Le marché du travail américain résistera-t-il au resserrement monétaire ?

par Christophe Blot

En mars 2022, la banque centrale américaine amorçait un resserrement monétaire pour faire face à l’augmentation rapide de l’inflation aux États-Unis. Depuis, le taux cible de la politique monétaire a été augmenté à chaque réunion du FOMC (Federal Open Market Committee), ce qui le porte désormais à 5 %. L’objectif de ces décisions est de ramener l’inflation vers la cible de 2 % visée par la Réserve fédérale. Après avoir atteint un pic à l’été 2022, l’inflation a baissé en lien avec le repli des prix de l’énergie. Parallèlement, l’activité économique a jusqu’ici résisté et le taux de chômage reste stable malgré le durcissement des conditions monétaires et financières. L’inflation va-t-elle continuer de baisser et surtout, peut-elle converger vers la cible sans hausse du chômage ?



Une inflation maîtrisée ?

Tout au long de l’année 2021, la Réserve fédérale s’était montrée prudente, considérant que l’augmentation des prix serait transitoire. Ce n’est qu’à partir du mois de mars 2022 qu’elle a amorcé le resserrement monétaire, un peu plus d’un an après que l’inflation ne commence à dépasser la cible de 2 % et alors qu’elle atteignait 6,8 %[1]. La hausse des prix s’est effectivement avérée plus durable que ce qu’avaient anticipé les membres du FOMC et s’est propagée à l’ensemble des composantes de l’indice. Enfin, la banque centrale craignait également un risque de déconnexion des anticipations d’inflation qui aurait entretenu une spirale inflationniste. Une fois enclenché, le mouvement de hausses de taux a été rapide puisqu’en un an le taux cible pour les fonds fédéraux est passé de 0,25 % à 5 %, soit un rythme de durcissement bien plus rapide que ceux observés lors des cycles précédents (Figure 1) et en particulier celui de 2015 où la Réserve fédérale n’avait remonté les taux que deux fois en un an et seulement de 0,25 point à chaque fois.

Quelques mois à peine après le début du resserrement, l’inflation a atteint un pic. De 7 % en glissement annuel observé en juin 2022, elle a progressivement reflué s’élevant à 5 % en février 2023. Pour autant, cette baisse n’est pas à mettre au crédit de la Réserve fédérale puisqu’elle résulte principalement de l’évolution de la composante énergie, elle-même directement liée à la baisse des prix du pétrole et, dans une moindre mesure, du prix du gaz américain[2]. En février 2023, la composante énergie du déflateur de la consommation baissait de 0,9 % sur un an alors que cette composante avait augmenté de 60,8 % en juin 2022. Même si l’indice des prix alimentaires reste dynamique, sa progression marque le pas.

Au-delà de la composante énergie, la baisse de l’inflation peut-elle se prolonger ? Sous l’hypothèse d’une stabilité du prix du pétrole et du prix du gaz, la contribution des prix de l’énergie poussera effectivement encore l’inflation américaine à la baisse dans les prochains mois. La fin de l’épisode inflationniste dépendra cependant principalement de l’évolution de l’inflation sous-jacente, qui intègre certes un effet de diffusion des prix de l’énergie mais dont la dynamique dépend surtout de facteurs d’offre et de demande[3].

La hausse du chômage est-elle inévitable ?

Si l’on ne tient pas compte des prix de l’énergie et des prix alimentaires, l’inflation ― dite sous-jacente ― montre également des signes de ralentissement. En février 2023, elle progressait de 4,6 % en glissement annuel contre 5,2 % en septembre 2022. Cette dynamique s’explique en partie par l’évolution du prix des biens durables marquée au cours de l’année 2022 par des difficultés d’approvisionnement[4]. L’indicateur mesurant les tensions sur les chaînes de production a fortement diminué et est revenu, depuis le début de l’année 2023, sous sa valeur moyenne de long terme[5]. Les effets de la politique monétaire devraient principalement se transmettre via la demande. En effet, l’augmentation du taux cible de la politique monétaire s’est répercutée sur l’ensemble des taux publics comme privés, taux de marché et taux bancaires. Le durcissement des conditions monétaires et financières qui en résulte devrait se traduire par un tassement de l’activité de crédit et un ralentissement de la demande domestique : consommation et investissement.

Pourtant, après deux trimestres de recul en début d’année 2022, le PIB s’est redressé sur la deuxième moitié de l’année. Surtout, le taux de chômage se maintient à un niveau historiquement bas : 3,5 % selon le BLS (Bureau of Labor Statistics) pour le mois de mars 2023. Cette situation ― baisse de l’inflation sans hausse du chômage ― est-elle durable ? Si tel est le cas, la Réserve fédérale réussirait à atteindre son objectif de prix tout en évitant la récession ou du moins l’augmentation du chômage. Olivier Blanchard semblait douter de ce scénario optimiste. De fait, la plupart des analyses macroéconomiques suggèrent qu’une orientation restrictive de la politique monétaire a pour effet d’accroître le chômage. Par exemple, la variante du modèle FRB-US suggère qu’un point de hausse du taux d’intérêt se traduit par une hausse du chômage de 0,1 point la première année puis atteint un pic à 0,2 point lors des deuxième et troisième années. Les analyses récentes de Miranda-Agrippino et Ricco (2021) suggèrent un ordre de grandeur similaire, avec un pic autour de 0,2 point pour un point de hausse de taux directeur, mais une transmission plus rapide[6]. Etant donné l’ampleur du resserrement monétaire et toutes choses égales par ailleurs, nous anticipons que le taux de chômage augmenterait de 0,3 point en 2023, ce qui dans notre scénario le porterait à 3,9 % contre 3,6 % en moyenne sur 2022. De fait, étant donné les délais de transmission de la politique monétaire, l’effet du resserrement sur l’année 2022 serait faible, ce qui pourrait expliquer pourquoi le taux de chômage n’a pas encore augmenté. Les épisodes précédents de resserrement monétaire sont aussi caractérisés par un décalage plus ou moins important entre la phase de durcissement de la politique monétaire et l’augmentation du chômage (Figure 2). Par exemple, le resserrement monétaire amorcé à l’été 2004 par la Réserve fédérale n’a pas eu d’effet rapide sur le taux de chômage qui a poursuivi sa décrue jusqu’au printemps 2007 avant d’augmenter nettement par la suite atteignant un pic à près de 10 % début 2010 dans le contexte de la crise financière globale. On retrouve la même inertie après 2016, la hausse du chômage n’intervenant qu’en 2020 lors du confinement.

Enfin, la capacité de la politique monétaire à réduire l’inflation dépendra de la relation entre le chômage et l’inflation mais aussi de la réaction des anticipations d’inflation. Á cet égard, les différents indicateurs d’anticipation à long terme suggèrent soit une stabilité, soit une légère diminution. Ainsi, l’enquête du Michigan menée auprès des ménages indique une inflation anticipée à 5 ans de 2,8 % en février 2023 contre 3,1 % en juin 2022. Selon les indicateurs de marché, l’inflation anticipée à 5 ans dans 5 ans, fluctue autour de 2,5 %. Ces niveaux sont certes supérieurs à la cible visée par la Réserve fédérale mais ils ne témoignent pas d’un désancrage significatif et durable relativement à ce qui était observé avant 2021(Figure 3). Quant au lien inflation-chômage, force est de constater que l’incertitude est plus importante. Dans le modèle FRB-US, la hausse du chômage induite par le resserrement monétaire a très peu d’effet sur le taux d’inflation mais les estimations de Miranda-Agrippinon et Ricco (2021) suggèrent un impact plus important. Dans notre scénario, l’inflation américaine poursuivrait sa décrue en 2023 non seulement grâce à sa composante énergie mais aussi du fait d’une baisse de l’inflation sous-jacente. Dans notre scénario, nous supposons qu’en fin d’année 2023, la progression du déflateur serait de 3,6 % en glissement annuel, avec une inflation sous-jacente à 3,7 %.


[1] Il s’agit ici de l’inflation mesurée par le déflateur des prix à la consommation qui est l’indice suivi par la Réserve fédérale. Comparativement, l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC) est en moyenne plus élevée que l’on considère l’indicateur global ou l’indice hors prix alimentaires et de l’énergie.

[2] Le prix du gaz sur le marché américain n’a pas atteint les sommets observés en Europe. Le prix avait cependant presque triplé entre le printemps 2021 et la fin de l’été 2022 avant de revenir vers le point bas observé en avril 2020.

[3] La contribution de l’alimentaire est déjà en repli depuis le début de l’année et nous anticipons une poursuite de ce mouvement.

[4] C’est le cas pour les semi-conducteurs, utilisés notamment par le secteur automobile. Ces pénuries ont contribué à la hausse des prix des automobiles, neuves mais surtout d’occasion dont le glissement annuel a dépassé 40 % au début de l’année 2022.

[5] Voir l’indicateur GSCPI (Global Supply Chain Pressure Index) calculé par les économistes de la Réserve fédérale de New York.

[6] Voir Miranda-Agrippino S., & Ricco G. (2021), « The transmission of monetary policy shocks », American Economic Journal: Macroeconomics, 13(3), 74-107. D’autres estimations indiquent des effets parfois plus importants selon la stratégie d’estimation. Voir les simulations reportées par Coibion O. (2012) « Are the effects of monetary policy shocks big or small? », American Economic Journal: Macroeconomics, 4(2), 1-32.




La stabilité des régimes d’États-providence : les résultats d’un modèle de justice sociale

par Gilles Le Garrec

    En tant qu’ensemble d’institutions visant à protéger les citoyens contre les effets indésirables du marché et à promouvoir l’équité dans la répartition des richesses, les États-providence sont généralement regroupés en trois régimes identifiables selon l’étude fondamentale d’Esping-Andersen menée en 1990. Dans le régime libéral de protection sociale, archétype des pays anglo-saxons, les politiques redistributives ciblent les pauvres, ceux  qui ne peuvent pas générer un revenu jugé suffisant sur le marché du travail. Les prestations forfaitaires y sont faibles et disponibles pour tous ceux qui remplissent les critères d’éligibilité. En revanche, dans le régime de protection sociale-démocrate, archétype des pays nordiques, les prestations sont universelles (disponibles pour tous les citoyens) et établies à un niveau assez élevé. Par conséquent, les États-providence sociaux-démocrates pratiquent une redistribution des revenus beaucoup plus importante que les États-providence libéraux. Enfin, dans le régime de protection sociale corporatiste, archétype de l’Europe continentale, les prestations sont également élevées mais liées à l’effort contributif et ne sont donc pas forfaitaires. Dès lors, comme les pays les plus forts contributeurs ont aussi des prestations plus élevées, ce régime peut être classé comme intermédiaire en termes de redistribution des revenus. En tant que regroupement canonique des régimes d’État-providence en sciences sociales, il a été largement débattu, critiqué et étendu. Critiqué, par exemple, pour sa volonté de mettre trop de spécificités institutionnelles et culturelles dans trop peu de catégories (des régimes d’État-providence supplémentaires ont été proposés pour représenter, par exemple, les pays d’Europe du Sud et d’Asie de l’Est). Dans une étude statistique de 2022 de Péligry et Ragot, le regroupement des États-providence en trois régimes pour l’année 2018 a reçu un certain soutien. Conformément à Esping-Andersen (1990), ils trouvent que le groupe à faible taxation est composé principalement de pays anglo-saxons tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande et le Canada. Cependant, ils montrent également que la plupart des pays européens continentaux (France, Italie, Allemagne, Belgique, Autriche) – associés au régime corporatiste dans Esping-Andersen (1990) – sont classés dans le groupe à forte imposition, rejoignant la Suède, le Danemark et la Finlande. Ces résultats pourraient suggérer que les États-providence de ces pays ont évolué au cours des trente années qui ont suivi la publication des travaux d’Esping-Andersen pour devenir actuellement plus proches du régime d’État-providence à forte redistribution. De plus, la Norvège semble maintenant appartenir au régime intermédiaire, et non au régime social-démocrate. Cela remet donc en question la stabilité à long terme des régimes d’État-providence à taxation intermédiaire et forte, tandis que l’État-providence à faible imposition semble plus stable.



    Pour donner un sens à ces résultats, il est nécessaire de comprendre les motivations qui sous-tendent la construction et le soutien de l’institution de l’État-providence, principalement dans sa capacité à redistribuer les revenus. À la suite de solides preuves empiriques indiquant que le sens de l’équité (encadré 1) et la culture (encadré 2) sont deux composantes importantes des attitudes face à la redistribution, nous avons élaboré un modèle présenté en document de travail OFCE (Le Garrec, 2023) qui fusionne l’approche d’équité d’Angeletos et Alesina (2005) et le mécanisme de transmission culturelle de la force de la norme morale proposé par Le Garrec (2018). Il en résulte une dynamique de la redistribution qui se traduit par celle du taux de taxation. Ce dernier combine le taux préféré par l’électeur pivot s’il n’était guidé que par son propre intérêt, et un taux universellement considéré comme équitable. Comme détaillé dans Angeletos et Alesina (2005), partant du principe qu’une forte imposition aura tendance à réduire l’intensité de l’effort au travail (taxation distorsive), cette imposition augmentera la part de la chance dans la détermination des revenus. De ce fait, l’injustice perçue dans la distribution des revenus a tendance à croître avec le niveau de l’imposition (voir encadré 1), accroissant ainsi le taux perçu comme équitable. De plus, comme spécifié dans Le Garrec (2008), plus l’environnement social dans lequel les jeunes sont socialisés est injuste, moins leur préoccupation pour l’équité est élevée (voir encadré 2). En d’autres termes, le coût moral de ne pas soutenir une taxation équitable est réduit lorsqu’on observe à quel point la génération précédente a collectivement échoué à mettre en place une institution équitable.

    En fonction des conditions initiales, la dynamique obtenue peut être à la fois dépendante de l’histoire et des croyances, ou seulement dépendante de l’histoire. Par exemple, si initialement la redistribution est faible, les gens sont socialisés dans un environnement où les pratiques et les institutions sont trop éloignées de ce qui est perçu comme équitable. De ce fait, la préoccupation pour l’équité est faible. Dans ce cas de figure, l’institution redistributive et la préoccupation pour l’équité co-évoluent et se renforcent mutuellement de sorte que le niveau d’imposition converge vers un niveau de redistribution faible. Le processus décrit dans ce cas dépend uniquement de l’histoire et le régime d’État-providence ainsi obtenu est parfaitement stable.

    En revanche, si la redistribution initiale est suffisamment proche de ce qui est perçu comme juste, on montre alors (si l’injustice perçue dans la distribution des revenus n’est pas trop forte, voir Le Garrec, 2023) que deux croyances sont compatibles quant au futur niveau de redistribution. Si les individus croient que le niveau de taxation va rester proche d’un niveau intermédiaire, alors le processus décrit ci-dessus est inversé et la préoccupation pour l’équité et le niveau de redistribution (ainsi que celui perçu comme équitable) augmentent dans le temps pour se stabiliser vers les niveaux caractérisant le régime d’État-providence à redistribution intermédiaire. Dans le cas inverse, en croyant que le niveau de taxation va fortement augmenter (pour des raisons qui ne sont pas expliquer par le modèle), les individus vont modifier leurs comportements en conséquence, ce qui va engendrer les conditions pour qu’il augmente effectivement (croyance autoréalisatrice), pour ensuite possiblement engendrer un processus de convergence vers l’État-providence à forte redistribution.

    Cependant, cela ne signifie pas qu’à terme, en un temps fini, le regroupement des institutions se terminerait par seulement deux régimes, à savoir les régimes de faible et de forte redistribution. En effet, si le régime intermédiaire peut converger vers le régime de forte redistribution à la suite d’un choc de croyance, l’inverse est également possible. Le regroupement en trois régimes semble stable à long terme, même si les ensembles de pays composant les régimes intermédiaire et de forte redistribution peuvent changer. Cette caractéristique souligne la proximité en termes qualitatif des deux derniers régimes, tous deux mettant en œuvre une redistribution des revenus plus proche du niveau équitable que dans le modèle libéral, car les citoyens qui les composent ont une aversion plus forte pour l’injustice. Cela illustre également la possibilité que l’État-providence de pays similaires puisse converger vers l’un des trois régimes en fonction de choix collectifs qui ne dépendent pas exclusivement de l’histoire et sont donc difficiles à prévoir.

    En se concentrant sur les caractéristiques fiscales, ce modèle permet ainsi de donner sens (plutôt que d’expliquer formellement) au fait que la plupart des pays européens continentaux appartiendraient actuellement au régime de l’État-providence social-démocrate (Péligry et Ragot, 2022), alors qu’ils appartenaient au régime intermédiaire il y a 30 ans (Esping-Andersen, 1990), et inversement pourquoi la Norvège est désormais regroupée dans le régime intermédiaire de l’État-providence. Il permet également de comprendre l’apparente plus grande stabilité des régimes d’État-providence à faible redistribution, caractéristiques des pays anglo-saxons. Enfin, il prédit qu’en toute probabilité, une augmentation substantielle des inégalités de revenu aurait tendance à déstabiliser l’État-providence à redistribution intermédiaire, qui verrait alors les pays associés converger vers l’État-providence libéral à faible redistribution.

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    Encadré 1. Redistribution et sens de l’équité

    En rupture avec l’approche traditionnelle en économie, les données d’enquêtes ainsi qu’un grand nombre d’études expérimentales montrent, quels que soient les pays étudiés, que les individus ne se comportent pas toujours de manière égoïste, et que les motivations altruistes et morales sont importantes en particulier pour expliquer les attitudes en matière de redistribution. Plus précisément, elles soulignent que les gens ont tendance à soutenir une plus grande redistribution s’ils croient que la pauvreté est causée par des facteurs qui échappent au contrôle individuel, tels que la chance. Ainsi, l’équité semble jouer un rôle-clé dans l’explication des politiques redistributives. Dans leur échantillon de la population suisse, Fehr et al. (2021) évaluent que le soutien individuel à la redistribution révèle que la moitié des individus sont dotés de préférences sociales entièrement fondées sur le principe méritocratique, ou en partie pour plus d’un tiers des autres (conforme au trade-off équité/efficacité). Seuls 15% des individus y apparaissent purement égoïstes. De plus, en constatant que les croyances selon lesquelles la chance plutôt que l’effort détermine les revenus, sont des prédicteurs forts du niveau national de redistribution, contrairement à l’inégalité des revenus, Alesina, Glaeser et Sacerdote (2001) montrent que les motifs d’équité identifiés au niveau individuel sont importants pour expliquer les politiques redistributives effectivement mises en place (à partir des données de l’enquête World Values Survey, ils soulignent que 54% des Européens contre 30% des Américains croient que la chance plutôt que l’effort détermine les revenus).

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    Encadré 2. Redistribution et attitudes culturellement modelées

    Pour évaluer la composante culturelle du comportement humain, des études récentes ont souligné les différences significatives et persistantes entre les comportements des immigrants et des autochtones, ou ont utilisé les différentes expériences vécues par les individus comme des expériences naturelles. Quelle que soit la stratégie utilisée, les données montrent que l’environnement culturel et politique dans lequel les individus grandissent influence leurs préférences et croyances en matière de redistribution. Dans Luttmer et Singhal (2011), par exemple, après avoir contrôlé les caractéristiques individuelles, il est montré que les immigrants originaires de pays préférant une plus grande redistribution continuent à soutenir une redistribution plus élevée dans leur pays d’accueil. Ainsi, les préférences en matière de redistribution semblent être en partie influencées par la culture dès le plus jeune âge, généralement appelé les années impressionnables, et à cesser de changer à l’âge adulte. De plus, Roth et Wohlfart (2018) montrent que les personnes ayant connu des niveaux plus élevés d’inégalité des revenus pendant leurs années impressionnables soutiennent moins la redistribution plus tard. Les résultats de Roth et Wohlfart (2018), ainsi que ceux de Luttmer et Singhal (2011), montrent alors que l’exposition de longue durée à l’inégalité pendant la jeunesse laisse une marque permanente sur les croyances et préférences pour la redistribution à l’âge adulte, même si l’exposition à l’inégalité peut être amenée à changer ultérieurement.

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Bibliographie

Alesina A., Glaeser E. et Sacerdote B., 2001, « Why doesn’t the US have a European-style welfare system?», Brookings Papers on Economic Activity, 2, pp. 187-277.

Alesina A. et Angeletos G.-M., 2005, « Fairness and redistribution: US versus Europe », American Economic Review, 95(4), pp. 960-980.

Fehr E., Epper T. et Senn J., 2021, « Other-regarding preferences and redistributive politics », University of Zurich Working Paper, décembre.

Le Garrec G., 2018, « Fairness, social norms and the cultural demand for redistribution », Social Choice and Welfare, 50(2), pp. 191-212.

Le Garrec G., 2023, « Accounting for the long-term stability of the welfare-state regimes in a model with distributive preferences and social norms », Sciences Po OFCE Working Paper, n°01/2023.

Luttmer E. et Singhal M., 2011, « Culture, context, and the taste for redistribution », American Economic Journal: Economic Policy, 3(1), pp. 157-179.

Péligry P. et Ragot X., 2022, « Evolution of fiscal systems: convergence or divergence? », Sciences Po OFCE Working Paper, n°3/2022.

Roth C. et Wohlfart J., 2018, « Experienced inequality and preferences for redistribution », Journal of Public Economics, 167, pp. 251-262.




La faillite de la Silicon Valley Bank dans une perspective historique.

par Hubert Kempf

La faillite de la Silicon Valley Bank le 10 mars dernier est un épisode de crise bancaire qui évoque fréquemment dans la presse le souvenir de la crise financière de septembre 2008 consécutive à la faillite de la firme financière Lehman Brothers. Ce parallèle n’est pas le plus pertinent. Le contexte actuel renvoie plutôt à une autre crise bancaire américaine : celle des Savings and Loan Association des années 1980.



1 – La première question est de comprendre pourquoi la SVB a été le maillon faible du système bancaire américain en mars 2023. La réponse semble assez simple et largement partagée : la SVB était une banque doublement étroite. Étroite en termes de clientèle d’abord : celle-ci était essentiellement constituée d’entreprises du secteur numérique qui disposaient de liquidités importantes mais qui étaient toutes sujettes aux mêmes chocs sectoriels et pouvaient ainsi se trouver au même moment dans un besoin important et urgent de liquidités. Étroite en termes de placements ensuite : l’actif de la SVB était de façon considérable placé en bons du Trésor américain dont le cours était soutenu par la faiblesse des taux d’intérêt pratiqués depuis les politiques monétaires non-conventionnelles initiées avec la crise de 2008. Au surplus, la banque avait probablement une politique de couverture des risques de taux très insuffisante. Cette faible diversification de l’actif de la SVB la rendait extrêmement vulnérable à un choc sur le cours de ces actifs qui s’est produit lorsque, au vu de la reprise de l’inflation, la Réserve fédérale a mis fin à des années de politique monétaire accommodante et a initié une politique de remontée des taux d’intérêt. La SVB a alors vu se réduire la valeur nominale de son actif et sa fragilité financière a amené à un mouvement de prudence des déposants, donc à un processus de retrait des dépôts liquides. Pour faire face à ce mouvement, la SVB n’avait pas d’autre choix que de procéder à la liquidation des bons du Trésor qu’elle détenait, à un cours diminué, ce qui ne pouvait que renforcer le mouvement de défiance qui la frappait. Or au même moment, le ralentissement marqué depuis 2022 du secteur du numérique fragilisait les entreprises clientes et alimentait de façon naturelle leur besoin de liquidité. Ainsi une trop faible diversification de sa clientèle et de son portefeuille faisait de la SVB une banque très exposée au double choc macroéconomique et sectoriel qui s’est produit depuis 2022 ;

2 – La deuxième question est de savoir pourquoi cette faillite s’est produite au début de 2023. La réponse est partiellement donnée dans le point précédent. Passons sur la mauvaise passe du secteur numérique : après des années d’expansion et d’euphorie, de financements importants de fonds d’investissement en quête de la prochaine pépite numérique mais sans grande visibilité sur les potentialités des diverses pousses numériques et nourris par une prise de risque d’autant plus mal appréciée qu’elle était rémunératrice pour les gérants de ces fonds, il fallait bien qu’un mouvement de correction s’enclenchât à un moment donné. Rien de surprenant à cela, rien de particulièrement difficile à gérer. Le choc macroéconomique est, lui, plus compliqué car il remonte plus loin dans le passé. Les hostilités déclenchées par la Russie en Ukraine ont certes représenté un choc d’offre négatif majeur via la crise énergétique soudaine que cela a provoqué et la hausse forte et brutale des prix de l’énergie. Mais aux États-Unis, le processus inflationniste est aussi alimenté, et largement, par une succession de décisions de politique économique prises au cours des dernières années. On ne peut oublier l’impact inflationniste des politiques budgétaires hyper-laxistes des administrations Trump et Biden, ce dans un contexte de politique monétaire à taux faible voire nul maintenue pendant près de quinze ans (2008 – 2022)[1]. Tôt ou tard, cela ne pouvait que déboucher sur un processus inflationniste dû à un choc de demande agrégée persistant. La guerre en Ukraine n’a été que le déclencheur de ce processus. Un renversement de la politique monétaire pour tenter de contrôler ce processus avant qu’il ne prenne trop d’importance était dans l’ordre des choses. Le taux d’intérêt sur les bons du Trésor à 10 ans est passé de 0,00 % le premier avril 2022 à 1,00 % le 15 juin 2022 pour atteindre 2,01 % le 21 octobre. Redescendu légèrement, il était à 1,51 % le 10 mars 2023, jour de la faillite de la SVB. Les conséquences financières de ce renversement étaient une fragilisation des intermédiaires financiers américains. Les plus fragiles sont emportés par cette fragilisation, à commencer par la SVB ;

3 – Le parallèle avec la crise de 2008 est cependant difficile à tenir. La crise de 2008 s’est produite dans une période de très faible inflation qui avait entraîné une politique monétaire moins accommodante qu’on ne le pense souvent si on en juge par l’application d’une règle de Taylor simple mais effectivement avec un taux d’intérêt nominal extrêmement bas. Si bas qu’il pouvait apparaître que la Réserve fédérale était désormais dépourvue d’instrument monétaire. L’ébranlement financier est venu effectivement d’une réaction à un durcissement de la politique monétaire. Le taux d’intérêt directeur américain est monté au cours de 2004 de moins de 2 % à 5 % à la mi-2005. Cette remontée amorce la prise de conscience par les intermédiaires financiers les plus perspicaces des excès d’une politique de prêts par les intermédiaires financiers dont les banques, exubérante, en particulier dans le secteur immobilier (crédits « subprime ») et une gestion du risque inattentive (politique de titrisation). Le mouvement de prudence financière, initié dès 2005 par les plus attentifs et aguerris des intermédiaires financiers, a consisté à abaisser les ratios d’endettement et à se montrer plus sélectif dans les décisions de prêt et le choix des contreparties, jugées fragiles. Ce mouvement s’est accéléré en 2007 avec la crise des « surprime ». Dès lors, la méfiance s’est généralisée entre les intermédiaires financiers jusqu’à atteindre un paroxysme avec l’incapacité pour la firme Lehman (institution financière qui ne disposait pas d’une licence bancaire et n’était donc pas couverte par les règles d’assurance des dépôts bancaires) de rééchelonner son endettement.

La crise a été déclenchée par le refus – a posteriori mal avisé – de ne pas sauver Lehman et faire porter la responsabilité de son défaut à ses responsables et faire ainsi savoir à la communauté financière qu’elle ne pouvait compter systématiquement sur le soutien des pouvoirs     publics     lorsque     les     prises     de     risque      s’avèrent      excessives. Cette décision va précipiter le secteur financier dans une tourmente d’une intensité surprenante par sa rapidité, son développement international et ses conséquences particulièrement importantes sur l’économie. Mais elle ne peut s’analyser comme un phénomène de panique bancaire. Ce qui s’est passé est un resserrement brutal des opérations inter-bancaires et non un phénomène de retrait des dépôts. Concrètement, les banques se sont trouvées brusquement dans l’impossibilité de trouver une contrepartie pour équilibrer leur position au jour le jour et symétriquement de se porter contrepartie d’un partenaire financier, étant dans l’incapacité d’apprécier sa solidité financière. L’intervention des pouvoirs publics et plus particulièrement des banques centrales a consisté à se porter systématiquement contrepartie, assumant ainsi le rôle de « faiseur de marché en dernier ressort » (market-maker of last resort)[2] ;

4 – Rien de tel ne se produit actuellement. Les risques de contagion n’ont certes pas disparu mais ils sont contenus. Une semaine plus tard, les banques dites « régionales » ou hyper- spécialisées sont toujours menacées mais le secteur bancaire ne s’est pas effondré comme ce fut le cas en 2008. Il est plus légitime de rapprocher l’épisode actuel dans laquelle se trouve le secteur bancaire américain d’une autre crise plus ancienne, la crise des Savings and Loan Associations (des institutions spécialisées dans le financement immobilier mais habilitées à recevoir des dépôts d’épargne) qui s’est déclenchée en 1985 et a duré une dizaine d’années. La crise des S&LA a entraîné la disparition du tiers de ces institutions entre 1986 et 1995. Cette crise était le résultat du même enchaînement que celui qui se produit actuellement : un enchaînement « reprise de l’inflation – renversement de la politique monétaire d’accommodante à restrictive – crise financière ». La crise des S&LA, rendues fragiles par des prises de risque élevées et une réglementation laxiste et déficiente, s’interprète comme une conséquence de la politique dite « monétariste » pratiquée par la Réserve fédérale sous la présidence de Paul Volcker (1979-1985). La remontée des taux d’intérêt à court terme pratiquée par elle, de 10 % début 1979 à près de 20 % en 1980, va entraîner une double crise : d’abord une crise bancaire, puis la longue crise des Savings and Loan Associations. La crise bancaire s’est traduite par la liquidation ou le sauvetage de près de 1 600 banques par la Federal Deposit Insurance Corporation entre 1980 et 1996 (sur un nombre total de banques à l’époque autour de 14 000). La crise des S&LA a entraîné la disparition du tiers de ces institutions (des institutions spécialisées dans le financement immobilier mais habilitées à recevoir des dépôts d’épargne) entre 1986 et 1995[3] ;

5 – Ce précédent important semble avoir été oublié et les risques représentés par les conséquences financières et bancaires d’une politique monétaire restrictive sous-estimés par les responsables actuels des politiques macroéconomiques. Les responsables publics, et en premier lieu, les banquiers centraux se sont probablement persuadés que le renforcement – relatif – de la réglementation bancaire qui s’est produit après la crise de 2008 suffisait pour endiguer ou rendre impossible ou moins probable une crise financière et que, devant la reprise de l’inflation, il était possible de remonter les taux d’intérêt pour modifier le comportement des agents non-financiers sans perturber le fonctionnement du secteur financier et bancaire. C’est le caractère illusoire de cette position que vient manifester la faillite de la SVB et de ses effets induits (reprise de Crédit Suisse par UBS, difficultés pour Deutsche Bank).

Il est une autre leçon qu’il peut être tiré de la crise des S&LA : c’est que, contrairement à la crise de 2008, ce fut une crise « à bas bruit » et persistante. La méfiance s’est installée durablement et les institutions les plus fragiles ont disparu progressivement sous l’effet de retrait insidieux et de difficultés croissantes à trouver les modalités de refinancement. C’est peut-être la plus inquiétante leçon de la crise des années 1980. La faillite de la SVB expose les fragilités toujours présentes du système bancaire américain. On ne peut exclure que, comme il y a quarante ans, nous ne soyons qu’au début d’une nouvelle crise bancaire.


[1] Le taux maximum sur cette période fut de 2,5 %, atteint en 2018.

[2] Sur les stratégies de sortie de crise, voir C. Blot, J. Creel, C. Rifflart, D. Schweisguth « Petit manuel de stratégies de sortie de crise. Comment rebondir pour éviter l’enlisement », Revue de l’OFCE, n°110, juillet 2009.

[3] 1 043 exactement sur un total de 3 234 S&LA. Sur cette crise, on consultera Robinson, K. J. (2013), “The Savings  and Loan Crisis”, https://www.federalreservehistory.org/essays/savings-and-loan-crisis




La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire ?

Par Bruno Coquet

Depuis un an, la croissance économique ralentit et le dynamisme du marché du travail s’atténue. Les créations d’emplois ont continué de progresser vivement en 2022, mais la phase de très forte croissance que nous venons de vivre, entamée en 2015 et à peine mise entre parenthèses durant la crise sanitaire, est en voie de s’achever. Ainsi, depuis le deuxième trimestre 2021 les créations d’emplois sont de moins en moins nombreuses d’un trimestre à l’autre, si bien qu’au dernier trimestre 2022 ce sont seulement 44 000 emplois salariés qui ont été créés, la moins bonne performance depuis fin 2018 si l’on exclut les trois trimestres de confinement.



Lorsqu’un ralentissement des embauches prend forme, ce sont d’abord les groupes les plus à risque sur le marché du travail qui sont affectés, ce qui entraîne généralement un renforcement contracyclique des politiques de l’emploi, afin de contenir la hausse du chômage.

Or, de manière tout à fait inédite, le nombre de bénéficiaires d’un dispositif de politique de l’emploi (sans compter l’activité partielle) n’a jamais été aussi élevé qu’en 2021, alors même que le marché du travail affichait un dynamisme et un niveau inconnus depuis fort longtemps. Après le repli enregistré en 2022, les emplois aidés restent malgré tout à un niveau historiquement très élevé, 5,9% de l’emploi total en 2022 après 7,8% en 2021 soit 1,78 million de bénéficiaires. Un décompte plus large des dispositifs peut même amener le nombre de bénéficiaires à 2,36 millions en 2022, soit 7,9% de l’emploi total après 10,0% en 2021 (Graphique).

L’élévation du stock de bénéficiaires d’un emploi aidé s’explique par des effets de nature différente, principalement rattachés à trois dispositifs : l’aide aux créateurs et repreneurs d’entreprise (ACRE), l’aide à l’emploi des jeunes, l’apprentissage.

Deux dispositifs aux forts effets transitoires sur l’emploi

Les deux premiers dispositifs ont eu un effet transitoire, qui s’est achevé en 2022, et leur stock a rejoint un régime permanent :

  • La hausse du nombre de bénéficiaires de l’aide aux créateurs et repreneurs d’entreprise (ACRE) réformée en 2018, est due à un défaut de calibrage des nouvelles règles qui a eu des effets sur le stock de bénéficiaires jusqu’en 2022. L’aide, généreuse sur un public cible élargi, a suscité un engouement inattendu : on comptait 639 000 bénéficiaires dès la fin 2019 (256 000 fin 2018), alors que la cible visée « à terme » était de 600 000[1]. Le dispositif a été rectifié en urgence dès l’exercice 2020, notamment avec une exonération de cotisations sociales raccourcie à 1 an au lieu de 3. Les entrées se sont réduites de moitié (350 000 sur le 12 derniers mois connus) avec un stock voisin de 300 000, qui devrait désormais rester stable ;
  • Pour prévenir les effets de la crise sanitaire, une aide à l’embauche des jeunes (AEJ) a été active d’août 2020 à mai 2021 pour les embauches des jeunes de moins de 26 ans, en CDD de plus de 3 mois ou en CDI dans le cadre du plan « 1 jeune, 1 solution ». Avec 492 000 entrées sur cette période, le stock a atteint 262 000 bénéficiaires fin 2020 et 198 000 fin 2021, qui sont tous sortis en 2022. Ce dispositif n’a pas eu d’impact sur l’emploi total des jeunes, mais a déplacé les embauches vers des CDD longs et des CDI en lieu et place d’emplois non-salariés et intérimaires[2]. Toujours dans le cadre du plan « 1 jeune, 1 solution », les dispositifs classiques d’emplois aidés non-marchands (PEC) et marchands (CUI-CIE) ont aussi été soutenus durant cette période, et prolongés sur un rythme relativement élevé jusqu’au début 2022, au-delà de ce que requerrait la lutte contre les effets de la crise sanitaire, mais assez classiquement en phase avec le cycle électoral.

La contribution de ces dispositifs au stock de bénéficiaires d’emplois aidés semble désormais nulle et stable, du moins tant que les budgets qui leur sont alloués sont eux-mêmes à peu près constants, ce qui est le cas pour le budget 2023.

L’apprentissage : des créations d’emploi difficilement soutenables

Le soutien apporté au développement de l’alternance, en particulier l’apprentissage, est le moteur le plus puissant des entrées en emplois aidés au cours des dernières années : ces contrats représentent un tiers des créations d’emplois depuis la fin 2019, et même trois quarts des emplois créés au dernier trimestre 2022 (39 000 apprentis sur 54 000 emplois au total)[3]. Le nombre d’apprentis est passé de 437 000 fin 2018, à 980 000 fin 2022.

La politique d’apprentissage a été profondément réformée en 2018, le dispositif étant ouvert à un public plus large, avec une simplification des procédures et des aides, et la libération de l’offre de formation. Une réforme structurelle réussie dont les effets positifs ont été très nets dès 2019 (+50 000 apprentis en 1 an) d’autant qu’ils étaient portés par un marché du travail dynamique (les entrées en apprentissage sont corrélées aux cycles de l’emploi marchand).

Mais le véritable boom de l’apprentissage intervient à partir de juillet 2020 quand, dans le cadre du plan de relance consécutif à la crise sanitaire, une aide exceptionnelle d’un montant très élevé (5 000€ pour un mineur, 8 000€ pour un majeur) est allouée à tous les entrants en apprentissage. Elle se substitue pour la première année à l’aide unique créée par la réforme de 2018 dont le principe était d’être réservée à l’embauche des jeunes les plus à risque sur le marché du travail (diplôme inférieur ou égal au bac, mineurs sortis prématurément du système scolaire) car elle favorise leur accès à l’emploi, contrairement aux étudiants du supérieur qui s’insèrent bien et vite en emploi sans qu’il soit besoin de subventionner l’employeur. L’aide, unique comme exceptionnelle, s’ajoute aux exonérations fiscales et sociales dont bénéficient déjà tous les apprentis quel que soit leur profil, ainsi que leurs employeurs.

Cette aide exceptionnelle est d’un niveau inédit pour une aide à l’emploi, car elle couvre 100% du salaire des apprentis de moins de 26 ans, un peu moins au-delà. Extrêmement généreuse et donc coûteuse (4 milliards d’euros pour 2021[4], proche de 5 milliards en 2022), elle a fortement soutenu la création d’emplois et le taux d’emploi des jeunes. Compte tenu de dynamisme du marché du travail, rien ne justifiait de la maintenir au-delà des premiers mois de 2021 (comme pour l’AEJ, cf. ci-dessus). Elle a pourtant été reconduite jusqu’à fin 2022, ce qui explique le rythme toujours élevé des entrées en apprentissage.

Le coût unitaire de l’aide combiné à un public-cible très large a finalement conduit à une révision à la baisse du dispositif pour 2023. L’aide exceptionnelle et l’aide unique sont désormais fusionnées : 6 000€ pour tous sans distinction d’âge ou de niveau de diplôme, et seulement pour la première année de contrat d’apprentissage (au lieu de 3 ans auparavant pour l’aide unique). La baisse de la subvention réduit l’incitation à l’embauche tandis que sa concentration sur la première année de contrat favorise les formations plus courtes[5].

L’impact en 2023 de la réduction de la prime serait fonction des effets qui lui sont attribués :

  • Soit les entrées en apprentissage ont augmenté grâce à la réforme de 2018 et à la politique menée sur le marché du travail, les entrées étant indépendantes de la prime resteraient dynamiques, a minima au niveau des 800 000 prévues par le PLF 2023. Cette hypothèse n’est clairement pas la plus probable ;
  • Soit la prime explique 100% de la hausse des entrées en apprentissage par rapport au niveau atteint en 2019 (369 000 entrées en 2019, 834 000 en 2022) avec une élasticité unitaire[6]. Alors une baisse de 25% de la prime engendrerait une baisse analogue des entrées surnuméraires par rapport à 2019, donc une baisse du nombre de nouveaux contrats d’apprentissage à environ 720 000 entrants en 2023.

La réalité est entre ces deux bornes, mais dans tous les cas, les effets de substitution avec des emplois non subventionnés resteraient très forts.

Du contretemps au dilemme

Le maintien de subventions à l’emploi bien au-delà de ce que nécessitait la lutte contre les effets de la crise sanitaire a soutenu le rythme des créations d’emplois et contribué à la baisse du taux de chômage, des jeunes en particulier. Ces résultats grisants ont-ils conduit à l’imprévoyance ?

Le marché du travail est en train de ralentir. La Banque de France prévoit une hausse du taux de chômage à 7,5% fin 2023 et même 8,1% en 2024 . C’est dans ces phases du cycle que la politique de l’emploi est généralement actionnée, prioritairement pour préserver l’accès à l’emploi des populations les plus à risque de chômage. Mais l’heure n’est plus à l’expansion budgétaire débridée, et partant d’un stock d’emplois aidés et de dépenses encore à très haut niveau, il sera certainement difficile d’accélérer la politique de l’emploi. De facto, le budget 2023 qui prévoit au mieux un maintien des crédits alloués aux différents dispositifs, pourrait entraîner un repli des entrées en contrats aidés, et même une baisse pour l’apprentissage.

La marge de manœuvre la plus évidente serait de réallouer les crédits vers des dispositifs plus efficients, par exemple cesser de subventionner à grand frais l’apprentissage pour les diplômes du supérieur au-delà du droit commun des exonérations fiscales et sociales allouées à ces contrats par la loi de 2018. Mais les dispositifs d’alternance étant clairement sous-dotés dans le PLF 2023, ces moyens n’existent pas en l’état… Le gouvernement est donc confronté à un dilemme dont il est peu probable que l’on puisse sortir sans que la politique de l’emploi ne contribue négativement à la création d’emplois et à élever le taux de chômage en 2023, voire en 2024.


[1] « La progression du nombre de bénéficiaires de l’ACRE, et donc des dépenses associées, a été nettement supérieure aux anticipations du gouvernement, notamment en raison de la forte progression du nombre de micro-entreprises. Cette progression traduit, selon le gouvernement, des effets d’aubaine importants, une partie substantielle des créations de micro-entreprises concernant des activités qui pourraient relever du salariat. Selon les informations communiquées à votre rapporteur par la DGEFP, le coût du dispositif atteindrait, sans mesure nouvelle, 893 millions d’euros en 2020 et 1,4 milliard d’euros en 2022. » (Sénat, Discussion du PLF2020, https://bit.ly/40982cU)

[2] Claire-Lise Dubost (2023) « Les effets sur l’emploi de l’aide à l’embauche des jeunes instaurée en 2020 », Document d’Études, n°166, Dares.

[3] Calcul sur les données de la Note de conjoncture INSEE du 15 mars 2023 et des stock publiés par la Dares.

[4] Source France Compétences.

[5] Et donc une moindre inertie du stock de bénéficiaires.

[6] On ne peut exclure une élasticité supérieure à l’unité, étant donné que les emplois totalement « gratuits » du fait de l’aide sont moins nombreux.




Fragilité bancaire : quelles conséquences sur la croissance économique et sur sa relation avec les crédits bancaires ?

Jérôme Creel et Fabien Labondance

La faillite de Silicon Valley Bank (SVB) relance les inquiétudes sur la solidité du système bancaire américain et, par effet de contagion, sur celle du système bancaire européen. Elle est une sorte de cas d’étude des relations complexes entre les banques et l’économie.



La faillite de SVB intervient quelques mois après que le Comité pour le prix en Economie en mémoire d’Alfred Nobel, financé par la Banque Royale de Suède, a décerné le prix 2022 à Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig pour leurs contributions à l’économie bancaire. Diamond et Dybvig exposent notamment les mécanismes par lesquels une panique bancaire peut se produire (le bouche à oreille suffit – les économistes parlent de prophéties auto-réalisatrices), la difficulté à séparer une crise de solvabilité d’une crise de liquidité et les mesures à mettre en œuvre pour y mettre fin, en assurant les dépôts[1]. Bernanke montre plus particulièrement les mécanismes par lesquels une panique bancaire peut se transmettre à l’économie réelle, justifiant dès lors que la banque centrale mette en œuvre une politique de sauvetage des banques. Indéniablement, leurs travaux permettent de mieux comprendre les décisions récentes des autorités monétaires américaines pour endiguer la crise déclenchée par SVB, comme l’extension de l’assurance sur les dépôts.

Au-delà de ces travaux, un consensus empirique avait émergé : il indiquait que la croissance économique, mesurée par la variation du PIB par habitant, pouvait s’expliquer par le développement des crédits bancaires et par celui des marchés financiers. La crise financière internationale de 2007-2009 a rebattu les cartes. Les travaux de Gourinchas et Obstfeld (2012) et de Schularick et Taylor (2012) (et les nombreux travaux qui ont suivi) ont montré que l’expansion du crédit bancaire était un indicateur avancé des crises bancaires. Pour autant, le lien entre crédit bancaire, fragilité bancaire et prospérité restait à établir.

C’est ce lien que nous explorons avec Paul Hubert dans un article intitulé « Crédit, fragilité bancaire et performance économique » à paraître dans la revue Oxford Economic Papers. Nous y étudions le rôle de la fragilité bancaire dans la relation entre crédit bancaire privé et croissance économique dans l’Union européenne. Nous envisageons deux types de fragilité bancaire, l’un du côté de l’actif des banques, et l’autre du côté du passif : d’une part, la part des prêts non performants au bilan et, d’autre part, le ratio entre fonds propres et actifs, soit l’inverse de l’effet de levier.  

Nos résultats sont les suivants. Premièrement, la fragilité bancaire, représentée par les prêts non performants, a un effet négatif sur la croissance économique : plus leur part au bilan augmente, plus faible est la croissance du PIB par habitant. Deuxièmement, l’inclusion de la fragilité bancaire dans le modèle estimé a pour conséquence que, dans la plupart des spécifications, le crédit bancaire n’a pas d’effet sur la croissance économique. Les effets du crédit sur la croissance économique par habitant semblent dépendre du degré de fragilité bancaire. Le crédit a uniquement un effet positif et significatif sur la croissance économique par habitant sur un sous-échantillon se terminant avant 2008 ― conformément à la littérature antérieure ― et lorsque les prêts non performants sont relativement faibles, donc lorsque la fragilité bancaire est limitée. À l’inverse, lorsque la fragilité bancaire est élevée, le crédit n’a aucun effet sur la croissance tandis que les prêts non performants ont un effet négatif important[2].

Ainsi, le fait d’omettre une variable de fragilité bancaire dans la relation entre crédit bancaire et croissance économique peut conduire à des conclusions erronées sur l’impact économique du développement financier.

La principale implication de ces résultats empiriques est qu’une surveillance étroite des prêts non performants et de leur limitation, ex ante par le biais de politiques d’offre de crédit prudentes, ou ex post par le biais d’incitations à la constitution de provisions pour pertes sur les prêts, ne joue pas seulement un rôle prudentiel au niveau des banques mais a également une incidence au niveau macroéconomique. Cette surveillance des prêts non performants conditionne les effets positifs de la politique de crédit bancaire sur l’activité économique.


[1] Sur leurs travaux, voir la synthèse critique d’Hubert Kempf dans l’article « Diamond et Dybvig et la fragilité bancaire » à paraître dans la Revue d’économie politique.

[2] Du côté du passif, l’effet de levier n’a pas d’impact sur la performance économique.




Retraites : de quelle soutenabilité parle-t-on ?

Éloi Laurent et Vincent Touzé

Le dernier rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), visant à évaluer l’équilibre financier du système français des retraites à l’horizon 2070 publié en septembre 2022, est l’objet d’un intense débat quant à l’urgence des réformes proposées dès 2023 (Touzé, 2023). Si sur le court terme, la dynamique des recettes dépend pour beaucoup de la capacité de l’économie française à rebondir après la pandémie de Covid puis à résister à l’envolée du cours des matières premières consécutive à l’agression russe en Ukraine, l’horizon de long terme est bâti comme on le sait sur des conjectures de croissance de la productivité du travail et d’évolution de l’emploi qui permettent d’envisager des scénarios de croissance du PIB (les hypothèses de productivité du travail étant déterminantes dans l’évolution anticipée du PIB).



Le COR a choisi dans ce rapport de revoir à la baisse ses scénarios de croissance de la productivité du travail sur la base d’une consultation d’économistes et de travaux internes (COR, 2021). Il envisage désormais un scénario bas à 0,7% de croissance au lieu de 1% et un scénario haut à 1,6% au lieu de 1,8%. Les scénarios intermédiaires sont, quant à eux, passés respectivement de 1,5% à 1,3% et de 1,3% à 1%. Mais cette prudence est-elle vraiment suffisante ?

Comme le remarquait justement Antoine Bozio dans sa présentation à la journée d’études du COR qui a en partie influencé ces choix : « Les hypothèses de croissance sont devenues essentielles, mais les hypothèses de croissance ne devraient pas être essentielles : c’est un défaut majeur de notre système que de dépendre de la croissance ».

En effet, d’une part la croissance économique connaît en France et ailleurs des fluctuations pour le moins erratiques depuis les quinze dernières années, mais plus fondamentalement encore, si cette croissance du PIB était forte et stable, ce serait sans doute le scénario le plus préoccupant sur le plan environnemental. En effet, le lien entre croissance et émissions de CO2 est clairement établi et les études qui prétendent montrer qu’un découplage est possible sont en l’état fort peu convaincantes (Parrique, 2022). En revanche, il paraît tout à fait clair que la crise climatique s’accélère, dégradant partout sur la planète et dans les territoires français les conditions de vie, et donc la santé et la productivité du travail qui en dépend (Laurent et Touzé, 2022 ; Laurent, 2023). La recherche d’une croissance toujours plus forte et visiblement destructrice de la biosphère pourrait, à l’image de la Peau de chagrin, rétrécir graduellement l’existence humaine jusqu’à l’épuiser. Cette croissance, censée assurer la soutenabilité du système de retraite, pourrait ainsi, au contraire, conduire à une attrition du temps de la retraite en raison d’une mortalité accrue mais aussi, pour les actifs, à une moindre capacité à soutenir le système par le travail. Dit autrement, la soutenabilité environnementale du système de retraite est un élément central de sa soutenabilité financière via sa soutenabilité sociale.

En outre, il est également légitime de s’interroger sur le réalisme des hypothèses implicites des scénarios de croissance du COR au regard des impératifs de transition énergétique nationaux et européens. Une façon de répondre à cette question est de s’appuyer sur une autre étude prospective, celle réalisée par l’International Energy Agency (IEA) en 2021.

L’IEA (2021) envisage ainsi trois scénarios d’évolution de la demande d’énergie :

  • une évolution tendancielle qui intègre les politiques déjà en vigueur (« Stated Policies Scenario ») ;
  • une mise en place de politiques plus ambitieuses sur le plan climatique déjà annoncées (« Announced Pledges Scenario ») ;
  • enfin, un développement qualifié de soutenable  (« Sustainable Development Scenario »), scénario qui conduit les économies avancées vers le  « zéro émission nette » en 2050.

Pour l’Europe, en particulier, l’IEA prévoit des baisses de la demande d’énergie d’ici 2050 de 10% en cas de maintien de l’évolution tendancielle, de 21% avec la mise en place de politiques plus ambitieuses et de 27% avec le scénario de développement soutenable (rappelons que ces évolutions à la baisse s’accompagnent d’un recours accru aux énergies renouvelables).

Le tableau ci-après croise les scénarios de croissance de la productivité du COR avec ceux de réduction de la consommation d’énergie de l’IEA à l’horizon de 2050.

L’efficience énergétique se mesure comme le ratio PIB/volume d’énergie consommée et ne peut seule garantir la baisse des émissions souhaitées : elle doit s’accompagner de véritables politiques de sobriété énergétique. Mais nos calculs élémentaires montrent que les gains d’efficience énergétique nécessaires pour maintenir une croissance élevée et une réduction de la consommation d’énergie sont importants quels que soient les scénarios considérés.

Á titre d’exemple, le scénario de « développement soutenable », le plus proche des exigences de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait d’après l’IEA de réduire de 27% notre consommation totale d’énergie en trente ans. Á l’horizon 2050, une croissance de la productivité comprise entre 1,1 et 1,3% (scénarios intermédiaires du COR) conduirait à une hausse de la richesse produite de 39 à 48%. Une telle hausse associée à une baisse de la consommation d’énergie est envisageable si et seulement si le système productif est capable d’améliorer l’efficience énergétique de 91 à 103%[1], signifiant une aptitude technologique à produire autant avec deux fois moins d’énergie en trente ans, ce qui peut paraître considérable. Dans le cas d’une croissance de la productivité de 0,7%, le gain nécessaire d’efficience énergétique reste élevé et égal à 79%. Pour saisir ces ordres de grandeur, on peut rappeler qu’une publication récente du ministère de la Transition écologique (Beck et al., 2021) calculait que les gains d’efficience énergétique réalisés en France sur les trente dernières années avaient été de l’ordre de 43% (d’après nos estimations un scénario de croissance nulle de la productivité nécessiterait tout de même 52% de gains d’efficience) . L’irréalisme des stratégies climatiques sous contrainte de croissance est loin d’être un défaut des seuls scénarios du COR : les projections du GIEC ont été récemment critiquées sous cet angle et comparées à des scénarios de décroissance qui apparaissent plus crédibles (Keyßer et Lenzen, 2021).

Qu’il s’agisse de l’impact de la crise climatique sur le travail et la santé comme du fardeau que fait peser la croissance sur la transition bas-carbone, le débat sur les retraites mériterait de s’enrichir de cette dimension environnementale.


[1]En notant Y le PIB, E la quantité d’énergie et Y/E le ratio d’efficience énergétique, l’évolution du ratio entre une date 0 et une date T s’exprime comme suit : YT/ET – Y0/E0 = Y0/E0 (YT/Y0/ET/E0 – 1). L’expression (YT/Y0/ET/E0 – 1) mesure le taux de variation de l’efficience énergétique. Si la production passe de 100 en 2020 à un niveau compris entre 139 et 148 en 2050 et si simultanément le niveau de consommation d’énergie doit passer d’un référentiel de 100 à 73, on en déduit que l’efficience énergétique devra s’accroître d’un taux compris entre +91% (=139/73–100/100) et +103% (=148/73–100/100).




Les sanctions européennes contre la Russie : quelles répercussions sur les importations françaises ?

par Aya Elewa et Sarah Guillou

Après 12 mois de conflit, la guerre russo-ukrainienne n’a pas encore trouvé d’issue et les relations commerciales avec la Russie vont rester encore longtemps compliquées. Bien que de nombreuses entreprises se soient mises en retrait volontairement de leurs liens commerciaux avec la Russie, d’autres ont été contraintes par les sanctions décidées par l’Union européenne de se tourner vers d’autres fournisseurs. Or, certains produits importés de Russie sont critiques, comme le titane ou le gaz, et parfois tels que la Russie est en position de quasi-monopole. Une partie des sanctions interdisent purement et simplement les importations de certains produits en provenance de Russie.



Que représentent ces entraves au commerce pour la production française en termes d’importations ? Combien d’entreprises françaises sont directement concernées[1] ?

Des importations françaises gouvernées par les énergies fossiles

La France a importé en 2021 pour 9 milliards d’euros de marchandises en provenance directe de Russie[2]. Ces importations couvraient plus de 2 000 catégories de produits (en niveau à 8 chiffres de la nomenclature harmonisée, NC8) et étaient le fait de 2 944 entreprises résidentes. En une décennie, si la valeur totale importée a diminué d’un tiers, le nombre d’entreprises qui s’approvisionnent en Russie et le nombre de produits concernés ont quasiment doublé. En 2011, 1 656 entreprises importaient 1 301 produits pour une valeur de 13 milliards d’euros.

Remarquons que les importations en provenance de Russie ne représentent qu’une faible part des importations françaises de marchandises : 2,8% en 2011 et 1,6% en 2021. La Russie était en 2021 le 12e fournisseur de la France et son 15e client à l’exportation.

Notons par ailleurs, comme cela a été souligné par d’autres auteurs (voir notamment Bellora et al. 2022), que les importations de gaz naturel ne sont pas correctement (voire pas du tout) enregistrées dans les données de commerce en raison de leur transport par gazoduc (sans arrêt aux frontières) et leur nature confidentielle. Ainsi dans les statistiques douanières de la DGDDI que nous utilisons au niveau firme-produit, les importations de gaz à l’état gazeux ne sont pas reportées.

Selon la base de données sur les échanges d’énergie d’Eurostat, la France a importé en 2021 de Russie en volume, 22% de son gaz naturel (qu’il soit gazeux ou liquéfié) et 18,8% de son pétrole. Pour le gaz naturel à l’état gazeux, les statistiques agrégées des douanes françaises donnent un montant importé de 11,4 milliards d’euros, qui a plus que doublé en 2022. En supposant un prix du gaz homogène selon les provenances, les 22% représentent une valeur de 2,5 milliards d’euros pour le gaz à l’état gazeux[3]. Dans ce qui suit, notre étude exclut les importations de gaz naturel à l’état gazeux en provenance de Russie mais inclut le GNL pour une valeur d’environ 900 millions d’euros.

Ceci étant posé, le graphique 1 montre l’évolution de la valeur des importations de marchandises en provenance de la Russie dans la dernière décennie ainsi que l’évolution du prix du baril de pétrole brut. On observe que la valeur des importations est très corrélée à la valeur du pétrole. Cela révèle à la fois l’importance des importations d’énergie fossiles dans le total et la stabilité de la valeur et des volumes des importations des autres produits.

Si on retient un niveau de désagrégation de la définition des produits à 4 chiffres (NC4), plus de 70% des importations de marchandises en provenance de Russie relèvent des énergies fossiles, les 30% restant portent essentiellement sur des produits relevant des autres matières premières.

Alors que le panier de marchandises russes des importations françaises inclut plus de 700 produits (NC4), en 2021, 10 de ces produits représentent 86% de la valeur de ces importations. Dans le graphique 2 sont présentées, pour la France, les parts des 10 premiers produits importés de Russie ainsi que la part de marché de la Russie pour chacun de ces produits (importations russes du produit/ total des importations du produit).

On observe que certains produits ne représentent qu’une faible part des importations en provenance de Russie mais sont cependant tels que la Russie représente un fournisseur de premier plan car détenant une part de marché élevée. La part de marché est un indicateur de dépendance à l’égard du pays de provenance. On peut observer ici qu’il n’y a pas de proportionnalité entre l’importance des produits dans le total des importations en provenance de Russie et le degré de dépendance. Ainsi, l’importation d’huiles provenant de la distillation de houille est très dépendante de la Russie mais ne concerne qu’une petite valeur des importations et très peu d’entreprises importatrices (cinq).

D’autres produits ne faisant pas partie de ces 10 premiers, sont concernés par une part de marché de la Russie au-dessus du seuil de 50%, mais ils sont peu nombreux. le graphique 3 donne le nombre de produits (désagrégation à 8 chiffres) pour lesquels la Russie représente 10, 20, … 90%, 100% des importations totales de ces produits achetés par la France.

On décompte 18 produits pour lesquels la part de marché de la Russie excède 50%. En 2021, les 3 produits dont la part importée de la Russie excède 90% sont surtout des produits alimentaires : outre les pelleteries brutes entières (fourrures), il s’agit du beurre, du lait-crème caillée et des crabes. Si on retient un niveau de désagrégation moins fin, les 2 produits dont la part excède 90% sont : les huiles et autres produits provenant de la distillation des goudrons de houille et les produits ferreux obtenus par réduction directe des minerais de fer.

Des échanges directs très concentrés sur une poignée d’acteurs …

Les entreprises françaises qui s’approvisionnaient en Russie n’étaient pas nombreuses puisqu’elles représentaient 1,5% des importateurs français, mais elles étaient encore moins nombreuses à réellement compter dans les échanges avec la Russie. Rappelons que les échanges commerciaux sont en général très concentrés : toutes provenances confondues, 1% des entreprises importatrices de marchandises (soit 29 entreprises) réalisent 69% de la valeur des importations. Ce qui caractérise les échanges avec la Russie est une concentration encore plus prononcée : 1% des importateurs totalisent 86,7% de la valeur des importations françaises en provenance de Russie toutes marchandises confondues en 2021.

Précisément, les 10 premiers importateurs en 2021 représentent 85,6%. Ces 10 importateurs sont en moyenne de très grandes entreprises : des grandes ETI ou des entreprises de plus de 5000 salariés. Elles importent en moyenne 347 produits de 27 destinations. La Russie n’est donc pas toujours le seul pays de provenance du produit importé de l’entreprise.

Les 10 premières entreprises françaises importatrices de Russie en termes de valeur des importations appartiennent aux secteurs suivants : Raffinage de pétrole Fabrication de matières plastiques de base, Production d’électricité, Commerce de combustibles gazeux par conduite, Commerce de gros de combustibles et de produits annexes, Entreposage et stockage frigorifique, et secteur de courtage de valeurs mobilières et de marchandises. Les cent premières appartiennent principalement aux secteurs Métallurgique, Fabrication de produits métalliques et Commerce de gros puis industrie chimique et Matériels de transport hors automobiles.

… dont une partie en dépend fortement

Au-delà de ces 10 importateurs, le graphique 4 présente le pourcentage d’importateurs pour lesquels la provenance Russie représente 10%, 20%, .. 100% de leurs importations totales.

La plupart des importateurs français échangeant avec la Russie n’en dépendent qu’à hauteur de moins de 10%. Cependant, 8% de ces importateurs en dépendent à plus de 90%. Et cette proportion d’importateurs se montent à 10%, si on choisit un seuil de dépendance minimum de 70%. On observe peu de changements entre 2011 et 2021. Autrement dit, environ 300 entreprises dépendent directement de la Russie dans leur approvisionnement étranger à hauteur de 70% au moins.

Pour être encore plus précises, on réplique le graphique 4 en considérant les importations par produit par entreprise. Un produit peut en effet représenter une faible part des importations totales d’une entreprise mais rester très dépendant de la provenance russe en raison de la position de monopole de la Russie sur ce produit.

La Graphique 5 donne le pourcentage d’importateurs pour lesquels la provenance Russie représente, 10, 20, … 90%, 100% des importations d’un des produits importés par l’entreprise (produits à un niveau de désagrégation à 8 chiffres).

On observe à présent que 54% des entreprises en 2021 (47% en 2011) dépendent à hauteur d’au moins 70% de la Russie pour un de leur produit. Cette proportion reste à près de 50% si on augmente le seuil de dépendance à 90%. Autrement dit, en 2021, près de 1 500 entreprises dépendaient à plus de 90% de la Russie pour au moins un de leur produit.

En revanche si on définit une entreprise dépendante commercialement de la Russie avec un double critère, une part de marché de la provenance Russie de plus de 50% pour au moins un de ses produits et un montant égal à plus de 50% de ses importations, on en dénombre 224 (13,5%) en 2011 et 349 (11,8%) en 2021.

Les sanctions européennes couvrent près de 75% des importations françaises en provenance de Russie

En réponse à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté 9 paquets de sanctions – un 10e paquet est attendu le 24 février (pour le premier anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine ) – qui affecteront fortement les échanges commerciaux avec la Russie. Les 2 premiers paquets ont d’abord concerné les exportations vers la Russie afin d’entraver l’économie de guerre (interdiction des biens à usage dual, civil et militaire, et associés à la navigation maritime) et la classe dirigeante aisée (biens de luxe). Puis d’autres importations ont été également touchées, à commencer par l’acier et l’aluminium. Le quatrième paquet du 8 avril 2022 étend à de nombreux autres produits les interdictions d’entrée sur le territoire européen. Ces interdictions couvrent des produits de base, du charbon aux produits de la pêche, alors que d’autres sont soumis à des quotas comme les engrais. Le paquet de sanctions décidées en juin 2022 concerne les importations de pétrole avec l’objectif d’en interdire 90% d’ici la fin de 2022. Les interdictions qui accompagnent ces sanctions sont échelonnées dans le temps afin notamment de permettre la réalisation des contrats signés avant la date des sanctions[4].

Selon l’étude du CEPII de Bellora et al. (2022), à partir de 2023, 65 % des importations de l’Union européenne en provenance de Russie seront interdites, contre 10 % en avril 2022 après le cinquième paquet. Pour la France, nous avons évalué que les produits sanctionnés représentent 45% des produits importés de la Russie et 75% de la valeur des importations en provenance de la Russie (hors gaz naturel à l’état gazeux). Cela représente une valeur d’importation de près de 6,5 milliards d’euros, soit moins de 2% des importations de marchandises de l’économie française. En comparaison, la part de la provenance russe des importations européennes est de 5%.

Le graphique 6 montre la part de la Russie dans les importations des produits sous sanctions où la Russie représente plus de 50%.

Compte tenu des 10 paquets de sanctions adoptés par l’UE, on observe que 6 des 10 premiers produits importés de la Russie, sont à présent des produits interdits à l’importation.

Comment ces séries de sanctions vont-elles affecter les entreprises importatrices françaises ?

Si on s’intéresse aux produits totalement interdits par les sanctions, cela concerne un peu plus de 50 entreprises. Donc si une grande part de la valeur est touchée, cela ne concerne directement que très peu d’entreprises.

La dépendance directe est la partie apparente de l’iceberg

Le plus souvent les entreprises françaises importatrices de Russie sont des fournisseurs d’intrants intermédiaires d’autres entreprises. Des entreprises non importatrices de la Russie achètent à ces importateurs directs. De plus elles peuvent acheter à des fournisseurs étrangers qui se fournissaient en Russie, voire acheter des intrants qui eux-mêmes incorporent des intrants russes. Toute la chaîne de valeur qui passe au moins une fois par la Russie est impactée.

Nous n’avons pas de chiffres sur ces importateurs de rang inférieur mais les tables entrées-sorties issues de la base de données de WIOD (WIOD, 2014) nous permettent de comparer la dépendance directe et la dépendance en cascade. En dépendance directe, pour un euro de production française, 0,001 unité d’euro d’intrant en provenance de Russie est requis. Il s’agit d’une moyenne pondérée, certaines industries sont plus dépendantes de la Russie comme le secteur des raffineries et des industries pétrolières (26 fois plus), le transport aérien ou l’industrie chimique (7 fois plus) ou encore le secteur de l’électricité et du gaz (6 fois plus), les industries des métaux (5 fois plus). Si on tient compte de la dépendance en cascade, les coefficients de dépendance par industries sont multipliés par des facteurs de 2 à 10, suggérant que même quand les entreprises ou industries n’importent pas de Russie directement, leurs autres intrants incorporent des intrants russes.

Le taux de dépendance incluant, en outre, les intrants russes indirects pour l’ensemble des industries est au final de 0,007 (en moyenne pondérée), mais de 0,04 pour le secteur des raffineries et des industries pétrolières ; de près de 0,03 pour l’industrie de la chimie ; 0,026 pour le transport aérien et les industries des métaux de base et de 0,02 pour le secteur de l’électricité et du gaz. Ces chiffres confirment que la dépendance productive est le fait des énergies fossiles et des matières premières que produit la Russie. Ils montrent par ailleurs que la dépendance est bien plus large que l’observation directe des importations en provenance de Russie et donc que l’impact des sanctions est plus large que la valeur des importations directement concernées. Si on retient que 6,5 milliards d’euros d’importations directes sont interdites du fait des sanctions (voir au-dessus), c’est entre 13 et 65 milliards d’euros d’intrants qui sont au final touchés par les sanctions, directement et indirectement, et bien plus que les quelques 3 000 importateurs français de Russie. Selon l’étude des douanes (2022), les importations avec la Russie ont augmenté en 2022 en raison principalement de l’augmentation des prix. Malgré les sanctions, les importations en provenance de Russie pourraient se maintenir notamment parce que les importations de gaz ne sont pas sous sanction. L’année 2023 sera celle où on observera la substitution vers d’autres fournisseurs tout comme l’abandon de certains produits, ce que nous suivrons avec attention.


[1] Sauf mention contraire, cette étude utilise les données de commerce des marchandises par produits et entreprises fournies par la DGDDI. L’accès à ces données a été réalisé au sein d’environnements sécurisés du Centre d’accès sécurisé aux données – CASD (Réf. 10.34724/CASD). 

[2] Les importations de l’UE en provenance de Russie se montaient à 149 milliards d’euros en 2021.

[3] La France importe en volume environ trois fois plus de gaz à l’état gazeux que de gaz liquéfié, ce facteur se vérifiant en 2021 pour le total ainsi que pour les importations en provenance de Russie.

[4] Sur le débat sur l’efficacité des sanctions, voir C. Antonin (2022).




La souveraineté alimentaire

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 9 du 9 décembre 2022

Intervenants : Clément JAUBERTIE (Commission européenne), Thierry POUCH (Chambres d’agriculture France, Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims) et Édouard GAUDOT (Green European Journal).

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective économique : le renouveau de l’autonomie alimentaire à l’épreuve des limites de la mondialisation

Thierry Pouch, chef économiste de Chambres d’agriculture France et membre du laboratoire REGARDS de l’Université de Reims, observe le retour de la thématique de la souveraineté alimentaire – car il s’agit bien d’un retour. La mondialisation portait en elle l’effacement des frontières et des États, et donc l’amoindrissement de la souveraineté alimentaire. Nous sommes actuellement dans une phase assez approfondie de segmentation des processus de production (internationalisation des chaînes de valeur) au moyen d’accords de libre-échange afin de tirer vers le bas le prix des produits importés et les coûts de production. La souveraineté alimentaire s’est ainsi retrouvée reléguée au second plan. Les produits agricoles bénéficient, en effet, d’un mouvement général de diminution des droits de douane (du GATT de 1947 au cycle d’Uruguay, 1986-1994, et la naissance de l’OMC) qui vient brouiller la notion de souveraineté alimentaire affichée par les État dans les années 1950-60. Le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 à Rome, impulsé par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) fait pourtant ressurgir la notion de souveraineté alimentaire quand l’organisation non gouvernementale Via Campesina[1] soulève le sujet pour les pays en voie de développement. La thématique, toutefois, ne trouve pas beaucoup d’écho parmi les acteurs agricoles européens.

La crise financière de 2008 rebat les cartes avec le retour de problématique de la souveraineté alimentaire (émeutes de la faim), retour confirmé par la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine. La France prend alors conscience du degré élevé de sa dépendance en matière de protéines végétaless (pour l’alimentation des animaux d’élevage) ainsi que de l’accélération des importations de viande et de volaille, de son déficit désormais structurel en fruits, légumes et engrais et autres intrants (fabriqués à partir du gaz, la Russie détient 16 à 18% du marché mondial des engrais). Le thème de la souveraineté alimentaire a été directement repris dans le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron (2017) ainsi que celui de Rungis (États Généraux de l’Alimentation, 2017) ou, plus récemment, dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne. Les Chambres d’agriculture françaises réaffirment de même le besoin de restaurer la souveraineté alimentaire, consubstantielle de l’autonomie stratégique nationale et européenne. Rappelons que la France demeure le premier pays agricole de l’UE (19% de la production agricole de l’UE).

La souveraineté alimentaire peut se définir comme la faculté de déterminer librement pour un Etat ou un peuple ce qu’il doit produire sur le plan alimentaire. La notion établit un lien entre peuple souverain et production agricole. Le droit à l’alimentation peut se lire ainsi comme une manifestation du retour de l’État-nation souverain.

Trois difficultés se présentent pour la souveraineté alimentaire européenne :

1/ Savoir si l’ensemble des États membres de l’UE convergent pour construire ou réhabiliter une souveraineté alimentaire. Ce processus pourrait-il conduire à franchir une première marche vers l’Europe fédérale ? Au niveau français, s’agit-il d’une souveraineté alimentaire globale (toutes les filières) ou ne concernant que certaines filières en difficulté (fruits et légumes, dont la balance commerciale française est en déficit structurel), quitte à laisser tomber certains secteurs selon une logique d’avantage comparatif ;

2/ Desserrer un certain nombre de contraintes d’approvisionnement (notamment les protéines végétales importées du Brésil et des États-Unis pour le soja et le tourteau de tournesol, d’où l’enjeu de mettre en place un plan protéine visant l’autonomie protéique). Mais selon quelles modalités agronomiques et quels régimes d’aides agricoles ? Personne n’a oublié l’accord avec les États-Unis du début des années 1960 permettant au soja américain de pénétrer le marché commun européen. L’accord n’a jamais été remis en cause du fait qu’il constitue une contrepartie à l’acceptation américaine de la politique agricole commune européenne ;

3/ Articuler souveraineté alimentaire et accords commerciaux de l’UE. Faut-il rouvrir les textes signés, voire les remiser dans les tiroirs pour négocier de nouveaux accords intégrant la souveraineté alimentaire ?

Les chocs de cette dernière décennie (crise financière, pandémie du Covid-19, guerre en Ukraine) ont déclenché une réflexion sur les limites de la mondialisation et l’importance de l’autonomie alimentaire, ouvrant un nouveau processus politique nécessairement long.

2. La perspective des acteurs institutionnels : concilier l’objectif de durabilité du système alimentaire européen avec l’enjeu d’accessibilité alimentaire des ménages vulnérables

Clément Jaubertie, expert national détaché, analyste de données économiques et politiques à la Direction générale de l’Agriculture et du Développement rural de la Commission européenne, partage le constat du retour de la notion de souveraineté alimentaire, surtout au prisme de la sécurité alimentaire dans ses deux dimensions : 1/ la disponibilité alimentaire (quantité disponible de nourriture), 2/ l’accessibilité alimentaire (accès à une alimentation de qualité à un prix stable). Ces dimensions de sécurité alimentaire sont déjà présentes dans les traités européens, en particulier avec l’article 39 du traité sur le fonctionnement de l’UE relatif à la politique agricole commune dont le but est de garantir l’accès à l’alimentation à des prix raisonnables pour le consommateur[2]. Elles sous-tendent la notion de stabilité et de durabilité dans le temps de la sécurité alimentaire européenne.

Les constats pour la France s’appliquent aussi au niveau de l’UE. Si l’UE est un grand producteur, elle connaît des fortes dépendances aux importations de protéines végétales importées et d’engrais minéraux et azotés, ainsi qu’aux coûts de l’énergie, en particulier du gaz naturel. La pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé la nécessité de renforcer l’autonomie européenne énergétique et des intrants agricoles. S’il n’y a jamais eu en soi de réelles difficultés d’accès général à l’alimentation pour les Européens, il reste l’enjeu (à court terme) de l’accessibilité de l’alimentation pour les ménages européens vulnérables en raison de la hausse des prix (+20 % en 2022).

L’agenda politique européen en matière de sécurité alimentaire doit ainsi articuler des défis de long terme (le « Green Deal » qui pose l’objectif d’un système alimentaire écologiquement durable) avec ces défis de court terme. La durabilité du système alimentaire européenne exige d’être plus économe en intrants agricoles tout en intégrant les facteurs biophysiques de long terme (climat et biodiversité). Elle dépend également des politiques de consommation qui doivent évoluer vers la sobriété et la lutte contre le gaspillage.

Enfin, le maintien d’une population agricole constitue un autre défi de moyen-long terme. En France, en 2020, le nombre d’exploitations agricoles a diminué d’un quart par rapport à 2010 (416 054 exploitations agricoles actives en 2020 contre 514 964 en 2010). Comment attirer de nouveaux agriculteurs afin de maintenir notre capacité de production agricole, alors que la population agricole vieillit (seul 1/5 des chefs d’exploitation agricole ont moins de 40 ans) ? Comment assurer le renouvellement générationnel des agriculteurs ?

3. La perspective politique : parlons de sécurité alimentaire plutôt que de souveraineté alimentaire

Édouard Gaudot, membre du comité de rédaction de Green European Journal, rappelle que les questions agricoles sont depuis longtemps au cœur d’affrontements politiques plus ou moins explicites. Ils font partie des sujets qui avaient été longuement dépolitisés, comme la question des échanges commerciaux – question re-politisée à partir de la fin des années 1990 au travers des grandes manifestations altermondialistes comme Seattle en marge de la conférence ministérielle de l’OMC. Alors que l’intégration mondiale des marchés agricoles progressait malgré les résistances, la transformation des productions agricoles en « matières premières » (« commodification » en anglais) rehausse l’enjeu politique. Derrière les enjeux purement commerciaux se révèlent aussi des enjeux de souveraineté et d’autonomie alimentaires et de modes de vie.

Quatre points de réflexion méritent notre attention :

1/ Doit-on parler de souveraineté ou de sécurité alimentaire, nationale ou européenne ? Il nous faut adopter une vision moins nationale et beaucoup plus supranationale car beaucoup de défis nationaux relèvent de défis à l’échelle européenne qui ne peuvent être réglés pleinement à l’échelle nationale. Édouard Gaudot défend une vision au niveau des acteurs, et moins une vision statistique. Il attire également l’attention sur le phénomène d’accaparement des terres : phénomène diffus en Europe qui ne concerne pas seulement l’achat de terre par des acteurs non européens, mais également la concentration de la terre aux mains de grandes sociétés dont les activités peuvent être autres que l’agro-industrie (comme les champs de lavande pour l’industrie du luxe) ;

2/ Il est préférable de parler de sécurité alimentaire (au lieu de souveraineté alimentaire), angle qui permet de mieux comprendre les enjeux en présence : la sécurisation des écosystèmes. Toutes les études sérieuses démontrent un épuisement des sols, entraînant une baisse des rendements agricoles. Nous sommes prisonniers des techniques agricoles actuelles et d’une rationalité économique entièrement fondée sur le rendement, dont la sortie ne peut pas se faire du jour au lendemain (exemple du glyphosate, pourtant toxique, dont on peine à se passer en raison du mode de production agricole en vigueur). Il s’agit également de sécurité des territoires : les routes d’approvisionnement, les stocks disponibles en cas de tensions sur une denrée alimentaire (tensions qui peuvent rapidement mener à des situations d’insécurité civile). Prenons l’exemple de l’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris qui n’est que de 72 heures. Quelles seraient les conséquences en matière de sécurité civile en cas de problèmes graves d’approvisionnement ?

3/ Il nous faut repenser la PAC (politique agricole commune) en intégrant les contraintes écologiques comme commerciales. Quel doit être le rôle de la PAC : nourrir les Européens ou seulement profiter à une poignée de bénéficiaires des aides financières ? 80% des aides bénéficient à seulement 20% des bénéficiaires (situation qui est encore plus vraie pour l’Europe centrale, comme en Hongrie qui détourne l’argent de la PAC à des fins de clientélisme politique). Il faut ainsi réfléchir à un plafonnement des aides ainsi qu’à une réorganisation de la production agricole européenne. Certes, les résistances à ces réformes sont légitimes car on ne bouleverse pas du jour au lendemain un tel système (par exemple, le gouvernement néerlandais a été confronté à de très vives réactions, jusqu’à des actes de violence, de la filière agricole à l’encontre de nouvelles législations qui transposaient les règles européennes en matière de pollution au nitrate et de changement climatique), mais ces résistances au changement posent toutefois un problème de durabilité à terme du système agricole européen.

4/ La souveraineté alimentaire renvoie à notre sécurité individuelle (du consommateur mais aussi de l’ensemble des gens qui vivent du secteur). Elle engage notre rapport à l’alimentation et plus encore notre rapport à nous-mêmes.


[1] Fondée en 1993 et coordonnant des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique, la Via Campesina est un mouvement international qui milite en faveur du droit à la souveraineté alimentaire et pour le respect des petites et moyennes structures paysannes.

[2] Article 39 TFUE (ex-article 33 du traité sur la Communauté européenne) : « 1. La politique agricole commune a pour but : a) d’accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu’un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre, b) d’assurer ainsi un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture, c) de stabiliser les marchés, d) de garantir la sécurité des approvisionnements, e) d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs. 2. Dans l’élaboration de la politique agricole commune et des méthodes spéciales qu’elle peut impliquer, il sera tenu compte : a) du caractère particulier de l’activité agricole, découlant de la structure sociale de l’agriculture et des disparités structurelles et naturelles entre les diverses régions agricoles, b) de la nécessité d’opérer graduellement les ajustements opportuns, c) du fait que, dans les États membres, l’agriculture constitue un secteur intimement lié à l’ensemble de l’économie. »




Quelles perspectives pour la France et l’économie mondiale en 2022 et 2023 ? Les enseignements de l’OFCN, un panel de prévisions

par Elliot Aurissergues et Anissa Saumtally

Comme chaque année depuis 2018, l’OFCE a organisé fin novembre 2022 la rencontre de l’Observatoire Français des Comptes Nationaux. Cet événement est l’occasion pour les différents organismes réalisant des prévisions sur l’économie française et son environnement international (INSEE, Direction Générale du Trésor, Banque de France, Rexecode, OFCE pour les instituts spécialisés auxquels s’ajoutent des acteurs privés) d’échanger sur leurs prévisions respectives, leurs scénarios conjoncturels et leurs méthodes. En plus des organismes réalisant des prévisions, des institutions importantes y assistent en tant qu’observateurs : partenaires sociaux, UNEDIC, IRES, Haut Conseil des Finances Publiques. En amont de cette rencontre, les organisateurs collectent auprès des différents instituts les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante et envoient un questionnaire plus qualitatif aux participants afin de recueillir leurs opinions sur le scénario économique des prochaines années.



L’OFCE a publié la semaine dernière un Policy Brief résumant les principaux points de cette journée. Si l’OFCN 2021 s’était caractérisé par une certaine confiance dans une solide reprise post-Covid-19, les instituts prévoyant en moyenne des taux de croissance de 4 % en 2022 pour la France, l’Italie, l’Allemagne et les États-Unis, cette édition 2022 a au contraire été dominée par la prudence. L’accumulation de chocs négatifs durant le cours de l’année 2022 a rapidement invalidé le scénario de la fin 2021. Bien évidemment, le premier de ces chocs est l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences, notamment la crise énergétique en Europe. Cependant, les difficultés économiques de l’année 2022 ne sont pas toutes imputables à la guerre en Ukraine. Les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, la politique « zero-covid » en Chine et les tensions inflationnistes persistantes ont également joué leur rôle. Ces taux d’inflation inédits depuis les années 1980 ont conduit à un resserrement monétaire accéléré de la part de la Réserve fédérale et de la Banque centrale européenne, dont les conséquences directes et indirectes sur l’économie américaine mais aussi sur le reste de l’économie mondiale sont au centre des questions pour 2023.

Les panelistes de l’OFCN prévoient donc des taux de croissance assez faibles pour les deux derniers trimestres de 2022, les chiffres annuels relativement élevés s’expliquant par des effets d’acquis par rapport à une année 2021 encore marquée par les restrictions liées au Covid. La croissance annuelle serait de l’ordre de 2,5 % en France, 1,5 % en Allemagne, 3 % en zone euro et entre 1,5 et 2 % aux États-Unis (graphique 1). La croissance chinoise serait de l’ordre de 3% en 2022, un chiffre faible au regard des performances de l’économie chinoise ces dernières années. Pour 2023, seule la Chine verrait sa croissance accélérer en raison de l’allégement anticipé des mesures « zéro Covid » (graphique 2). La croissance chinoise anticipée par les panélistes serait de l’ordre de 4 %. Pour les autres pays, le taux de croissance en 2023 devrait être compris entre 0 et 1 %. Pour l’Allemagne, en première ligne de la crise énergétique, une majorité d’instituts prévoit même une récession. Cette dernière n’est pas non plus exclue pour l’ensemble de la zone euro, les États-Unis ou la France. Pour cette dernière, le consensus reste positif avec une prévision moyenne à 0,5 % mais l’incertitude demeure importante.

Le scénario international et la situation française font l’objet d’une analyse détaillée dans le Policy Brief. La crise énergétique et la persistance des tensions inflationnistes avec le possible enclenchement d’une boucle prix-salaires font également l’objet de deux encadrés résumant deux tables rondes ayant eu lieu dans le cadre de cette journée.




Le salaire minimum en Espagne : objectif atteint

Par Christine Rifflart

Avec un mois de retard par rapport à la date prévue, le gouvernement espagnol a annoncé le 1er février que le salaire minimum interprofessionnel (SMI) augmenterait de 8 % au 1er janvier 2023[1] pour atteindre 1080 euros par mois sur 14 mois (1260 € sur 12 mois).[2] Cette hausse est proche de l’inflation enregistrée en 2022 de 8,4%. Cette décision a été prise dans le cadre du Pacte sur les revenus, lancé à l’automne dernier et réunissant les principaux partenaires sociaux, mais sans le soutien des représentants du patronat. L’objectif du Pacte était de répartir équitablement le cout de l’inflation pour éviter d’entrer dans une spirale inflationniste alimentée par les salaires, et protéger en même temps les groupes de population les plus vulnérables. Face à une inflation élevée, l’enjeu était de protéger les salariés aux plus bas salaires, des pertes de pouvoir d’achat dans un contexte où les entreprises restent fragilisées par les trois années de crise (fin 2022, le PIB espagnol restait 0,9 point en deçà de son niveau de fin 2019).



Cette revalorisation du salaire minimum était l’un des engagements du gouvernement inscrits dans le Pacte progressiste de coalition conclu en décembre 2019 entre le PSOE et le parti UP Podemos. L’objectif était de porter le SMI (net des impôts et cotisations sociales) à 60 % du salaire moyen net à l’horizon de la fin de la mandature du gouvernement en 2023, et de se rapprocher des indicateurs de référence depuis le milieu des années 1990 dans le cadre de la Charte sociale européenne du Conseil européen[3].

L’objectif d’un SMI à 60 % du revenu moyen net en 2023

Un an après son installation en janvier 2020, le gouvernement de Pedro Sanchez a désigné une commission consultative (CAASMI) chargée de faire des propositions sur l’évolution du SMI à l’horizon 2023 afin d’atteindre l’objectif des 60 % du salaire moyen net [4]. Le premier rapport, remis en juin 2021 proposait un sentier de croissance du SMI pour 2022 et 2023 convergeant vers cette cible. Selon ces recommandations et sous certaines hypothèses, le SMI devait ainsi se situer en 2023 entre 1011 € et 1049 € sur 14 mois. Mais en 2022, cette trajectoire est apparue obsolète pour 2023 compte tenu des incertitudes entourant l’estimation du salaire moyen de 2020 et d’une inflation galopante (10,8 % en juillet 2022). La publication en juin 2022 d’une nouvelle Enquête sur la structure salariale (ESS) portant sur les salaires de 2020 a permis à la commission de reconstituer le salaire net moyen mensuel effectif (1 856 € en 2020), d’estimer son évolution jusqu’à 2022, selon les mêmes méthodes, et de fournir de nouvelles recommandations de hausse du SMI. Le rapport final, remis au gouvernement le 7 décembre dernier, proposait d’augmenter le SMI entre 4,6 % et 8,2 % en 2023 (entre 1046 et 1082 sur 14 mois) pour atteindre la cible des 60 % du salaire moyen net (de 2022). Ces propositions ont constitué la base de réflexion du gouvernement. Très vite, le gouvernement a montré sa préférence pour une hausse située dans le haut de la fourchette.

Au final, la hausse est de 8 %. Face à une inflation qui a atteint en moyenne annuelle 8,4 % en 2022, elle permet donc de limiter sensiblement les pertes de pouvoir d’achat des plus bas salaires[5].

 Cette décision, la dernière de l’actuel gouvernement avant les prochaines élections prévues en fin d’année, doit achever un cycle de convergence du SMI vers les normes européennes. Ce cycle avait été entamé en 2019 sous le premier gouvernement de P. Sanchez (2 juillet 2018-fin 2019) et poursuivi ensuite sous le gouvernement de coalition avec UP Podemos. Les revalorisations précédentes de 2016 (8 %) et 2017 (4 %) sous l’ancien gouvernement de droite de M. Rajoy ne venaient que compenser plusieurs années de pertes de pouvoir d’achat . Le véritable tournant politique a été engagé en 2019 avec la hausse massive de 22,3 %, suivie de trois plus modérées pendant les années Covid (5,6 %, 1,6 % et 3,6 % respectivement en  2020,  2021 et  2022). Entre 2018 et 2023, le SMI est donc passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) à 1080 € (1260 €), soit une hausse de 47 % sur les deux gouvernements de P. Sanchez (et 65 % si l’on considère la période 2016-2023).

Le positionnement de l’Espagne par rapport aux autres pays a donc radicalement changé. Historiquement, le SMI espagnol était l’un des plus bas des pays de l’UE. Jusqu’en 2016, il représentait 36 % du salaire moyen brut d’un travailleur à temps complet contre 48 % en France. En 2020, il représente 49,6 % contre 50,6 % pour la France (Graphique 1). La baisse à 47,5 % du ratio en 2021 s’explique par le fait que la hausse n’a été effective qu’au 1er septembre. Exprimé en parité de pouvoir d’achat à prix constants et corrigé de la durée du travail, le SMI horaire espagnol représente 83 % du salaire minimum horaire français en 2021 contre 61 % en 2016.

L’enjeu de la hausse du SMI

Le Pacte sur les revenus, mis en place en septembre dernier, visait à répartir le coût de l’inflation sur l’ensemble des revenus, en y associant les travailleurs du secteur privé et les entreprises, mais aussi les agents du secteur public et les retraités. L’objectif final était d’éviter l’entrée dans une spirale prix salaires, tout en protégeant les populations les plus vulnérables. A l’automne 2022, un accord a été signé dans la fonction publique portant sur une hausse de 8 % minimum des salaires sur trois ans : 1,5 % de hausse en 2022, rétroactive au 1er janvier, et en plus de la hausse de 2 % déjà appliquée ; hausse de 2,5 % en 2023 (+0,5 % si l’inflation cumulée en 2022-2023 est supérieure à 6 %, +0,5 % si la croissance du PIB est supérieure à 5,9 %) ; hausse de 2 % en 2024 (+0,5 % si l’inflation cumulée sur les 3 ans est supérieure à 8 %). De même, les retraites sont revalorisées de 8,4 % en 2023, résultat de l’indexation des retraites sur l’inflation passée, inscrite depuis la réforme de 2021. Si le pouvoir d’achat des retraités est préservé, il est probable que les fonctionnaires y perdront, l’inflation sur les 3 années couvertes par l’accord (2022-2024) dans la fonction publique pouvant être supérieure au 9 % prévus.

Les négociations sur la revalorisation du SMI entre les représentants des acteurs privés a donné lieu à des tensions fortes. Coté syndicats des travailleurs, les revendications étaient portées par la protection du pouvoir d’achat des salariés. L’Union générale des travailleurs (UGT) fixait une hausse de 10% tandis que la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CCOO) visait une progression comprise entre le haut de la fourchette proposée dans le rapport de la CAASMI à 8,2 % et 10 %. Coté patronat, la Confédération espagnole des organisations professionnelles (CEOE) représentant les grandes entreprises, et la Cepyme, couvrant les PME[6] ont annoncé qu’elles n’iraient pas au-delà de 4 %. La Cepyme a mis en avant la diversité de situation des entreprises au niveau sectoriel et territorial, en termes de taille et de productivité, et leur fragilité à supporter une trop forte hausse des salaires. Selon son rapport de mars 2022, la productivité des petites entreprises (entre 50 et 249 salariés) est 3 fois plus faible que celle des entreprises de plus de 250 salariés, et la répercussion de la hausse des couts salariaux dans les prix est parfois difficile. Dans l’ensemble des entreprises du secteur des services, le SMI représente 59,2 % du salaire moyen, mais 69,5 % dans les PME. La situation est différente dans les grandes entreprises défendues par la CEOE, davantage inquiète de l’effet boule de neige que pourrait avoir la hausse du SMI sur les négociations salariales dans le cadre des conventions collectives. Pourtant, les accords salariaux conclus en 2022 sont loin de montrer des signes de dérapage, malgré l’inflation. En décembre, la hausse cumulée des salaires négociés était de 2,78 % (et concernait 9 millions de salariés) dont 2,6 % pour les accords pluriannuels signés avant 2022 (pour 6,5 millions de salariés) et 3,24 % pour les accords signés en 2022 (2,5 millions de salariés). Concernant le salaire moyen par tête, la hausse est là aussi très inférieure à l’inflation en 2022.

Combien de salariés impactés par la hausse du SMI ?

Selon la ministre du travail Yolanda Diaz, cette hausse de 8 % du SMI impactera environ 2,5 millions de salariés (soit 15 % du total). Ce chiffre est proche de l’étude de la CCOO qui évalue, sur la base de l’enquête annuelle de population active de 2021, le nombre de bénéficiaires à 2,27 millions dont 1,93 million à plein temps. Le tableau montre que ces hausses vont bénéficier avant tout aux femmes et aux jeunes, aux salariés du secteur agricole et des services pour lesquels les taux d’incidence sont les plus élevés.

Quel impact sur la situation de l’emploi et les indicateurs de pauvreté ?

Si les études sur l’impact de la hausse du SMI sur les salaires manquent, plusieurs travaux existent sur l’impact de la hausse du SMI sur l’emploi. Ces travaux s’appuient essentiellement sur la hausse massive de 2019. A l’époque, le SMI mensuel net était passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) en 2018 à 900 € (1050 sur 12 mois). Les résultats sont fragiles et peu consensuels, même s’ils sont tous globalement négatifs, notamment dans les secteurs à faible productivité. Ainsi, la Banque d’Espagne a publié en juin 2021 un document où elle actualise ses travaux de 2019 dans lesquels elle extrapolait l’impact de la hausse de 2017 (+8 % du SMI) à celle de 2019[7]. Selon ses calculs, la perte d’emploi net se situerait entre 6 et 11 % de l’emploi salarié de la population affectée par la hausse, soit entre 0,6 et 1,1 % de l’emploi total salarié. Ceci suppose une élasticité de l’emploi des salariés concernés à la hausse du SMI comprise entre 0,3 et 0,5. Dans une étude de juillet 2020, l’AIReF (Autoridad Independiente de Responsabilidad Fiscal) estimait que la hausse du SMI de 22 % aurait entrainer une perte de l’emploi salarié entre 0,13 % et 0,23 % (soit entre 19 000 et 33 000 affiliés au régime général), frappant principalement les jeunes et les régions aux plus bas revenus. Le centre de recherche ISEAK consulté par le gouvernement en 2022 a conclu que la hausse de 2019 aurait eu un impact nul sur l’emploi à très court terme (5 mois) et légèrement négatif (-1,9 % sur le groupe concerné, soit environ – 28 000 salariés) au-delà. D’autres études affichent des résultats plus négatifs.  La banque BBVA Research avait prévu des pertes d’emplois entre 75 000 et 195 000 en 2019-2020. La Cepyme estime que sur la période 2018-2022, la hausse de 35,9 % du SMI aurait provoqué la disparition de 217 500 emplois, 71 600 emplois ayant été détruits et 145 900 emplois non créés.

En conclusion, l’objectif de hausse du SMI net à 60 % du salaire moyen net est il atteint ? Sur la base de l’estimation du salaire moyen net mensuel de 2022 calculée par la CAASMI de 1961 euros, le compte est bon. Le SMI (brut) à 1080 euros sur 14 mois en 2023 correspond à un SMI brut de 1262 euros sur 12 mois, et de 1176,6 euros en net, soit 60 % de 1961 euros. Si l’on raisonne en brut, le SMI sur 12 mois de 2023 rapporté au salaire moyen de 2021, calculé à partir de la dernière enquête annuelle sur la population active de novembre 2022, converge également vers la cible des 60 %. Mais les données sont fragiles. Reste à les valider quand l’enquête sur la structure salariale de 2023 sera publiée. En attendant, le pouvoir d’achat du SMI a progressé de 23,6 % entre 2017 et 2022, ce qui n’est pas le cas des salaires négociés et du salaire moyen par tête (-3,5 % et -2,7 % respectivement) sur la période). Par ailleurs, la convergence des normes sociales espagnoles vers celles des grands pays de l’UE et la réduction des inégalités sociales  (hausse du SMI, introduction d’un revenu minimum vital, réforme du marché du travail, indexation des retraites sur l’IPC, …) apparaissent bien comme des critères de modernisation de la société et de l’économie espagnole.


[1] En Espagne, le SMI est établi à un niveau mensuel par Décret-Loi Royal selon les termes inscrits dans l’article 27 du Statut des travailleurs. La décision est prise par le gouvernement après consultation des organisations syndicales et professionnelles les plus représentatives. Elle doit prendre en compte différentes variables : l’inflation, la productivité moyenne, la participation des revenus du travail dans le revenu national et la situation économique conjoncturelle.

[2] Le SMI est exprimé sur 14 mois car selon la loi, le salarié doit bénéficier de deux primes annuelles (en plus des 12 mois de salaire) : l’une en juillet et l’autre en décembre, chacune équivalente à un mois de salaire. La convention collective dont dépend le salarié peut prévoir le prorata de ces primes en 12 mensualités.

[3] Plusieurs indicateurs de référence ont depuis été proposés dans la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union Européenne (adoptée par le Conseil européen le 19 octobre 2022) : un seuil de 60 % du salaire médian brut, ou 50 % du salaire moyen brut pour le SMI brut, ou 50 ou 60 % du salaire moyen net pour le SMI net.

[4] Le premier mandat de cette commission a été d’évaluer le salaire moyen net pour 2020, nécessaire au calcul de la cible de SMI pour 2023. L’estimation a été faite sur la base de l’Enquête sur la structure salariale (ESS) de 2018, l’Enquête trimestrielle sur les couts salariaux (ETCL) de 2019 et les données sur les conventions collectives du travail pour l’année 2020.

[5] L’inflation moyenne ne tient cependant pas compte de la structure du panier de biens consommés par les bas revenus, où les postes qui ont connu les plus fortes hausses de prix sont également ceux qui sont le plus consommés (alimentation, énergie). Un rapport de la BCE a montré que l’inflation pour les ménages du premier quintile de revenus était, en septembre 2022, 1,9 point supérieure à l’inflation des ménages du dernier quintile.

[6] Selon les données de la Cepyme, les PME assurent 60 % de l’emploi salarié total, dont 22,5 % travaillant dans des entreprises ayant entre 1 et 9 salariés, 21,7 % dans des entreprises ayant entre 10 et 49 salariés et 16,8 % dans des entreprises ayant entre 50 et 250 salariés. Les micro entreprises sont plutôt concentrées dans le secteur de l’agriculture et la construction, et les petites entreprises dans l’industrie et la construction.

[7] Dans cette première estimation, l’impact de la hausse de 2019 était une perte de 0,8 % de l’emploi salarié en CDI à temps complet.