectement, plutôt que par le canal d’une hausse des salaires proportionnelle aux gains de productivité, en investissant les larges surplus de la balance courante sur le marché financier américain et, ce faisant, en finançant les consommateurs américains. Le fait que les inégalités aient également augmenté en Chine depuis que les réformes favorables au marché ont été engagées, vient à l’appui de cet argument. En particulier, l’inégalité entre les parts des facteurs, c’est-à-dire entre profits et salaires, s’est accrue substantiellement depuis 1995, avec une part des salaires qui a diminué entre 7.2% et 12.5% suivant la définition comptable retenue (Bai and Qian 2010). Le problème vient, évidemment, de ce que les déséquilibres mondiaux ont été à l’origine de la crise financière actuelle.

Deuxièmement, une comparaison historique des épisodes de rattrapage peut aider à faire la lumière sur l’origine de l’abondement nécessaire de la demande mondiale. Le rattrapage économique par l’Allemagne et les Etats-Unis du Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle a été rapidement suivi par la convergence des niveaux de vie et des salaires (Williamson, 1998). Aujourd’hui, le rattrapage économique de la Chine est beaucoup plus lent en termes de convergence des salaires et des conditions de vie. A titre d’exemple, le PIB de la Chine par habitant est passé de 5,7% à 17,2% du PIB américain par habitant entre 1995 et 2010 (source: Penn World Tables), tandis que le coût horaire du travail, également en augmentation, n’a atteint que 4,2% de celui des États-Unis en 2008 (source: Bureau of Labor Statistics). Cet écart entre le PIB par habitant et le coût unitaire du travail en Chine montre clairement que le rattrapage en termes de conditions de vie des travailleurs est beaucoup plus lent que le rattrapage en termes de taux de croissance. L’écart est encore plus frappant quand le pays de référence, les Etats-Unis, est lui-même caractérisé par un niveau élevé d’inégalité.

Les raisons de cette lente convergence des salaires méritent de plus amples investigations et ont probablement à voir avec les facteurs affectant les changements institutionnels qui favorisent la redistribution des profits vers les salaires, y compris la culture et la progressivité de l’impôt (Piketty et Qian 2009), dans les pays en phase de rattrapage. Certes, la taille de la population chinoise par rapport à la population mondiale n’a pas aidé à établir ces changements institutionnels. Sur la base de simples hypothèses de la théorie standard de la négociation, le pouvoir de négociation dépend de l’option extérieure, laquelle est limitée pour les travailleurs par l’existence d’une grande «armée de réserve» prête à travailler pour des salaires extrêmement bas. On peut alors affirmer que plus grande est l’armée de réserve, plus de temps il faut pour réduire la pression à la baisse sur les salaires des travailleurs dans la partie avancée de l’économie. De fait, la convergence des salaires a été beaucoup plus rapide dans les précédents épisodes de rattrapage dès lors que la contrainte du travail est devenue plus forte, plus rapidement  en raison de la petite taille de la population, permettant aux travailleurs de lutter pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. En un mot, une trop grande armée de réserve empêche les salaires d’augmenter suffisamment au regard de la productivité et les réformes démocratiques de décoller en Chine, créant ainsi un écart entre le moment de la croissance économique et celui des réformes politiques, nécessaires pour rééquilibrer la demande et l’offre.

Non seulement la lente convergence en termes de salaires des pays en phase de rattrapage provoque des déséquilibres mondiaux persistants entre la demande et l’offre, mais c’est aussi la raison essentielle des obstacles rencontrés pour réduire les inégalités dans les pays occidentaux du fait de la pression concurrentielle ainsi exercée. En premier lieu, la mise en œuvre de politiques de redistribution augmentant les salaires réels est susceptible de réduire encore davantage la compétitivité et de provoquer un flux substantiel d’investissements à l’étranger. En second lieu, la délocalisation de la production à l’étranger peut avoir forcé les travailleurs à accepter des salaires plus bas, un effet difficile à corréler empiriquement avec des mesures  approchées de la mondialisation telles que le commerce ou les investissements extérieurs. Cependant, alors que les analyses empiriques des 30 dernières années du 20e siècle s’accordent à dire que la mondialisation n’a pas été pas le principal facteur
d’augmentation de l’inégalité, des études récentes indiquent que: (i) l’externalisation a eu un impact négatif sur les salaires des qualifications moyennes ou faibles et les niveaux d’emploi correspondants dans les pays développés, en particulier dans la dernière décennie (Firpo, Fortin et Lemieux 2011), (​​ii) l’effet du commerce sur l’inégalité a peut être été sous-estimé du fait de la fragmentation de la production (Krugman 2008).

Les déséquilibres mondiaux sont également susceptibles de créer des obstacles aux politiques visant à réduire les inégalités. Un secteur financier surdimensionné a contribué à augmenter les revenus du 1% les plus riches de la population et donc leur pouvoir de lobbying. Cela a permis à ces super-riches d’influencer fortement les décisions politiques qui ont rendu leurs rentes plus élevées, notamment grâce à une réduction massive de la progressivité de l’impôt (Fitoussi et Saraceno 2012) et d’autres circuits opaques (par exemple, les failles fiscales, Stiglitz 2012). Maintenant, ce lobby des super-riches rend extrêmement difficile de limiter le pouvoir de la finance et de restaurer des taux d’imposition plus équitables des rentes et autres hauts revenus.

Comment éviter l’impasse engendrée par les déséquilibres mondiaux et la pression mondiale pour la modération salariale? Y a-t-il dans le système tel qu’il est des forces endogènes qui finiront par réduire les déséquilibres mondiaux et les inégalités?

La première option est d’attendre des réformes en Chine. Les politiciens dans les pays occidentaux peuvent espérer en une accélération de ce processus qui va conduire à une augmentation parallèle des salaires réels et, partant, de la demande mondiale. Ce serait la solution de marché idéale, mais il est peu probable qu’elle se produise à court et à moyen terme. Une deuxième possibilité consistera en une dépréciation à grande échelle des devises des économies occidentales: dollar, euro et yen. Toutefois, une telle politique est susceptible de créer une spirale de dépréciation, ce qui augmente aussi l’incertitude de l’investissement. La persuasion est peu probable de convaincre les politiciens chinois de ne pas dévaluer le yuan dans la mesure où leurs avoirs en dollars et en euros vont se déprécier considérablement. Une troisième solution, protectionniste, n’est pas convaincante du tout car elle est susceptible de déclencher une spirale de représailles ouvrant la voie à des guerres globales. Interactions politiques indirectes et mondiales sont en jeu ici: les partis politiques nationalistes et les politiques protectionnistes associées risquent de devenir d’autant plus populaires que le calendrier des réformes chinoises est trop lent et donc le processus d’ajustement douloureux dans le moyen terme. Une quatrième solution est de recourir à une vieille idée de John Maynard Keynes sur les «stabilisateurs automatiques mondiaux». Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, Keynes a proposé une institution internationale, l’ «Union de compensation internationale» (ICU), pour résorber à la fois les excédents et les déficits commerciaux, considéré comme aussi inquiétants les uns que les autres (A. Bramucci 2012). En particulier, les excédents commerciaux persistants étaient considérés comme une source potentielle de pénurie à long terme de la demande mondiale. L’idée principale était de coordonner à travers l’ICU à la fois les réévaluations et l’expansion de la demande dans les pays en excédent, et les dévaluations et le contrôle des mouvements de capitaux dans les pays en déficit. Une telle institution irait dans la bonne direction pour aider à résorber les déséquilibres mondiaux, mais manquerait du pouvoir nécessaire pour que les ajustements nécessaires soient effectivement mis en place.

La combinaison d’une règle globale pour l’ajustement des salaires avec des sanctions de l’OMC peut constituer une façon plus intelligente et fiable de relancer la demande mondiale. La première partie de la proposition consisterait à lier la croissance des salaires réels non seulement à la croissance de la productivité, tel que proposé par A. Watt (2011), mais aussi à l’excédent commercial. Conditionnée au niveau de développement du pays (de sorte que les ajustements réglementaires doivent tenir compte du niveau initial du PIB par habitant, évidemment ajusté pour les PPP), cette proposition signifierait que les pays qui connaissent des croissances à moyen terme à la fois de la productivité et de l’excédent commercial devraient augmenter les salaires réels. Sinon, d’autres pays pourraient augmenter les tarifs sur les produits exportés par les pays qui ne respectent pas la règle. La capacité effective de mettre en œuvre cette règle peut être renforcée en donnant aux organisations syndicales, globales ou locales, et aux ONG le pouvoir de contrôler les situations spécifiques où la règle n’est pas respectée, c’est à dire la zone spéciale axée sur l’exportation en Chine, où les normes du travail sont particulièrement faibles. Dans le cas des déficits commerciaux, le pays pourrait être invité à suivre une modération des salaires réels et à mettre sous contrôle le déficit public. Dans un tel contexte, ces politiques restrictives pourraient avoir des effets néfastes limités sur la croissance en raison de l’augmentation de la demande extérieure qui fait suite à la hausse des salaires dans les pays exportateurs nets. La proposition aurait aussi un effet positif en réduisant le niveau global des inégalités fonctionnelles dans le monde entier, et en restaurant une répartition plus équilibrée entre salaires et profits.

Dans l’ensemble, la coordination de l’offre et la demande mondiale serait restaurée à l’aide d’un stabilisateur automatique simple qui neutraliserait la tentation protectionniste et, en même temps, relâcherait les contraintes qui empêchent les politiques de réduction des inégalités d’ être approuvées dans les pays occidentaux.

Références :

 




Les étranges prévisions de la Commission pour 2014

par Mathieu Plane

Les chiffres de la croissance française pour 2014 publiés par la Commission européenne (CE), dans son dernier rapport de mai 2013, semblent en apparence relativement consensuels. En effet, la Commission table sur une croissance du PIB de 1,1 % en 2014, relativement proche de la prévision réalisée par l’OCDE (1,3 %) ou par le FMI (0,9 %) (tableau 1). Cependant, ces prévisions de croissance relativement similaires masquent des différences profondes. Tout d’abord, pour définir la politique budgétaire à venir, contrairement aux autres instituts, la Commission ne prend en compte que les mesures votées. Si les prévisions de croissance de la Commission pour l’année 2013 intègrent bien les mesures de la Loi de finances pour 2013 (et donc la politique de grande rigueur), les prévisions pour 2014 n’intègrent aucune mesure budgétaire à venir, alors même que le gouvernement prévoit, d’après le programme de stabilité transmis à Bruxelles en avril 2013, une austérité de 20 milliards d’euros en 2014 (soit une impulsion budgétaire de -1 point de PIB). Pour 2014, l’exercice réalisé par la Commission ressemble donc plus un cadrage économique qu’à une prévision car il n’intègre pas la politique budgétaire la plus probable pour 2014. Du coup, le gouvernement n’a aucune raison de se caler sur la prévision de croissance de la Commission pour 2014 car les hypothèses sur la politique budgétaire sont radicalement opposées. Mais au-delà de cette différence, se pose également le problème de cohérence globale du cadre économique réalisé par la Commission pour 2014. Il est en effet difficilement compréhensible que Commission puisse prévoir pour 2014 une hausse du taux de chômage avec un output gap très dégradé et une impulsion budgétaire positive.

Globalement, tous les instituts partagent l’idée que l’output gap de la France est actuellement très creusé, compris en 2013 entre -3,4 points de PIB (pour la CE) et -4,3 (pour l’OCDE) (tableau 1). Tous considèrent donc que le PIB actuel est très éloigné de sa trajectoire de long terme et ce déficit d’activité devrait donc conduire, en dehors de tout choc extérieur et de toute contrainte sur la politique budgétaire et monétaire, à un rattrapage spontané de croissance dans les années à venir. Cela devrait donc se traduire par un taux de croissance du PIB supérieur à celui du potentiel, quelle que soit la valeur de ce dernier. Assez logiquement, si l’impulsion budgétaire est neutre ou positive, la croissance du PIB devrait être donc largement supérieure à son potentiel. Pour le FMI, l’impulsion budgétaire négative (-0,2 point de PIB) est plus que compensée par le rattrapage spontané de l’économie, se traduisant par une légère fermeture de l’output gap (0,2) en 2014. Pour l’OCDE, l’impulsion budgétaire fortement négative (-0,7 point de PIB) ne permet pas de fermeture de l’ouput gap, celui-ci continuant à se creuser (-0,3), mais moins que l’impact négatif de l’impulsion en raison de la dynamique spontanée de rattrapage. Dans les deux cas (OCDE et FMI), cette politique budgétaire restrictive pèse sur la croissance mais permet d’améliorer le solde public en 2014 (0,5 point de PIB pour l’OCDE et 0,3 pour le FMI).

La Commission, quant à elle, intègre dans ses prévisions une impulsion budgétaire positive pour la France pour 2014 (+0,4 point de PIB). Comme nous l’avons vu précédemment, la Commission ne prend en compte que les mesures budgétaires votées ayant un impact en 2014. Or, pour 2014, si aucune nouvelle décision budgétaire n’est prise, les taux de prélèvements obligatoires devraient spontanément diminuer en raison de la baisse entre 2013 et 2014 du rendement de certaines mesures fiscales ou du financement partiel d’autres mesures (comme le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi). Naturellement, cela pourrait se traduire par une impulsion budgétaire positive pour 2014. Mais, malgré cet effet, qui s’apparente à une politique de relance (de faible ampleur), la fermeture de l’output gap est inférieure (0,1 point de PIB) à l’impulsion budgétaire. Cela laisse implicitement penser que la politique budgétaire n’a pas d’effet sur l’activité et surtout qu’il n’y a pas de rattrapage spontané possible pour l’économie française malgré un output gap très dégradé. Mais on ne comprend pas pourquoi. Du coup, le solde public se dégrade en 2014 (-0,3 point de PIB) et le taux de chômage augmente de 0,3 point (ce qui peut paraître paradoxal avec un output gap qui ne se dégrade pas). L’économie française est donc perdante sur tous les tableaux d’après des grands indicateurs macroéconomiques.

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus par la Commission (l’OCDE et le FMI), et en intégrant des hypothèses relativement standards (multiplicateur budgétaire à court terme à 1 et fermeture spontanée de l’output gap en 5 ans), on aurait pu attendre de la Commission une croissance pour la France en 2014 de 2,1 % (1,7 % pour l’OCDE et 1,2 % pour le FMI), et donc une forte baisse du taux de chômage.

Assez paradoxalement, on ne retrouve pas la même logique de la Commission en ce qui concerne la prévision pour l’Allemagne ou la zone euro dans son ensemble (tableau 2). Dans le cas de l’Allemagne, malgré un output gap peu dégradé en 2013 (-1 point de PIB), laissant normalement augurer un faible rattrapage spontané de l’économie allemande en 2014 et une impulsion budgétaire quasiment neutre (0,1 point de PIB), la croissance de l’Allemagne en 2014 serait attendue à 1,8 %, permettant une fermeture de l’output gap de  0,5 point de PIB. Avec pour conséquence une baisse du taux de chômage et une réduction du déficit public en Allemagne pour 2014.

Dans le cas de la zone euro, on retrouve le même scénario : une impulsion budgétaire très légèrement positive (0,2 point de PIB) et une réduction rapide de l’output gap (0,7 point de PIB), ce qui se traduit à la fois par une amélioration des comptes publics malgré une impulsion budgétaire positive et une baisse du taux de chômage (même si on aurait pu s’attendre à une plus forte réduction de ce dernier au regard de l’amélioration de l’output gap).

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus pour chaque pays par la Commission,  la prévision pour 2014 aurait pu conduire à une croissance de 2,1 % pour la France, 1,6 % pour l’Allemagne et 1,3 % pour la zone euro.

Finalement, pourquoi la France, malgré un output gap plus dégradé que l’Allemagne et la zone euro et une impulsion budgétaire positive plus forte, connaît-elle une augmentation de son taux de chômage en 2014 quand les autres pays voient le leur baisser ? Doit-on y voir une difficulté, voire une impossibilité pour la Commission d’inscrire en prévision qu’une politique sans consolidation budgétaire puisse  faire de la croissance et baisser le chômage spontanément en France ?

 




Ville et logement : les nouveaux défis

par Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Christine Rifflart

Le marché de l’immobilier résidentiel n’est pas un marché comme un autre. Parce que l’accès au logement est un droit et que les inégalités face au logement sont croissantes, le rôle des pouvoirs publics est crucial pour mieux réguler le fonctionnement de ce marché. La France bénéficie d’un parc social important. Faut-il l’étendre davantage ? Peut-on lui attribuer un rôle régulateur dans le fonctionnement global du marché immobilier résidentiel ? Faut-il s’inspirer des modèles de logement social de nos voisins, en premier lieu néerlandais et britannique ? Sur le marché privé, le renchérissement des prix à l’acquisition et des loyers illustre l’insuffisance de l’offre de logements dans les zones les plus attractives du territoire. A l’échelle individuelle, c’est le parcours résidentiel qui perd en fluidité : il est difficile de déménager pour avoir un logement adapté aux besoins  professionnels ou familiaux. Il faut donc mettre en place des politiques adaptées qui améliorent la mobilité résidentielle et qui réduisent les déséquilibres en stimulant l’offre de nouveaux logements.

Le logement est aussi partie intégrante de notre paysage, urbain et rural. Il dessine notre ville d’aujourd’hui mais aussi de demain. Les engagements pris dans le cadre du Grenelle de l’environnement obligent à opérer une véritable révolution, dans l’utilisation du foncier mais aussi dans les nouvelles normes techniques de construction. Pour construire « davantage de m2 » de logement, faut-il mobiliser davantage de foncier non bâti ou faut-il densifier le foncier déjà bâti ? Comment rénover et financer la rénovation d’un parc de logement devenu obsolète au regard des normes énergétiques ?

C’est à ces multiples enjeux que tentent de répondre les contributions rassemblées dans le nouvel ouvrage “Ville et Logement” de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE sous la direction de Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Christine Rifflart. De par la diversité des horizons (chercheurs mais aussi acteurs du monde institutionnel) et des champs disciplinaires (économie, sociologie, science politique, urbanisme) des auteurs, cette revue vise à enrichir la connaissance des problématiques liées au logement et à la ville.

 




Quels ont été les freins à la croissance depuis 2010 ?

par Eric Heyer et Hervé Péléraux

A la fin de l’année 2012, cinq ans après le début de la crise, le PIB de la France n’est toujours pas revenu à son niveau antérieur (graphique 1). Dans le même temps, la population active en France a augmenté continûment et le progrès technique n’a pas cessé d’accroître la productivité des travailleurs. Nous sommes donc plus nombreux et plus productifs qu’il y a 5 ans alors que la production est moindre : l’explosion du chômage observé est le symptôme de ce désajustement. Pour quelles raisons la reprise entrevue en 2009 s’est-elle étouffée mi-2010 ?

Le principal facteur de l’étouffement de la reprise est la politique d’austérité mise en place en France et en Europe dès 2010, puis accentuée en 2011 et en 2012 (tableau 1). Les effets de cette politique de rigueur sont d’autant plus marqués qu’elle est générale dans l’ensemble des pays de la zone euro. Les effets restrictifs internes se cumulent avec ceux qui résultent du freinage de la demande adressée par les partenaires européens. Alors que 60 % des exportations de la France sont à destination de l’Union européenne, la stimulation extérieure s’est quasiment évanouie à la mi-2012, moins du fait du ralentissement de la croissance mondiale qui reste voisine de 3 %, mais en conséquence des mauvaises performances de la zone euro, au bord de la récession. Cette politique est à l’origine du déficit de croissance, avec un freinage apparent dès 2010 (-0,7 point), freinage qui s’est accentué en 2011 et en 2012 (respectivement -1,5 et -2,1 points) du fait de l’intensification de la rigueur et de l’existence de multiplicateurs budgétaires élevés. En effet, la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs). Le débat théorique sur la valeur du multiplicateur et le rôle des anticipations des agents doit s’effacer devant le constat empirique : les multiplicateurs sont positifs et supérieurs à 1.

Au frein budgétaire est venu s’ajouter l’effet de conditions monétaires restrictives : l’assouplissement de la politique monétaire – visible notamment dans la baisse des taux d’intérêt directeurs – est loin d’avoir compensé l’effet négatif sur l’économie du durcissement des conditions d’octroi de crédit ainsi que de l’élargissement du spread entre les investissements privés et les placements publics, sans risques.

Au total, en prenant aussi en compte l’effet de la remontée du prix du pétrole après la récession, la croissance spontanée de l’économie française aurait été de 2,6 % en moyenne au cours des trois dernières années. La réalisation de ce potentiel aurait conduit à la poursuite de la résorption des surcapacités de production et aurait finalement coupé court au scénario de retournement à la baisse de l’économie qui s’est effectivement réalisé.

 




Quelle réforme des retraites en 2013 ?

 

Dans son intervention du 28 mars, François Hollande a mis en avant le déficit prévu de 20 milliards d’euros en 2020 pour annoncer un nouvel allongement de la durée de cotisation tout en refusant la désindexation des petites retraites et des retraites du régime général. En outre, François Hollande et le gouvernement français se sont engagés à ramener les finances publiques à l’équilibre en 2017. Comme ils ne souhaitent plus augmenter les prélèvements obligatoires, dans une période de croissance médiocre, voire nulle, ceci suppose une baisse d’au moins 70 milliards des dépenses publiques, soit de l’ordre de 7 %. Les retraites représentant le quart des dépenses publiques, elles ne peuvent être épargnées par l’austérité. Aussi, le risque est-il grand que l’objectif de retour à l’équilibre des finances publiques se traduise par une baisse du niveau des retraites. Lors de la négociation des régimes complémentaires de mars 2013, le Medef avait réussi à imposer une revalorisation des retraites inférieure de 1 point à l’inflation pendant 3 ans, soit une perte de 3 % de pouvoir d’achat. Henri Sterdyniak, dans une note parue récemment,  (Notes de l’OFCE, n°26 du 24 avril 2013) explique que d’autres voies de réforme sont possibles.




Aux Pays-Bas, le changement, c’est maintenant !

par Christophe Blot

Alors que la France vient de confirmer son engagement à réduire le déficit budgétaire sous la barre des 3 % (voir Eric Heyer) en 2014, les Pays-Bas viennent d’annoncer qu’ils renonceraient à cet objectif jugeant que des mesures d’austérité supplémentaires risquaient de compromettre la croissance.  Le pays est replongé en récession en 2012 (-1 %) et le PIB reculerait encore en 2013 (voir l’analyse du CPB, Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis). Dans ces conditions, la situation sociale s’est rapidement dégradée avec le taux de chômage qui a fait un bond de 2 points en cinq trimestres. Au premier trimestre 2013, il s’élève à 7,8 % de la population active. Au-delà de ses répercussions nationales, ce rejet de l’austérité peut-il (enfin) être le signal d’un infléchissement de la stratégie européenne de consolidation budgétaire ?

Jusqu’ici, le gouvernement de coalition, issu des élections de septembre 2012 et dirigé par le libéral Mark Rutte, avait suivi la stratégie de consolidation prévoyant un retour rapide du déficit sous le seuil de 3 %. Cependant, les précédentes mesures de restriction mises en œuvre conjuguées à l’ajustement du marché immobilier et au recul de l’activité dans la zone euro auront conduit les Pays-Bas sur le chemin d’une nouvelle récession en 2012 et éloigné la perspective d’un respect des engagements budgétaires dès 2013. Pourtant, au regard des prévisions de croissance et de déficit budgétaire faites pour l’année 2013 par la Commission européenne, le gouvernement hollandais semblait en mesure d’atteindre un déficit de 3 % en 2014, mais à l’instar de la France, au prix de mesures supplémentaires. Le déficit budgétaire est en effet attendu à 3,6 % en 2013 par la Commission. Le CPB prévoit même un déficit légèrement inférieur (3,3 %) avec des prévisions de croissance comparables à celles de la Commission. Dans ces conditions, l’effort budgétaire nécessaire aurait été compris entre 3,5 et 7 milliards d’euros pour atteindre les 3 % en 2014. Comparativement, pour la France il faudrait voter pour 2014 un plan d’austérité supplémentaire de 1,4 point de PIB soit un peu moins de 30 milliards d’euros (voir France : tenue de rigueur imposée).

Pourtant, sous la pression des partenaires sociaux, le gouvernement a finalement renoncé au plan, annoncé le 1er mars, qui prévoyait des économies de 4,3 milliards d’euros concentrées principalement sur le gel des salaires dans le secteur public, le gel du barème de l’impôt sur le revenu et la stabilisation des dépenses publiques en volume. Cette pause de l’austérité devrait donner un peu de souffle à l’activité économique sans remise en cause de la soutenabilité budgétaire, puisque les meilleures perspectives de croissance permettront de réduire la part conjoncturelle du déficit budgétaire. Certes, les 3% ne seront pas respectés mais il n’est pas certain que les marchés fassent grand cas de cette entorse à la règle. De fait, l’écart des taux d’intérêt vis-à-vis de l’Allemagne s’est stabilisé depuis l’annonce du rejet du plan alors qu’il avait plutôt tendance à augmenter au cours des semaines précédentes (graphique).

Si cette décision ne devrait bouleverser la stabilité économique et financière ni des Pays-Bas, ni de la zone euro, elle constitue cependant un signal fort contre l’austérité venant d’un pays qui jusque-là avait privilégié la consolidation budgétaire. Il s’agit donc d’une voix supplémentaire contestant l’efficacité d’une telle stratégie et soulignant les risques économiques et sociaux qui lui sont liés (voir ici pour un tour d’horizon de la remise en cause de l’austérité et le rapport iAGS 2013 pour des développements plus précis sur une stratégie européenne alternative). Il s’agit aussi d’une voie dont la France devrait s’inspirer. En effet, la crédibilité ne se gagne pas forcément en sacrifiant un objectif  (la croissance et l’emploi) à un autre (le déficit budgétaire). Il reste qu’il faut attendre la réaction de la Commission européenne dans la mesure où les Pays-Bas, comme la plupart des pays de la zone euro, sont en effet toujours sous le coup d’une procédure de déficit excessif. Si la décision des Pays-Bas n’est pas remise en cause, alors il s’agira d’une inflexion significative de la stratégie macroéconomique européenne.

 




Programme de stabilité : la ligne manquante

par Eric Heyer

Le 17 avril dernier, le gouvernement a présenté son Programme de stabilité à l’horizon 2017 pour l’économie française. Pour les deux prochaines années (2013-2014), le gouvernement s’est calé sur les prévisions de la Commission européenne en prévoyant une croissance de 0,1 % en 2013 et 1,2 % en 2014.  Notre propos ici n’est pas de revenir sur ces prévisions, qui nous semblent par ailleurs trop optimistes, mais de discuter de l’analyse et des perspectives explicites, mais aussi implicites, pour la France que recèle ce document pour la période 2015-2017.

D’après le document fourni à Bruxelles, le gouvernement s’engage à maintenir sa stratégie de consolidation budgétaire tout au long du quinquennat. L’effort structurel s’atténuerait au fil des années pour ne représenter plus que 0,2 point de PIB en 2017, soit neuf fois moins que l’effort imposé aux citoyens et aux entreprises en 2013. Selon cette hypothèse, le gouvernement table sur un retour de la croissance de 2 % chaque année au cours de la période 2015-2017. Le déficit public continuerait à se résorber et atteindrait 0,7 point de PIB en 2017. Cet effort permettrait même d’arriver, pour la première fois depuis plus de 30 ans, à un excédent public structurel dès 2016 et qui atteindrait 0,5 point de PIB en 2017. De son côté, la dette publique franchirait un pic en 2014 (94,3 points de PIB) mais commencerait sa décrue à partir de 2015 pour s’établir en fin de quinquennat à 88,2 points de PIB, soit un niveau inférieur à celui qui prévalait à l’arrivée des socialistes au pouvoir (tableau 1). Il est à noter cependant que dans ce document officiel, rien n’est dit sur l’évolution prévue par le gouvernement du chômage induit par cette politique d’ici à la fin du quinquennat. Telle est la raison de notre introduction d’une ligne manquante dans le tableau 1.

En retenant des hypothèses similaires à celles du gouvernement sur la politique budgétaire ainsi que sur le potentiel de croissance et en partant d’un court terme identique, nous avons tenté de vérifier l’analyse fournie par le gouvernement et de la compléter en y intégrant l’évolution du chômage sous-jacente à ce programme.

Le tableau 2 résume ce travail : il indique que la croissance accélèrerait progressivement au cours de la période 2015-2017 pour dépasser les 2 % en 2017. Sur la période, la croissance serait en moyenne de 1,8 %, taux proche mais légèrement inférieur au 2 % prévu dans le programme de stabilité[1].

Fin 2017, le déficit public serait proche de la cible du gouvernement sans l’atteindre toutefois (1 point de PIB au lieu de 0,7 point de PIB). La dette publique baisserait également et reviendrait à un niveau comparable à celui de 2012.

Dans ce scénario, proche de celui du gouvernement, l’inversion de la courbe du chômage n’interviendrait pas avant 2016 et le taux de chômage s’établirait à la fin du quinquennat à 10,4 % de la population active, soit un niveau supérieur à celui qui prévalait au moment de l’arrivée de François Hollande au pouvoir.

Le scénario proposé par le gouvernement dans le Programme de stabilité apparaît optimiste à court terme et se trompe d’objectif à moyen terme. Sur ce dernier point, il paraît surprenant de vouloir maintenir une politique d’austérité après que l’économie soit revenue à l’équilibre structurel de ses finances publiques et alors que le taux de chômage grimpe au-dessus de son maximum historique.

Une stratégie plus équilibrée peut être envisagée : elle suppose que la zone euro adopte dès 2014 un plan d’austérité « raisonnable » visant à la fois un retour à l’équilibre structurel des finances publiques mais aussi la réduction du taux de chômage. Cette stratégie alternative consiste à revenir sur les impulsions budgétaires programmées et de les limiter, dans tous les pays de la zone euro, à 0,5 point de PIB[2]. Il s’agit-là d’un effort budgétaire qui pourrait s’inscrire dans la durée et permettre à la France, par exemple, d’annuler son déficit structurel en 2017. Par rapport aux plans actuels, il s’agit d’une marge de manœuvre plus importante qui permettrait de répartir le fardeau de l’ajustement de façon plus juste.

Le tableau 3 résume le résultat de la simulation de cette nouvelle stratégie. Moins d’austérité conduit à plus de croissance dans tous les pays. Mais, notre simulation tient compte aussi des effets de l’activité d’un pays sur les autres pays via le commerce extérieur. En 2017, dans le scénario « moins d’austérité », les finances publiques seraient dans la même situation que dans le scénario central, le supplément de croissance compensant la réduction de l’effort. En revanche, dans ce scénario, le chômage baisserait dès 2014 et se situerait en 2017 à un niveau comparable à celui de 2012.


[1] La différence de croissance peut provenir soit de la non prise en compte de l’impact via le commerce extérieur des plans d’austérité menés dans les autres pays partenaires, soit d’un multiplicateur budgétaire plus faible dans le Programme de Stabilité que dans notre simulation où il se situe aux alentours de 1. En effet, nous considérons que la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs).

[2] Cette stratégie a déjà été simulée dans des travaux antérieurs de l’OFCE comme celui de Heyer et Timbeau en mai 2012, de Heyer, Plane et Timbeau en juillet 2012 ou le rapport iAGS en novembre 2012.




Le calice de l’austérité jusqu’à la lie

Céline Antonin, Christophe Blot et Danielle Schweisguth

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La situation macroéconomique et sociale de la zone euro reste préoccupante. L’année 2012 a été marquée par un nouveau recul du PIB (-0,5 %) et une hausse continue du taux de chômage qui atteignait 11,8 % en décembre. Si l’ampleur de cette nouvelle récession n’est pas comparable à celle de 2009, elle l’est cependant au moins par la durée puisque, au dernier trimestre 2012, le PIB a baissé pour la cinquième fois consécutive. Surtout, pour certains pays (Espagne, Grèce et Portugal) cette récession prolongée marque le commencement d’une déflation qui pourrait rapidement s’étendre aux autres pays de la zone euro (voir Le commencement de la déflation). Enfin, cette performance est la démonstration d’un échec de la stratégie macroéconomique mise en œuvre dans la zone euro depuis 2011. La consolidation budgétaire amplifiée en 2012 n’a pas ramené la confiance des marchés ; les taux d’intérêt n’ont pas baissé sauf à partir du moment où le risque d’éclatement de la zone euro a été atténué grâce à la ratification du TSCG (Traité de stabilité, de coordination et de gouvernance) et à l’annonce de la nouvelle opération OMT permettant à la BCE d’intervenir sur les marchés de la dette souveraine. Pour autant, il n’y a aucune remise en cause du dogme budgétaire, si bien que les pays de la zone euro poursuivront en 2013, et si nécessaire en 2014, leur marche forcée pour réduire leur déficit budgétaire et atteindre le plus rapidement possible le seuil symbolique de 3 %. Le martellement médiatique de la volonté française de tenir cet engagement est le reflet parfait de cette stratégie et de son absurdité (voir France : tenue de rigueur imposée). Ainsi, tant que le calice ne sera pas bu jusqu’à la lie, les pays de la zone euro semblent condamnés à une stratégie qui se traduit par de la récession, du chômage, du désespoir social et des risques de rupture politique. Cette situation représente une plus grande menace pour la pérennité de la zone euro que le manque de crédibilité budgétaire de tel ou tel Etat membre. En 2013 et 2014, l’impulsion budgétaire de la zone euro sera donc de nouveau négative (respectivement de -1,1 % et -0,6 %), ce qui portera la restriction cumulée à 4,7 % du PIB depuis 2011. Au fur et à mesure que les pays auront réduit leur déficit budgétaire à moins de 3 %, ils pourront ralentir le rythme de consolidation (tableau). Si l’Allemagne, déjà à l’équilibre des finances publiques, cessera dans les deux prochaines années de faire des efforts de consolidation, la France devra maintenir le cap pour espérer atteindre 3 % en 2014. Pour l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, l’effort sera moindre que celui qui vient d’être accompli mais il continuera à peser significativement sur l’activité et l’emploi, d’autant plus que l’effet récessif des impulsions passées restera important.

Dans ce contexte, la poursuite de la récession est inévitable. Le PIB reculera de 0,4 % en 2013. Le chômage devrait battre de nouveaux records. Le retour de la croissance n’est pas à attendre avant 2014 ; mais même en 2014, en l’absence d’inflexion du dogme budgétaire, les espoirs risquent à nouveau d’être déçus dans la mesure où cette croissance, attendue à 0,9 %, sera insuffisante pour enclencher une baisse significative du chômage. De plus, ce retour de la croissance sera trop tardif et ne pourra pas effacer le coût social exorbitant d’une stratégie dont on aura insuffisamment et tardivement discuté les alternatives.

 




France : la hausse du chômage conjoncturel se poursuit

par Bruno Ducoudré

La Grande Récession, débutée en 2008, s’est traduite par une montée continue et inexorable du chômage en France, de 3,1 points entre le point bas atteint au premier trimestre 2008 (7,1 % en France métropolitaine) et le pic du quatrième trimestre 2012. Le taux de chômage atteint désormais un niveau proche des niveaux record atteints à la fin des années 1990. Cette hausse peut être décomposée en une variation du taux de chômage conjoncturel liée à l’insuffisance de la croissance économique, et en une variation du taux de chômage structurel. Or ce dernier donne une information sur la mesure de l’output gap, information cruciale pour la mesure du déficit structurel. En conséquence, les choix de politique budgétaire portant sur la restauration de l’équilibre des finances publiques nécessitent d’établir un diagnostic sur la nature du chômage additionnel dû à la crise. Autrement dit, la crise a-t-elle engendré principalement du chômage conjoncturel ou du chômage structurel ?

L’étude du NAIRU[1] peut être un moyen d’établir un diagnostic sur le caractère structurel ou conjoncturel du chômage. Partant d’une estimation de la boucle prix-salaires, nous nous proposons dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française de revenir sur l’évaluation du niveau du taux de chômage d’équilibre (TCE) au moyen d’une estimation récursive du NAIRU depuis 1995, afin d’identifier la part du chômage conjoncturel.

Premièrement, notre estimation du TCE rend bien compte de l’absence de réelles tensions inflationnistes depuis 1995. En effet, le taux de chômage effectif est constamment supérieur au TCE sur cette période (graphique 1). Or entre 1995 et 2012, l’inflation sous-jacente oscille entre 0 et 2 %. Elle atteint 2% en 2002 et en 2008, moments où le taux de chômage effectif se rapproche du TCE, sans que cela traduise une réelle tension inflationniste. En 2012 la hausse du taux de chômage a creusé l’écart avec le taux de chômage d’équilibre et fut accompagnée d’un ralentissement de l’inflation sous-jacente qui est repassée sous 1% en fin d’année.

Deuxièmement, le NAIRU est estimé à 7,2 % en moyenne sur la période 2000-2012, avec un taux d’inflation moyen de 1,9 % sur la période. Il s’élèverait en moyenne à 7,7 % sur la période 2008-2012 (tableau 1), et à 7,8 % en 2012 (graphique 1).

Troisièmement, ces estimations montrent aussi que le NAIRU aurait augmenté de 0,9 point depuis le début de la crise. Cette hausse permet donc tout au plus d’expliquer 30 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008, le reste provenant d’une hausse du chômage conjoncturel. La composante conjoncturelle du chômage représenterait dès lors 2,1 points de chômage en 2012. Cette évolution de l’écart entre le taux de chômage effectif et le taux de chômage d’équilibre est par ailleurs cohérente avec l’inflation sous-jacente, qui diminue depuis 2009. Compte-tenu de notre prévision de chômage, cet écart augmenterait de 1,5 point pour s’établir à 3,6 % en 2014 en moyenne annuelle.

Les estimations du taux de chômage d’équilibre indiquent que l’écart avec le taux de chômage effectif s’est donc creusé au cours de la crise. Ainsi, la part du chômage conjoncturel a augmenté, et cette augmentation du chômage conjoncturel explique environ 70 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008. Elle confirme notre diagnostic d’un output gap élevé pour l’économie française en 2012, et qui continuera à se creuser à l’horizon 2014 avec la poursuite de la politique d’austérité budgétaire conjuguée à un multiplicateur budgétaire élevé.

Ce texte fait référence à l’analyse de la conjoncture et la prévision à l’horizon 2013-2014, disponible sur le site de l’OFCE.


[1] Le NAIRU (Non-accelerating inflation rate of unemployment) est le taux de chômage pour lequel le taux d’inflation reste stable. Au-delà, l’inflation ralentit, ce qui permet à terme une hausse de l’emploi et une baisse du chômage. En deçà, le mécanisme inverse conduit à une hausse de l’inflation, à des réductions d’emplois et à un retour du chômage à son niveau d’équilibre.