Aux sources du redressement productif

par Jean-Luc Gaffard

Les entreprises françaises, dans nombre de secteurs, ont dû faire face à une hausse relative des coûts unitaires du travail, à une baisse relative du prix de la valeur ajoutée et à une baisse des taux de marge, signifiant, pour beaucoup d’entre elles, qu’elles sont fortement concurrencées et relativement peu compétitives en prix faute d’avoir suffisamment innové et investi dans le passé. Le résultat a été, au cours de la dernière décennie, une perte de substance significative du tissu industriel et une aggravation du déficit des échanges extérieurs. La question du redressement productif est clairement posée. Elle dépasse le périmètre des industries manufacturières pour englober l’ensemble des activités susceptibles de répondre à une demande d’échelle suffisamment grande et organisée sur une base industrielle[1].

Il est de sens commun de considérer que la solution réside dans la capacité renouvelée de ces entreprises à innover, à exporter et tout simplement à croître, bref dans la capacité de retrouver ou d’acquérir la compétitivité hors prix qui leur fait défaut. La difficulté à laquelle elles sont confrontées tient à ce que leur manque de compétitivité-prix les conduit à rechercher des baisses immédiates de coût au détriment d’investissements innovants. Face à cette difficulté, les responsables de la politique économique doivent résoudre un réel dilemme : soit prendre des mesures de concurrence fiscale, sociale, voire salariale en vue de rétablir la compétitivité-prix des entreprises au risque d’affaiblir encore la demande globale et finalement de peser négativement sur leurs chiffres d’affaires, soit conserver le système de prélèvements en vigueur au risque de priver ces mêmes entreprises des moyens pour investir et innover.

Certes, le consensus du moment nie l’existence d’un tel dilemme. La neutralité présumée de la monnaie et du budget, couplée avec la flexibilité des marchés de biens et du travail, est censée permettre à l’économie de retrouver le chemin d’une croissance régulière et stable. Les entreprises, rassurées par l’équilibre retrouvé des comptes publics et libérées de contraintes réglementaires excessives, auraient de nouveau toute latitude pour investir.

Ce consensus véhicule une vision réductrice du fonctionnement des économies de marché. Le modèle de concurrence parfaite, qui fait ici référence, décrit un monde où les entreprises réagissent aux seuls signaux de prix envoyés par des marchés de biens et de facteurs dont le fonctionnement est immunisé contre tout pouvoir exercé par l’un ou l’autre des protagonistes sur ces marchés. De quelque manière, c’est ce que signifie l’hypothèse de marchés financiers efficients dont la fonction est de discipliner entreprises et Etats. La réalité est tout autre. Les marchés sont naturellement et nécessairement imparfaits. Les entreprises développent des stratégies de prix, de production et d’investissement qui répondent à cet environnement de marché en même temps qu’elles contribuent à le façonner. Aussi importe-t-il de reconnaître cette réalité avant d’essayer de définir des politiques économiques adaptées.

Les sources de la compétitivité des entreprises

Dans une économie industrielle de marché, la croissance des entreprises procède de l’innovation, autrement dit de leur capacité d’acquérir une compétitivité hors prix plus robuste et plus pérenne qu’une simple compétitivité-prix. L’innovation, technologique ou organisationnelle, visant la création de nouveaux produits, voire de nouveaux services, ou l’exploration de nouveaux marchés, implique, toutefois, un détour de production. Du temps est nécessaire pour construire une nouvelle capacité de production avant de pouvoir l’utiliser et en tirer bénéfice. Généralement, cette nouvelle capacité a un coût de construction plus élevé que celui du simple remplacement de la capacité existante. Des coûts additionnels doivent être supportés avant que les revenus additionnels correspondants puissent être perçus. Une perte de compétitivité, en principe temporaire, est manifeste. Elle peut se traduire par des hausses de prix courants (des anciens produits) si la hausse de coûts devait être immédiatement répercutée ou, plus vraisemblablement, par des baisses de taux de marge. La performance de la production des biens ou services existants se trouve être négativement affectée par le choix d’innover[2].

Dans ce contexte, il reste nécessaire pour l’entreprise de rester compétitive en prix à court terme afin de ne pas perdre de parts de marché significatives par rapport à ses concurrents. C’est au regard de cette exigence immédiate que la question des coûts du travail est posée. Elle l’est singulièrement au sein de la zone euro quand, en l’absence de possibles ajustements par le taux de change, les différences légales et réglementaires en matière sociale et fiscale créent de réelles distorsions de concurrence. Quand, également, la fragmentation internationale de la production, en fait la délocalisation de segments de la production dans des pays où les salaires sont moindres à qualifications identiques, assure aux entreprises qui en ont la capacité ou l’opportunité un avantage en termes de coûts répercuté sur le prix des produits, sur les taux de marge et le volume des investissements.

Conserver ou retrouver une compétitivité-prix immédiate ne saurait, toutefois, suffire. Encore faut-il que les entreprises soient effectivement incitées à innover. Or quand les investissements, y compris les investissements intangibles, sont irréversibles et quand l’information sur la configuration future du marché n’est pas immédiatement disponible, il est difficile pour les entreprises de s’engager. Elles ne peuvent fonder leur décision sur les seuls signaux de prix. Elles doivent pouvoir être en mesure de sécuriser leurs investissements en acquérant une connaissance suffisante du marché futur, c’est-à-dire non seulement de la taille de la demande, mais aussi de celle des offres concurrentes et complémentaires. Il s’agit de faire en sorte que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et que les investissements complémentaires atteignent un certain seuil. Ce n’est possible que grâce à des pratiques qu’il faut bien considérer comme monopolistes, lesquelles renvoient à différentes formes de connexions entre les entreprises concernées[3]. Pareille stratégie organisationnelle met en scène, non pas une entreprise en particulier, mais un réseau d’entreprises, véritable écosystème mariant souvent dimension locale et capacité de se projeter vers l’extérieur. Le propre de ces réseaux est de concilier concurrence et coopération. Les pratiques qualifiées d’imperfections de marché deviennent ici des incitations à innover. Elles concourent à délimiter les frontières de l’entreprise les mieux adaptées au choix d’innover.

Ce qui est vrai des investissements en capital physique l’est tout autant des investissements en capital humain. Ces investissements ont un temps de gestation qui n’est autre que le temps d’apprentissage. Ils participent de la construction des nouvelles capacités productives. Leurs produits doivent être sécurisés. Les relations de travail propres à l’entreprise et les réseaux constitués entre entreprises y contribuent. La stabilité de la relation de travail, qui lie le salarié à l’entreprise, est un facteur décisif de l’apprentissage et de la conservation des acquis professionnels. La mobilité des salariés entre entreprises en est un autre. Cette mobilité permet à chaque entreprise de tirer parti de ce qu’un salarié a appris dans une autre entreprise qui développe le même type de compétences. Elle est source d’une hausse des salaires. Elle n’est possible que si les entreprises sont en situation de concurrence monopolistique.

La difficulté même d’innover, quand les investissements sont irréversibles et l’information de marché incomplète, nécessite de pouvoir accéder à un financement qui permet de combler l’écart entre le profil des coûts et celui des recettes, mais surtout de disposer d’un engagement financier long, c’est-à-dire de relations financières stables ou du contrôle du capital. Le problème que rencontre la plupart des entreprises innovatrices tient à ce que les actifs créés ne sont pas facilement redéployables (y compris les actifs intangibles). Cette contrainte, qui justifie de se donner les moyens organisationnels d’acquérir une information de marché crédible, requiert en même temps de pouvoir bénéficier d’un soutien financier constant.

Objectifs et moyens d’une politique de redressement productif

Identifier ainsi les stimulants de la croissance des entreprises devrait orienter les politiques à mettre en œuvre, réductibles ni à la politique de la concurrence, ni à la politique industrielle. Ces politiques concernent le fonctionnement des différents marchés (marchés de biens, marchés du travail, marchés du crédit et marchés financiers). Elles font usage d’une multiplicité d’instruments et se situent à différents niveaux géographiques.

La politique industrielle doit se donner pour objectif de stimuler la coopération entre entreprises, y compris entre entreprises concurrentes et, plus largement, de concourir à la formation d’écosystèmes associant entreprises, banques et établissements de recherche. Il n’est pas question, ici, de désigner a priori des produits ou des technologies ni même des territoires à promouvoir, mais de contribuer à créer les conditions de marché qui incitent les entreprises à investir dans les directions qui leur paraissent les plus prometteuses. Les critères retenus pour les subventions versées ou les allègements fiscaux consentis devraient répondre à cet objectif, forcément plus complexe que celui, récemment mis en avant, consistant à cibler des secteurs où la concurrence est forte[4]. C’est ce à quoi les financements des pôles de compétitivité devraient être dédiés, ainsi que les autres formes d’aides publiques.

La politique industrielle a une dimension régionale, tant il est vrai que les entreprises ont une tendance à s’agglomérer pour bénéficier d’effets externes, et notamment d’effets d’apprentissage s’agissant non seulement des connaissances technologiques, mais aussi des connaissances de marché. Cet état de fait rencontre la volonté des collectivités locales d’aider à la création de clusters. Il n’y a cependant aucune évidence que ces collectivités disposent de l’information nécessaire, ni qu’ils ne peuvent pas être capturés par des lobbys. La concurrence entre elles peut s’avérer dispendieuse si elle consiste en une concurrence fiscale qui peut sans doute améliorer la situation des uns mais au détriment des autres et affecter négativement la performance globale. La question des compétences, du nombre et de la taille des collectivités locales est nécessairement posée.

La politique de concurrence n’est pas un substitut à la politique industrielle. Elle doit se conformer au même objectif qui est de faire la part entre concurrence et coopération. Dans cette perspective, le rôle qui devrait lui être reconnu est de sanctionner les imperfections et distorsions nuisibles à l’innovation et de valider celles qui lui sont utiles. Le traitement retenu pour les accords de coopération en R&D est significatif de cette exigence. Il ne saurait être exclusif. D’autres types d’accord doivent pouvoir échapper au droit commun de la concurrence.

La politique du marché du travail doit se donner pour objectif de renforcer les voies et moyens d’enrichissement des compétences. En tout premier lieu, il s’agit  de créer les conditions de stabilisation de la relation de travail, source d’apprentissage pour les salariés et de conservation des compétences acquises pour les entreprises. Ces conditions relèvent sans doute du contrat de travail lui-même, mais elles sont aussi indissociables de la constitution de ces agglomérations ou clusters que sont les réseaux d’entreprises innovantes. Ces réseaux constituent des marchés « locaux » du travail au sein desquels la mobilité des travailleurs entre entreprises est éventuellement bénéfique à tous les partenaires en termes de maîtrise de nouvelles compétences. Par ailleurs, il conviendrait de mettre fin à des mécanismes incitatifs qui concourent à pérenniser le fait de privilégier des emplois peu ou pas qualifiés. Enfin, les conditions légales et réglementaires permettant aux entreprises de maintenir l’emploi en cas de difficultés temporaires (i.e. le recours au chômage partiel) devraient être renforcées

La politique bancaire doit se donner pour objectif de créer des relations stables entre entreprises et institutions financières. Les banques dites de relation, qui rassemblent des informations sur les emprunteurs, ont des coûts plus élevés que ceux des banques à l’acte, mais elles présentent aussi l’avantage de fournir des ressources aux entreprises rencontrant des problèmes de liquidité liés aux caractéristiques du cycle de l’innovation. De fait l’intermédiation classique augmente le taux de croissance de l’économie et réduit sa volatilité à long terme, au contraire d’un financement par le marché[5]. Aussi importe-t-il de recentrer le système financier sur l’intermédiation classique, spécialement sur le crédit aux entreprises, et de revenir à une forme de séparation entre les deux types d’activité, de façon à ce que l’octroi de crédits aux entreprises échappe aux conséquences des aléas indissociables de l’activité marché[6].

La politique fiscale doit se donner un double objectif. L’objectif à court terme est d’alléger le coût du travail en diminuant le taux des contributions sociales des employeurs et en augmentant la taxe sur la valeur ajoutée. L’objectif à moyen terme est de pénaliser les activités improductives, celles dont la contribution à la croissance pose question. Dans cette perspective, il faut sans doute taxer les services financiers et faire un plus grand usage des taxes sur la richesse et la transmission de la richesse comme le recommande le Fonds Monétaire International. L’enjeu d’une réforme fiscale, sans préjudice des formes que peut prendre sa mise en œuvre, est double : d’une part, favoriser la production de biens et services à caractère industriel et échangeables dans le commerce international, d’autre part, engager une redistribution des revenus et des richesses dans le but d’accroître la demande potentielle de ces biens et services.[7]

Le redressement productif est un enjeu majeur pour l’économie française aujourd’hui prise en étau entre l’économie allemande et l’économie espagnole. Il passe par une réorientation de l’ensemble des politiques qui affectent et orientent le comportement des entreprises bien au delà des entreprises du secteur manufacturier, et qui ne sont réductibles ni à la recherche de la baisse des coûts, ni à la promotion de nouvelles technologies, ni au respect des règles de la libre concurrence.

 


[1] Sur la nature de l’organisation industrielle voir chapitre 4 de l’ouvrage de N. Georgescu-Roegen, 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press.

[2] Voir C. M. Christensen, 1997, The Innovator’s Dilemma, Harvard, Harvard Business School Press.

[3] G. B. Richardson, 1990, Information and Investment, Oxford, Clarendon Press. G. B Richardson, 1998, The Economics of Imperfect Knowledge, Cheltenham, Edward Elgar.

[4] P. Aghion, M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison et P. Legros, 2012), “Industrial Policy and Competition”, NBER Working Paper 18048.

[5] Bolton P., X. Freixas, L. Gambacorta, et P. E. Mistrulli, 2013, Relationship and Transaction Lending in a Crisis, BIS Working Paper, n° 17.

[6] T. Beck, 2013, Finance and Growth : Too Much of a Good Thing, Vox eu.

J.-P. Pollin et J.-L. Gaffard, 2013, Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires?, Note de l’OFCE, n° 36.

[7] Keen M., 2013 : Tax Policy in (and for) Hard Times, Vox eu http://www.voxeu.org/article/tax-policy-hard-times#.Um7TETxwZzA.gmail

IMF, 2013 : Fiscal Monitor, Taxing Times, World Economic and Financial Surveys http://www.imf.org/external/pubs/ft/fm/2013/02/fmindex.htm




Quand l’OCDE persiste dans l’erreur…

Par Henri Sterdyniak

L’OCDE vient de publier une note de politique économique : « Choosing fiscal consolidation compatible with growth and equity » (choisir les instruments d’assainissement budgétaire compatibles avec la croissance et l’équité[1]). Deux raisons nous amènent à nous intéresser à cette note. L’OCDE la juge importante puisqu’elle la promeut avec insistance ; ainsi son économiste en chef est-il venu la présenter au Commissariat à la Stratégie et à la Prospective. Le sujet nous interpelle : peut-on vraiment avoir une politique d’austérité budgétaire qui impulse la croissance et réduit les inégalités ? L’exemple récent semble montrer le contraire. La zone euro connaît une croissance nulle depuis qu’elle s’est lancée dans une politique d’austérité. Une étude soigneuse du FMI[2] écrit : « les assainissements budgétaires ont eu des effets redistributifs en augmentant les inégalités, en réduisant la part des salaires et en augmentant le chômage de long terme ». Existerait-il donc une politique d’austérité miracle qui éviterait ces deux défauts ?

1)      Quels objectifs pour la politique budgétaire ?

Selon les auteurs de l’étude de l’OCDE, l’objectif de la politique budgétaire doit être de ramener à l’horizon 2060 la dette publique à un niveau « prudent », défini par souci de simplicité, nous dit-on, comme 60 % du PIB. Tous les pays membres de l’OCDE doivent tendre vers cet objectif et mettre en place dès maintenant les ajustements nécessaires.

Mais, un objectif de 60% est totalement arbitraire. Pourquoi pas 50 ou 80 % ? De plus, c’est  un objectif en termes de dette brute (au sens de l’OCDE) et non de dette au sens de Maastricht. Or la différence n’est pas minime (fin 2012, pour la France, 110 % du PIB au lieu de 91 %).

L’OCDE ne cherche pas à comprendre pourquoi une large majorité des pays membres de l’organisation (20 sur 31, dont tous les grands pays) ont une dette publique qui dépasse largement 60 % du PIB (tableau 1). Peut-on penser que tous ces pays sont mal gérés ? Ce niveau important de dette publique s’accompagne de taux d’intérêt très faibles, nettement inférieurs, en termes réel, à la croissance potentielle. En 2012, par exemple, les Etats-Unis se sont endettés, en moyenne, à 1,8 % ; le Japon à 0,8 % , l’Allemagne à 1,5 %, la France à 2,5 %. On ne peut estimer que ce niveau de dette génère des déséquilibres, qu’il est responsable de taux d’intérêt trop élevés qui brideraient l’investissement. Au contraire, les dettes actuelles semblent nécessaires à l’équilibre macroéconomique.

Proposons trois explications non exclusives à l’augmentation des dettes publiques. Supposons que les entreprises, à la suite de la financiarisation de l’économie, exigent des taux de profit plus élevés, mais qu’en même temps, elles investissent moins dans les pays développés, préférant distribuer des dividendes ou investir dans les pays émergents. Supposons que la mondialisation augmente les inégalités de revenus[3] au profit des plus riches qui épargnent davantage, au détriment des classes populaires qui consomment la quasi-totalité de leurs revenus. Supposons que, dans de nombreux pays, les populations vieillissantes augmentent leur taux d’épargne. Dans les trois cas apparaît un déficit de demande, qui doit être compensé par de la dette privée ou publique. Or, depuis la crise de 2007-2008, les agents privés se désendettent. Il a donc fallu augmenter la dette publique pour soutenir la demande, les taux d’intérêt étant déjà au niveau le plus bas possible. Autrement dit, on ne pourra véritablement réduire les dettes publiques sans s’attaquer aux causes de leur croissance, à savoir la déformation du partage de la valeur au profit du capital, la croissance des inégalités de revenu et la financiarisation débridée.

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Selon l’OCDE, des dettes publiques brutes de l’ordre de 100 % du PIB, comme actuellement, posent des problèmes de fragilité des finances publiques, des risques d’instabilité financière. En fait, l’économie peut être prise dans un piège : les ménages (compte-tenu des inégalités de revenu, du vieillissement, de leur méfiance justifiée des marchés financiers) désirent implicitement détenir 100 % du PIB en dette publique (le seul actif financier sans risque), les taux d’intérêt sont déjà quasiment nuls, les marchés financiers se méfient d’un pays dont la dette dépasse 60 % du PIB. On ne peut sortir de ce piège en réduisant les déficits publics car ceci réduit l’activité sans faire baisser les taux d’intérêt ; il faut réduire l’épargne privée et pratiquer une politique financière à la japonaise : la banque centrale garantit les dettes publiques, celles-ci sont détenues par les ménages et le taux de rémunération est bas et contrôlé.

Ainsi, nous ne pouvons que regretter que l’OCDE n’ait pas fait une analyse sérieuse de la cause du gonflement des déficits publics.

2)      Réduire les déficits primaires structurels

L’OCDE recommande à tous les pays de se lancer dans de vastes programmes de réduction de leurs déficits structurels primaires. Pour cela, il faut d’abord évaluer ces déficits primaires structurels. Or, les estimations de l’OCDE reposent sur une hypothèse bien spécifique, à savoir que la majeure partie de la perte de production due à la crise ne pourra jamais être rattrapée. C’est-à-dire que, pour l’ensemble de l’OCDE, 4,6 points de PIB potentiel sont perdus à tout jamais sur les 6,9 points d’écart en 2012 entre le PIB et la tendance d’avant la crise. Aussi, l’OCDE estime-t-elle que le solde primaire structurel de beaucoup de pays est négatif en 2012 alors qu’il serait positif si la perte de production était rattrapable. Pour la France, l’OCDE estime le solde structurel primaire à -1,3 % du PIB alors que ce solde serait de 0,5 % si la perte due à la crise était rattrapable. Seuls les Etats-Unis et le Japon conserveraient un déficit structurel primaire sous « hypothèse de rattrapage ».

Supposons que les taux longs restent en dessous du taux de croissance de l’économie et qu’il n’est pas nécessaire de réduire les ratios de dette publique. Alors l’équilibre du solde primaire structurel suffit à stabiliser la dette publique. Seuls deux pays auraient des efforts budgétaires à faire : le Japon (pour 6,7 points de PIB) et les Etats-Unis (pour 2 points). Les autres pays doivent avant tout se préoccuper de retrouver un niveau satisfaisant de production.

Cependant l’OCDE fait l’hypothèse que les pays souffriront à jamais du choc induit par la crise, qu’il faut impérativement réduire les dettes à 60 % du PIB, que les taux longs seront supérieurs (d’environ 2 points) au taux de croissance de l’économie dans un futur très proche, que les dépenses publiques de santé continueront d’augmenter. Elle aboutit alors à la conclusion que la plupart des pays doivent immédiatement s’engager dans une politique fortement restrictive, qui représenterait 4,7 points de PIB pour la France, 7,7 points pour Les Etats-Unis, 9,2 points pour le Royaume-Uni, etc.

Le problème est que l’étude de l’OCDE suppose que ces politiques restrictives n’auront aucun impact sur le niveau d’activité ou, du moins, que l’impact sera temporaire de sorte qu’il peut être négligé dans une étude structurelle de long terme. Ceci repose sur une idée fausse, bien que largement répandue : il existerait un équilibre de long-terme de l’économie qui ne serait pas affecté par les chocs de court/moyen terme. Mais cela n’a aucun sens. Les économies réelles peuvent bifurquer, connaître des périodes de dépression prolongée et cumulative. Peut-on imaginer un long terme de l’économie grecque non affecté par la situation actuelle de la Grèce ? Le choc qu’induirait la stratégie préconisée par l’OCDE serait une longue période de stagnation en Europe, au Japon et aux Etats-Unis ; l’effet dépressif ne serait pas compensé par une baisse des taux d’intérêt, déjà au plus bas ; une politique de restriction budgétaire de 6 % du PIB de l’OCDE se traduirait par une baisse du PIB de 7,2 %[4] ; la baisse de l’activité serait telle que les ratios de dette augmenteraient à court terme (voir encadré in fine). Croire que, par la suite, l’économie reviendrait sur sa trajectoire de long terme relève de la pensée magique. L’OCDE ne fournit aucune évaluation, réalisée avec un modèle macroéconomique, de l’effet d’une telle politique.

Nous ne pouvons que nous étonner que l’OCDE continue à préconiser des politiques d’austérité, dont les années 2012-2013 ont montré les effets nocifs sur la croissance et négligeables sur le niveau des dettes publiques au lieu de préconiser une politique de relance, dont le contenu certes peut être discuté, mais qui serait plus porteur pour les économies occidentales.

3)      Choisir les bons instruments

L’essentiel de l’étude de l’OCDE est cependant consacré à la recherche des instruments de politique budgétaire les plus efficaces pour réussir l’assainissement budgétaire.

Sur la base de travaux antérieurs, l’OCDE attribue à chaque instrument un impact sur la croissance, l’équité et le solde extérieur (tableau 2). Dans certains cas, l’organisation a heureusement découvert que certaines dépenses publiques étaient utiles à la croissance comme à l’équité : c’est le cas des dépenses d’éducation, de santé, de prestations familiales et d’investissement public. Celles-ci devront donc être protégées au maximum. Toutefois, l’OCDE ne va pas jusqu’à imaginer qu’elles puissent être accrues dans certains pays où elles sont aujourd’hui particulièrement faibles. Dans d’autres cas, l’OCDE reste fidèle à sa doctrine libérale : ainsi, elle considère que les dépenses de retraite sont nuisibles à la croissance à long terme (puisque leur baisse inciterait les seniors à rester en emploi, ce qui augmenterait la production) et ne sont pas favorables à l’équité. On pourrait soutenir l’inverse : la baisse des dépenses publiques de retraite frapperait les salariés les plus pauvres ; ceux-ci vivraient dans la pauvreté durant leur période de retraite ; les plus riches épargneraient sur les marchés financiers, ce qui augmenterait leur importance et donc l’instabilité financière. De même, pour l’OCDE, les prestations d’invalidité ou de chômage nuisent à l’emploi, donc à la croissance. Par ailleurs, les subventions seraient nuisibles à la croissance à long terme, puisqu’elles écarteraient de l’équilibre concurrentiel, donc de l’efficacité, mais l’OCDE met toutes les subventions dans le même sac : le crédit impôt-recherche, la prime pour l’emploi, la politique agricole commune alors qu’une analyse fine serait nécessaire. D’ailleurs, la théorie économique, orthodoxe elle-même, reconnaît la légitimité de l’action publique quand le marché est défaillant. L’OCDE juge néfastes les cotisations sociales alors qu’il est légitime que les systèmes publics de retraite par répartition soient ainsi financés. Elle estime que l’impôt sur le revenu nuit à la croissance à long terme, en décourageant les personnes de travailler : ce n’est pas ce que l’on constate dans les pays scandinaves.

Finalement, le classement obtenu (tableau 2) n’est que partiellement satisfaisant. L’OCDE met en garde contre la baisse de certaines dépenses publiques (santé, éducation, investissement, famille), préconise parfois la hausse des taxes sur le capital, de l’impôt sur les sociétés et sur le revenu, des taxes écologiques. Mais elle préconise en même temps la baisse des retraites et de l’assurance-chômage ainsi que la diminution des subventions.

L’OCDE cherche à prendre en compte l’hétérogénéité des préférences nationales. Mais elle le fait de façon curieuse. Elle estime que les pays où l’inégalité des revenus est forte (Etats-Unis, Royaume-Uni) devraient davantage se préoccuper d’équité ; ce serait l’inverse pour les pays égalitaires (Suède, Pays-Bas). Mais la position inverse aurait très bien pu être soutenue. Les pays qui ont des systèmes fortement égalitaires veulent les maintenir et continuer à tenir compte de l’équité dans les réformes qu’ils entreprennent.

A la limite, supposons que tous les pays ont, comme la France, mis en place un système performant de contrôle de leurs finances publiques (la RGPP puis la MAP). A l’équilibre, toutes les dépenses et recettes ont la même utilité marginale. S’il faut faire des économies, elles doivent consister en une réduction proportionnelle des dépenses et une hausse proportionnelle des recettes. Sortir de cette stratégie nécessite une analyse fine de l’utilité des dépenses et du coût des recettes, analyse que la méthode de l’OCDE ne peut fournir. Ce n’est pas parce qu’elle considère que, en général, les dépenses d’invalidité sont néfastes à la croissance, que l’OCDE a le droit de préconiser une forte réduction des dépenses d’invalidité en Finlande, sans tenir compte de la spécificité du système finlandais.

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Au bilan, les préconisations pour la France (tableau 3) sont peu utiles, que ce soit celle de réduire fortement le niveau des retraite et des prestations chômage (sous prétexte que la France serait plus généreuse que la moyenne des pays de l’OCDE !), de réduire les subventions (mais lesquelles ?) ou encore celle de réduire les consommations publiques (car la France a besoin d’une armée, compte-tenu de son rôle spécifique dans le monde).

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Globalement, l’OCDE ne fournit aucune simulation de l’impact des mesures préconisées sur la croissance ou l’équité. Certes, il serait possible de faire pire, mais on aboutit quand même à un  projet qui provoquerait une forte baisse de la croissance à court-moyen terme et une diminution des dépenses de protection sociale. Même si elle prétend tenir compte du solde extérieur, elle ne dit pas que les pays excédentaires devraient pratiquer une politique de relance pour compenser l’impact dépressif des politiques restrictives des pays déficitaires.

Mais, bien sûr, par ailleurs, l’OCDE prétend qu’il existerait des réformes structurelles miracles qui permettraient d’améliorer le solde public, sans coût pour la croissance ou pour l’équité, comme de réduire les dépenses publiques à services inchangés pour les ménages, par des gains d’efficience dans l’éducation, la santé, etc.

Quel dommage que l’OCDE n’ait pas eu plus d’ambition, qu’elle ne présente pas un vrai programme cohérent pour l’ensemble des pays membres avec des objectifs de croissance et de plein-emploi (visant à résorber le chômage induit par la crise financière), de réduction des déséquilibres extérieurs, et surtout avec des objectifs sociaux (réduction des inégalités, universalité de l’assurance-maladie, socle satisfaisant de protection sociale) !

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Encadré : Politique d’austérité et dette publique

Considérons une zone où le PIB est de 100, la dette publique de 100, le taux de prélèvement obligatoire est de 0,5 et le multiplicateur de 1,5. Une baisse de 1 des dépenses publiques réduit le PIB de 1,5 ; les recettes publiques de 0,75 ; l’amélioration du solde n’est que de 0,25. Le ratio dette/PIB augmente de 100 % à 99,75/98,5=101,25 %. Il faut 6 ans pour qu’il repasse en dessous de 100 %.

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[1] Boris Cournède, Antoine Goujard, Alvario Pina et Alain de Serres, OECD Economic Policy Papers, juillet 2013. On trouvera une version plus détaillée dans : Boris Cournède, Antoine Goujard et Alvario Pina, « How to achieve growth-and-equity fiscal consolidation ? », OCDE Economics Department Working Paper, 2013.

[2]Laurence Ball, Davide Furceri, Daniel Leigh, and Prakash Loungani, «  The Distributional Effects of FiscalConsolidation”, IMF WP/13/151, juin 2013.

[3] Voir : OCDE, 2012, Toujours plus d’inégalité, mars.

[4] En reprenant le multiplicateur de 1,2 de la note de l’OCDE, 2009, « The Effectiveness and the Scope of Fiscal Stimulus », mars.




Retour de la croissance au Royaume-Uni en 2013 : effets en trompe-l’oeil

Par Catherine Mathieu

La dernière estimation des comptes nationaux britanniques, publiée le 27 novembre, a confirmé une croissance du PIB de 0,8 % au troisième trimestre 2013, après 0,7 % au deuxième trimestre et 0,4 % au premier trimestre. C’est une belle performance pour l’économie britannique, notamment en comparaison de la zone euro. Ainsi, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre 2013 au Royaume-Uni, contre -0,4% dans la zone euro, 0,2 % en France et 0,6 % en Allemagne. Le retour de la croissance au Royaume-Uni serait la preuve, selon certains, que l’austérité budgétaire ne nuit pas à la croissance…au contraire. Mais l’argument nous semble pour le moins discutable.

Regardons les chiffres d’un peu plus près. Certes, le PIB est en hausse de 1,5 % sur un an au troisième trimestre, mais il n’avait augmenté que de 0,1 % en 2012 et reste encore 2,5 points en dessous de son niveau d’avant-crise : tout cela ne constitue pas un grand succès. Plus frappant encore est l’évolution du PIB depuis le début de la crise : le PIB a initialement chuté de 7 points, entre le premier trimestre 2008 et le deuxième trimestre 2009 ; puis la reprise s’est amorcée, permettant au PIB de regagner 2 points au troisième trimestre 2010, avant de baisser à nouveau. Le profil du PIB depuis le troisième trimestre 2010 est tout à fait inhabituel au regard des sorties de crise précédentes (graphique 1).

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En 2008, le Royaume-Uni été l’un des premiers pays industrialisés à mettre en place un plan de relance. Gordon Brown, chancelier de l’Echiquier du gouvernement de Tony Blair, a fait baisser le taux normal de TVA de 2,5 points en décembre 2008, afin de soutenir la consommation des ménages. La mesure était annoncée comme temporaire et s’est arrêtée fin 2009. En 2009, la politique budgétaire a ainsi été fortement expansionniste, soit une impulsion budgétaire de 2,8 points de PIB après 0,6 point en 2008 (tableau 1). Le déficit public s’est creusé sous le double effet de la récession et de la politique budgétaire, la dette publique a augmenté.

En mai 2010, les Conservateurs ont remporté les élections sur un programme axé sur la réduction de la dette et des déficits publics. Celui-ci était supposé garantir la confiance des marchés, conserver le triple A de la dette publique britannique et ainsi maintenir le taux d’intérêt sur la dette à un niveau faible. A cela s’est ajoutée une politique monétaire extrêmement active, la Banque d’Angleterre maintenant son taux directeur à 0,5 %, achetant des titres publics et déployant de grands efforts pour faciliter le refinancement des banques et relancer le crédit aux entreprises et aux ménages. Le redémarrage de la croissance était supposé venir de l’investissement des entreprises et des exportations.

La politique budgétaire mise en place par le gouvernement de David Cameron a donc été fortement restrictive. Dans un premier temps, les mesures ont porté principalement sur la hausse des recettes, via un relèvement des taux de TVA, puis sur la baisse des dépenses, notamment des prestations sociales. La reprise de la croissance s’est interrompue. La politique budgétaire est aussi devenue restrictive ailleurs en Europe, l’activité a ralenti chez les principaux partenaires commerciaux du Royaume-Uni. En 2012, l’austérité budgétaire a été fortement atténuée (tableau 1). Les chiffres de croissance dans la période récente sont loin de montrer un succès de l’austérité.

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Il est aussi important de noter que David Cameron a dès le départ exclu les dépenses de santé du plan de réduction des dépenses. Les Britanniques sont attachés à leur système public de santé et, pour les Conservateurs nouvellement élus, il s’agissait de ne pas répéter en 2010 l’erreur commise dans les années 1980 lorsque Margaret Thatcher était à la tête du gouvernement. Ainsi, l’austérité budgétaire ne frappe pas le secteur de la santé. Le résultat est clair en termes d’activité : la valeur ajoutée (en volume) du secteur de la santé est aujourd’hui 15 points au-dessus de son niveau d’avant-crise, autrement dit, elle a continué à croître à un rythme annuel moyen de près de 3 % (graphique 2). Le deuxième secteur où l’activité est restée soutenue depuis 2008, et accélère depuis la fin de 2012, est celui de l’immobilier. Au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier avaient fortement augmenté avant la crise, conduisant à un endettement record des ménages, et n’ont que peu baissé ensuite. Ils sont restés historiquement élevés et ont même recommencé à augmenter à partir de 2012 (à un rythme annuel d’environ 5 %). Mais les autres secteurs d’activité restent à la traîne. Ainsi, la plupart des services ont seulement rejoint leur niveau de production d’avant-crise, et pour certains d’entre eux restent très en deçà de ce niveau : – 9 % pour les services financiers et d’assurance, soit un chiffre comparable à celui de l’industrie manufacturière, alors que la perte de production reste de 13 % dans le bâtiment.

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Depuis 2008, la croissance britannique est donc impulsée en partie par un service public épargné par l’austérité budgétaire et par des services immobiliers soutenus par la politique monétaire ultra-active… Aussi la reprise britannique pourrait-elle donner naissance à une nouvelle bulle immobilière. La consommation des ménages est aujourd’hui le principal moteur de la croissance (tableau 2). L’absence de reprise de l’investissement est l’un des principaux échecs de la politique d’offre mise en place depuis 2010 par le gouvernement. Ce dernier souhaite que le système fiscal britannique devienne le plus compétitif du G20 et, dans ce but, a diminué le taux d’imposition des sociétés pour en faire le plus faible du G20 (le taux, abaissé à 23 % cette année, serait de seulement 20 % en 2015). Mais l’investissement des entreprises ne redémarre pas pour autant. Le gouvernement compte aussi sur les exportations pour tirer la croissance, mais ceci est peu réaliste vu la situation conjoncturelle sur les principaux marchés extérieurs britanniques, avant tout dans la zone euro. Après avoir soutenu la croissance au cours des trimestres précédents, grâce au dynamisme des ventes hors Union européenne jusqu’à l’été, les exportations ont contribué à faire baisser fortement la croissance au troisième trimestre (-0,8 point de PIB). Alors que le gouvernement britannique s’apprête à présenter son budget le 5 décembre, un soutien de la politique budgétaire serait bienvenu pour maintenir l’économie britannique sur le chemin de la reprise au cours des prochains mois…

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Les 35 heures ont-elles réellement “plombé” l’économie française ?

par Eric Heyer

Les lois Aubry, dites « 35 heures », mises en place en France entre 1998 et 2002, ont-elles, comme le laisse entendre le dernier rapport de l’OCDE, réellement détérioré la compétitivité des entreprises françaises et engendré des destructions d’emplois ? La France a-t-elle enregistré depuis cette réforme un recul de ses performances économiques par rapport à ses partenaires européens ? Les finances publiques ont-elles été « plombées » par ces lois ?

L’examen de notre histoire macroéconomique récente, couplé à des comparaisons internationales, fournit assurément quelques éléments de réponse à ces questions.

Des performances macroéconomiques record dans le secteur privé entre 1998 et 2002…

Au cours des trente dernières années, en excluant de l’analyse la Grande Récession récente, l’activité dans le secteur privé en France a crû en moyenne de 2,1 % par an. Depuis la mise en place des 35 heures, loin de s’effondrer, la croissance d’activité dans ce secteur s’est au contraire fortement accélérée, passant de 1,8 % avant 1997 à 2,6 % après, connaissant même un pic au cours de la période de mise en place et d’instauration des 35 heures (2,9 % en moyenne annuelle, tableau 1). Par ailleurs, il est à noter que dans le top 5 des meilleures années enregistrées par le secteur marchand français au cours des 30 dernières années, 3 se situent dans la période 1998-2002 si l’on retient comme critère la croissance du PIB et 4 si le critère retenu est celui des créations d’emplois.

Le contexte économique mondial explique une partie de ces bonnes performances, mais une partie seulement : la demande étrangère adressée à la France a certes été plus dynamique après 1997 qu’avant, mais cette accélération ne s’est pas démentie après 2002 et, par conséquent, ne peut être un élément explicatif des meilleures performances enregistrées entre 1998 et 2002 (tableau 1).

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… et supérieures à celles de nos partenaires européens

Depuis la mise en place des 35 heures, les performances françaises sont supérieures à celles enregistrées dans le reste de la zone euro et notamment chez nos deux principaux partenaires, l’Allemagne et l’Italie, Ainsi, durant la décennie 1998-2007, en moyenne annuelle, la croissance française a été supérieure de 1 point à celle de l’Italie et de 0,8 point à celle de l’Allemagne (tableau 2).

Au cours de cette période, les entreprises et les ménages français ont dépensé plus que leurs homologues allemands ou italiens. En progressant de 0,8 % en moyenne annuelle, les dépenses d’investissement des entreprises ont été plus dynamiques en France qu’en Allemagne (0,3 %) et en Italie (0,5 %). Quant aux ménages, leur consommation a progressé en moyenne annuelle de 1,4 % en France contre respectivement 0,4 % en Allemagne et 0,9 % en Italie. De plus, il est à noter que le maintien d’une plus forte consommation en France ne résulte pas du comportement d’épargne des ménages. Le taux d’épargne y est non seulement plus élevé qu’ailleurs en Europe mais il a également plus augmenté depuis 1998, Cette bonne tenue de la consommation française résulte d’un plus fort dynamisme des créations d’emplois au cours de cette période dans l’hexagone et notamment lorsqu’on les compare à celles enregistrées outre-Rhin (tableau 2).

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Des coûts salariaux unitaires[1] maîtrisés

La France est, parmi les grands pays, celui qui a le plus réduit ses coûts salariaux unitaires horaires dans le secteur de l’industrie manufacturière au cours de la période 1997-2002 (graphique 1). Au regard du coût salarial pour l’ensemble de l’économie, seule l’Allemagne fait mieux que la France au cours de cette période.

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La mise en place des lois Aubry n’a donc pas engendré de baisse de la compétitivité de l’économie française. Les éléments explicatifs sont maintenant bien connus : l’augmentation du salaire horaire lié au passage aux 35 heures a été compensée par une modération salariale, une organisation temporelle plus flexible permettant une amélioration de la productivité horaire du travail (tableau 1), une suppression du paiement d’heures supplémentaires et, enfin, une aide de l’Etat sous la forme de baisse des cotisations sociales.

Entre 1997 et 2002, en maîtrisant mieux ses coûts salariaux que la plupart des pays européens et anglo-saxons, la France a amélioré sa compétitivité-prix et par là ses parts de marché dans le commerce mondial (graphique 2). La part des exportations françaises dans le commerce mondial, soutenue par la faiblesse de l’euro et la modération salariale, a atteint un point haut en 2001.

Depuis 2002 la France a connu une lourde chute de ses parts de marché, principalement pour deux raisons : d’abord la perte de compétitivité-prix des exportations françaises consécutive à l’appréciation du taux de change effectif nominal de la France comparable à celle observée au début des années 1990, et ensuite, l’engagement d’une politique de réduction drastique des coûts de production par l’Allemagne. Ainsi, engagée depuis 2002 dans une thérapie visant l’amélioration de l’offre par la restriction des revenus et des transferts sociaux (réformes Hartz, TVA sociale), l’Allemagne a vu ses coûts salariaux unitaires diminuer en niveau absolu mais aussi relativement à ses autres partenaires européens, dont la France. Cette politique expliquerait 30 % des pertes de parts de marché françaises enregistrées au cours de la période 2002-2007.

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Ces pertes de parts de marché ne sont pas une spécificité française. La politique menée en Allemagne lui permet de gagner des parts de marché sur les pays qui lui sont géographiquement et structurellement proches, autrement dit les grands pays européens. Et, à cet égard, la France n’est pas le seul pays qui a souffert de cette stratégie. L’Italie a également connu au cours de cette période des pertes de parts de marché[2].

Au total, depuis la mise en place des 35 heures, l’Italie a même perdu davantage de parts de marché que l’économie française (-27 % pour l’Italie contre -20 % pour la France).

 

Un coût limité sur les finances publiques

Depuis la mise en place des lois Aubry, les allègements de charges sur les bas salaires coûtent, en moyenne annuelle, près de 22 milliards d’euros aux administrations publiques (APU). Mais ce montant n’est pas le seul fait des lois Aubry puisqu’avant celles-ci des dispositifs existaient, instaurés par les gouvernements Balladur, puis Juppé, au début des années 1990. Le supplément d’allègement engendré par les lois Aubry, pérennisé par le dispositif « Fillon », s’élève à près 12,5 milliards d’euros par an. Mais ce montant ne représente pas le coût réellement supporté par les APU. En effet, puisque les lois Aubry ont créé des emplois (350 000 au cours de la période 1997-2002 selon le bilan officiel effectué par la DARES et repris par l’INSEE), le coût pour les finances publiques est moindre : ces créations d’emplois engendrent quatre milliards d’euros de cotisations sociales supplémentaires ; elles permettent de diminuer le nombre de chômeurs et par ce biais de réduire les prestations chômage de 1,8 milliard d’euros ; enfin elles stimulent le revenu des ménages et donc leur consommation engendre alors un surcroît de recettes fiscales (TVA, IRPP…) d’un montant de 3,7 milliards d’euros. En somme, une fois le bouclage macroéconomique pris en compte, le surcoût de ces allègements s’élève à trois milliards d’euros annuels soit 0,15 point de PIB.

L’examen de notre histoire macroéconomique ne permet donc pas de corroborer la thèse selon laquelle les 35 heures auraient « plombé » l’économie française : la croissance de l’activité et les créations d’emplois ont été supérieures au cours de la période 1997-2007 à celles du reste de la zone euro et la compétitivité de l’économie française, mesurée par les coûts salariaux unitaires, s’est moins dégradée que dans le reste de la zone euro, à l’exception de l’Allemagne. A cet égard, il apparaît que la stratégie menée en Allemagne à partir de 2002 (réforme Hartz et TVA sociale) explique davantage les pertes de parts de marché de l’économie française, comme celles d’ailleurs perdues chez nos autres partenaires européens. En revanche, c’est davantage dans la fonction publique, et notamment hospitalière, que la mise ne place des 35 heures a été inefficace.

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  Les différentes mesures d’assouplissement des 35 heures

I – La loi Fillon de 2003

La loi du 17 janvier 2003 comporte deux principaux volets :

          (1) Le régime des heures supplémentaires

En augmentant le contingent d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures, cette loi permet aux entreprises d’avoir recours à des heures supplémentaires structurelles, En disposant de 4 heures supplémentaires par semaine sur toute l’année, cela permet aux entreprises de rester à 39 heures si elles le souhaitent, Les branches ont par ailleurs la capacité de négocier un contingent supérieur. Le décret du 9 décembre 2004 a porté le contingent réglementaire d’heures supplémentaires à 220 heures par an.

Dans le même temps, cette loi réduit le coût des heures supplémentaires. Pour les entreprises de 20 salariés et moins, elles ne sont comptabilisées qu’à partir de la 37e heure et le taux de majoration n’est que de 10 %. Pour les autres, il pourra être négocié entre 10 et 25 % par un accord de branche.

          (2) Le régime d’allégement des cotisations sociales

Les dispositifs d’allégement des cotisations sociales employeurs introduits par les lois « Aubry » sont désormais déconnectés de la durée du travail. L’ensemble des entreprises, qu’elles soient passées à 35 heures ou non, en bénéficie. L’aide structurelle au-delà de 1,6 Smic est supprimée.

II – La défiscalisation des heures supplémentaires en 2007

La mesure comporte plusieurs volets :

           (1) Réduction forfaitaire des charges patronales

Cette mesure introduit une réduction forfaitaire des charges patronales de 1,5 euro par heure supplémentaire effectuée par les entreprises de moins de 20 salariés et de 0,5 euro dans les entreprises de plus de 20 salariés.

          (2) Alignement de la majoration des heures supplémentaires

Cette mesure propose l’alignement des heures supplémentaires sur le taux minimal de 25 % dans toutes les entreprises.

          (3) Exonération d’impôt sur le revenu

Cette mesure permet aux salariés de voir leurs rémunérations, versées au titre des heures supplémentaires effectuées dans la seule limite d’une majoration de 25 %, exonérées de l’impôt sur le revenu.

          (4) Exonération des charges salariales

Cette mesure comporte également une réduction des charges salariales égale au montant de la CSG, CRDS ainsi que de toutes les cotisations légales et conventionnelles.

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Pour en savoir plus :

Philippe Askenazy, Catherine Bloch-London et Muriel Roger, 2004, « La réduction du temps de travail 1997-2003 : dynamique de construction des lois « Aubry » et premières évaluations », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel, 2013, « Eurozone external imbalances », Economic Policy, 28 (73), pp. 102-142.

DARES, 2003, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, Collection Repères, Editions La Découverte.

Guillaume Duval, 2008, Sommes-nous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, Editions du Seuil.

Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron, 2004, «Les effets de la RTT sur l’emploi : des simulations ex-ante aux évaluations ex-post », Economie et Statistiques, n° 376-377.

Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2000, « 35 heures : réduction réduite », Revue de l’OFCE, n° 74 juillet.

 


[1] Le coût salarial unitaire rapporte le coût horaire de la main-d’œuvre à la productivité horaire du travail.

[2] Bien sûr d’autres facteurs peuvent expliquer les meilleures performances allemandes comme par exemple l’émergence de la Chine. Pour une version récente de cette idée, voir Chen R., GM. Milesi-Ferreti et T. Tressel (2013).

 

 




Le mythe de la réforme fiscale

par Henri Sterdyniak

Le Premier ministre a annoncé, le 19 novembre,  qu’il suspendait la mise en place de l’écotaxe et mettait en chantier une grande réforme fiscale. Celle-ci est souvent évoquée dans le débat public, sans que son contenu et ses objectifs soient bien identifiés. En fait, des projets contradictoires sont présentés.

Certains préconisent une forte réduction des impôts, qui serait susceptible de dynamiser l’économie française, en incitant les actifs à travailler davantage, les ménages à épargner, les entreprises à investir et à embaucher, ce qui rendrait la France plus compétitive.  Mais il faudrait diminuer encore plus les dépenses publiques, alors que le gouvernement s’est déjà engagé à les baisser de 70 milliards d’ici 2017. Quelles dépenses veut-on précisément réduire ? Il faudrait diminuer fortement les prestations sociales, ce qui n’est pas compatible avec le maintien du modèle social français. Certains veulent transférer la charge de la protection sociale des entreprises vers les ménages. Ainsi, le Medef réclame une baisse de 100 milliards de la fiscalité des entreprises. Ceci supposerait une nouvelle et forte hausse des impôts pesant sur les ménages, donc un effondrement de la consommation. La France doit-elle s’engager dans cette direction, doit-elle relancer la concurrence fiscale en Europe par la baisse des revenus des ménages ?

D’autres proposent de répartir plus équitablement la charge fiscale entre revenus du travail et du capital et d’augmenter le caractère redistributif de la fiscalité. Mais la France est déjà l’un des pays du monde les plus redistributifs, qui taxe le plus les hauts revenus, les patrimoines importants et les revenus du capital. Ceux-ci sont déjà fortement taxés, à la suite des hausses pratiquées par les gouvernements Fillon, puis Ayrault.

Certains proposent de faire la chasse aux niches fiscales et sociales, d’élargir les assiettes et de diminuer les taux. Mais, n’est-ce pas oublier le rôle incitatif de la fiscalité ? De nombreux dispositifs, même complexes, sont légitimes pour des raisons d’équité (comme le quotient familial) ou d’incitation à l’emploi (comme les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, les exonérations pour la garde des jeunes enfants) ou d’aide aux travailleurs pauvres (comme la PPE) ou autres incitations (comme l’exonération des dons aux œuvres, des cotisations syndicales). Certes, il existe quelques revenus non-taxés comme certains revenus du capital (l’assurance-vie, les PEA), ou comme les plus-values non-réalisées (mais il est difficile d’imposer des gains simplement potentiels), ou comme les loyers implicites (ceux dont bénéficient les personnes qui logent dans un appartement dont ils sont propriétaires), mais qui osera y toucher ? Il s’agit  davantage d’un travail patient de démantèlement des niches, d’ailleurs bien engagé depuis quelques années, que d’une grande réforme.

Rendre notre fiscalité plus écologique est certes une ardente obligation. Mais existe-t-il vraiment un double dividende en emplois et en écologie ? Le gain écologique n’a-t-il pas un coût en emplois, en pouvoir d’achat, en compétitivité ? Peut-on augmenter notre fiscalité écologique sans un accord mondial aujourd’hui peu probable ? La taxation écologique est obligatoirement compliquée si on veut éviter de (trop) frapper les agriculteurs, l’industrie, les plus pauvres, les régions périphériques, les rurbains, etc. C’est ce que nous enseignent les échecs de la taxe carbone (en 2009) ou de l’écotaxe (en 2013).

Certes, il faut lutter contre l’évasion fiscale des plus riches et des grandes entreprises, mais ceci passe surtout par une harmonisation fiscale européenne, qui n’est pas sans danger si elle oblige la France à s’aligner sur le moins-disant fiscal en matière d’impôt sur la fortune (ISF), d’impôt sur les sociétés (IS) ou d’impôt sur le revenu (IR).

Une réforme fiscale de grande ampleur, à prélèvements obligatoires constants, fait nécessairement des gagnants et des perdants. Il faudrait dire clairement qui seront ces perdants : les retraités, les propriétaires de leur logement, les épargnants ?

Un projet miracle a ainsi resurgi : la fusion de l’IR et de la CSG. Mais ni les modalités, ni les objectifs de cette fusion ne sont précisés. Elle se heurte d’abord à l’opposition de principe des syndicats qui voient défavorablement la fusion d’un impôt d’Etat avec la CSG dont le produit est directement affecté à la protection sociale. La réforme irait dans le sens d’une étatisation des branches maladie et famille (surtout, si en même temps, une partie des cotisations employeurs étaient fiscalisées), avec le risque que les prestations sociales deviennent des variables d’ajustement des finances publiques.

La CSG pèse actuellement davantage sur les salariés que sur les titulaires de revenus de remplacement. Une fusion CSG-IR sans compensation spécifique pourrait  donc être très coûteuse pour les retraités et les chômeurs, et en particulier les plus pauvres qui actuellement ne payent ni CSG ni IR. En sens inverse, les revenus du capital supportent aujourd’hui une taxation totale – CSG-CRDS-Prélèvement sociaux – de 15,5%, nettement plus que les 8% supportés par les salariés. Certes, on peut estimer que ceci compense le fait que, par définition, ils ne supportent pas de cotisations employeurs. Mais, on le voit, la comparaison des prélèvements sur des revenus différents n’est pas si facile.

La fusion pourrait être l’occasion de remettre en cause les différents dispositifs qui ont entraîné progressivement le rétrécissement de l’assiette de l’IR, en particulier certaines niches fiscales. Mais, certaines de ces dépenses fiscales sont indispensables et il faudra les remplacer par des subventions explicites ou les maintenir dans l’impôt fusionné. La fusion ne règle pas en elle-même le problème des revenus exonérés aujourd’hui, que ce soit les loyers implicites ou certaines plus-values.

Certains souhaitent fusionner tous les dispositifs aidant les plus pauvres (RSA, PPE, Allocation logement) dans un impôt négatif géré par l’administration fiscale, en oubliant la nécessité d’un suivi détaillé, personnalisé et en temps réel que permet la gestion par la Caisse d’allocation familiale (CAF).

Le législateur devra trancher la question de la familialisation ou de l’individualisation de l’impôt ainsi fusionné. C’est une question importante : l’Etat doit-il ou non reconnaître le droit aux individus de mettre en commun leurs revenus et de les partager avec leurs enfants ? Mais, faut-il lancer ce débat aujourd’hui ? Mettre en cause le caractère familial de notre fiscalité est-il l’urgence de l’heure ?  L’individualisation impliquerait les transferts de charge les plus importants, notamment au détriment des familles mono-actives ou des familles des classes moyennes. A taux constant, elle impliquerait une forte hausse de poids des impôts portant sur les ménages. Une réduction uniforme des taux serait fortement anti-redistributive, en particulier au détriment des familles et en faveur des célibataires sans enfants. L’individualisation devrait obligatoirement s’accompagner d’une forte augmentation des prestations en faveur des enfants (en particulier des familles nombreuses). On aboutirait alors à un système plus redistributif en faveur des familles pauvres, mais les familles aisées seraient perdantes, ce qui pose des questions délicates d’équité horizontale.

Se pose aussi la question du mode de prélèvement. On ne peut passer à un système simple de prélèvement à la source sans réduire fortement le caractère familial et progressif du système français. L’entreprise n’a pas à connaître les revenus du conjoint de son salarié ou ses autres revenus.  La réforme permettrait de prélever à la source une première tranche de l’IR (de 20 % par exemple), en y ajoutant des abattements (un abattement individuel, éventuellement un abattement pour conjoint sans ressources, un abattement pour enfants). Le solde serait prélevé (ou remboursé) l’année suivante, sur rôle. Le système ne serait guère simplifié. Contrairement à ce que répète Thomas Piketty, la fusion CSG-IR n’est pas la pierre de touche de la réforme fiscale.

Ne peut-on craindre que l’évocation de la réforme fiscale ne soit un leurre, masquant le refus de s’attaquer aux problèmes effectifs de l’économie française : la difficulté à s’insérer dans la nouvelle division internationale du travail, la croissance des inégalités de revenus primaires provenant de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, l’incapacité des pays développés, et surtout de la zone euro, à trouver une nouvelle dynamique de croissance après la crise financière ?

Le problème n’est sans doute pas tant la structure de la fiscalité, mais l’erreur de politique économique faite, au niveau de la zone euro, d’ajouter l’austérité budgétaire au choc dépressif induit par la crise financière et, au niveau français d’augmenter la fiscalité de 3 points de PIB depuis 2010 (soit de 60 milliards d’euros) pour combler un déficit public induit uniquement par la récession.

Le système fiscal français prélève 46 % du PIB ; les dépenses publiques primaires en représentent 50%. En même temps, la France est l’un des rares pays développés où les inégalités de revenus ne se sont pas fortement accrues dans la période récente. Notre fort niveau de dépenses publiques et sociales constitue un choix de société qu’il faut maintenir ; le système fiscal français est déjà fortement redistributif. Certes, certaines réformes sont nécessaires pour améliorer encore sa redistributivité, pour le rendre plus transparent et plus acceptable socialement. Cependant, c’est au niveau même de la formation des revenus primaires que l’essentiel se joue. Il n’y a pas de réforme miracle : le système actuel, produit d’un long processus de compromis économique et social, est difficile à améliorer.




Vers une grande réforme fiscale, enfin ?

par Guillaume Allègre,  @g_allegre

En début de semaine, Jean-Marc Ayrault a annoncé une remise à plat de la fiscalité qui pourrait, entre autre, passer par un rapprochement entre impôt sur le revenu et CSG. L’OFCE participera certainement à ce débat qu’il a déjà essayé d’éclairer à de nombreuses reprises, notamment à l’occasion d’un numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, dirigé par Mathieu Plane et moi-même, et sorti en avril 2012.

Mentionnons quelques contributions. Jacques Le Cacheux y discutait des finalités et moyens d’une réforme fiscale (« Soutenabilité et justice économique »), rappelant ainsi quels sont les fondamentaux de la politique fiscale. Nicolas Delalande effectuait une analyse historique des résistances aux réformes fiscales et évaluait les contraintes qui pèsent sur l’élaboration et l’application des réformes (« L’économie politique des réformes fiscales »), autant de sujets qui semblent avoir été rattrapés par l’actualité. Il souligne que : « En effet, il peut se révéler plus compliqué d’agréger des soutiens positifs à une mesure que de rallier temporairement des oppositions hétéroclites aux motivations parfois antagonistes, surtout s’il s’agit de créer un nouvel outil de prélèvement ou de toucher à des situations acquises». Mathieu Plane posait la question des conséquences d’une hausse de la fiscalité (qui a bien eu lieu en 2012-2013): « Dans un contexte de hausse du chômage, sera-t-il possible de générer un nouveau choc fiscal d’ampleur sans faire plonger la France dans une nouvelle crise ? La volonté de réduire les déficits publics uniquement par des ajustements structurels pèse sur la dynamique de croissance et de chômage» (« Finances publiques : vers une nouvelle hausse de la fiscalité? »). Si le gouvernement annonce aujourd’hui vouloir réformer la fiscalité à prélèvement constant, la question de l’impact des ajustements budgétaires (cette fois, à travers la baisse des dépenses publiques) sur la croissance et, in fine,  l’acceptabilité sociale d’une réforme structurelle de la fiscalité se pose toujours pour la période 2014-2017. Le gouvernement parviendra-t-il à mettre en place une réforme structurelle dans un contexte où le chômage est élevé et ne baisse pas ?

La fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu pose de nombreuses questions, déjà abordées dans un article de la Revue de l’OFCE en 2007 (« Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG ? »). Le législateur devra trancher la question de la conjugalisation (imposition commune des conjoints) ou de l’individualisation de l’impôt fusionné ainsi que la prise en compte des enfants (« Faut-il défendre le quotient familial ? »). Ce sujet, qui touche à la représentation de la famille et aux relations entre l’Etat et la famille est particulièrement sensible. Il a fait l’objet de débats au sein même de l’OFCE (« Réformer le quotient conjugal », « Pour défendre le quotient familial »).

En entremêlant intérêts privés (quelles charges pour quels ménages?) et sociaux (quels instruments pour quels objectifs?), la question fiscale a toujours été au centre du débat démocratique. Le rôle de l’OFCE est d’alimenter ce débat par des argumentations solides et quantifiées. Les chercheurs de l’OFCE continueront de proposer leur propre vision de la « bonne » réforme fiscale, en discutant des objectifs, des conséquences et de la soutenabilité de façon transparente et rigoureuse.




La séparation des activités bancaires est-elle inutile?

Jean-Luc Gaffard  et  Jean-Paul Pollin

C’est au niveau européen que se situe la dernière chance d’une réforme structurelle des systèmes bancaires, c’est-à-dire d’une séparation entre les activités de banque d’investissement et celles de banque commerciale. A en croire la profession bancaire et certains milieux académiques, cette séparation est au mieux inutile et au pire dommageable. Il serait illusoire de vouloir séparer les activités risquées des activités non risquées, les activités non spéculatives des activités spéculatives. Toute activité bancaire est risquée, sinon spéculative. Après tout, la crise des subprime aux Etats-Unis, la crise des caisses d’épargne en Espagne, la crise de la Northern Rock en Grande-Bretagne résultent de risques inconsidérés pris dans l’octroi de crédits immobiliers aux ménages.

En outre, les banques universelles auraient, dans une certaine mesure, aidé à sauver les établissements trop spécialisés. Dans ces conditions, une loi de séparation minimaliste comme la loi française ou une loi plus contraignante comme celle proposée dans le rapport Vickers au Royaume-Uni ou encore celle envisagée par le groupe d’experts Liikanen auraient peu d’utilité au regard d’un objectif de stabilité. Mieux vaudrait, alors, s’en rapporter à la réglementation prudentielle qui devrait, effectivement, être renforcée. D’autant que les banques commerciales devraient pouvoir développer des activités de marché pour répondre aux besoins de leurs clients.

D’un côté, l’existence d’économies d’envergure, qui justifierait de rapprocher les activités de banque commerciale et de banque d’investissement n’a jamais été prouvée. D’ailleurs, les « modèles d’affaires » de l’une et de l’autre restent très différents au point que leur rapprochement puisse faire craindre un affaiblissement des capacités de la banque commerciale de faire son métier. D’un autre côté, l’argumentation développée méconnaît la dimension avant tout systémique de la crise financière et bancaire. Quand les caisses d’épargne ont fait faillite aux Etats-Unis au début des années 1990, les conséquences en ont été circonscrites en raison du cloisonnement du système financier. Avec la crise des subprime, le vrai problème est venu de la contagion directement liée à l’étroite connectivité créée au sein du système financier.

La question n’est pas de reconnaître qu’il existe un risque associé à toute activité bancaire, mais de prendre la mesure des effets de contagion dont l’activité de marché est la principale responsable. C’est avant tout des opérations sur produits dérivés que naissent les interconnexions entre intermédiaires financiers. Ce sont les connexions multiples et mal identifiées créées par les activités de marché, qui ont eu des conséquences dévastatrices sur l’activité traditionnelle de crédit des banques, du fait des risques inconsidérés pris et des pertes enregistrées dans les opérations de marché (et pas seulement dans les opérations de « trading pour compte propre »).

Certes, face au risque systémique, il convient de renforcer la réglementation prudentielle. Toutefois, la réglementation des fonctions, pour importante qu’elle soit, l’est sans doute moins que celle des institutions financières elles-mêmes. De facto, les revenus de la banque commerciale sont relativement réguliers, en dehors des épisodes de crises graves, tandis que ceux de la banque d’investissement sont beaucoup plus volatils. La banque d’investissement a besoin de la banque commerciale pour résister aux fluctuations des marchés (et profiter le cas échéant de la garantie publique), mais l’inverse n’est pas vrai. Le problème revient donc à se demander s’il est opportun de prendre le risque de déstabiliser le cœur du système bancaire pour conforter l’exercice d’activités, dont l’utilité sociale n’est pas toujours avérée, et qui devraient trouver par elles-mêmes les moyens de leur pérennité.

La sagesse voudrait donc que le système financier soit compartimenté de manière à circonscrire les phénomènes de contagion. La réglementation devrait spécifier les types d’actifs dans lesquels chaque catégorie d’institutions pourrait investir de même que le type d’engagements qu’elle pourrait souscrire. C’est ce qui ressortait de l’arsenal législatif et réglementaire mis en place aux Etats-Unis et dans les pays européens après la Grande Dépression, arsenal largement démantelé en France en 1984 et aux Etats-Unis en 1999 quand un terme a été  mis au Glass–Steagall Act. C’est ce qui devrait être remis à l’ordre du jour en revenant à une séparation effective entre banques commerciales et banques d’investissement. Non seulement cette division créerait une certaine étanchéité entre les différents compartiments du système financier, mais elle permettrait d’échapper au dilemme né du fait que les établissements seraient trop gros pour faire faillite.  L’objectif est de protéger la banque commerciale des risques de marché. Il est aussi d’en finir avec des subventions implicites dont les banques universelles bénéficient de la part de l’Etat, que la séparation ne justifie plus vraiment et qui peuvent s’avérer dangereuses pour les finances publiques. Toutes mesures qui devraient être favorables à la croissance.

Pour en savoir plus lire la Note de l’OFCE, n°39 du 19 novembre 2013 de Jean-Paul Pollin et Jean-Luc Gaffard, « Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires ? ».

 

 




Angela : sois malheureuse dans une alliance heureuse !

par François-Xavier Faucounau, Ségolène Guinard, Ivon Lalova, François Petitjean et Emmanuelle Rica (étudiants à HEC) [1]

Pas d’euro-bonds « tant que je serai en vie », avait déclaré la Chancelière allemande en juin dernier. Sa réélection, le 22 septembre, renforce l’opposition allemande à l’émission par la BCE d’euro-obligations, titres qui permettraient de mutualiser la dette des différents Etats de la zone euro, de la Grèce à l’Allemagne. Ces coups de sang médiatiques masquent pourtant des initiatives qui ressemblent à s’y méprendre à des tentatives de mutualisation de dettes européennes.En 2012, une expérimentation sur les project bonds a été lancée par la Commission européenne sur la base de 230 millions d’euros. Or ceux-ci peuvent constituer un outil efficace de la politique de cohésion de la zone et un pas vers une intégration croissante.

Certains font des project bonds des « bébés euro-bonds »[2]. En fait de rejetons de la mutualisation de la dette, il s’agirait plutôt d’emprunts souscrits en commun par les États membres de la zone euro auprès d’investisseurs privés. Ces ressources financières seront investies dans des projets visant à l’amélioration des infrastructures, des transports, de l’approvisionnement énergétique et des technologies de l’information et de la communication. La responsabilité du bon remboursement de ces project-bonds demeure aux mains de la Commission. Bien que la souscription collective rende ces bonds semblables aux euro-bonds, la finalité des dépenses est pré-définie dans le cas des Project bonds alors qu’elle serait destinée à financer les dépenses publiques au sens large pour les euro-bonds.

Par ailleurs une mutualisation de fonds provenant des membres de la zone européenne a déjà été utilisée au plus fort de la crise. En effet, le Mécanisme de stabilité européen (MES), décidé à la suite de la crise grecque en décembre 2010 et entré en vigueur en octobre 2012, a créé une institution capable de lever des fonds sur les marchés financiers. Sa dotation devrait atteindre 700 milliards d’euros d’ici 2018, chaque pays membre contribuant au prorata de son PIB. Cet outil, accouché dans la douleur après deux ans de tractations, n’échappe pas aux critiques adressées aux euro-bonds : une crise prolongée pourrait conduire les marchés à attaquer la solidarité européenne en essayant de « faire sauter la banque », largement financée par l’Allemagne et la France.

Pourtant émettre des obligations au niveau européen permettrait de rendre la dette des pays en crise plus liquide et d’engager une vraie réflexion sur l’équilibre des budgets nationaux et le rôle de la Banque centrale européenne.

Les opposants, dont Jens Weidmann, Président de la Bundesbank s’est fait le porte-parole, redoutent la perte de souveraineté. Certes, mutualiser la dette des Etats membres conduirait à une responsabilité budgétaire partagée entre les Etats, et donc à un droit de regard de l’ensemble de l’Union lors de l’établissement du budget national. Mais, la souveraineté nationale n’a-t-elle pas déjà été entamée – comme en témoigne la situation du Portugal et de la Grèce soumis à des restructurations pour obtenir un financement ?

Derrière cet argument se cache, en fait, la considération de l’intérêt particulier des Etats.

Pourquoi augmenter le prix de son financement en aidant des pays périphériques ? Pourquoi impliquer d’autres Etats dans les décisions d’un Etat souverain ? Par civisme et conviction européenne !  Car comme nous enseigne Thucydide dans son récit de La Guerre du Péloponnèse… au Ve siècle avant J.C. : « une [union] sert mieux les intérêts de ses membres en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chacun de ses membres individuellement, mais chancelant collectivement. Un [pays] peut voir sa situation prendre un cours favorable : si son [alliance] va à la ruine, il n’en est pas moins entraîné dans sa perte ; tandis que malheureux dans une [alliance] heureuse, il se tire beaucoup mieux d’affaires ».

 

 

 

 


[1] Ce texte a été rédigé sous la direction d’Anne-Laure Delatte dans le cadre du cours « Macroéconomie mondiale » de la majeure Alter Management d’ HEC.

[2]   Expression empruntée à « Eurobonds, project bonds, … qu’est-ce que c’est ? », 23 Mai 2012, Lemonde.fr




Courbe du chômage : pas d’inversion en vue

Par Bruno Ducoudré

Le gouvernement a annoncé une inversion de la courbe du chômage pour la fin de l’année 2013. Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A à la fin du mois de septembre à Pôle Emploi a augmenté de 60 000. Pour le mois d’août, il avait diminué de 50 000, sous l’effet principalement d’un « bug » sur l’envoi des sms qui avait entraîné une hausse exceptionnellement forte du nombre de cessations d’inscriptions pour défaut d’actualisation (+72 000 par rapport au mois précédent). Une hausse des inscriptions pour le mois de septembre due à la réinscription de ces chômeurs indûment désinscrits, était donc attendue. Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A a ainsi augmenté de 10 000 entre juillet et septembre 2013, poursuivant sa hausse mais sur un rythme plus modéré qu’en début d’année. Ces fortes variations à très court terme du nombre d’inscrits à Pôle Emploi ne permettent pas de se faire une idée précise des tendances à venir sur le front de l’emploi et du chômage. Notre analyse du marché du travail à l’horizon 2014, détaillée dans le dernier exercice de prévisions de l’OFCE d’octobre 2013, suggère qu’aucune amélioration notable du chômage n’est à attendre d’ici la fin de l’année 2014.

Pour tenter d’inverser la courbe du chômage, le gouvernement a programmé une montée en charge rapide des emplois aidés dans le secteur non marchand (Emplois d’avenir, Contrats Uniques d’Insertion – Contrats d’Accompagnement dans l’Emploi (CUI-CAE)). A ces dispositifs viennent s’ajouter le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et les contrats de génération dans le secteur marchand, dont les effets sur l’emploi commenceront à se faire sentir en 2014. L’ensemble de ces mesures pour l’emploi permettrait une stabilisation du taux de chômage fin 2013/début 2014, les destructions d’emplois se poursuivant dans le secteur privé jusqu’à la fin de l’année. Le taux de chômage repartirait ensuite à la hausse jusqu’en fin d’année 2014, les créations d’emplois dans le secteur non marchand étant insuffisantes pour absorber la hausse de la population active.

Rétrospectivement, la première inversion de la courbe du chômage a débuté en 2010 pour être interrompue en 2011, le chômage repartant à la hausse sous le coup des politiques d’austérité budgétaire successives. Le taux de chômage a repris sa course vers les sommets atteints en 1997, passant de 9,1% début 2011 à 10,5% au deuxième trimestre 2013 (Graphique 1). Après une mauvaise année 2012 (66 000 emplois détruits), la dégradation du marché du travail s’est poursuivie au premier semestre 2013, les destructions d’emplois dans le secteur marchand continuant au même rythme que celui observé au deuxième semestre 2012 (-28 000 emplois en moyenne chaque trimestre). Le nombre de chômeurs a donc poursuivi sa progression (+113 000 personnes). Pour tenter de mettre fin à cette spirale infernale et inverser la courbe du chômage, le gouvernement mise à court terme sur la montée en charge du dispositif des emplois d’avenir et sur l’augmentation du stock de CUI-CAE.

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Ainsi, l’introduction progressive des emplois d’avenir s’est traduite par 31 566 embauches entre janvier et août 2013 en France métropolitaine. On s’attend au total à 70 000 embauches en 2013 et 70 000 en 2014 en France métropolitaine. Il existe cependant un effet d’aubaine pour ce type de dispositif : 20 % des emplois créés dans le cadre des emplois d’avenir l’auraient été, même en l’absence de la subvention selon Fontaine et Malherbet (2012). L’impact net attendu est donc de 56 000 créations d’emploi en 2013 et en 2014. L’impact de ces créations d’emploi sera d’autant plus important qu’il s’agit de contrats longs (1 à 3 ans). Les personnes recrutées en 2013 seront encore en emploi en 2014, et les créations d’emplois d’avenir de 2014 constitueront bien des créations nettes d’emplois.

Concernant les CUI-CAE, le nombre de contrats budgétés en début d’année 2013 était le même qu’un an auparavant (340 000 pour la France entière dont 310 000 pour la France métropolitaine), dont 50% sur le premier semestre. Afin d’obtenir une inversion de la courbe du chômage en fin d’année, le gouvernement Ayrault a annoncé en juin 2013 une rallonge de 92 000 contrats dans le secteur non-marchand. Cela porte à 262 000 le nombre de signatures de contrats au second semestre, et 432 000 sur l’année. Comme pour l’année 2013, 340 000 contrats sont prévus dans le Projet de Loi de Finances pour l’année 2014, mais l’enveloppe budgétaire est gonflée de près de 20%, ce qui permettra de financer une hausse du stock de CUI-CAE. Celui-ci augmenterait jusqu’au premier semestre 2014, et atteindrait 250 000 fin 2014. Le gouvernement réactive ainsi le traitement social du chômage par un recours accru aux emplois aidés de courte durée (7 à 12 mois), mais à un niveau comparable à celui atteint en 2007 et en 2010.

Par contre, les destructions d’emplois dans le secteur marchand seront encore importantes jusqu’à la fin d’année 2013 du fait de la présence de sureffectifs dans les entreprises (voir notre dernier exercice de prévisions d’octobre 2013). Les emplois aidés dans le secteur non marchand (+82 000 au dernier trimestre 2013 par rapport au dernier trimestre de l’année précédente) permettront néanmoins de stabiliser le taux de chômage autour de 10,6% fin 2013 début 2014.

 

 

 

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L’emploi total recommencerait à augmenter en 2014 (+41 000 emplois), soutenu par créations d’emplois aidés dans le secteur non marchand, mais aussi par la montée en charge du CICE et des contrats de génération. Ouvert à toutes les entreprises, le CICE sera égal à 6 % de la masse salariale, hors cotisations patronales, correspondant aux salaires de moins de 2,5 SMIC. Selon l’évaluation réalisée par Mathieu Plane (2012) à l’aide du modèle e-mod.fr, le CICE diminuerait en moyenne de 2,6 % le coût du travail dans le secteur marchand, ce qui donnerait lieu à des créations d’emplois, à la fois en favorisant la substitution du travail au capital, et grâce aux gains de compétitivité. Au total, le CICE créerait en 2018, soit cinq ans après sa mise en place, 152 000 emplois et permettrait ainsi une baisse du taux de chômage de 0,6 point. A l’horizon de notre prévision, il créerait 46 000 emplois, soit deux fois moins que la prévision du gouvernement (91 000).

Le contrat de génération vise à la fois le chômage des jeunes (moins de 26 ans) et celui des seniors (plus de 57 ans). Il consiste en la création d’un CDI pour un jeune, lié à la promesse de non-licenciement d’un senior sur une période de 5 ans. En contrepartie de cet engagement, l’entreprise recevra une subvention forfaitaire allant jusqu’à 4 000 euros par an pendant 3 ans. Le risque de ce type de mesure est de générer des effets d’aubaine importants[1]. Au total, la mesure aboutirait à 99 000 créations d’emplois dans le secteur marchand pour la signature de 500 000 contrats de génération sur l’ensemble du quinquennat. En septembre 2013, 10 000 contrats de génération ont déjà été signés. Sous l’hypothèse d’une montée en charge progressive d’ici la fin 2013 (20 000 contrats signés), et de 100 000 contrats signés en 2014, cela correspondrait à une création nette de près de 4 000 emplois en 2013 et d’environ 20 000 emplois en 2014.

Le chômage poursuivrait malgré tout sa hausse au cours de ces deux années (+174 000 personnes en 2013 et +75 000 en 2014 par rapport au trimestre de l’année précédente), du fait d’une population active toujours dynamique (+116 000 en 2014 après +83 000 en 2013) et d’une absence de créations nettes d’emplois dans le secteur marchand (cf. tableau ci-dessus). Compte tenu des emplois aidés dans le secteur non marchand et des dispositifs dans le secteur marchand, le taux de chômage en France métropolitaine se stabiliserait provisoirement à 10,6% au quatrième trimestre 2013, et remontrait progressivement à 10,9% de la population active en France métropolitaine fin 2014. Il dépasserait d’ici la fin de l’année 2014 le pic historique atteint au premier semestre 1997 (soit 10,8% de la population active), sans perspective d’inversion de la tendance à l’horizon de notre prévision. Néanmoins, hors effets de la politique de l’emploi, le taux de chômage aurait progressé nettement plus, pour atteindre 11,6% fin 2014 (graphique 2).

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[1] Voir la Note de l’OFCE de juillet 2012 sur « l’Évaluation du projet économique du quinquennat 2012-2017 ». Les entreprises profiteront de ces aides, y compris pour des emplois qu’elles auraient créés même en l’absence de la mesure. Les modalités de mise en œuvre devraient limiter cet effet d’aubaine : les aides liées à la mise en place du contrat de génération seront ainsi réservées aux entreprises de moins 300 salariés. Les entreprises de plus de 300 salariés, où le risque d’effet d’aubaine est le plus important, seront contraintes de mettre en place le dispositif sous peine de sanctions financières. Par ailleurs, le montant forfaitaire de 2 000 euros correspond à une exonération totale des charges patronales au niveau du SMIC, et dégressive en proportion du salaire au-delà. Cela permet donc de limiter l’effet d’aubaine, dans la mesure où l’élasticité de l’emploi au coût du travail est plus élevée pour les bas salaires.




Le clair-obscur du “forward guidance” de la BCE*

par Paul Hubert et Fabien Labondance

« The Governing Council expects the key interest rates to remain at present or lower levels for an extended period of time[1] ». Par ces mots prononcés le 4 juillet 2013 lors de la conférence de presse suivant la réunion mensuelle du Conseil des Gouverneurs, Mario Draghi amorce l’adoption par la Banque centrale européenne (BCE) d’une nouvelle stratégie de communication dite de forward guidance. Ces mots ont été depuis ce jour toujours inclus dans son allocution qui suit l’annonce de politique monétaire de la BCE, et il les a à nouveau répétés aujourd’hui[2]. Que faut-il en attendre ? Le forward guidance a été récemment adopté par plusieurs banques centrales, mais les modalités choisies par le BCE diffèrent et laissent entrevoir une efficacité limitée de cette mesure dans la zone euro.

La communication est devenue un élément à part entière de la conduite de la politique monétaire depuis que les taux directeurs sont maintenus à leur niveau plancher. Plus précisément, le forward guidance consiste à annoncer et à s’engager sur la trajectoire future du taux directeur. Par cet intermédiaire, les banques centrales souhaitent accroître la transparence de leur action et ancrer les anticipations. L’objectif est à la fois de préciser leur stratégie ainsi que leurs prévisions quant à l’évolution de la conjoncture. Dans le cas présent, les banques centrales souhaitent affirmer leur volonté de ne pas relever les taux d’intérêt dans un futur proche. Elles espèrent ainsi influencer les anticipations privées de taux courts, et donc les taux longs, afin de renforcer la transmission de la politique monétaire, et ainsi soutenir l’économie.

De la théorie…

Les promoteurs de la stratégie de forward guidance, au premier rang desquels figurent Eggertsson et Woodford (2003), suggèrent que l’efficacité de la politique monétaire peut être accrue avec une politique de taux d’intérêt stable et connue à l’avance. Cette proposition est justifiée par le fait que la demande de crédit dépend fortement des anticipations de taux d’intérêt à long terme, lesquelles dépendent des anticipations de taux à court terme. Ainsi, en annonçant à l’avance les niveaux futurs des taux d’intérêt, la banque centrale précise ses intentions et dissipe l’incertitude reposant sur ses futures décisions. Cette stratégie est d’autant plus pertinente en situation de trappe à liquidité lorsque les taux nominaux sont proches de zéro, comme c’est le cas actuellement. L’outil traditionnel des banques centrales est alors contraint, les taux d’intérêt nominaux ne pouvant être négatifs. Les banques centrales ne peuvent donc plus influencer le prix des prêts accordés mais sont en revanche en mesure de jouer sur les volumes via les mesures non conventionnelles[3]. Le canal des anticipations et l’envoi de signaux aux agents privés deviennent dès lors primordiaux et complètent l’assouplissement quantitatif.

Il est important de préciser que l’effet du forward guidance sur les taux longs et donc sur l’économie passe par la structure par terme des taux d’intérêt. Plusieurs théories tentent d’expliquer comment les taux varient en fonction de leur maturité. La structure par terme des taux d’intérêt peut être abordée sous l’angle de la théorie des anticipations qui suppose que les taux longs sont une combinaison des taux courts futurs anticipés et donc que les différentes maturités sont des substituts parfaits. De son côté, la théorie de la prime de liquidité suppose que les taux d’intérêt à long terme incluent une prime liée à l’existence d’un ou plusieurs risques à long terme. Enfin, une autre théorie repose sur l’hypothèse de segmentation du marché et stipule que les instruments financiers de différentes maturités ne sont que peu substituables et que leurs prix évoluent indépendamment. Si les investisseurs souhaitent détenir des actifs liquides, ils préféreront les instruments à court terme à ceux à long terme et leurs prix varieront dans des directions opposées. Dans le cas des deux premières théories uniquement, le forward guidance peut avoir l’effet désiré sur les taux longs.

…à la pratique

Avant la crise financière de 2008, certaines banques centrales avaient déjà mis en œuvre une telle stratégie. C’est le cas en Nouvelle-Zélande depuis 1997, en Norvège depuis 2005 et en Suède depuis 2007. Les Etats-Unis ont également mis en place cette stratégie de communication à plusieurs reprises alors que les taux étaient très bas. Le Federal Open Market Committee (FOMC) avait introduit de manière implicite le forward guidance dans sa communication en août 2003. Alors que son taux cible était à son plus bas historique, le FOMC mentionna que « that policy accommodation can be maintained for a considerable period[4] ». Ce vocabulaire propre au forward guidance demeura dans les communiqués du FOMC jusqu’à fin 2005. Il y réapparut en décembre 2008 et de manière plus précise en août 2011, lorsque Ben Bernanke, président de la Réserve Fédérale (ou « Fed ») des États-Unis, annonça que les conditions économiques justifiaient le maintien des taux des fonds fédéraux à un bas niveau au moins jusqu’à mi-2013. Depuis, l’annonce du 13 septembre 2012 précisant que la Fed ne relèvera pas ses taux avant mi-2015, prolonge précisément cette stratégie.

Pour comprendre quel pourrait être l’effet du forward guidance de la BCE, il est important de distinguer deux types de forward guidance : celui pour lequel l’action de la banque centrale est conditionnée à une période temporelle, et celui dépendant de variables économiques incluant des seuils déclenchant une action de sa part. Dans le cas de la Fed, les premières annonces mentionnées précédemment font référence à une période de temps. Mais depuis décembre 2012, la Fed conditionne dorénavant son engagement sur l’évolution future des taux à des seuils conjoncturels déclencheurs. Elle a ainsi annoncé que « les niveaux exceptionnellement bas des taux des Fed Funds le resteront aussi longtemps que le taux de chômage demeurera au-dessus de 6,5%, que l’inflation prévue à 1-2 ans ne dépassera pas de plus d’un demi-point l’objectif à long terme (2%) et que les anticipations d’inflation à plus long terme resteront bien ancrées.» L’arrivée de nouveaux membres au FOMC à partir de janvier 2014 pourrait cependant modifier le timing du prochain resserrement monétaire. De même, Mark Carney, nouveau gouverneur de la Banque d’Angleterre (BoE), a mis en place en août 2013 une stratégie de forward guidance signalant son intention de ne pas remonter les taux tant que le taux de chômage n’est pas repassé sous la barre des 7%. Cet engagement est néanmoins conditionnel à une inflation contenue, des anticipations d’inflation ancrées et à un effet neutre de cet engagement sur la stabilité financière.

Le forward guidance conditionnel à une durée de temps, adopté par la BCE (et comme nous le décrirons plus tard) présente un inconvénient majeur : les conditions économiques évoluant au cours de la période de temps en question, elles rendent l’engagement caduc. La crédibilité de l’annonce est donc très faible. Le forward guidance conditionnel à des seuils sur des variables économiques ne présente pas cet inconvénient. Un critère pour la crédibilité de ces engagements conditionnels à des seuils est néanmoins que les variables sous-jacentes choisies soient observables (PIB plutôt qu’output gap) et ne souffre pas d’erreurs de mesure (inflation plutôt qu’anticipations d’inflation) afin que les agents privés puissent évaluer si la banque centrale agit comme elle s’était engagée à le faire. Alors et seulement alors, les agents pourront avoir confiance dans ces annonces et la banque centrale sera en mesure d’influencer les anticipations de taux longs. Les avantages et inconvénients relatifs des deux types de forward guidance expliquent que la Fed soit passée de l’un à l’autre et que la BoE ait aussi pris un engagement lié à des seuils.

La mise en place d’un forward guidance conditionnel à un seuil pour une variable macroéconomique peut néanmoins concourir à brouiller les pistes concernant la hiérarchie des objectifs de la banque centrale. Si plusieurs variables sont ciblées simultanément et que leurs évolutions divergent, quelles seront ses futures décisions ? La Fed ne hiérarchise pas ses objectifs. Qu’elle souhaite, en sortie de crise, s’assurer de la vigueur du PIB ou de la diminution du chômage plutôt que de l’inflation est dès lors tout à fait envisageable. De son côté, la BoE suit une stratégie de ciblage d’inflation. Elle a ainsi défini des conditions (« knockouts ») sur l’inflation, les anticipations d’inflation et la stabilité financière, qui dès lors qu’elles ne seraient pas respectées, entraîneraient la fin du forward guidance et donc de l’engagement à maintenir les taux inchangés. La hiérarchie des objectifs serait donc bien respectée, et la crédibilité de la BoE maintenue.

Quelle peut être l’efficacité du forward guidance? Kool et Thornton(2012) expriment de sérieux doutes quant aux résultats obtenus par l’intermédiaire du forward guidance. Ils évaluent la prédictibilité des taux courts et longs dans les pays où cette stratégie a été adoptée et montrent que le forward guidance n’améliore la capacité des agents privés à prévoir les taux courts futurs que pour des horizons de prévisions inférieurs à un an, sans amélioration de la prédictibilité des taux à plus long terme. Le graphique ci-dessous montre ainsi les anticipations de taux à 3 mois par les marchés financiers en octobre 2013 pour les prochains mois. L’évolution minimale des taux directeurs étant de 0,25%, ce graphique nous indique qu’aucune modification des taux n’est pour l’heure anticipée, hormis peut être aux Etats-Unis à l’horizon d’un an.

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La timide adoption par la BCE

En ce qui concerne la BCE, qui de son côté hiérarchise ses objectifs en donnant la priorité à l’inflation, la mise en place du forward guidance constitue un engagement conditionnel à une période de temps  (« … for an extended period of time ») en l’absence de référence à des seuils. De ce point de vue, elle est à contre-courant de la Fed et de la BoE qui ont pris des engagements conditionnels à des seuils chiffrés. Pour mémoire, avant le 4 juillet, la BCE donnait des indices quant à sa prochaine décision du mois suivant sous la forme d’expressions aisément reconnaissables par les observateurs. Ainsi, l’insertion du mot « vigilance » dans le discours du président de la BCE lors de sa conférence de presse annonçait un probable durcissement de la politique monétaire[5]. En intégrant le forward guidance à sa panoplie d’instruments, la BCE se veut moins énigmatique. En particulier, il semblerait qu’elle ait voulu répondre à des inquiétudes portant sur une éventuelle remontée des taux.

Cependant, Benoit Coeuré, membre du directoire de la BCE, a affirmé que cette stratégie ne remettait pas en cause la règle, répétée maintes fois en conférence de presse, qui veut que la BCE ne s’engage jamais sur les politiques futures (« no pre-commitment rule ») et que le forward guidance soit réévalué à chaque réunion du Conseil des Gouverneurs. Jens Weidmann, membre du conseil de politique monétaire de la BCE en tant que president de la Bundesbank, a confirmé que le forward guidance « is not an absolute advanced commitment of the interest rate path[6]» tandis que Vitor Constancio, vice-président de la BCE, a ajouté une dose supplémentaire de confusion en affirmant que le forward guidance de la BCE «  is in line with our policy framework as it does not refer to any date or period of time but is instead totally conditional on developments in inflation prospects, in the economy and in money and credit aggregates – the pillars of our monetary strategy[7]. »

L’efficacité à attendre d’une politique mal définie, qui ne semble pas faire consensus au sein du Conseil des Gouverneurs de la BCE, et dont la clé du succès – la crédibilité de l’engagement – est ouvertement remise en cause, paraît donc très faible.

Références bibliographiques

Eggertsson, G., et Woodford, M. (2003). Optimal monetary policy in a liquidity trap. NBER Working Paper (9968).

Kool, C., et Thornton, D. (2012). How Effective is Central Forward Guidance? Federal Reserve Bank of Saint Louis Working Paper Series .

Rosa, C., et Verga, G. (2007). On the Consistency and Effectiveness of Central Bank Communication: Evidence from the ECB. European Journal of Political Economy, 23, 146-175.

 

 

* Ce texte s’appuie sur l’étude “Politique monétaire: est ce le début de la fin?” à paraître prochainement dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie mondiale.


[1] « Le Conseil des Gouverneur anticipe que les taux directeurs demeurent à leur niveau actuel ou à des niveaux plus bas pour une période de temps prolongée ».

[2] La baisse aujourd’hui de 25 points de base du taux directeur est en accord avec la stratégie de forward guidance de la BCE.

[3] Les mesures non conventionnelles renvoient aux pratiques de politique monétaire qui ne relèvent pas de la politique traditionnelle (i.e. des modifications du taux directeur). Il s’agit de mesures entraînant une modification du contenu ou de la taille du bilan des banques centrales via des achats de titres publics ou privés. On parle alors d’assouplissement quantitatif (« Quantitative easing »).

[4] « Notre politique accommodante pourra être maintenue sur une longue période. »

[5] Rosa et Verga (2007) proposent une description de ces expressions.

[6] « Le forward guidance ne constitue pas un pré-engagement absolu quant à la trajectoire du taux d’intérêt. »

[7] « Notre communication de type forward guidance est en accord avec notre cadre opérationnel de politique monétaire puisqu’il n’est fait référence à aucune date ou période de temps précise et qu’elle est entièrement conditionnée aux évolutions des perspectives d’inflation, dans l’économie et dans les agrégats monétaires et de crédits, qui demeurent les piliers de notre stratégie monétaire ».